mai 30, 2024

Furieusement vôtre


Furiosa: A Mad Max Saga de George Miller (2024).

La prisonnière du désert.

Furiosa est un prequel à partir du spin-off qu'était déjà (à moitié) Fury Road où le personnage de Furiosa (Charlize Theron), partageant au départ la vedette avec Mad Max, finissait par la lui voler... Là c'est plié, Mad Max est réduit à une apparition (la rencontre avec Furiosa c'est pour plus tard), la vedette c'est bien elle, Furiosa, depuis son kidnapping quand elle était enfant — dans l'oasis perdu de la Terre Verte où elle vivait — par les bikers de Dementus (nouveau venu dans la série, le chef barbare et bouffonesque d'un gang de pillards, lui, au faux air, pas tant d'un "Hells Angel" que de Charlton Heston dans les Dix Commandements, évoquant aussi Ben-Hur lorsqu'il conduit son char, tracté par trois grosses motos cruisers), le meurtre atroce de la mère que Furiosa a été forcée par Dementus de regarder (référence à Leone — il était une fois dans le... Wasteland), sa captivité, Dementus la considérant comme sa "fille" (filiation bidon symbolisée par l'ours en peluche qu'il lui remet), avant d'être échangée contre de l'essence à Immortan Joe, l'autre seigneur de guerre (lui, on le connaissait déjà, une sorte de baron Harkkonen sous oxygène, avec son masque de chien enragé) dans cet univers de désolation qu'est le Wasteland, où l'eau se fait de plus en plus rare et d'où émerge la Citadelle, dans laquelle va grandir Furiosa, en clandestine — quant à son identité sexuelle —, au départ comme mécano, puis de gravir les échelons (sous les traits alors d'Anya Taylor-Joy), de sortir ainsi de la clandestinité, d'échapper au viol et de devenir prétorienne aux côtés du prétorien Jack, l'accompagnant dans son rôle de transporteur, d'essence et de nourriture (des tonnes de choux!), entre Gas Town et Bullet Farm que dirige le major Kalachnikov... Sauf que Dementus gère ça comme un manche et que la guerre éclate entre d'un côté Immortan Joe (allié à Kalachnikov) et ses "war boys" fanatiques, et de l'autre, Dementus et sa horde de motards dégénérés, guerre de 40 jours, au cours de laquelle on découvrira comment Furiosa a perdu sa main gauche (ce qui ne donnera pas lieu à un concerto, simplement la poursuite de cette symphonie baroque et pétaradante qu'est le film). Autant d'événements compliquant les desseins de Furiosa, c'est le moins qu'on puisse dire, quant à son désir de vengeance, celui qu'elle nourrit depuis toute petite contre Dementus et qu'elle finira par assouvir... comment? chuuut... il y a plusieurs versions, qui vont de la légende à ce que Furiosa aurait elle-même révélé à l'homme-histoire, en tout cas qui clôt le prequel, Furiosa, alors présentée comme le cinquième cavalier de l'Apocalypse, récupérant les épouses d'Immortan Joe et les emmenant avec elle, ainsi qu'on le verra/qu'on l'a vu dans Fury Road, cachées à l'intérieur du "War Rig", le fameux camion-citerne et sa plateforme de combat, personnage à lui tout seul, via la monumentale (et à ce titre un brin "too much") scène d'action qui, sous un déluge d'effets spéciaux, explose le film en son milieu... climax délirant — un climadmax? — au sein d'une œuvre elle-même déjà furieusement barrée, pleine de bruit et de fureur, de feu et de ferraille, de sang et de rouille...

Si Furiosa, ainsi lancé à plein régime, sinon en surrégime, deux heure trente durant, gonflé à la mégamasse et propulsé par un moteur d'avion, se révèle une pure machine à dynamiter les formes (ce qui caractérise la série et son esthétique très Métal hurlant), le film produit aussi de la fiction, où se mêlent donc le western, la SF, à la Dune, mais là, ancrée sur Terre, on peut même dire dans les profondeurs de la Terre (c'est l'aspect chtonien de la saga), le péplum, dans ce qu'il a de plus spectaculaire (les scènes que tournent habituellement les réalisateurs de seconde équipe, exemplairement Andrew Marton pour la course de chars dans Ben-Hur), et même le cartoon (de "Road Runner" à "Wacky Races" via toutes ces courses-poursuites dans le désert et dans tous les sens). De la fiction qui conduit à cette question (essentielle) que lance à la fin Dementus à la future Imperator Furiosa: "sauras-tu dépasser le stade de la vengeance pour atteindre au mythe?" (je cite de mémoire). La réponse sera/aura été donnée dans Fury Road, qui ferait de Furiosa un film de construction, le film où se construirait un mythe. Car c'est vrai qu'il y a de l'Homère dans Furiosa (parce qu'il y a de L'Odyssée, évidemment, à travers cette idée de retour qu'exprime tout du long Furiosa, donnant au film son mouvement à défaut d'en tracer la route — la position des étoiles que s'est tatouée Furiosa sur l'avant-bras ne joue finalement aucun rôle —, et de L'Iliade dans l'affrontement entre les deux chefs de guerre — cf. le "cheval de Troie" auquel recourt Dementus pour pénétrer dans la Citadelle); de même qu'il y a du Sophocle si on regarde Furiosa comme une version inversée d'Electre: se venger du "père" qui a assassiné la mère. Reste que le mythe dont parle Dementus avant de mourir n'est pas celui-là, mais le mythe engendré par la série, celui de son héros d'origine, Mad Max, que George Miller a ainsi façonné dans les années 80, mythe que les deux derniers épisodes (sans Mel Gibson) ont cherché non pas à remplacer mais à renouveler, à travers le personnage de Furiosa, dans l'esprit des récits actuels de superhéros: un nouveau héros, en l'occurrence féminin, porteur de nouvelles valeurs, en l'occurrence féministes (le combat des femmes), écologistes (le retour à la Terre Verte), progressistes, contre les deux antagonistes que sont Dementus et Immortan Joe, symbolisant, eux, les tares des sociétés patriarcales, machistes et guerrières, polluantes et destructrices (ce monde post-apocalyptique qui sert de décor à la série, ils en sont autant les victimes qu'ils sont l'incarnation même de ce qui l'a fait naître). Et c'est un fait que la "mutilation", principale figure esthétique de la série, c'est d'abord celle de la nature, de cette Terre que la société industrielle a ravagée, n'y laissant plus que déchets... Pour autant, il existe une différence de taille entre Immortan Joe à l'expression figée (via son rictus carnassier) et Dementus, mélange de cruauté et de décontraction, dont la démesure, toute shakespearienne, témoigne chez lui de ce qui lui reste d'humain, et même de plus humain que le regard "furieux" (noir) autant que panoptique (creusé de blanc) de Furiosa, ainsi que de son mutisme de poupée mécanique à la colère rentrée... au point qu'on se demande si le côté mythique qui se dégage du film, ce n'est pas lui, Dementus, qui l'incarne, de façon certes grotesque mais bien réelle, en tant que substitut madmaxien, le temps que Furiosa prenne le relais, elle, de Mad Max.

Reprenons. La question de Dementus (qui d'ailleurs est peut-être une affirmation, si on la situe hors diégèse) peut se poser autrement: une même série, comme celle de Mad Max, peut-elle accoucher de deux mythes, même s'ils ne sont pas exactement contemporains? Disons d'abord qu'un mythe, cela ne se décrète pas du jour au lendemain, il faut du temps pour qu'il se constitue. Et ce qui est sûr, à propos de Mad Max, c'est que c'est le cumul des épisodes, forts du succès rencontré avec chacun, centrés sur le même personnage, que le mythe a pu se forger. Et plus encore, parce que ce personnage central fut incarné au départ par le même acteur. Le mythe "Mad Max", c'est autant le personnage de Max Rockatansky que son incarnation par Mel Gibson. En changeant d'acteur, le mythe ne disparaît pas, mais il s'édulcore (cf. l'exemple des James Bond). Et en vient même à se déliter si on cherche à lui substituer une figure équivalente, comme c'est le cas avec Furiosa, figure qui se veut concurrentielle, mais en fait ne peut l'être, tant qu'elle s'inscrit dans le même cadre fictionnel que la série. Le mythe ici, il n'y en a qu'un, c'est Mad Max, voire "Mad Max incarné par Mel Gibson", au soir du troisième volet: Au-delà du dôme du tonnerre. Après le départ de Gibson, le mythe demeure, via un avatar (le rôle repris par Tom Hardy dans Fury Road) puis un simple caméo (la doublure cascade de Hardy aperçue subrepticement dans Furiosa), témoignant bizarrement, par cette seule présence, que le mythe non seulement est toujours là, mais qu'il est aussi puissant sinon plus sous la forme d'une ombre qu'à travers un succédané. La réussite de Furiosa vient justement du fait que le mythe de Mad Max finalement on n'y touche pas — en tant que mythe —, qu'il est là comme un totem (là-haut sur son promontoire) et que Furiosa, si elle vit la même histoire de vengeance que Max Rockatansky dans le premier opus, c'est une histoire qui ne faisait pas encore de Mad Max un mythe. En la revivant, différemment mais avec la même intensité (voire plus, à grands coups de CGI), Furiosa ne vise pas à devenir elle même un mythe, mais simplement à "réactualiser" le socle (fictionnel) sur lequel s'est construit le mythe Mad Max — et dont elle serait en quelque sorte l'héritière —, un mythe qui a nécessairement vieilli, si l'on considère ce qu'il "véhiculait" dans les années 80, mais un mythe qui, sur sa base même — l'infini chaos du monde —, est inépuisable. Ce qu'il y a de beau dans Furiosa, plus encore que dans Fury Road, c'est cette impression qu'un mythe est là, présent, qui nous accompagne, dont on a hérité mais dont il faut aussi (apprendre à) se détacher. Non pas en rentrant chez soi, le "retour" reste ici un horizon, ce vers quoi porte le regard de Furiosa (le pays des Vuvalini), bien que hors d'atteinte (justifiant pour le coup que le tracé des étoiles ne soit pas exploité), mais en se confrontant encore et toujours à cette réalité qu'est le désert du Wasteland et au loin, mais, elle, accessible, la Citadelle d'où Furiosa s'est échappée pour mieux y revenir et prendre la place d'Immortan Joe. Dans le regard "furieux" de Furiosa, où se reflète toute l'inhumanité du monde, c'est autant sa destinée qu'il faut voir, marquée au sceau de l'empowerment, que ce qui fonde l'être Furiosa, depuis la mort de sa mère jusqu'à celle de son bourreau. Et ce qui le fonde, c'est — à l'instar de Mad Max — la furiosité.

Si d'un point de vue étymologique, la furiosité traduit la rage, la démence, la violence, le délire, la passion, l'enfer, elle est aussi synonyme de réaction, de lutte, de désobéissance, d'impertinence, de transgression et de résilience. (présentation de l'exposition Furiosité/Damien Deroubaix à la Galerie In Situ-Fabienne Leclerc, 2015).