Walk Up de Hong Sang-soo (2022).
그래요 ? (prononcez: "creo?"), généralement traduit par "c'est vrai?" ou "vraiment?", est de toutes les exclamations coréennes la plus fréquente chez Hong Sang-soo. On pourrait croire à un tic de langage mais ça va plus loin, témoignant non pas d'une quelconque incrédulité de la part des personnages, mais du fait que chacun est "vraiment" à l'écoute de l'autre, attentif à ce qu'il lui raconte. Le cinéma de Hong est un cinéma de la rencontre. Et aujourd'hui, il n'y a pas plus belles rencontres, au sens de l'attention portée à l'autre, que dans les films de Hong Sang-soo. Walk Up, le plus beau film sans conteste de ce début d'année, n'y déroge pas.
Si "vraiment?" vaut pour le personnage, il vaut aussi pour le spectateur. Depuis Introduction (2021), Hong Sang-soo est à tous les postes de ses films: réalisation, scénario, montage, photo, musique, production. Et même le son maintenant, avec Walk Up. Vraiment? Oui, vraiment. C'est l'artisanat à l'état pur. Le cinéma fait main, qui fait authentique, ne cherchant surtout pas à "faire cinéma". Une forme d'autarcie, que la pandémie a évidemment conforté mais qui était déjà en germe avant le confinement. Plus encore: dans une œuvre où dominent les jeux de reprise et les variations, les rimes et les échos, l'expression marque pour le spectateur la nuance, la petite pointe d'incongruité qui, se multipliant, va singulariser chaque nouveau film. Ainsi, par exemple, du personnage de Ms. Kim, la propriétaire de l'immeuble (situé dans le quartier de Cheongdam à Séoul), qui tout le long du film porte les mêmes vêtements, au contraire de Byungsoo (Kwon Hae-hyo, l'alter ego de Hong Sang-soo) lors des quatre chapitres qui structurent le film, comme si elle faisait partie du décor, qu'elle incarnait l'immeuble et, pour le héros, tous ces désagréments qui gâchent la vie d'un locataire... Cela dit, elle existe bien Ms. Kim, j'en veux pour preuve qu'elle a mis des chaussons — vous avez déjà vu des fantômes en chaussons? — pour faire visiter l'appartement du deuxième. Détail insolite, il y en a d'autres, comme par exemple le fait que le jeune cuisinier se prénomme Jules, en référence à son écrivain préféré, Jules Verne probablement, sans qu'on sache trop pourquoi... en fait peu importe, l'essentiel est que devant un film de Hong le spectateur est régulièrement amené à se dire "vraiment?", quant aux situations narratives mais aussi formelles auxquelles il se trouve confronté.
Sachant de plus que chez Hong Sang-soo:
1) la forme se veut toujours anti-spectaculaire. Ici, pas tant le noir et blanc que le son hypertrophié, comme réglé trop fort, qui fait résonner les verres que l'on entrechoque au moment de trinquer, retentir les digicodes pour pénétrer dans les appartements ou encore, à la fin, ressortir disgracieusement les bruits de bouche que produit Byungsoo quand il mastique son ginseng.
2) le récit se veut toujours anti-narratif. A travers ces drôles d'ellipses qui, dans Walk Up, empêchent chaque histoire de se développer selon les règles du "bon scénario". D'abord l'histoire entre la fille (introvertie) de Byungsoo et Ms. Kim, puis, quelques mois plus tard (on suppose), celle entre Byungsoo et Sunhee, la restauratrice, le film relevant ainsi, ou de simples retrouvailles, ou de nouvelles rencontres, soit les prémices qui servent d'amorces à une histoire... ou alors de ce qui marque la fin de l'histoire (comme celle avec Sunhee), prélude pour Byungsoo à une probable période de vie solitaire, avant le finale sur la terrasse avec une nouvelle compagne qui se révèle être aussi une mère nourricière pour un homme décrit par sa fille comme étant resté enfant.
Autant d'histoires a priori "secondaires", mais centrales, bien que sans corps (juste la tête et la queue), s'agençant de façon sommaire (tout l'art de Hong Sang-soo est dans le sommaire, au sens de l'abrégé, qui va "à l'os" et d'autant plus directement que ses derniers films, c'est vraiment la peau sur les os, la peau du récit sur l'ossature que représentent ici l'immeuble et ses trois niveaux), intégrées à l'histoire "principale", reléguée, elle, en périphérie, cette histoire qui s'ouvre au présent (Byungsoo arrivant avec sa fille dans sa Mini Cooper) et se termine, toujours au présent (Byungsoo revenant à pied de son rendez-vous avec le producteur), un temps — le présent — pour le coup sans durée (c'est celui de la mélancolie), qui entretemps s'est conjugué au conditionnel, via toutes ces virtualités narratives dont regorge le cinéma d'Hong Sang-soo. Parce que, oui, suite à leur rencontre qui les a vus partager des choses en commun (le fait notamment d'avoir toujours peur), Byungsoo aurait pu vivre avec la restauratrice... que leur vie commune aurait pu souffrir du manque d'argent, lui ne tournant plus de films (c'est "Hong sans-le-sou"), elle, n'ayant plus assez de clients... que cette vie aurait pu se dégrader à l'image de l'appartement où ils habitent, à cause d'une fuite d'eau dans le studio du dessus, un studio où ils auraient pu emménager dans un deuxième temps (si j'ai bien suivi), car moins cher mais devenu lui aussi insalubre, la fuite n'ayant pas été réparée... et que finalement Byungsoo aurait pu vivre seul, qu'il aurait pu même avoir, au plus fort de sa crise existentielle, la révélation de Dieu (une autre rencontre, intérieure celle-là, antidote au sentiment de peur?), lui annonçant qu'il irait sur l'île de Jegu et y tournerait douze films! Tout ça, vraiment? Oui, vraiment. Parce que toutes ces "possibilités", semblables à des rêveries, sont la matière même d'un film en train de se faire. Parce que si les films de Hong Sang-soo sont remplis de ces rencontres que l'on fait et qui remplissent une vie, ils ne sont pas exactement la vie, ou s'ils le sont, c'est en tant que "champ des possibles" (formule un peu trop convenue, mais bon...), incluant à la fois ce dont on rêve (en restant éveillé) et ce à quoi on rêve (en dormant)... toutes ces rencontres qu'on "aurait pu" faire, qu'on fera peut-être. Ou pas.
Reste l'autoportrait qui, dans l'œuvre tardive d'un artiste — et selon ma théorie à laquelle je crois de plus en plus —, prend progressivement le pas sur l'autobiographie (par exemple, chez Hong, la rencontre avec Kim Min-hee ou encore la mort du père). L'autoportrait qui dévoile l'autre côté de l'artiste: le cinéaste, reconnu et admiré, qui en privé serait trop sensible ("féminin" aux dires de sa fille qui curieusement dit aussi de lui qu'il est "rusé comme un renard!" — Renard, un autre Jules?), en tout cas l'artiste vu de l'intérieur: peureux, inquiet, angoissé, tourmenté, sans qu'on sache de quel côté serait le vrai Byungsoo, lui dont les films sont reçus de façons très diverses, nécessitant pour certains une extrême concentration (cf. Ms. Kim), donnant à d'autres l'envie de rire et de boire, jusqu'à se rouler par terre (cf. Sunhee)... L'autoportrait à la manière d'un vieux peintre, ou d'un vieux poète, comme dans De nos jours..., ce type d'artiste dont Byungsoo jalouse la liberté, puisque sans contraintes (financières), qui s'auto-suffit (se contentant, pour le peintre, d'une toile blanche, de quelques pinceaux et de tubes de couleurs), ce qui est le cas aujourd'hui d'Hong Sang-soo, à la différence de son personnage, encore au stade de la plainte, contre les producteurs qui privilégient l'argent à l'art, de la crainte de ne plus pouvoir travailler, justifiant, s'il ne fait plus de films, de snober la rétrospective qu'on lui consacre à l'étranger, cet "étranger" où il n'aurait plus les moyens de se rendre, sinon pour aller au Japon, plus précisément à Fukuoka (situé de l'autre côté, juste en face! — humour hongien)... L'autoportrait, comme portrait sans concessions de l'artiste vieillissant (à la Rembrandt)... l'artiste qui aujourd'hui entendrait moins bien (expliquant qu'il monte le volume du son?), qui aussi verrait moins bien (expliquant le "flou" du film suivant, In Water?), j'extrapole bien sûr. En tous les cas, l'artiste dans son plus bel isolement, l'immeuble blanc tel une "tour d'ivoire", ce que certains pourraient reprocher à Hong Sang-soo. Sauf que le social n'y est pas totalement exclu, au sens où, à travers les contingences de la vie quotidienne (davantage qu'artistique), l'immeuble de Walk Up, où l'on n'aperçoit aucun client, aucun autre locataire, symbolise l'anonymat, auquel l'artiste est progressivement renvoyé, jusqu'à ne plus être, au bout de son parcours en hauteur délesté de toute pesanteur, qu'un "gros bébé" rêveur, plus dépendant que jamais, et dont la vie, devenue des plus banale, se résumerait au physiologique (manger à nouveau de la viande, après l'épisode végétarien... boire à nouveau du soju, après les plaisirs raffinés du bon vin... consommer du ginseng pour ses propriétés toniques et anti-âge), image ironique de ce que pourrait être Hong Sang-soo dans une vingtaine d'années. Et pour en arriver là: surmonter ses peurs comme on monte les étages. Jusqu'au dernier. Mais pour l'heure, c'est encore le temps du cinéma, d'un cinéma le moins communautaire possible (la tour d'ivoire est à prendre dans ce sens: l'artiste isolé de ses habituels techniciens dont il a pris peu à peu la place), le cinéma d'auteur réduit à quelques trucs formels et, surtout, centré sur ce qui en constitue le noyau: la rencontre entre un auteur et ses acteurs/actrices. Avec Walk Up, la rencontre monte encore en gamme. Toujours plus haut, jusqu'au vertige. Et c'est magnifique. Vraiment? Oui, vraiment.
PS. Walk Up forme avec Juste sous vos yeux et La Romancière, le Film et le Heureux Hasard, une sorte de triptyque, marqué par la présence de l'actrice Lee Hye-young, nouvelle venue chez Hong Sang-soo, et celle de Kwon Hae-hyo dans le rôle du réalisateur... Mais ce sont tous les films de cette période (2020-2023) qui en fait communiquent: via les étreintes (Introduction et Juste sous vos yeux), l'île de Jegu, espace de création, potentiel ou réel (Walk Up et In Water), le métier d'architecte d'intérieur (Walk Up et De nos jours...) et bien d'autres éléments encore dont bien sûr la guitare, qui se transmet de mains en mains, de Juste sous vos yeux à De nos jours... en passant par Walk Up. Il en ressort une impression d'étrangeté, comme si un fil mystérieux reliait tous ces films. Walk Up, de par son dispositif (qui enroule le fil sur lui-même, à l'image des escaliers de l'immeuble), densifie un peu plus le tableau, conférant à l'élévation dont est sujet Byungsoo, inversement proportionnel à son déclin psychique et social, un caractère à la fois perturbant (est-ce un rêve?) et terriblement familier (le côté hyperconcret des bruits). Comment dit-on Unheimlich en coréen?