juillet 08, 2024

Da⁶li


  Daaaaaalí! de Quentin Dupieux (2024).

  Faites "aaaa..."

Que sont tous ces "a" qui composent le titre? Et pour commencer (pour rire aussi, Dupieux oblige), quelques bons mots, lesquels, d'accord, ne nous mèneront pas bien loin. Qui voudraient par exemple que Daaaaaalí! renvoie à "Daaaaalas" et fasse écho à l'univers impitoyable de l'artiste, concernant son narcissisme, sa mégalomanie et, plus encore, à ce que la chanson évoque, à savoir la gloire et l'argent (Dalí aura su toute sa vie cultiver son goût immodéré de la pub comme son sens des affaires, ce que montre le film à travers l'histoire du faux Dalí, le petit tableau peint par le prêtre — on connaît par ailleurs le surnom "Avida Dollars", anagramme de Salvador Dalí, que lui avait trouvé André Breton). Poursuivons, plus sérieusement, avec le constat que la démultiplication des "a" n'est là que pour reproduire les intonations de Dalí, artiste totaaaal s'il en est, ou simplement allonger le titre, préfigurant ainsi ce que seront le rêve du prêtre et la fin du film; pour arriver au fait que les six "a", évidemment, correspondent aux six "figures" de Dalí qu'incarnent avec plus ou moins de bonheur, pour le plus, Edouard Baer et Jonathan Cohen, un peu moins, Gilles Lellouche, et nettement moins, Pio Marmaï, pas vraiment à l'aise dans le rôle (parce que troublé, peut-être, que Dalí, sous les traits de Baer, y avoue détester la... marmaille); soit quatre Dalí + deux: un vieux Dalí, un "vieux lui" en chaise roulante (figure importante, j'y reviendrai) et un autre Dalí, le dernier des six, pas ressemblant pour un sou, qui ne semble là que pour être le sixième, pour qu'il y ait six personnages, à l'instar du film de Todd Haynes, I'm Not There, et ses six Bob Dylan, voire les six personnages du Charme discret de la bourgeoisie de Buñuel dont le film s'inspire, en tout cas "six personnages en quête d'auteur" (Dalí en tant qu'auteur de sa propre image).

Mais encore. Est-ce que tous ces petits "a" n'auraient pas une autre fonction? Avant de répondre, et pour mieux répondre, faisons comme le film: empruntons d'autres chemins.

Il y a Dalí dans Mohamed Ali, "il y a mon nom dans son nom", dit à un moment donné Salvador Dalí à un visiteur (le personnage n'est pas identifié, mais c'est censé être Luis Buñuel — ainsi qu'il est crédité au générique de fin — l'acteur Philippe Caulier qui l'incarne lui ressemblant d'ailleurs beaucoup), sous-entendu "moi mais Dalí", autrement dit "moi mais pas n'importe quel moi, le moi de Dalí!". Parce que le film, parmi les traits les plus connus du personnage, s'attache d'abord au plus évident: le trait égocentrique. A conjuguer ensuite avec le reste: excentrique, mystique, cosmique, paranoïa-critique... Et pour cela, épouser une structure, celle typiquement buñuélienne, et par-là dupieussienne, de la poupée russe (Dalí dans "moi mais Dalí"), du rêve dans le rêve, mais aussi du "rêve qui se déplie sans fin" (Buñuel l'avait représenté dans une scène de la Montée au ciel), à l'instar ici du rêve du père Jacques, lors du dîner (et son ragoût infâme) offert par le jardinier, inspiré donc du Charme discret de la bourgeoisie (plus que de Viridiana)... mais sans le rideau qui se lève à la fin car, pour ce qui est de la révélation que tout ça c'est du théâtre, Dupieux nous l'a déjà servi dans Au poste! et que, là, il s'agit de rester jusqu'au bout sur l'idée du truc qui n'en finit pas (de finir), au risque de rendre la fin, justement, un peu poussive (péché mignon chez Dupieux), en accord avec le gimmick du "superlatif" que le réalisateur ajoute systématiquement dans ses films: dans Daaaaaalí!, "le rêve le plus long de l'histoire du cinéma (combiné à "la plus grosse caméra" et à "la fin la plus interminable"), comme il y a eu "le meilleur gémissement" ou "l'histoire la plus horrible", et qu'il y aura (dans le Deuxième Acte) "le travelling le plus long", etc., la liste est... sans fin.

Tout ça pour dire, que si le sujet c'est Dalí, la forme choisie pour en faire le portrait c'est plutôt Buñuel, ce qui n'est pas en soi une surprise, connaissant la complicité des deux, du moins au début (via le surréalisme et les deux films qu'ils ont réalisés ensemble) et, plus généralement, l'influence de Buñuel sur le cinéma de Dupieux. De sorte que si, au détour d'un plan, on retrouve la peinture de Dalí (le générique avec la Fontaine nécrophilique coulant d'un piano à queue, les deux scènes où Dalí est en train de peindre: La Harpe invisible, fine et moyenne et Dalí de dos peignant Gala de dos, de même que la référence à Œufs sur le plat (sans le plat), le surréalisme (et ses cadavres exquis), qui va d'une "chèvre mangeant des fleurs dans une chambre d'hôtel" à une "pluie de chiens morts tombant du toit", est davantage buñuélien (à l'image donc du rêve du prêtre et du petit tableau qui y renvoie: le cow-boy tirant sur le prêtre monté sur son âne, mais aussi de la séquence où Dalí s'exerce au ball-trap avec de vrais pigeons à la place des plateaux), ajouté à une pincée de Lynch (le couloir de l'hôtel, interminablement parcouru, lui aussi, comme si le personnage avançait sur un tapis roulant à l'envers, ou encore la voix déformée de Gala, la "super-femme" de Dalí) que purement daliesque.

Soit l'univers "intérieur", complètement zinzin (1), de Salvador Dalí ("un grand excentrique en même temps concentrique, anarchiste et monarchiste"), plus passionnant que son œuvre picturale proprement dite (lui-même le reconnaît, se considérant comme un peintre médiocre), personnalité où se révèle encore mieux que dans ses peintures l'artiste absolument unique (sinon génial) qu'il est (j'ai déjà traité de la question du dandysme chez Dupieux), ce dont témoignent, outre sa demeure de Figueras, ici minutieusement reconstituée, les nombreux entretiens télévisés qu'il a accordés dans sa vie, à commencer par le plus célèbre, celui (cultissime) avec Denise Glaser (ah, les fauteuils psychédéliques!) dans l'émission Discorama — cf. — qui sert de référence à l'interview que cherche désespérément à réaliser la journaliste (Anaïs Demoustier). Mais un univers qui est aussi celui de Dupieux, qui passe par sa période de prédilection: les années 70-80 avec ces intérieurs maronnasses (comme dans le Daim), ces téléviseurs cathodiques (c'est la finale de Roland-Garros entre Noah et Wilander qu'on y voit, soit 1983), ces gros téléphones à fil... et tous les anachronismes, que rappelle Gala à Dalí quand il la peint (le tableau date de 1972), et indirectement à Dupieux (placé hors-champ, derrière lui) dont on sait le malin plaisir à mélanger les périodes, comme à recourir à ses fameuses boucles temporelles, rembobinant le temps à défaut de le remonter, qui voit par exemple Anaïs/Judith, perdue entre rêve et réalité, avaler et en même temps recracher (?) ses spaghettis comme si c'était des bandes de Möbius qu'elle avait dans la bouche. Le tout, rythmé par une autre boucle, celle concoctée par Thomas Bangalter (de Daft Punk), cet entêtant morceau de guitare (très hispanique), dans l'esprit de la boucle de Glass qui accompagnait Réalité (le film de Dupieux auquel fait le plus écho Daaaaaalí! — voir l'affiche du film dans le film: un œuf avec les moustaches de Dalí) ou des petites pièces de Bach jouées sur un orgue Farsifa dans Incroyable mais vrai.

Et nos petits "a" alors? Si on tient compte de ce qui précède, il apparaît que les "a", oui c'est doux, mais aussi que, ainsi répétés, ils servent surtout à mieux examiner l'homme Dalí, moins sa gorge d'ailleurs, qui, "déployée", lui permet de jouer avec les "a", que son cerveau, carburant toujours à plein, et que dans le film de Dupieux, c'est de cela qu'il s'agit: rendre compte du mystère Dalí, sans chercher à le percer (L'Enigme sans fin est aussi un de ses tableaux), et que six fois Dalí, tels six angles pour en faire le tour, ce n'est pas de trop. Six angles, comme six façons de "regarder" Dalí, de la même manière que dans Dalí de dos peignant Gala de dos, celle-ci est "éternisée par six cornées virtuelles provisoirement réfléchies dans six vrais miroirs" (titre complet du tableau). Qui font que l'on est bien dans une optique "surréaliste", avec sa réalité altérée, où chacune des six cornées, réfléchies dans six miroirs, traduirait la multiplicité du regard dalien (à l'égal de celui d'une mouche qui, on le sait, a des yeux derrière la tête), regard qui, par le jeu des miroirs, se trouve lui-même réfléchi; soit, pour le dire autrement, et plus simplement, la confirmation que le moi, étant par essence paranoïaque (puisque c'est dans la dépendance à l'autre, ainsi que le révèle Lacan avec le stade du miroir, que le moi prend naissance), si on le multiplie par 6, comme ici, on touche à la pure structure paranoïaque (penser à tous ces yeux dans le rêve de Spellbound conçu par Dalí pour Hitchcock). Parce que les six "a" de Daaaaaalí! sont autant de "a" alignés qu'un même "a" à la puissance 6. Et ce "a" n'est autre qu'un objet lacanien, l'objet a, qui a à voir avec le désir mais aussi l'angoisse.

(Revoilà Lacan, revoilà l'angoisse. Je n'y peux rien, c'est la faute à Dupieux. Si parler de Lacan, à propos de Dalí et de Buñuel, n'a rien d'une hérésie, le psychanalyste les ayant côtoyés tous les deux dans les années 30, il s'avère aussi que choisir pour le film des tableaux peints en 1932 — tels que la Fontaine, la Harpe et les Œufs, au contraire du Dalí de dos... peint en 1972-73, ce pourquoi d'ailleurs Gala dit que "c'est anachronique", et non par rapport au Roland-Garros de 1983 qui pour Dupieux renvoie à la même époque, les années 70-80 — oui, eh bien, choisir ces tableaux-là, de 1932, sachant, sans le savoir, que c'est l'année où Lacan publie sa thèse De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, c'est forcément établir, toujours sans le savoir, un lien entre le "moi" fort — et pour cause — du "moi mais Dalí" et l'idée lacanienne selon laquelle le moi est fondamentalement paranoïaque).

Donc des objets a, dont le premier est, ça va de soi, l'objet regard, et le deuxième, tout aussi manifeste, l'objet voix... Dalí c'est ça: des yeux qui roulent, un regard féroce, dévorant (lire )... accompagné de son bel accent, grave, de Catalan et sa voix d'olive, comme l'écrivait Garcia Lorca ("¡Oh, Salvador Dalí, de voz aceitunada!"), ce regard (plus travaillé chez Cohen) et cette voix (plus travaillée chez Baer) qui définissent le personnage Dalí, et à partir desquels se déclinent, comme des objets dérivés, les autres petits "a" du film que sont l'objet oral (la nourriture, si dégueulasse soit-elle), l'objet anal (cette même nourriture-merde qu'en plus il faut chier — on sait l'importance de la scatologie chez Dalí) et son équivalent, l'argent (l'or-excrément)... Reste le phallus, à ne pas confondre avec le phallique, telles ces moustaches dressées à 10h10 que l'artiste entretenait avec de la pommade hongroise (je passe sur la grosse caméra)... le phallus en tant que ce qui manque, et donc l'angoisse qui va avec, l'angoisse de castration dans les œuvres de Dalí, ici plutôt l'angoisse de la mort, qui en est l'analogon et se manifeste à travers la figure récurrente du vieux Dalí impotent (symbole de mort sexuelle?), figure toute simple (Dupieux n'appuie jamais), mais magnifique, qui ébranle à chaque fois le personnage — "J'ai quel âge?" demande-t-il — et confère à Daaaaaalí! une réelle profondeur que ne sauraient voir, comme toujours, ceux qui réduisent le cinéma de Dupieux à son côté potache.

(1) La folie de Dalí que Dupieux ne traite jamais de façon complaisante, comme seraient tenter de le faire beaucoup, cherchant plutôt à la suggérer par touches allusives. Ainsi, au début du film, l'eau Perrier (et ses "petites bulles"), ce qui nous renvoie automatiquement au célèbre slogan "Perrier c'est fou!", sauf que la pub qu'en fit Dalí n'était pas celle-là; elle concernait, sous la forme d'une affiche, un autre thème, celui de la soif, ce dont il est question dans le passage du film, Dupieux confondant ainsi subtilement soif et folie. Pour le plaisir, cette autre publicité de Perrier, réalisée en 2009, inspirée du tableau Persistance de la mémoire (les "montres molles").