novembre 20, 2024

Les bonheurs de Sophie


  Des filles et des chiens de Sophie Fillières (1991).

Dans Sophie Fillières, il y a "Fifi" coincé au milieu du nom, Fifi et pas fifille... Fifi comme il y a Fifi Brindacier, dans sa version originale, lindgrenienne, pas la française, toute édulcorée... non, là, une figure qui suivant la grammaire de Sophie Fillières ne s'exprime pas de façon affirmative mais par la double négation "pas pas" (se rappeler Judith Godrèche qui dans Grande Petite dit qu'elle n'a pas "pas de forces"), ce qui fait que lorsqu'on dit "gentille" il faut entendre "pas pas gentille", parce que "gentille" et "pas pas gentille" ce n'est pas pareil (ou pas pas différent, si vous préférez), la double négation sous-entendant une interrogation, un doute: l'est-elle vraiment (gentille), avant de conclure qu'elle l'est en effet. Dans Gentille, Fontaine (Emmanuelle Devos) — qui parfois d'ailleurs, dans un bel élan bartlebyen, "préfère ne pas" — n'est pas "pas gentille" parce que sa gentillesse, comme celle de Fifi, est distordue; no straight, ainsi de toutes les héroïnes un peu "fofolles" de Sophie Fillières, de Aïe (l'extraterrestre et son arbre) à Barberie Bichette en passant par — outre Fontaine — Célimène, Pomme et les deux Margaux. Cet aspect "Fifi", jusqu'au physique (les cheveux roux d'Agathe Bonitzer, les taches de rousseur de Sandrine Kiberlain), loin d'être lisse (ce n'est pas Fifi peau de pêche), témoigne au contraire d'un fort tempérament — parallèlement au fait que le redoublement de la syllabe atteste de l'affection portée au personnage — qui va de pair avec l'autre figure à laquelle renvoie l'héroïne filliérienne: l'Alice de Lewis Carroll (comme l'a bien vu Hervé Aubron), via tous ces motifs que décline à l'envi Sophie F., qu'il s'agisse des miroirs, des "changements" de taille (dans Grande Petite, mais aussi Aïe), des animaux (le chat, métaphoriquement dans Un chat un chat, le lapin dans Arrête ou je continue), mais surtout de tous ces jeux avec le langage et la logique, paradoxes en tout genre, du pur jeu de mots au jeu avec des mots (le Ruzzle ouvrant la Belle et la Belle), sans oublier les lapsus, il voit de ça, pardon, il va de soi, de même que les onomatopées, de "Aïe" aux trois parties du bouleversant Ma vie ma gueule: Pif, Paf, Youkou!

Alice et Fifi, autrement dit deux petites filles... et c'est vrai que les jeunes femmes de Sophie Fillières (de moins en moins jeunes, c'est normal, à mesure que l'œuvre avançait) ont quelque chose de l'enfance, de cette enfance qui persisterait en elles, les rendant à la fois fragiles et étonnamment fortes, d'une fragilité/force désarmante (surtout pour les hommes: Dussolier, Wilson et Todeschini, Amalric, Poupaud...), créant des moments de grâce jubilatoire ("les bonheurs de Sophie"), grâce d'autant plus jubilatoire qu'elle surgit toujours par surprise, via l'imprévu génial d'un plan (témoin généralement d'un rapport "inversé" au monde), d'une réplique, d'un regard (où se réfléchit celui incroyablement doux de la cinéaste)... cinéma merveilleux qui est là bien sûr pour masquer peurs et angoisses, de celles qui contrecarrent le désir, et dont il faut parfois s'affranchir par le biais d'une transgression qui, chez Sophie Fillières, touche à l'oralité (le besoin d'avaler) mais aussi son corollaire, le besoin d'expulser (par voie haute: Aïe ou par voie basse: Gentille, cf. l'hallucinante scène du caca), cette question du corporel, de l'organique et des matières, présente dès son premier film — Des filles et des chiens, un court très court, entièrement tourné autour du jeu du Would You Rather avec des choix de plus en plus saugrenus/surréalistes et dans lequel Hélène Fillières demandait à une camarade, sous l'œil mi-outré mi-amusé de Louise/Sandrine K: "tu préférerais manger une cuillerée de merde de chien... ou boire un demi-litre de pisse de Louise?" (cf. infra)... oui eh bien, pour moi la manifestation, osée, subjuguante, de la part mélancolique qui œuvrait chez Sophie Fi derrière ce goût immodéré du Witz, du pas de côté et de toutes ces situations "gentiment" loufoques dont elle parsemait ses films.

Sophie Fillières aurait eu 60 ans aujourd'hui, 20 novembre 2024.

Bonus: le dialogue de Des filles et des chiens.

Et toi tu préférerais...

L'amie de Louise (Hélène Fillières): — Hé tu me prêtes ton foulard pour ce soir?
Louise (Sandrine Kiberlain):  — Ouais.

L'amie de Louise: — Hé qu'est-ce que tu préférerais, faire la manche pendant une semaine ou que Christophe te largue?
Louise: — Faire la manche pendant une semaine. Et toi, tu préférerais avoir un accident de voiture et être un tout petit peu défigurée ou que ton père et ta mère divorcent?
— Etre un tout petit peu défigurée.
— Ouais moi aussi.
— Toi tu préférerais être obligée de faire piquer ton chien tout de suite ou rouler une pelle au prof de maths pendant une minute?
— Faire piquer mon chien tout de suite.
— T'es dégueulasse!
— Bah écoute, c'est toi qui es dégueulasse de me demander ça... Bon. Et toi tu préférerais réussir à sortir avec Thibaut mais rater ton bac ou alors réussir à avoir ton bac avec mention sans jamais réviser mais jamais sortir avec Thibaut?
— Putain... je crois avoir mon bac avec mention.
— Ouais moi aussi.
— Toi tu préférerais qu'on se voit pas pendant six mois ou que pendant un an t'es pas un centime d'argent de poche?
— Ni se téléphoner?
— Non.
— Bah pas avoir d'argent de poche pendant un an.
— Ben j'espère... Bon tu préférerais...
— Non c'est à moi. Tu préférerais prendre dix kilos et jamais réussir à les perdre ou traverser le Luxembourg en maillot de bain deux-pièces mais sans le haut du maillot?
— Traverser le Luxembourg.
— Ouais.
— Tiens y a Emmanuelle, qu'est-ce qu'elle fout là cette connasse?... Hé Emmanuelle, tu préférerais manger une cuillerée de merde de chien mais un chien que tu connais pas ou boire un demi-litre de pisse de Louise?
(Louise): — Oh t'es dégueulasse... T'es pas obligée de répondre, hein...
— Si t'es obligée, vas-y.
— Une cuillerée de merde.
Louise: — Sympa.
Emmanuelle (à l'amie de Louise): — Il est super beau ton foulard, tu veux pas me le prêter en échange de garder ma jupe blanche encore une semaine?
— Non je peux pas, on me l'a prêté.
— Ah oui d'accord, et vous faites quoi là?
Louise: — Bah on sait pas
L'amie: — Non on sait pas.
Emmanuelle: — Bon, de toute façon j'ai rendez-vous avec ma mère... T'oublie pas ma jupe demain, salut.
Louise et son amie (en chœur): — Salut.
L'amie: — T'as vu, quel porc... elle a répondu.
— Bah tu lui as dit qu'elle était obligée.
— Mais elle avait qu'à pas... Bon, c'est à qui?
— Bon c'est à moi mais tu veux pas qu'on arrête?
— Non non allez vas-y.
— Bon, alors tu préférerais qu'Emmanuelle sorte avec Thibaut ou moi?
— Quoi, Thibaut?
— Ah non, moi.
— Avec toi.
— Ouais moi aussi... Bon... mais tu préférerais coucher avec un garçon que tu connais pas ou me prêter ton vélo pendant un mois?
— Mouais, bah te prêter mon vélo mais ça marche pas, je le prête pas... Toi tu préférerais que ton père fasse faillite et qu'il trouve plus jamais de travail ou que plus jamais de ta vie un mec te dise je t'aime?
— Que mon père fasse faillite.
— Ouais moi aussi.
— Mais toi tu préférerais devoir coucher avec ton père ou devoir coucher avec ta mère?
— Je sais pas... De toute façon, mon dentiste est par là.
(Bises)
— Hé tu m'appelles ce soir?
— Non toi tu m'appelles.
— Ouais.

Post-scriptum:

Aïe et fines herbes.

Aïe c'est l'histoire d'un type (André Dussolier) dont l'ex (Emmanuelle Devos) vient d'accoucher (l'enfant n'est pas de lui) et avec qui il va progressivement renouer, par l'intermédiaire d'une autre fille (Hélène Fillières), l'Aïe en question, rencontrée au café et disposée, elle, à tomber amoureuse de lui (s'il le souhaite), une grande tige aussi "tordue" que l'arbre qu'elle dit connaître dans la forêt, en fait une "extraterrestre", qui plus est boulimique, donc qui se fait vomir, ce qui fait qu'après, bah, elle a l'haleine pas très fraîche — l'haleine de hyène de l'alien Hélène (ça c'est pas dans le film). Bref un cocktail rohmérien à la sauce BEE (Bret Easton Ellis), avec la petite touche de piquant ("aïe") qui sied si bien au cinéma de Sophie Fillières.

BEE parce que, à la fin, quand Aïe révèle à Robert (Dussolier) qu'elle est une extraterrestre, c'est directement inspiré d'une nouvelle de Bret Easton Ellis: "Au zoo avec Bruce" (sauf que dans la nouvelle, c'est Bruce, et pas la fille, qui confesse s'appeler Yocnor et venir d'une autre planète):
"En réalité je m'appelle pas Aïe ni Marie-Pierre, en réalité je m'appelle Yocnor, Y.O.C.N.O.R., je viens de la planète Arachnoïde qui est située dans une galaxie que la Terre n'a pas encore découverte et qu'elle ne découvrira vraisemblablement jamais. Je suis sur votre planète depuis ce qui équivaut à peu près pour vous à... quatre cent mille ans. En gros, j'ai été envoyée ici pour recueillir des informations destinées à permettre à notre galaxie de détruire toutes les autres galaxies, y compris la vôtre. Le peu que je sais c'est que quand ça arrivera ce sera une semaine de souffrances et de douleurs à un niveau que votre cerveau n'est même pas capable de concevoir. La Terre se désagrégera en particules infinies. Mais y a pas de quoi s'affoler ni d'avoir peur parce que vraisemblablement ça se passera au 24e siècle, tu seras mort depuis longtemps... (Tu peux me passer une cigarette)... Je sais, enfin je me doute, que tu vas trouver ça difficile à croire... mais pour une fois je te dis la stricte vérité... Voilà... On n'en reparlera plus jamais si tu veux bien."
Et le texte d'Ellis:
"Listen — my name is Yocnor and I am from the planet Arachanoid and it is located in a galaxy that Earth has not yet discovered and probably never will. I have been on your planet according to your time for the past four hundred thousand years and I was sent here to collect behavioral data which will enable us to eventually take over and destroy all other existing galaxies, including yours. It will be a horrible month, since Earth will be destroyed in increments and there will be suffering and pain on a level your mind will never be able to understand... I know you will find this hard to believe but for once I am telling you the truth. We will never speak of this again."