Grand Tour de Miguel Gomes (2024).
Grand Tour est dans la lignée de Tabou et des Mille et Une Nuits, on peut même dire de tout ce qu'a réalisé Miguel Gomes depuis la Gueule que tu mérites (sans compter les courts-métrages), cette façon chez lui de concilier "le mensonge de la fiction du passé et la vérité de la réalité du moment", ainsi qu'il définissait son travail dans la série d'entretiens accordés en 2012 à Cyril Neyrat (Au pied du mont Tabou. Le cinéma de Miguel Gomes). Avec la particularité, pour ce qui est de Tabou, les Mille... et Grand Tour, d'inscrire l'entremêlement documentaire-fiction, vérité/mensonge, présent/passé, dans un cadre encore plus large, plus ouvert, que ce soit sur le plan géographique (l'Afrique — un mixte d'Angola et de Mozambique — dans Tabou, l'Extrême-Orient — de la Birmanie à la Chine en passant par Singapour, la Thaïlande, le Vietnam, les Philippines et le Japon! — dans Grand Tour) ou de l'histoire contemporaine (la crise économique de 2009 au Portugal dans les Mille)... mais aussi, plus précisément, dans le rapport dialectique qui existe entre tout ce qui touche au réel (le post-colonialisme, le journalisme, le tourisme à grande échelle) et ce qui relève de l'illusion (le cinéma hollywoodien, le conte à portée universelle, les arts et traditions populaires). Une démarche qui a comme dénominateur commun la notion d'aventure, au sens non pas du cinéma d'aventure mais de ce qui se déploie, littéralement "à l'aventure", tant la part aléatoire y est grande, qui fait de la genèse d'un film de Gomes une aventure à part entière (le soudain manque d'argent lors du tournage de Tabou, le document de voyage pour Grand Tour subitement stoppé par la pandémie de covid...). Un côté aventureux — et l'aspect "bonne fortune" qui lui est associé: l'homme de Tabou ne s'appelle pas Ventura pour rien — expliquant que ce type de cinéma fonctionne beaucoup à l'intuition (à l'instar du choix purement arbitraire dans Grand Tour entre noir et blanc et couleur), de sorte que toutes les séquences ne se valent pas, certaines fulgurantes de poésie (au hasard, toujours dans Grand Tour: la main qui se met à jouer de la musique avec les épines d'un arbuste — une botaniste de mon entourage y a reconnu le myrialepis paradoxa), d'autres un peu plus mastoc poétiquement (la valse des scooters dans Saigon sur le Beau Danube bleu de Strauss, écho au 2001 de Kubrick). Etant entendu que c'est dans son mouvement d'ensemble, plus que dans le décompte de ce qui est réussi ou pas, qu'on apprécie un film de Gomes. Etant entendu encore que ledit mouvement épouse souvent une ligne crescendo rendant le film — au-delà de l'attrait exercé dès le début — de plus en plus émouvant à mesure que le récit avance: la régression infantile du héros-trentenaire dans la Gueule que tu mérites, la seconde partie, "africaine", de Tabou, l'évolution de chaque volet, surtout le dernier, dans les Mille et Une Nuits, la seconde partie, "féminine", de Grand Tour...
Le désir de fiction.
A l'aune de ce qui précède, on pourrait déceler une constante dans la structure des films de Miguel Gomes. Le documentaire comme noyau originel, à partir duquel se construirait la fiction. Venant en relais, via le burlesque, le romanesque, le merveilleux, etc., ou surgissant à même le documentaire, par la capacité de celui-ci à fictionner. Ainsi de Ce cher mois d'août, tourné dans la région de Coimbra, qui s'ouvrait sur le regard envieux d'un renard sur des poules (comme dans la Chasse d'Oliveira), point de départ de toutes les fictions possibles. Soit l'enjeu même du film: créer de la fiction à partir de n'importe quel matériau: des bals de village, un camion de pompier, une procession, une partie de malha, des témoignages et, plus que tout, des chansons jusqu'à ce que le film devienne lui-même chanson. Ou encore: Journal de Tûoa, réalisé par Gomes avec sa compagne Maureen Fazendeiro durant le confinement (faute de pouvoir momentanément poursuivre l'autre journal, celui de Grand Tour), beau film structuré comme il se doit en deux parties mais monté à l'envers, ce qui fait que le mouvement, avec la fin au début et le début à la fin, se lisait dans les deux sens (1).
Ce désir de fiction se trouve évidemment amplifié dans des films plus ambitieux comme le sont Tabou, les Mille et Une Nuits et Grand Tour, avec pour chacun le risque de l'excès, au niveau du récit (la multiplication des contes dans les Mille) et de ce qui le soutient formellement (le noir et blanc classieux de Tabou et Grand Tour). Pas tant le risque du dandysme, si on entend le mot dandysme dans son acception artistique ("Crocodile Dandy" avais-je écrit, un peu trop méchamment, à propos de Tabou, bien meilleur à la revoyure) que celui de la disjonction, quant aux couples qui structurent les films de Gomes: documentaire/fiction, présent/passé, son/image, etc... une sorte de "non-rapport" qui, en déréglant la structure, ne peut que rendre le film moins opérant dans ce qu'il véhicule, sa poétique, rendant cette part de poésie du cinéma gomesien (2) du coup trop ostensiblement fabriquée et la mélancolie qui s'en dégage trop artificielle. Ecueil qui menace à tout moment les "grands films" de Miguel Gomes, exemplairement les Mille et Une Nuits, mais auquel ils échappent lorsqu'on les prend, on l'a vu, dans leur globalité, sauvés qu'ils se trouvent par ces moments de grâce qui surgissent ici et là, et, plus encore, dans leur partie finale, à l'image des échanges de lettres entre les deux amants dans Tabou, qui voyait le récit, via la voix off — c'était celle de Miguel Gomes —, prendre en quelque sorte le pouvoir, ou du "chant des pinsons" dans les Mille, plus fort encore car concentrant documentaire et fiction dans une forme de récit (le cinéma de poésie) qui transcendait le simple compte-rendu d'un concours de pinsons (3).
Ça tourne, mais encore...
Et vint le "Grand Tour". Grand Tour qui prolonge les précédents Gomes, surtout Tabou. Par son ampleur, encore plus marquée, le recours au noir et blanc (mais avec de la couleur cette fois), l'hommage au cinéma classique, surtout hollywoodien, le thème de l'archive, le passé qui fait retour dans le présent, ce goût assumé pour ce qui a été et ne reviendra plus car définitivement perdu (l'innocence, la jeunesse...), le geste même de la mélancolie, qu'on ne saurait confondre avec une quelconque nostalgie, qui plus est de la chose coloniale; témoin plutôt d'un désir — propre à l'âme portugaise —, ce désir d'ailleurs et de bonheur impossible, saudadesque, car trop vague pour qu'on puisse y accéder; d'où le double programme qui en découle: la fuite et la poursuite, via ici la question du mariage, filmées séparément, à la suite et non "conjointement". Grand Tour part de Rangoon pour atteindre successivement Singapour, Bangkok, Saigon, Manille, Osaka, Shanghai et Chengdu. Et cela deux fois. Non pas un aller-retour, mais deux "aller simple", sans re-tour. Si l'on suit le voyage sur une planisphère, en reliant les étapes, le trajet figure l'aspect d'un oiseau en train de voler, les ailes déployées. L'ossature du film, c'est ça: des pays survolés, touristiquement (au sens premier, anglais, du mot "tourist": circuit au cours duquel on visite différents endroits), une première "fiction", à l'état brut, se constituant à partir des documents recueillis (tel un film de voyage, filmé en 16mm par Sayombhu Mukdeeprom, le chef-op de Weerasethakul): une grande roue, un théâtre de marionnettes, des scènes de karaoké, une démonstration de kung-fu, une partie de mahjong... Sur ce présent, enregistré live, une deuxième fiction à greffer, située, elle, dans le passé (1918) et filmée en studio par Rui Poças, le chef-op de Miguel Gomes et de João Pedro Rodrigues, avec comme pour toute greffe, la crainte du "rejet" — par l'organisme que représente l'ensemble des archives, mais aussi de la part du spectateur, si la greffe ne prend pas entre le monde extérieur et le studio, le "cinéma du réel" et la fiction romanesque...
Or quelle est-elle cette fiction romanesque (narrée off dans la langue du pays)? Rappelons qu'elle est née de la lecture d'un récit de Somerset Maugham, qui n'écrivait pas des "nouvelles pour dames" (ça c'est juste pour la rime, dixit Souchon), mais qui, en l'occurrence, a servi d'inspiration à Gomes pour ce film qu'il a dédié, lui, à sa dame (Maureen). Dans ce livre — The Gentleman in the Parlour (1930) —, Maugham racontait son propre "Grand Tour" qui, sur les conseils d'un agent du gouvernement britannique, l'avait conduit de Rangoon à Haiphong (4). Miguel Gomes, fort de cette découverte, en a conservé l'élan, imaginant avec ses deux scénaristes (ils forment ensemble ce qu'il appelle "le comité central") une nouvelle histoire, pour le moins tragique, entre deux amants, tournée donc entièrement en studio, à Lisbonne et à Rome (dans les Cahiers, Gomes cite Sternberg comme référence), après l'expérience murnaldienne — Tabou mais aussi l'Aurore — que fut son film africain. Grand Tour apparaît ainsi comme un défi que s'impose le cinéaste, quant à ce rapport dialectique qu'il veut maintenir entre des éléments qui certes s'opposent mais qui sont aussi complémentaires. De sorte qu'il s'agit peut-être moins de dialectique au sens de "surpassement" que de coincidencia oppositorum (la coïncidence des contraires), ce concept vieux comme le monde qui infuse souterrainement (mélancoliquement chez Gomes, à l'instar d'autres grands artistes portugais, de Pessoa à Oliveira, jusqu'au plus extrême: Camilo Castelo Branco) la culture occidentale, et qui dans Grand Tour s'exprime de façon métaphorique à travers l'idée de manège, au double sens du mot: à la fois de "carrousel" — tout ce qui tourne, qui a vocation à faire des tours dans le film (5) — et de "manœuvre", et même de "grande manœuvre" pour parler militaire, tant s'y décèle une volonté par moments un peu trop manifeste de rendre évident ce théâtre des oppositions, apparentant du coup Grand Tour à un vrai "tour de force". Et ce d'autant plus que le film fait deux tours, renforçant les deux principales oppositions, plus spécifiques au film, que sont les couples occident/orient (cf. la scène avec le sage bouddhiste) et homme/femme. Reste que ce deuxième tour, qui répète le premier, va aussi plus loin; non pas qu'il corresponde à un deuxième tour de clé, venant verrouiller l'ensemble, mais au contraire à un nouveau tour, à fonction réparatrice, qui libère le film de son côté trop mélancolique (il y a une dimension conradienne dans le premier tour, évoquant La Ligne d'ombre qui d'ailleurs se déroule à la même époque). Deuxième tour qui va aussi plus vite, comme brûlant les étapes. Et c'est là tout le paradoxe qui fait la beauté de cette deuxième partie. Au-delà du couple mal assorti que forment l'homme (et sa lâcheté) et la femme (et son entêtement), sur la question notamment du mariage, faisant du film une sorte de Fenêtre sur cour ouvert sur le monde, Grand Tour fait suivre à la pulsion de mort que traduit ce besoin de fuir chez l'homme (jusqu'à aller se perdre dans une forêt de bambous), la pulsion de vie que la femme (irrésistible Crista Alfaiate quand elle pouffe de rire) incarne, dans sa poursuite, malgré la maladie et jusqu'à la mort. Un paradoxe qui atteint au sublime lorsque, à la fin du film, la coïncidence des contraires voisine le mystique, que les contraires s'égalisent et que la mort est équivalente à la vie.
(1) Journal de Tûoa, c'est Ce cher mois d'août en mode confiné: le cinéma à la ferme avec chiens, paons, perroquets et papillons (+ les moustiques)... des coings qui pourrissent et une équipe qui s'occupe comme elle peut... C'est filmé au gré de l'inspiration, il y a le film et la fabrique du film, comme toujours chez Gomes, il y a aussi des "codes couleurs" inspirées de Pavese ("les lampes et les réflecteurs, qui éclairaient les arbres, changèrent magiquement de couleur, et nous fûmes tour à tour verts, rouges, jaunes")... et, last but not least, la chronologie est inversée ("août" est devenu "tûoa"), ce qui fait que le plus beau est au début (qui est la fin), ce qui fait surtout qu'on peut divulguer la fin (qui est au début), la fin de l'histoire, si on peut appeler ça une histoire, en tout cas avec une scène de baiser, comme il se doit dans une histoire à trois, avec une fille et deux garçons. Vous avez le beau mec (Carloto, l'acteur-fétiche de Gomes, il jouait l'amant dans la partie africaine/coloniale de Tabou), censé être celui que Crista (Shéhérazade dans les Mille et Une Nuits) embrassera à la fin, donc au début, sauf que cet idiot a fauté au milieu du film (là, ça marche dans les deux sens) en quittant la ferme lors du jour de repos (pour aller faire du surf) et que, du coup, il a peut-être contracté le virus... Et ça, Crista l'a mauvaise. Va-t-elle l'embrasser quand même? Faux suspense puisque la réponse nous a été donnée d'entrée, Crista embrassant l'autre, le petit frisotté (João)... De sorte que si on se replace au début du film (soit le dernier jour de tournage), la question se trouve modifiée (et le suspense par la même occasion): qu'a bien pu faire le bel aventurier de Tabou pour que Shéhérazade le snobe à ce point? D'accord, j'ai vendu la mèche, mais peu importe... ce qui compte, c'est que la question ainsi posée, finalement, est plus marrante que celle qu'aurait posé le film — quant au choix de Crista — si Carloto n'était pas allé surfer et que la chronologie était restée à l'endroit.
Bonus: The Night par Frankie Valli & The Four Seasons.
(2) Les puristes diront "gomchien" comme ils disent "Gomche" et non Gomèche et encore moins Gomès — de la même manière qu'il faudrait dire Satyajit "Rail", ce qui fait snob rappelait Daney, ou encore Somerset "Maume", pour rester sur Grand Tour, et non Mau-gham, comme le chante Alain Souchon.
(3) Dans les Mille et Une Nuits, le volume 1 est long à démarrer, j'étais inquiet (haha), mais l'attente est récompensée: avec l'histoire du coq et du feu, Gomes retrouve le charme de Ce cher mois d'août et les "Magnifiques" sont vraiment magnifiques. Le volume 2 prolonge dans un premier temps l'émotion ressentie à la fin du volume 1, à travers la fugue de Simão "Sans Tripes", avant de s'égarer quelque peu, lors d'un passage nettement moins inspiré, j'étais désolé (haha), puis de retrouver sa veine, miraculeusement, grâce à Dixie et ses maîtres, dans une tour de banlieue (qui n'a rien d'un donjon). Quant au volume 3, si le début — marseillais — marque le pas, la suite est un ravissement (c'est le plus beau du film): quarante minutes merveilleuses sur le chant enivrant des pinsons, à côté de... l'aéroport de Lisbonne et sa piste d'atterrissage!, j'étais enchanté (haha). Bref un film hybride, sinusoïde, pasolinoïde, à l'imaginaire foisonnant, "poélitique" pourrait-on dire, sur... sur quoi au fait? un pays en crise, oui bien sûr, des hommes et des femmes affligés, oui bien sûr... mais encore, la question du récit, en crise lui aussi, qui voit son auteur, faussement démissionnaire, chercher (et le plus souvent trouver), en toute liberté, quelques parades nouvelles à son propre cinéma, à mille (et une) lieues des formats d'aujourd'hui... Et ce par l'entremise, outre Shéhérazade et les gens de peu, d'un coq, d'un chien, de pinsons... d'une baleine aussi. Prodigieux bestiaire.
(4) En passant par Mandalay, puis Kengtung (à dos de mule — dans le film c'est à dos de poney qu'on se déplace) avant de repartir vers Bangkok et les temples d'Angkor Vat (au Cambodge) puis Saigon par le Mékong et enfin Haiphong, point final du "grand tour". De là, Maugham embarqua pour Hong-Kong.
(5) Qui dit manège dit spectacle forain, donc cinéma des origines. Une façon pour Miguel Gomes de souligner le côté "attraction" mais aussi "technique" du cinéma. Quand à la toute fin du film, Crista Alfaiate censée morte de froid se relève hagarde, éblouie par les projecteurs qu'un travelling vient révéler, il s'agit moins d'une mise en abîme que d'un "code", courant dans le cinéma portugais (de Manoel de Oliveira à Rita Azevedo Gomes) sinon ibérique (cf. Jonás Trueba), pour nous rappeler que derrière l'immatérialité apparente d'un film il y a toute une machinerie, sans quoi le film n'existerait pas.