décembre 31, 2024

2024


  2024 dans le rétro.

A ravirRapture de Dominic Sangma, 31/01/24
Côté jardin — La Zone d'intérêt de Jonathan Glazer, 20/02/24
Trop space?  L'Empire de Bruno Dumont, 01/03/24
Vraiment — Walk Up de Hong Sang-soo, 15/03/24
Yama, Ha — Le mal n'existe pas de Ryūsuke Hamaguchi, 15/04/24
Les larmes de Hong Sang-soo — Note sur In Water, 05/05/24
Le mi-dire — Le Tableau volé de Pascal Bonitzer, 10/05/24
Scénario(s) — Film annonce du film qui n'existera jamais... de Jean-Luc Godard, 15/05/24
Hello Dolly  Le Deuxième Acte de Quentin Dupieux, 21/05/24
Furieusement vôtre — Furiosa de George Miller, 30/05/24
Un tempérament — Vas-tu renoncer? de Pascale Bodet, 03/07/24
Da⁶li — Daaaaaalí! de Quentin Dupieux, 08/07/24
Incredible! — Trap de M. Night Shyamalan, 08/08/24
Megalopolis est-il camp? — Megalopolis de Francis Ford Coppola, 28/09/24
Tout l'amour... — Miséricorde d'Alain Guiraudie, 20/10/24
Juré coupable — Juré n°2 de Clint Eastwood, 08/11/24
Les bonheurs de Sophie — Eloge de Sophie Fillières, 20/11/24
Un grand tour — Grand Tour de Miguel Gomes, 12/12/24

+ 4 films sur lesquels j'aurais aimé écrire, mais je n'ai pas trouvé le temps. Peut-être en 2025:

They Shot the Piano Player de Fernando Trueba et Javier Mariscal, Los delincuentes de Rodrigo Moreno, le Roman de Jim d'Arnaud et Jean-Marie Larrieu, Sans rien savoir d'elle de Luigi Comencini (1969).

décembre 20, 2024

Jeanne D.


  Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles
de Chantal Akerman (1975).

Le texte — plus précisément la partie du texte exclusivement consacrée à Jeanne Dielman — de Manny Farber et Patricia Patterson ("Kitchen without Kitsch"), publié dans Film Comment (novembre-décembre 1977) et repris dans Espace négatif (2004, trad. Brice Matthieussent).

La beauté de ce texte tient non seulement à sa puissance descriptive, typique de Farber, à travers notamment le choix des qualificatifs, toujours très suggestifs et en même temps inattendus, mais également, ici, à sa structure qui épouse parfaitement celle du film, par le côté répétitif, presque litanique, de certains passages:

Le paysage cinématographique des années soixante-dix témoigne de la pratique de deux grands types de structures: l'espace dispersé et l'espace confiné, sans profondeur.
(...) Jeanne Dielman — où le spectateur devient étrangement un voyeur à la froide curiosité, un juriste confronté à un dossier — est souvent un exemple époustouflant, rigoureux et lumineux de cadrage confiné peu profond.
Le titre sec et pugnace (Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles) fournit d'emblée un indice sur la politique et l'état d'esprit du film. Il suggère que Chantal Akerman, une jeune Belge habile qui fait le pont, entre le cinéma commercial et le cinéma structurel (chaque séquence, chaque plan, sont représentatifs de la forme globale du film), a une passion pour les faits et qu'elle ne va pas faire de l'héroïne — un général dans sa cuisine (Delphine Seyrig) — plus ou moins ce qu'elle est; elle entretient aussi une passion très contemporaine pour la froide présentation des objets, des espaces, des noms propres, de la géographie; et elle s'intéresse à la définition d'une femme puritaine et routinière dans son propre espace, décrivant son existence, ses déplacements de l'évier à la table, ses séjours quotidiens dans une chambre à un seul lit, fruste et surannée. On constate un immense respect pour les surfaces; respect dû en grande partie à Babette Mangolte, dont l'image froide et directe, impeccablement cadrée, s'accorde idéalement à la dureté glacée d'un mur carrelé, à la lumière plate d'une suspension, à la blancheur pénible d'un drap de lit en lin, à la lumière changeante d'une fenêtre à battants. Tout ce film est un produit de la sensibilité des années soixante-dix: l'intégrité des choses telles qu'elles sont déjà là, la présentation d'un texte comme un objet concret, l'aveu immédiat des moyens de production.
Ce film de nature morte — un tableau de genre par un Chardin des années soixante-dix (pour citer Babette Mangolte: "Une histoire des années quarante filmée par une caméra des années soixante-dix") — est vivifié par un tourbillon de bruits plus forts qu'au naturel sur la bande-son. Quelle idée splendide que de traiter les bruits de la cuisine comme une musique: les chocs des couvercles de casseroles, des louches, le sifflement d'une bouilloire, l'eau qui coule, éclabousse, l'éponge contre la casserole, l'éponge contre l'assiette, l'assiette contre la table. Et à l'image, une Jeanne soucieuse du moindre sou allume et éteint sans cesse la lumière, elle s'occupe des petites manœuvres du ménage, elle ouvre et ferme des tiroirs, elle range à leur place les brosses à récurer, elle accroche les torchons là où ils doivent être, elle remet les couvercles sur les casseroles. C'est un film dans lequel ni l'héroïne ni la réalisatrice ne prennent le moindre raccourci, sauf pour les dialogues. La seule phrase prononcée dans la cuisine: "Tu t'es lavé les mains?"
C'est une logicienne qui transforme un matériau solide en brillantes et impeccables équations: une solitaire industrieuse menant une existence statique est identifiée à un espace rempli de bruits divers; une existence routinière et réglée, bien huilée, bascule au milieu du film dans la même existence faite de routines, mais qui se dérèglent légèrement. La parfaite symétrie des constructions d'Akerman opère aussi dans l'intrigue, où la vie de Mme Tout-le-monde est engluée dans une idée flamboyante de diversion perverse.
Une veuve de quarante ans, mère d'un fils austère (obéissant mais gâté, semblable à un de Gaulle de quinze ans), s'occupe de son impeccable maisonnée matriarcale grâce aux quelques billets qu'elle gagne en faisant une passe par jour. On peut penser que le caractère sulfureux de l'intrigue semblable à un roman de Simenon — Jeanne est une prostituée qui fait ses petites affaires une fois chaque après-midi dans sa chambre parfaitement rangée, avant de poignarder à mort l'un de ses clients avec une paire de ciseaux sur une mystérieuse impulsion postcoïtale — vient du désir pragmatique d'avoir davantage de public, désir d'une réalisatrice dont le cœur appartient au cinéma structurel, mais qui ne veut pas être confinée aux cinémathèques confidentielles ou aux projections universitaires comme les Gehr, Frampton ou Sharits. Mais il est tout aussi probable que ce matériau sexe/gore constitue l'expression extrême du féminisme radical de la réalisatrice. L'analyse du côté sulfureux de Jeanne Dielman se complique encore de l'existence d'un meurtre hors champ où un quasi-cadavre arrive en titubant dans le cadre de Wavelength, film situé tout en haut de la liste des références de tout structuraliste qui se respecte. Jeanne Dielman est le film classique sur une femme obstinée, une mère consciencieuse contrainte à pénétrer "dans la vie" et à pêcher pour son fils et le fric (avant la performance de Seyrig: Ruth Chatterton, Dietrich, Bankhead, Constance Bennett, Garbo), revu et corrigé par trois femmes sophistiquées des années soixante-dix. Cette entreprise triangulaire: une performance épurée (Delphine Seyrig) soutenant une note continue et étouffée; une image colorée fascinante (Babette Mangolte) qui utilise le très problématique grand-angle pour suggérer l'intégralité de Seyrig dans chaque plan, depuis ses chastes chaussures jusqu'à la lumière plate d'une unique suspension; et, mimant en quelque sorte le contrôle obsessionnel de l'héroïne sur chaque détail traditionnel, un exploit de mémoire et de mise en place (Chantal Akerman) qui organise cette tragédie, seconde après seconde, pour lui accorder une frontalité audacieuse et électrique, tout près de l'effet obtenu par Michael Snow dans la Région centrale.
L'image qu'on peut avoir de Delphine Seyrig est forcément liée à sa sinuosité de haute couture, à son corps et à sa voix gracieusement ondoyante. Mais la Seyrig de l'Année dernière à Marienbad et d'India Song ne ressemble en rien à la puritaine rigide jusqu'au bout des ongles qu'est Jeanne Dielman: toute séduction est ici hors de propos. L'intention majeure de ce film en forme de fugue est de divulguer les molécules d'une existence sans en sauter un seul moment, les conditions répétitives de la vie: manger, dormir, nettoyer. Tant Seyrig qu'Akerman rivent cette femme tenace à ses rituels consistant à faire et à refaire sans cesse; ses parcours dans l'ascenseur, ses vaisselles, ses levers dans l'air froid précédant l'aube sont magnifiquement joués par une actrice qui n'entrave jamais la mise en scène répétitive, routinière, du film.
C'est un film décidé qui sait exactement ce qu'il veut. Ses trois créatrices sont apparemment en parfait accord sur ce qu'elles désirent énoncer du train-train monotone et traditionnel d'une existence vouée à des allers et retours, à des montées et des descentes qui constituent la matière phénoménologique du film — ce que d'autres films laissent de côté. Les scènes dans le couloir — qui acquièrent une force d'emballement et une maladresse anguleuse quand la femme monopiste jouée par Seyrig effectue les mêmes tâches, courses, entrées et sorties — manifestent tout l'empire de sa mentalité compulsive. Avec l'enregistrement sculptural des surfaces du couloir et le regard immuable de la caméra factuelle, la force de ce métronome humain qu'est Seyrig frappe le spectateur et le convainc de la monotonie poignante d'une telle existence. Quand ce film est bon, il rend le spectateur conscient non seulement du caractère répétitif mais aussi de la durée d'un acte banal. Ce qui est merveilleux, c'est qu'on nous fait ressentir le temps mis par l'eau pour traverser la cafetière, le temps pris par une toilette à l'éponge, le nombre de cuillerées nécessaires pour manger la soupe, le nombre de pas nécessaires pour passer du fourneau de la cuisine à la table de la salle à manger, le nombre d'étages que l'ascenseur traverse pour emmener Jeanne de son appartement jusqu'au bas de l'immeuble.
Le matin, Seyrig-Dielman se réveille grâce à la sonnerie d'un réveil. Elle est enfouie dans la volumineuse couette blanche en lin qui ressemble à une énorme vague déferlant dans la moitié inférieure de l'écran. A côté de cette masse arctique blanche se dresse une sombre et haute garde-robe et au pied du lit une fenêtre s'ouvre sur la chambre. D'un geste, Jeanne repousse la couette, se lève et s'arrête devant la fenêtre ouverte, regardant dehors tout en enfilant sa robe de chambre bleu pâle. Elle reste là, absente, encore groggy, boutonnant son vêtement. Un espace dur, minimal, l'air de l'aube traversant une composition moderne, projette chaque forme vers le spectateur comme si toutes ces surfaces avaient été aplaties et lestées.
Au sein de cette humidité froide et prégnante (c'est l'un des rares moments où le climat est évoqué dans ce film tourné le plus souvent en intérieur), Jeanne se dirige vers la cuisine pour entamer les premiers rituels compliqués du jour — moudre le café, mettre de l'eau dans la bouilloire, cirer les chaussures de son fils Sylvain, préparer le petit-déjeuner sur la table de la cuisine. Cette cuisine évoque une scène peu profonde décorée de carreaux noirs et blancs, de rideaux verts, une scène qui manifeste une absence frappante de profondeur de champ photographique et qui semble étrangère, coupée des voisins, coupée du reste de la ville. Comme dans les toiles tout aussi circonscrites de Vermeer, trivialité et grandeur se mêlent dans une domesticité sans faille où chaque élément apporte une information précise et s'inscrit à l'intérieur d'une couleur qui paraît à la fois lente et pleine.
Ses traits sont ceux d'une ménagère monumentalement efficace, entièrement soumise à la routine, obsédée du détail. (Un exemple remarquable: elle cherche dans tout Bruxelles un bouton pour aller avec ceux d'une veste.) Le portrait de Jeanne Dielman est amené jusqu'à une certaine précision, puis abandonné à l'abstraction, au symbole d'une femme opprimée. Opprimée à maints égards: elle est incapable de s'exprimer autrement que par des formules toutes faites. Elle ne sait pas comment manier le langage de manière personnelle et elle peut seulement dire des choses comme: "Mon fils est un merveilleux garçon. Je ne sais pas ce que je ferais sans lui." Chaque semaine, elle sert les mêmes repas dans le même ordre.
Jeanne D., enfermée dans son existence comme dans son appartement de trois pièces, remplit à la lettre D près toutes les conditions du film structurel. Son existence se déploie avec une parfaite clarté mathématique, inspirez-expirez, d'abord tout se passe bien, puis, au milieu du film, les mêmes routines se détraquent. Les conditions d'un classique de l'underground minimal — à savoir, que la forme du film soit discernable dans chaque plan; que la stratégie de la caméra unique constitue le fondement de la métaphysique du film et de toutes les situations du film; que les répétitions de la caméra, qui a toujours une présence évidente, créent une spiritualité; et que le champ d'examen soit plus ou moins statique, installé dans la durée et dénué de tout romantisme —, toutes ces conditions n'auraient pu trouver une meilleure narration que celle où une vie vouée à la perfection engendre son parfait contraire, une apocalypse aux conséquences sinistres.
La clef du film est qu'il présente une journée entière comme la norme de l'héroïne à l'esprit pratique, puis il nous en montre une autre qui à mi-chemin de la tragédie échappe peu à peu au contrôle d'une Jeanne de bois brusquement déréglée. Son attention, qui jusque-là se concentrait exclusivement sur le timing (ses rencontres coïtales payantes étaient programmées afin de coïncider avec la cuisson des pommes de terre dans l'eau bouillante pour le dîner de son fils organisé par maman), est distraite par une nouvelle expérience de chambre à coucher avec son second client de la journée. C'est seulement quand il a assisté à un cycle normal de vingt-quatre heures que le spectateur discerne les signes de la détresse de Seyrig. Les pommes de terre brûlent parce qu'elle a lavé la baignoire avant d'éteindre le feu sous la casserole; ses cheveux échappent pour la première fois à leur perfection habituelle semblable à un casque ("Tu as les cheveux tout ébouriffés", telle est la remarque plate, bressonienne, de son fils); elle oublie d'allumer la radio après le dîner et elle ne réussit pas à se concentrer sur une lettre de sa sœur Fernande. "Pas d'inspiration?" demande Sylvain du canapé.
Avec sa vision photographique et l'inscription intégrale des tâches ménagères dans le temps du filmage, la stylisation distinguée de Seyrig éveille toutes sortes de spéculations. Akerman réagirait sans doute par l'ennui à de telles interprétations psychologiques: "D'accord, si vous tenez à y voir une charge contre la famille nucléaire, ne vous gênez pas." Pourtant, ce film affirme ses qualités en suscitant des questions intellectuelles. Ce n'est pas un plus négligeable, la richesse des questions ici soulevées (s'agit-il d'une diatribe contre le travail domestique? ou alors de l'examen marxiste de l'individu isolé dans une société de plus en plus individualiste?) pour continuer à faire gamberger les intellos sincères longtemps après que ses belles images et ses formes sculptées à plat ont disparu de l'écran. (...)

Chantal Akerman/Susan Sontag par Filmscalpel.

Bonus: Saute ma ville de Chantal Akerman (1968).

décembre 18, 2024

Il primo Ozu


  Une mère devrait être aimée de Yasujirō Ozu (1934).

  Douze Ozu de jeunesse.

1. Jours de jeunesse — sortie: 13 avril 2029.
2. La Femme de cette nuit — sortie: 6 juillet 1930.
3. Le Chœur de Tokyo — sortie: 15 août 1931.
4. Je suis né, mais... / Gosses de Tokyo — sortie: 3 juin 1932.
Où sont les rêves de jeunesse? — sortie: 13 octobre 1932.
5. Une femme de Tokyo — sortie: 9 février 1933.
6. Femmes et Voyous — sortie: 27 avril 1933.
7. Cœur capricieux — sortie: 17 septembre 1933.
8. Une mère devrait être aimée — sortie: 11 mai 1934.
9. Histoire d'herbes flottantes — sortie: 23 novembre 1934.
10. Une auberge à Tokyo — sortie: 21 novembre 1935.
11. Le Fils unique — sortie: 15 septembre 1936.
12. Qu'est-ce que la dame a oublié? — sortie: 3 mars 1937.

Bonus: les deux chefs-d'œuvre réalisés durant la guerre.

Les Frères et Sœurs Toda — sortie: 1er mars 1941.
Il était un père — sortie: 1er avril 1942.

  Les Frères et Sœurs Toda (1941).

décembre 12, 2024

Un grand tour


  Grand Tour de Miguel Gomes (2024).

Grand Tour est dans la lignée de Tabou et des Mille et Une Nuits, on peut même dire de tout ce qu'a réalisé Miguel Gomes depuis la Gueule que tu mérites (sans compter les courts-métrages), cette façon chez lui de concilier "le mensonge de la fiction du passé et la vérité de la réalité du moment", ainsi qu'il définissait son travail dans la série d'entretiens accordés en 2012 à Cyril Neyrat (Au pied du mont Tabou. Le cinéma de Miguel Gomes). Avec la particularité, pour ce qui est de Tabou, les Mille... et Grand Tour, d'inscrire l'entremêlement documentaire-fiction, vérité/mensonge, présent/passé, dans un cadre encore plus large, plus ouvert, que ce soit sur le plan géographique (l'Afrique — un mixte d'Angola et de Mozambique — dans Tabou, l'Extrême-Orient — de la Birmanie à la Chine en passant par Singapour, la Thaïlande, le Vietnam, les Philippines et le Japon! — dans Grand Tour) ou de l'histoire contemporaine (la crise économique de 2009 au Portugal dans les Mille)... mais aussi, plus précisément, dans le rapport dialectique qui existe entre tout ce qui touche au réel (le post-colonialisme, le journalisme, le tourisme à grande échelle) et ce qui relève de l'illusion (le cinéma hollywoodien, le conte à portée universelle, les arts et traditions populaires). Une démarche qui a comme dénominateur commun la notion d'aventure, au sens non pas du cinéma d'aventure mais de ce qui se déploie, littéralement "à l'aventure", tant la part aléatoire y est grande, qui fait de la genèse d'un film de Gomes une aventure à part entière (le soudain manque d'argent lors du tournage de Tabou, le document de voyage pour Grand Tour subitement stoppé par la pandémie de covid...). Un côté aventureux — et l'aspect "bonne fortune" qui lui est associé: l'homme de Tabou ne s'appelle pas Ventura pour rien — expliquant que ce type de cinéma fonctionne beaucoup à l'intuition (à l'instar du choix purement arbitraire dans Grand Tour entre noir et blanc et couleur), de sorte que toutes les séquences ne se valent pas, certaines fulgurantes de poésie (au hasard, toujours dans Grand Tour: la main qui se met à jouer de la musique avec les épines d'un arbuste — une botaniste de mon entourage y a reconnu le myrialepis paradoxa), d'autres un peu plus mastoc poétiquement (la valse des scooters dans Saigon sur le Beau Danube bleu de Strauss, écho au 2001 de Kubrick). Etant entendu que c'est dans son mouvement d'ensemble, plus que dans le décompte de ce qui est réussi ou pas, qu'on apprécie un film de Gomes. Etant entendu encore que ledit mouvement épouse souvent une ligne crescendo rendant le film — au-delà de l'attrait exercé dès le début — de plus en plus émouvant à mesure que le récit avance: la régression infantile du héros-trentenaire dans la Gueule que tu mérites, la seconde partie, "africaine", de Tabou, l'évolution de chaque volet, surtout le dernier, dans les Mille et Une Nuits, la seconde partie, "féminine", de Grand Tour... 

Le désir de fiction.

A l'aune de ce qui précède, on pourrait déceler une constante dans la structure des films de Miguel Gomes. Le documentaire comme noyau originel, à partir duquel se construirait la fiction. Venant en relais, via le burlesque, le romanesque, le merveilleux, etc., ou surgissant à même le documentaire, par la capacité de celui-ci à fictionner. Ainsi de Ce cher mois d'août, tourné dans la région de Coimbra, qui s'ouvrait sur le regard envieux d'un renard sur des poules (comme dans la Chasse d'Oliveira), point de départ de toutes les fictions possibles. Soit l'enjeu même du film: créer de la fiction à partir de n'importe quel matériau: des bals de village, un camion de pompier, une procession, une partie de malha, des témoignages et, plus que tout, des chansons jusqu'à ce que le film devienne lui-même chanson. Ou encore: Journal de Tûoa, réalisé par Gomes avec sa compagne Maureen Fazendeiro durant le confinement (faute de pouvoir momentanément poursuivre l'autre journal, celui de Grand Tour), beau film structuré comme il se doit en deux parties mais monté à l'envers, ce qui fait que le mouvement, avec la fin au début et le début à la fin, se lisait dans les deux sens (1).

Ce désir de fiction se trouve évidemment amplifié dans des films plus ambitieux comme le sont Tabou, les Mille et Une Nuits et Grand Tour, avec pour chacun le risque de l'excès, au niveau du récit (la multiplication des contes dans les Mille) et de ce qui le soutient formellement (le noir et blanc classieux de Tabou et Grand Tour). Pas tant le risque du dandysme, si on entend le mot dandysme dans son acception artistique ("Crocodile Dandy" avais-je écrit, un peu trop méchamment, à propos de Tabou, bien meilleur à la revoyure) que celui de la disjonction, quant aux couples qui structurent les films de Gomes: documentaire/fiction, présent/passé, son/image, etc... une sorte de "non-rapport" qui, en déréglant la structure, ne peut que rendre le film moins opérant dans ce qu'il véhicule, sa poétique, rendant cette part de poésie du cinéma gomesien (2) du coup trop ostensiblement fabriquée et la mélancolie qui s'en dégage trop artificielle. Ecueil qui menace à tout moment les "grands films" de Miguel Gomes, exemplairement les Mille et Une Nuits, mais auquel ils échappent lorsqu'on les prend, on l'a vu, dans leur globalité, sauvés qu'ils se trouvent par ces moments de grâce qui surgissent ici et là, et, plus encore, dans leur partie finale, à l'image des échanges de lettres entre les deux amants dans Tabou, qui voyait le récit, via la voix off — c'était celle de Miguel Gomes —, prendre en quelque sorte le pouvoir, ou du "chant des pinsons" dans les Mille, plus fort encore car concentrant documentaire et fiction dans une forme de récit (le cinéma de poésie) qui transcendait le simple compte-rendu d'un concours de pinsons (3).

Ça tourne, mais encore...

Et vint le "Grand Tour". Grand Tour qui prolonge les précédents Gomes, surtout Tabou. Par son ampleur, encore plus marquée, le recours au noir et blanc (mais avec de la couleur cette fois), l'hommage au cinéma classique, surtout hollywoodien, le thème de l'archive, le passé qui fait retour dans le présent, ce goût assumé pour ce qui a été et ne reviendra plus car définitivement perdu (l'innocence, la jeunesse...), le geste même de la mélancolie, qu'on ne saurait confondre avec une quelconque nostalgie, qui plus est de la chose coloniale; témoin plutôt d'un désir — propre à l'âme portugaise —, ce désir d'ailleurs et de bonheur impossible, saudadesque, car trop vague pour qu'on puisse y accéder; d'où le double programme qui en découle: la fuite et la poursuite, via ici la question du mariage, filmées séparément, à la suite et non "conjointement". Grand Tour part de Rangoon pour atteindre successivement Singapour, Bangkok, Saigon, Manille, Osaka, Shanghai et Chengdu. Et cela deux fois. Non pas un aller-retour, mais deux "aller simple", sans re-tour. Si l'on suit le voyage sur une planisphère, en reliant les étapes, le trajet figure l'aspect d'un oiseau en train de voler, les ailes déployées. L'ossature du film, c'est ça: des pays survolés, touristiquement (au sens premier, anglais, du mot "tourist": circuit au cours duquel on visite différents endroits), une première "fiction", à l'état brut, se constituant à partir des documents recueillis (tel un film de voyage, filmé en 16mm par Sayombhu Mukdeeprom, le chef-op de Weerasethakul): une grande roue, un théâtre de marionnettes, des scènes de karaoké, une démonstration de kung-fu, une partie de mahjong... Sur ce présent, enregistré live, une deuxième fiction à greffer, située, elle, dans le passé (1918) et filmée en studio par Rui Poças, le chef-op de Miguel Gomes et de João Pedro Rodrigues, avec comme pour toute greffe, la crainte du "rejet" — par l'organisme que représente l'ensemble des archives, mais aussi de la part du spectateur, si la greffe ne prend pas entre le monde extérieur et le studio, le "cinéma du réel" et la fiction romanesque...

Or quelle est-elle cette fiction romanesque (narrée off dans la langue du pays)? Rappelons qu'elle est née de la lecture d'un récit de Somerset Maugham, qui n'écrivait pas des "nouvelles pour dames" (ça c'est juste pour la rime, dixit Souchon), mais qui, en l'occurrence, a servi d'inspiration à Gomes pour ce film qu'il a dédié, lui, à sa dame (Maureen). Dans ce livre — The Gentleman in the Parlour (1930) —, Maugham racontait son propre "Grand Tour" qui, sur les conseils d'un agent du gouvernement britannique, l'avait conduit de Rangoon à Haiphong (4). Miguel Gomes, fort de cette découverte, en a conservé l'élan, imaginant avec ses deux scénaristes (ils forment ensemble ce qu'il appelle "le comité central") une nouvelle histoire, pour le moins tragique, entre deux amants, tournée donc entièrement en studio, à Lisbonne et à Rome (dans les Cahiers, Gomes cite Sternberg comme référence), après l'expérience murnaldienne — Tabou mais aussi l'Aurore — que fut son film africain. Grand Tour apparaît ainsi comme un défi que s'impose le cinéaste, quant à ce rapport dialectique qu'il veut maintenir entre des éléments qui certes s'opposent mais qui sont aussi complémentaires. De sorte qu'il s'agit peut-être moins de dialectique au sens de "surpassement" que de coincidencia oppositorum (la coïncidence des contraires), ce concept vieux comme le monde qui infuse souterrainement (mélancoliquement chez Gomes, à l'instar d'autres grands artistes portugais, de Pessoa à Oliveira, jusqu'au plus extrême: Camilo Castelo Branco) la culture occidentale, et qui dans Grand Tour s'exprime de façon métaphorique à travers l'idée de manège, au double sens du mot: à la fois de "carrousel" — tout ce qui tourne, qui a vocation à faire des tours dans le film (5) — et de "manœuvre", et même de "grande manœuvre" pour parler militaire, tant s'y décèle une volonté par moments un peu trop manifeste de rendre évident ce théâtre des oppositions, apparentant du coup Grand Tour à un vrai "tour de force". Et ce d'autant plus que le film fait deux tours, renforçant les deux principales oppositions, plus spécifiques au film, que sont les couples occident/orient (cf. la scène avec le sage bouddhiste) et homme/femme. Reste que ce deuxième tour, qui répète le premier, va aussi plus loin; non pas qu'il corresponde à un deuxième tour de clé, venant verrouiller l'ensemble, mais au contraire à un nouveau tour, à fonction réparatrice, qui libère le film de son côté trop mélancolique (il y a une dimension conradienne dans le premier tour, évoquant La Ligne d'ombre qui d'ailleurs se déroule à la même époque). Deuxième tour qui va aussi plus vite, comme brûlant les étapes. Et c'est là tout le paradoxe qui fait la beauté de cette deuxième partie. Au-delà du couple mal assorti que forment l'homme (et sa lâcheté) et la femme (et son entêtement), sur la question notamment du mariage, faisant du film une sorte de Fenêtre sur cour ouvert sur le monde, Grand Tour fait suivre à la pulsion de mort que traduit ce besoin de fuir chez l'homme (jusqu'à aller se perdre dans une forêt de bambous), la pulsion de vie que la femme (irrésistible Crista Alfaiate quand elle pouffe de rire) incarne, dans sa poursuite, malgré la maladie et jusqu'à la mort. Un paradoxe qui atteint au sublime lorsque, à la fin du film, la coïncidence des contraires voisine le mystique, que les contraires s'égalisent et que la mort est équivalente à la vie.

Bonus: Beyond the Sea par Bobby Darin.

(1) Journal de Tûoa, c'est Ce cher mois d'août en mode confiné: le cinéma à la ferme avec chiens, paons, perroquets et papillons (+ les moustiques)... des coings qui pourrissent et une équipe qui s'occupe comme elle peut... C'est filmé au gré de l'inspiration, il y a le film et la fabrique du film, comme toujours chez Gomes, il y a aussi des "codes couleurs" inspirées de Pavese ("les lampes et les réflecteurs, qui éclairaient les arbres, changèrent magiquement de couleur, et nous fûmes tour à tour verts, rouges, jaunes")... et, last but not least, la chronologie est inversée ("août" est devenu "tûoa"), ce qui fait que le plus beau est au début (qui est la fin), ce qui fait surtout qu'on peut divulguer la fin (qui est au début), la fin de l'histoire, si on peut appeler ça une histoire, en tout cas avec une scène de baiser, comme il se doit dans une histoire à trois, avec une fille et deux garçons. Vous avez le beau mec (Carloto, l'acteur-fétiche de Gomes, il jouait l'amant dans la partie africaine/coloniale de Tabou), censé être celui que Crista (Shéhérazade dans les Mille et Une Nuits) embrassera à la fin, donc au début, sauf que cet idiot a fauté au milieu du film (là, ça marche dans les deux sens) en quittant la ferme lors du jour de repos (pour aller faire du surf) et que, du coup, il a peut-être contracté le virus... Et ça, Crista l'a mauvaise. Va-t-elle l'embrasser quand même? Faux suspense puisque la réponse nous a été donnée d'entrée, Crista embrassant l'autre, le petit frisotté (João)... De sorte que si on se replace au début du film (soit le dernier jour de tournage), la question se trouve modifiée (et le suspense par la même occasion): qu'a bien pu faire le bel aventurier de Tabou pour que Shéhérazade le snobe à ce point? D'accord, j'ai vendu la mèche, mais peu importe... ce qui compte, c'est que la question ainsi posée, finalement, est plus marrante que celle qu'aurait posé le film — quant au choix de Crista — si Carloto n'était pas allé surfer et que la chronologie était restée à l'endroit.

Bonus: The Night par Frankie Valli & The Four Seasons.

(2) Les puristes diront "gomchien" comme ils disent "Gomche" et non Gomèche et encore moins Gomès — de la même manière qu'il faudrait dire Satyajit "Rail", ce qui fait snob rappelait Daney, ou encore Somerset "Maume", pour rester sur Grand Tour, et non Mau-gham, comme le chante Alain Souchon.

(3) Dans les Mille et Une Nuits, le volume 1 est long à démarrer, j'étais inquiet (haha), mais l'attente est récompensée: avec l'histoire du coq et du feu, Gomes retrouve le charme de Ce cher mois d'août et les "Magnifiques" sont vraiment magnifiques. Le volume 2 prolonge dans un premier temps l'émotion ressentie à la fin du volume 1, à travers la fugue de Simão "Sans Tripes", avant de s'égarer quelque peu, lors d'un passage nettement moins inspiré, j'étais désolé (haha), puis de retrouver sa veine, miraculeusement, grâce à Dixie et ses maîtres, dans une tour de banlieue (qui n'a rien d'un donjon). Quant au volume 3, si le début — marseillais — marque le pas, la suite est un ravissement (c'est le plus beau du film): quarante minutes merveilleuses sur le chant enivrant des pinsons, à côté de... l'aéroport de Lisbonne et sa piste d'atterrissage!, j'étais enchanté (haha). Bref un film hybride, sinusoïde, pasolinoïde, à l'imaginaire foisonnant, "poélitique" pourrait-on dire, sur... sur quoi au fait? un pays en crise, oui bien sûr, des hommes et des femmes affligés, oui bien sûr... mais encore, la question du récit, en crise lui aussi, qui voit son auteur, faussement démissionnaire, chercher (et le plus souvent trouver), en toute liberté, quelques parades nouvelles à son propre cinéma, à mille (et une) lieues des formats d'aujourd'hui... Et ce par l'entremise, outre Shéhérazade et les gens de peu, d'un coq, d'un chien, de pinsons... d'une baleine aussi. Prodigieux bestiaire.

(4) En passant par Mandalay, puis Kengtung (à dos de mule — dans le film c'est à dos de poney qu'on se déplace) avant de repartir vers Bangkok et les temples d'Angkor Vat (au Cambodge) puis Saigon par le Mékong et enfin Haiphong, point final du "grand tour". De là, Maugham embarqua pour Hong-Kong.

(5) Qui dit manège dit spectacle forain, donc cinéma des origines. Une façon pour Miguel Gomes de souligner le côté "attraction" mais aussi "technique" du cinéma. Quand à la toute fin du film, Crista Alfaiate censée morte de froid se relève hagarde, éblouie par les projecteurs qu'un travelling vient révéler, il s'agit moins d'une mise en abîme que d'un "code", courant dans le cinéma portugais (de Manoel de Oliveira à Rita Azevedo Gomes) sinon ibérique (cf. Jonás Trueba), pour nous rappeler que derrière l'immatérialité apparente d'un film il y a toute une machinerie, sans quoi le film n'existerait pas.

décembre 05, 2024

Möbius

  Mulholland Dr. de David Lynch (2001).

On a souvent évoqué la bande de Möbius pour expliquer la forme si particulière des films de Lynch. Il s’agit d’une figure topologique chère aux lacaniens que l’on peut construire à partir d’un ruban dont l’un des deux bouts aurait été tordu sur lui-même avant d’être joint à l’autre. Il ne persiste qu’une seule face, ondulante, tantôt interne tantôt externe. Si l’on sépare imaginaire et réel de telle sorte que le premier occupe la face interne du ruban et le second sa face externe, on voit que dans la bande de Möbius imaginaire et réel interagissent sans qu’il soit nécessaire de traverser la bande. C’est en ce sens qu’il faut comprendre Lynch lorsque, aux tentatives d’explications de ses films, il répond invariablement: "Tout est là!" Tout est là, en effet, à la surface du film, sur la bande monoface. Mais allons plus loin. Si l’on parcourt deux fois la bande de Möbius, on revient au point de départ. Peu importe le sens dans lequel s’effectue le second tour, il nous ramène toujours à l’endroit d’où l’on est parti. Dans Mulholland Dr. il y a un premier tour (le film proprement dit) et un second qui le répète, soit à l’envers (un deuxième film spéculaire où les identités et les affects s’inversent comme une dissymétrie gauche/droite dans un miroir), soit à rebours (un deuxième film non spéculaire mais où le temps serait remonté). Plus encore que le labyrinthe, dans lequel il faut trouver le bon itinéraire — plusieurs chemins, une seule issue —, c'est la bande uniface qui structure le film, la bande sur laquelle il faut repérer le point d’inversion/réversion (ici l’ouverture de la boîte bleue), le moment où le film contourne sa propre face pour nous livrer son "envers", l’instant précis où l’imaginaire vient rencontrer le "réel", le réel au sens lacanien du terme, à ne pas confondre avec la réalité. Car c’est bien dans ce sens que se déroule le film: de l’imaginaire au réel. Pas de la réalité au rêve, il ne s’agit pas de croire aux fantômes. Pas davantage du rêve à la réalité, il ne s’agit pas d’éprouver notre esprit cartésien. Simplement du récit de l’imaginaire que le spectateur contrôle si bien à la fiction du réel sur lequel il n’a aucune prise. Alors de deux choses l’une: ou le film fait marche arrière et nous retournons dans l’imaginaire: c’est l’histoire d’une actrice qui a côtoyé l’amour/la mort/la folie — comme dans un grand jeu de rôles — mais qui en est revenue pour nous le raconter; ou le film fait un tour de plus et nous basculons dans le réel (la fiction pure): c’est l’histoire d’une actrice qui découvre les ravages de l’amour (jalousie, haine...), ou bien agonise, reconstruisant certains moments de sa vie, ou bien encore sombre dans la folie, autant de situations dont elle ne reviendra pas. Deux versions qui n’épuisent pas, fort heureusement, la compréhension du film car il se pourrait aussi que l'histoire hésite entre les deux mouvements, nous laissant ainsi au bord du sens...