février 22, 2024

Désirs humains


  La Montée au ciel de Luis Buñuel (1952).

J'ai une tendresse particulière pour les films mexicains de Buñuel réalisés au début des années 50, notamment ceux que l’on considère comme mineurs parce que tournés dans un but purement commercial (je mets à part El et Archibald de la Cruz, qui sont de purs chefs-d'œuvre). Des films alimentaires, donc, sans véritable ambition, mais passionnants et, personnellement, plus attachants que ses futurs grands films tournés en France, toutes ces belles machines solitaires, si précises dans l’écriture, si maîtrisées dans la construction, mais un peu froides tant cette perfection d’agencement confine par moments à l’abstraction (une abstraction heureusement compensée par l’humour que Buñuel a toujours su injecter dans ses films). La réussite de ces petits mélos tient justement au fait que Buñuel les a traités comme tels, respectant les conventions du genre sans jouer au plus malin, les exacerbant même, de sorte qu’ils font écho à ce qui court habituellement dans son œuvre: la mécanique du désir, le sexe comme facteur de désordre social, familial, moral, etc. En un sens, ils annoncent, sous une forme encore brute, les grands films à venir; un côté fruste qui s’accorde idéalement avec la nature pulsionnelle du désir, sa part animale (le bestiaire buñuélien y est d’ailleurs plus présent), là où les futurs films "carriériens", plus sophistiqués, s’attacheront davantage à l’aspect disons cérébral du fantasme.

La vie au ranch.

Commençons par Susana. Un vrai et beau mélo: une jeune fille s’échappe par une nuit d’orage (et par miracle) d’une maison de redressement, trouve refuge dans une hacienda, résiste (en partie) aux avances du contremaître qui sait d’où elle vient, séduit le fils de la famille, jusque-là préoccupé par ses études, puis le père, qui lui est surtout préoccupé par la santé de sa jument, avant d’être démasquée par la mère, dont elle avait la confiance, et dénoncée par le contremaître avec qui elle ne voulait pas partir. C’est vrai que ça préfigure un peu Théorème de Pasolini, comme l’a souligné Bergala, que le personnage est comme un corps étranger au sein de la famille, un élément à la fois perturbateur et révélateur (quant au désir de chacun: la mère d’avoir une fille, le père de retrouver une seconde jeunesse, le fils de découvrir enfin l’amour), ce qui n’est pas le cas pour le contremaître qui, lui, joue, sans trop se poser de questions, son rôle de macho. Mais ce n’est pas tout à fait juste non plus. Susana n’est pas vraiment ce "trou noir" du film dont parle Bergala, qui provoquerait désirs et jalousies sans qu'on sache ce qu'il en est de son propre désir. Au contraire, tous ses efforts de séduction (marqués par le geste répété d’abaisser le haut de son corsage pour dévoiler ses épaules), dans le seul but de provoquer le désir des hommes (un désir que Buñuel fait circuler, Susana passant d’un homme à l’autre), témoignent, haut et fort, de son désir à elle, marqué par la volonté (outre celle d’échapper à sa condition sociale) de défier le machisme dominant, et ce jusqu’à vouloir prendre la place de la mère et devenir ainsi la nouvelle maîtresse des lieux (en cela il n’y a rien de pervers chez elle, contrairement à ce que suggère le titre français du film, d’autant que chez Buñuel la perversion est plutôt du côté masculin — cf. El et Archibald de la Cruz).
Mais l’important n’est pas là. Ce qui compte ici c’est cette ambivalence, propre au cinéma de Buñuel, qui permet au film d’être à la fois un pur mélodrame conventionnel et une œuvre typiquement buñuélienne. C’est ce qui fait sa force, le film se situant sur deux niveaux qu’on ne peut jamais totalement dissocier. Si on se place du côté du mélo et de ses conventions, il faut croire au miracle du début (l’apparition dans la prison — après que Susana, terrifiée par les rats et les chauves-souris, a supplié Dieu de lui rendre sa liberté — d’une énorme araignée traversant la croix formée sur le sol par l’ombre des barreaux, ce qui redouble sa peur et lui donne la force d’arracher les barreaux) et voir dans le personnage l’image même de la fille fatale, figure négative, sinon diabolique, qui à ce titre ne peut triompher de la figure positive représentée par la mère (d’où cette fin moralisatrice où Susana, qu’on ramène en prison, est traînée au sol sous les yeux de la famille réconciliée, mais une fin qui, par son côté plaqué, "en plus", sonne évidemment faux). Susana n’est pas ici le "trou noir" du film. Elle l’est sûrement pour les hommes du ranch qui ne voient en elle qu’un obscur objet de désir (pensons à la très belle scène nocturne où les trois hommes épient sous la pluie, et chacun de leur côté, Susana derrière sa fenêtre), elle l’est aussi pour la mère, longtemps aveuglée par sa position maternante, mais elle ne l’est pas pour la vieille domestique, qui d’emblée l’avait bien cernée ("même en tenue de carmélite, elle ne serait pas décente" avait-elle lancé), ni pour le spectateur s’il adhère aux conventions du genre (tous ces regards en biais et ces sourires en coin que, d’une certaine façon, lui adresse l'héroïne). Si on se place au contraire du côté de Buñuel et de ses obsessions, on doutera du miracle inaugural, Susana n’est peut-être qu’un pur produit de l’imagination, une fantasmagorie, la matérialisation de désirs refoulés (à commencer par les amours ancillaires, fantasme bourgeois par excellence), jusqu'à ce que la raison et la loi reprennent le dessus (mais le film, on l’a vu, s’arrête probablement avant pour Buñuel, quand le père est prêt à chasser sa femme). En naviguant entre les deux niveaux, en les faisant dialoguer, les poncifs deviennent des motifs et certaines scènes, dignes des plus mauvais romans de gare, y trouvent une incroyable puissance suggestive. Je pense à la fameuse scène des œufs, quand dans la grange le contremaître, en voulant étreindre Susana, écrase les œufs qu’elle porte dans son tablier. On voit alors, sous la jupe tachée, un liquide visqueux s’écouler le long de ses cuisses, métaphore de l’acte sexuel — un viol à n'en pas douter — mais aussi, peut-être, l'image de l'échec pour l'homme, sous la forme d'une éjaculation précoce, ce qui, sans remettre en cause la réalité de l'agression, libérerait Susana du désir trop pressant de l’homme. Entre la croyance et le doute, nous ne sommes pas obligés de choisir. Et c’est ça qui est beau...

Le voyage de noces.

Poursuivons avec la Montée au ciel. Un petit bijou dont le charme tient d’abord au caractère cheapé du film (l'argent manqua avant la fin du tournage), lui conférant par endroits un côté presque ulmérien. Un jeune homme dont la mère est mourante doit, le lendemain de ses noces, partir en bus pour la ville chercher un notaire afin que celui-ci s'occupe de l’héritage que convoitent avidement ses deux frères. Le mouvement du film est celui d’un suspense: notre héros reviendra-t-il à temps, avant que sa mère décède (ou que ses frères se partagent l'héritage)? C’est surtout le mouvement d’un "suspens", celui du désir bien sûr, puisque le mariage n’ayant pas été consommé (très belle scène au début, quand les mariés partis rejoindre, selon la coutume locale, l’île où ils doivent passer leur nuit de noces, sont interceptés par l’un des frères venu les informer de l’état de santé de la mère, et qu’ils doivent alors rentrer, la petite barque fleurie accrochée au bateau du frère avec la mariée seule à bord, tout entière à sa déception), il s’agit pour le jeune homme de revenir au plus vite conclure ce qu'il a laissé en plan. Le parcours ne sera pas sans embûches, ce qui donne aussi au film une petite touche picaresque, avec des personnages hauts en couleur: un chauffeur qui va dormir sur le toit de son bus pendant que le héros le remplace au volant, un candidat à la députation qui sort systématiquement son arme pour faire passer ses ordres, un vieux râleur à la jambe de bois, etc. Et puis évidemment, parmi les passagers, Raquel, le personnage central du film, venue là dans le seul but de séduire le marié et de griller ainsi la politesse à la mariée. Il y a au milieu du film une célèbre scène de rêverie: le jeune homme, après avoir croqué le fruit offert par la belle tentatrice, s’imagine au fond du bus, soudain transformé en jardin d’Eden, embrasser la jeune femme qui s'est déshabillée. On voit alors une longue et gigantesque pelure sortir de sa bouche et serpenter, tel un ruban, jusqu'à sa mère en train d'éplucher le fruit! Inutile d’interpréter une telle scène, tant les clés psychanalytiques y sont à ce point manifestes. Ce qui se dégage ici c’est moins la poésie surréaliste et gentiment désuète de la scène que l’érotisme même de l’actrice (à l'origine, une danseuse de rumba qu'on reverra dans les Hauts de Hurlevent et On a volé un tram), quelque part entre la Silvana Mangano de Riz amer et la Harriet Andersson de Monika (cf. la séquence de la rivière), une sorte de figure en creux, mais bien en chair, de ce qui a longtemps nourri la cinéphilie et son fétichisme. Ce que je veux dire c’est qu’il y a là une forme pauvre (et donc moderne), au-delà de son aspect un peu kitsch, du cinéma de genre hollywoodien, parfois proche du cinéma bis, à l’image de cette séquence incroyable où l’on voit, dans un décor en carton-pâte, une petite maquette du bus en train de gravir le col qui donne son titre au film. Au-delà de la métaphore sexuelle (Raquel est parvenue à ses fins), c’est bien l’essence d’un certain cinéma qui est convoquée ici, la miniature renvoyant à Ulmer, on l'a dit, alors qu’au départ c’était la veine réaliste, quasi documentaire, du cinéma qui semblait convoquée. Et que cela ait été favorisé par des contraintes économiques ne change rien à l'affaire tant la mise en scène, on le sait, consiste avant tout à trouver des réponses aux inévitables contraintes d'un tournage. A ce titre, on ne peut que regretter que dans les années 40 Buñuel n’ait jamais pu tourner à Hollywood.

La bête humaine.

Finissons avec El bruto. Un des moins connus des films de Buñuel, pourtant un de mes préférés. Cela aurait pu s’appeler "la Bonne, la Brute et le Truand". La brute c’est l'ouvrier des abattoirs (ceux du Rastro à Mexico), aussi fort que rustre, engagé par un propriétaire sans scrupules (le truand) pour l’aider à chasser un groupe de locataires qui refusent d'être expulsés. Ne maîtrisant pas sa force, il tue le meneur, un vieil homme malade, puis se fait "déniaiser" (si l’on peut dire, la bêtise lui collant à la peau jusqu’à la fin du film) par la femme du propriétaire, avant de s’éprendre de la fille (la bonne) de celui qu’il a tué, ce qui suscite évidemment la jalousie de la première, qui révèle alors à la seconde que la brute est le meurtrier de son père puis, ayant échoué à le reconquérir, fait croire à son mari (le truand, ça va vous suivez?) qu’il a abusé d'elle, ce qui bien entendu entraîne une "explication" entre les deux hommes, avec à l’arrivée la mort du truand, la brute ne mesurant toujours pas sa force. La police débarque, la femme, dont la haine se lit sur le visage (j'ai pensé à Mercedes McCambridge dans Johnny Guitar), l’exhorte à tirer sur la brute ("Matalo! matalo!" crie-t-elle, hystérique) pendant que celui-ci cherche à fuir. Il est finalement abattu, au grand désespoir de la jeune fille, le film se terminant sur ce plan célèbre où la femme, complètement hagarde, comme si elle avait elle-même tué la brute, croise le regard d’un coq...
On a souvent comparé Buñuel à Stroheim, rapprochement un peu hasardeux (le naturalisme n’est jamais vraiment transfiguré chez Buñuel) mais qui trouve ici peut-être un semblant de justification à travers quelques éléments (une vision sans complaisance du monde, même ouvrier, le symbolisme de certaines scènes comme le parallèle entre les morceaux de viande vus à la boucherie et les corps des deux hommes tués par la brute, ou encore cet autre morceau de viande que l’on voit griller sur un feu pendant que la brute s’attaque en douceur et dans l’obscurité au "petit capital" de la jeune fille — très belle scène d’amour). En fait, c’est surtout le personnage de la brute qui donne au film son côté un peu stroheimien. Certes il n’y a pas cette massivité dense que décrit Narboni à propos de Stroheim, il s’agit plus d’épaisseur mais une épaisseur que Buñuel arrive à affiner, sinon à adoucir, non pas comme chez Stroheim par quelques pointes de raffinement, voire de délicatesse, mais par cette forme d’ironie qui, on le sait, est sa marque de fabrique — l'ironie au sens voltairien du mot, qui n'a rien à voir avec l'humour tel qu'il apparaît dans le film à travers, par exemple, le personnage truculent du grand-père. A propos de ce film, Buñuel rappelait l’anecdote (seules les anecdotes sont intéressantes dans les entretiens avec Buñuel, comme souvent avec les grands cinéastes) concernant l’acteur principal, Pedro Armendáriz, qui sur le tournage non seulement tirait régulièrement des coups de... pistolet à l'intérieur du studio mais surtout refusait catégoriquement de porter des chemises à manches courtes ou encore de dire le mot "derrière" parce que ça faisait trop pédéraste. Je me demande si la réussite du film ne vient pas justement de la délectation toute ironique avec laquelle Buñuel s’amuse à écorner la virilité de l’acteur (et à travers lui le machisme en général) en accentuant, à la faveur d’une attitude ou d'un geste (on sait que la direction d’acteur chez Buñuel passe souvent par l’exécution de gestes précis, ce qui oblige l’acteur à se concentrer sur ce qu'il doit faire et ainsi à moins penser à son personnage), la préciosité, voire la féminité, qui existe chez le personnage et que l’on devine "derrière" son virilisme de façade. Si El bruto retrace la trajectoire sexuelle d’un grand bêta (ce qui le rend finalement attachant), celle-ci ne peut être que vouée à l'échec puisque le personnage passe sans coup férir de l'enjôleuse (1), et son désir un peu trop vorace, à la pauvre "oie blanche", et sa tendresse un peu trop mièvre, deux extrêmes qui loin de le satisfaire (dans le rapport actif/passif) lui rappellent au contraire l'irréductibilité du désir féminin à son propre désir. Sauf que là on ne sait pas vraiment si cet échec est à rattacher à son "manque de conversation", comme il est dit dans le film (comment séduire une femme quand on n'a pas les mots), ou à sa masculinité, toujours à contretemps, ce que je croirais plus volontiers.

(1) L'Enjôleuse est le titre français du film. On notera le déplacement par rapport au titre original: le pouvoir de séduction de la femme au lieu de la puissance physique de l'homme, choix éminemment sexiste (et commercialement plus vendeur), comme pour le sous-titre de Susana: "la perverse" à la place de "carne y demonio", formule au demeurant plus trouble.

février 21, 2024

À la bolognaise


  Gran bollito de Mauro Bolognini (1977).

  Au cinéma ce soir.

Gran bollito de Mauro Bolognini, qu'on peut traduire par "grande bouillie à la sauce bolognaise", est un film qui appartient au triptyque "années 30" de Bolognini, avec Libera amore mio! (sur le fascisme) et l'extraordinaire Per le antiche scale (sur la psychiatrie) que Gran bollito prolonge en quelque sorte. Ici l'Italie de Mussolini reste en toile de fond, c'est davantage un portrait de la société italienne, peu importe l'époque, vue à travers le regard d'une femme. Shelley Winters a quitté sa loge de concierge, qu'elle habitait dans le Locataire de Polanski, pour un appartement plus grand, trop grand, que son mari venu travailler dans le Nord lui a dégoté (avant qu'une attaque cérébrale ne le cloue dans un fauteuil roulant) et dont elle aménage la cuisine — une petite scène de théâtre avec estrade et rideaux — en lieu du crime: assassinat (à la hache), dissolution des corps (à la soude caustique), récupération des restes (pour en faire du savon et des biscuits!). C'est tiré d'une histoire vraie: La saponificatrice de Correggio. La force du film tient au fait que Bolognini ne cède pas à la tentation grand-guignolesque, ni à la grosse farce bien macabre, s'en tenant à l'aspect purement démentiel de ces meurtres et la logique implacable, fondée sur la superstition, qui les sous-tend: mère ultrapossessive et relation quasi incestueuse avec son fils, seul survivant après douze grossesses infructueuses; meurtres de femmes sans enfants, donc sans utilité, dont elle accapare ensuite l'argent et les bijoux pour assurer le bien-être matériel de sa progéniture. Dans le court-métrage de Comencini, L'ospedale del delitto (sur le Manicomio d'Aversa), on voit — filmée par Mario Bava, le futur maître du giallo — la vraie saponificatrice (Leonarda Cianciulli) déclarer que seule une mère peut comprendre ce qu'elle a fait — cf. . Dans le film de Bolognini, à ceux qui la traitent de "monstre", Lea/Shelley Winters se contente de répondre qu'elle seule sait pourquoi elle l'a fait.) Mais il est un autre élément qui fait la force du film et le rend à part, lui conférant sa propre folie, c'est que les trois femmes victimes sont jouées par des acteurs masculins, dont Max von Sydow (!), travestis pour l'occasion, acteurs qu'on retrouve ensuite dans des rôles d'hommes de pouvoir (commissaire de police, carabinier, directeur de banque), ceux qui participent à l'arrestation de Lea. C'est l'aspect politique du film: ce que la femme criminelle tuait, écrabouillait, réduisait en poussière, c'est moins la pauvre fille esseulée que l'homme, derrière, responsable de cette désolation. L'amour d'une mère, oui, mais aussi la folie que peut engendrer, dans les sociétés traditionnelles, la pression culturelle, assujettissant la femme à son "devenir-mère". Pression d'autant plus forte et violente que ce sont les hommes qui créent les lois, les font respecter... et enferment les fous.

PS. La chanson du film, Vita vita, composée par Enzo Jannacci et chantée par Mina, semble avoir pas mal inspiré Pierre Bachelet pour son Elle est d'ailleurs, sortie en 1980.

février 15, 2024

Renard mon ami


  Fantastic Mr. Fox de Wes Anderson (2009).

Le corps beau c'est le renard. (même sans la queue)

On a pratiquement tout dit sur Fantastic Mr. Fox de Wes Anderson (un film produit par la Fox évidemment). Je ne reviens donc pas sur l’histoire, adaptée du roman pour enfants de Roald Dahl, un auteur que je n’ai jamais lu, ni sur les thèmes chers à Anderson que sont la famille, la relation père/fils, etc., ni sur la technique de l’animation "image par image", procédé désuet mais qui fait tout le charme du film, renouant avec la poésie archaïque du Roman de Renard de Starewitch ou du King Kong de Schoedsack et Cooper.
En revanche, je voudrais dire quelques mots sur l’articulation du fond et du style, pensant à ce qu’écrivait Rohmer à propos du Déjeuner sur l’herbe de Renoir: "les films novateurs ne proposent rien d’absolument neuf quant au fond ou quant au style, ils font mieux en nous suggérant une idée jusque-là inconcevable des rapports du fond et du style." L’inconcevable ici est la manière dont Anderson croise une technique un peu brute, quasi primitive, sinon sauvage, et un récit foisonnant et parfaitement huilé (comme tout conte pour enfants), là où chez lui c’est d’habitude l’inverse (scénographie riche et dense, remplissant le cadre, qu’il s’agisse de la cabine d’un bateau ou du compartiment d’un train, au service d'un récit toujours inventif mais éparpillé). Cette inversion dans les rapports n’est pas sans conséquence au niveau du récit lui-même qui gagne en puissance, par le contraste ainsi créé entre le côté rough de l’animation et l’aspect peluche des personnages, entre les pulsions animales de ceux-ci (en fait réduites à leur caractère vorace — séquences fulgurantes et très drôles) et la douceur veloutée de leurs expressions, au niveau du regard et surtout de la voix (celle de Clooney est un délice), sans tomber dans l'anthropomorphisme gnangnan. Maître Renard est un chef de famille, c'est aussi un chef de clan, le chef de tous les petits animaux qui habitent les terriers, comme le blaireau, la taupe, le lapin... (mais pas l'opossum qui, lui, vit dans les arbres et accompagne le groupe seulement par amitié, un peu comme le sympathisant vis-à-vis des militants)... Mr. Fox coincé entre son désir d'ascension "sociale" et son rêve d'être comme le loup, libre et sauvage. Bref, entre la mécanique de l'ensemble, dont on devine en permanence les rouages, la part artisanale, et la force poétique de toutes ces figurines à fourrure, ce qui confère au film une dimension matiériste et tactile assez extraordinaire; un récit qui gagne aussi en dynamisme (la vitesse de narration varie en fonction des situations alors que la taille des personnages varie, elle, en fonction du décor), et surtout en profondeur, à travers ce que nous dévoile Anderson de son rapport au monde.
Certains n’y ont vu qu’une sorte d’autoréflexion du cinéaste sur son propre système (la fameuse maison de poupée), la miniature poussée à son comble, alors qu’en fait il s’agit d’un véritable dépassement, tant l'univers d'Anderson se trouve ici paradoxalement plus ouvert. Non pas qu'il s’élargisse mais qu’il se creuse, à l’image du terrier et de ses galeries, se propageant, tel un rhizome (au sens deleuzien du mot), vaste réseau de communication (avec l'extérieur) autant que d'isolement. Rien à voir avec Le terrier de Kafka et sa dimension paranoïde, mais quand même, l’idée qu’il y a chez Anderson les mêmes questionnements que chez Kafka quant à ce qu'il en est de la vie lorsque celle-ci vous place à l'écart du monde. Questions posées par le biais non pas de l’autobiographie, comme dans Darjeeling Ltd, ce qui finissait par alourdir le film (cf. la dernière partie), mais de l’autoportrait, tant il apparaît manifeste que Wes Anderson et Mr. Fox ne font qu’un — le rapprochement n’est pas que vestimentaire et ne se limite pas au seul dandysme — au point d'ailleurs que derrière l'image traditionnelle du renard voleur de poules, c'est bien, via la rousseur de son pelage, celle de la différence qu'il faut voir. Mr. Fox c’est aussi "Poil de carotte" (la preuve, le roman est de Jules... Renard). Il ne m'étonnerait pas qu'Anderson ait été rouquin dans l'enfance, on sait déjà qu'il était le cadet de la famille — cadet roussel? — et qu'à ce titre, il était maintenu un peu à l'écart, comme le sont les enfants trop géniaux, qu'ils soient rouquins ou gauchers, voire les deux. C'est surtout un "grand enfant", et non un "petit garçon", comme le pensent les anti-andersoniens, c'est-à-dire que son univers n'est pas régressif (à l'instar de certaines comédies US), mais "projectif", au sens où c'est à partir de schèmes issus de l'enfance que s'est construite sa vision du monde (un peu comme chez Ravel dont il ne viendrait à l'idée de personne de dire de son œuvre qu'elle est régressive).
C'est toute la différence entre la nostalgie, celle du passé que l'on cherche à retrouver, dans une quête passéiste d'autant plus douloureuse qu'elle n'est jamais satisfaite et doit être perpétuellement reconduite, et la mélancolie où la douleur repose au contraire sur le fait qu'on sait pertinemment que le passé (et l'enfance, en l'occurrence) est révolu, qu'on ne pourra jamais revenir en arrière, et qu'une des façons de ne pas trop en souffrir est de le recréer, autrement dit, de le rendre à nouveau présent, infiniment présent, ce à quoi s'attelle Wes Anderson avec une constance d'autant plus bouleversante que les formes, elles, y sont sans cesse renouvelées.

février 12, 2024

Deux Ozu de jeunesse


  Le Fils unique de Yasujirō Ozu (1936).

 "Mes chansons implorent doucement".

Impossible de voir le Fils unique sans penser à Il était un père, cet autre film d’Ozu réalisé six ans plus tard, un de ses plus beaux, peut-être le plus beau... Impossible de ne pas y penser tant ces deux films se répondent, quant à la relation parent-fils, le premier du côté maternel, le second du côté paternel, à travers également certains motifs (le cinéma d’Ozu est d’abord un cinéma de la réminiscence: ses films communiquent entre eux, s'entrelaçant, à l'image de la toile de jute qui leur sert de générique), comme par exemple celui de la soie, un motif simplement évoqué dans Il était un père, puisque renvoyant à l’image de la mère absente, dont la mémoire (cf. la stèle funéraire) hante littéralement le film, mais largement présent dans le Fils unique, surtout la première partie, d'où l'extrême douceur du film, un film à la peau douce, soyeuse, quand bien même il serait empreint d'une tristesse infinie.
D'un autre côté, Ozu aujourd'hui m'est devenu tellement familier (j'ai pratiquement vu tous ses films d'après-guerre, souvent plusieurs fois, et parmi ceux d'avant, qui n'ont pas été perdus, il doit juste m'en rester quatre ou cinq à découvrir) que je ne le regarde plus de la même manière. Certes je reste toujours sensible à la récurrence de ses thèmes, sur les liens familiaux et/ou la société japonaise, je suis toujours émerveillé par la composition de ses plans, au ras du tatami (ouvrant le champ au maximum, soit le plus de profondeur possible, qui permet de voir, de sur-voir même tant tout y est presque trop net, les objets au premier plan, le fond du cadre où se situe le point de fuite, et entre les deux, si besoin est, notamment dans la maison, tous ces autres plans qui s'enchâssent, le tout dans la plus parfaite harmonie). Et retrouver ce qu'on connaît si bien chez Ozu ne peut qu'émouvoir. C'est pourquoi, dans le Fils unique, comme dans Il était un père, on est touché, ici par l'abnégation d'une mère, là par la responsabilité d'un père, dans les deux cas par cet amour qui existe entre un parent (qui plus est veuf) et son enfant (qui plus est unique), même si le lien est source de drame... Idem quant à la forme, au point que j'interprète les deux leçons de géométrie, dispensées par le fils dans le Fils et le père dans un Père, touchant toutes les deux au théorème de Simpson, comme une sorte de manifeste esthétique de la part d'Ozu, nous expliquant ainsi la construction de ses plans, hypothèse fausse évidemment mais à laquelle il me plaît de croire tant elle s'accorde avec l'idée d'un Ozu formaliste, obsessionnel, en quête d'un impossible nombre d'or, qui le conduira aux sublimes excès de ses derniers films en couleurs.
Mais voilà, Ozu m'est devenu si proche aujourd'hui que j'ai l'impression de trop bien le connaître, comme si son système n'avait plus de secret pour moi, que je pouvais y entrer les yeux fermés... Du coup, au-delà de l'émotion, disons habituelle, ce qui m'accroche aussi, et de plus en plus, c'est ce qui vient à l'inverse corrompre le système, qu'il s'agisse d'un accident, inhabituellement violent, ou d'un simple détail, surgissant de façon incongrue dans le tableau. Dans Il était un père, il y a par exemple cette scène où le père est victime d'une attaque, se contorsionnant de douleur sur le sol, scène d'une violence inouïe tant elle nous tombe dessus sans crier gare. Impossible de l'oublier quand bien même la mort du père est par la suite filmée de manière plus apaisée, ozuienne donc... C'est que cette fois, contrairement à la tragédie du début, la noyade d'un des élèves, réduite au seul plan d'une barque renversée (drame non assombri par le beau temps qui règne sur la scène, comme toujours chez Ozu, alors que ça se passe sur le lac Ashi, au pied du mont Fuji, où le temps est souvent très nuageux — ce qui fait d'ailleurs qu'on ne voit pas le mont Fuji, j'en parle en connaissance de cause —, justifiant tous ces parapluies qu'on aperçoit au détour d'un plan — j'imagine Ozu attendre des journées entières que le ciel se dégage), bref, contrairement à ce premier accident, Ozu ne recourt pas à l'ellipse, vraisemblablement parce que la scène entre en résonance avec la mort de son propre père, un choc pour lui mais aussi pour le spectateur, pas habitué à être ainsi bousculé... Dans le Fils unique, pas de scène aussi violente, et pour cause, on est dans le grand bain amniotique, celui de la mère courage et aimante, à l'amour presque trop grand... C'est beau, forcément. Comme l'est la petite musique qui ouvre et clôt le film, reprise de "Old black Joe", chanson traditionnelle américaine, assimilant le destin de la mère à celui d'un ouvrier noir, son usine de soie à un champ de coton...
Et puis il y a ces échappées, quand le regard se trouve distrait, que ce soit par une lampe à pétrole, la photo de Joan Crawford sur un mur, les cheminées d'un incinérateur, du linge qui sèche au vent ou encore l'enseigne-drapeau d'un restaurant de porc pané, et aussi cet étonnant épisode de l'enfant jouant avec le cheval et victime d'une ruade (on dirait du Barnet)... Mais la plus belle échappée c'est bien sûr la scène au cinéma où le fils emmène sa mère voir un film parlant. L'échappée n'est pas dans le rapport de la mère au parlant — c'est comme si Ozu faisait découvrir à sa mère son propre film puisque le Fils unique est justement son premier film parlant —, équivalent pour moi aux scènes de pêche dans Il était un père, mais dans le choix du film: une opérette viennoise signée Willi Forst, Leise flehen meine Lieder. Ce n'est pas la première fois qu'Ozu cite directement un film (on voyait un extrait de If I Had a Million — le sketch de Lubitsch avec Charles Laughton — dans Une femme de Tokyo). Là il est question de Schubert (son amour impossible avec Caroline Esterhazy), mais je ne crois pas qu'il faille en déduire quoi que ce soit, je ne suis même pas sûr que le foulard que l'actrice laisse tomber dans le champ de blé à la fin de la séquence ait une signification particulière, sauf à considérer, à la suite de Noël Burch, le plan du foulard comme un pillow-shot... mais au sens propre du mot: un "plan-oreiller" — pour preuve, la mère s'endort —, traduisant moins un état de fatigue que cette douce intimité qui unit la mère et le fils et voit les rôles s'inverser, le fils prenant soin de sa mère; d'ailleurs il lui achète aussi un coussin pour qu'elle puisse bien dormir, aussi tendrement que le bébé qui, soit dit en passant, dort pendant toute la durée du film. La vérité est peut-être là, à chercher dans le titre même du film allemand, littéralement "mes chansons implorent doucement"... telle une berceuse. Mieux, le sommeil au sens barthésien, comme acte même de la confiance, qui fait du Fils unique un film bien-veillant. Et c'est l'essentiel. Car pour le reste: Tokyo, les espoirs déçus, c'est comme pour le temps qui passe, on ne peut rien y faire (sinon faire de son mieux). "La vie est ainsi, c'est comme ça"...

Ozu oji.

Qu'est-ce que la dame a oublié? (1937). J'ai conservé l'ancien titre car le nouveau, La dame, qu'a-t-elle oublié?, peut-être moins relâché au niveau du style, fait trop guindé à mon goût. C'est le dernier film qu'a tourné Ozu avant de partir en Chine (faire la guerre), film peu connu et pourtant délicieux, très hollywoodien dans son genre: la comédie (on pense à Lubitsch mais aussi à Cukor, en moins mordant: cf. les rapports entre les trois femmes qui n'arrêtent pas de s'envoyer des piques)... et déjà si ozuien, formellement parlant. Les objets au premier plan (et ce dès l'ouverture: une vue en mouvement d'un quartier de Tokyo filmé depuis le marchepied d'une voiture, si bas qu'on ne voit finalement que l'aile avant et le phare de la voiture), la profondeur de champ dans les scènes d'intérieurs, les pillow shots, etc... Il n'en reste pas moins que le film fait figure d'exception dans l'œuvre d'Ozu. Non seulement parce que Chishū Ryū n'y apparaît pas (même dans un petit rôle), non seulement parce que les personnages sont tous de milieux aisés, mais surtout parce que, pour la première fois et la seule je crois, le rapport familial, autour duquel s'organise habituellement le récit chez Ozu, ne se situe pas entre parents et enfants, ni même frères et sœurs — Qu'est-ce que la dame a oublié? a été réalisé entre le Fils unique et les Frères et les sœurs Toda —, mais entre un oncle et sa nièce. Situation unique qu'on peut mettre en lien avec celle d'Ozu qui, s'il n'a jamais était père, fut un oncle attentif (il parle d'ailleurs assez souvent de sa nièce dans ses Carnets). Situation probablement réactivée par le fait que le père d'Ozu venait juste de mourir quand le film fut écrit (ce qu'Ozu exorcisera, cinq ans plus tard, lors d'une scène étonnamment violente de Il était un père, cf. supra), favorisant ainsi une sorte de déplacement, de la fonction paternelle à celle de l'oncle (on dit avunculaire), considérée non pas comme substitut mais comme dérivé. La mort du père, et de ce qu'il représente en termes de tradition, voire d'autorité, conférerait au fils un nouveau statut, disons plus responsable, qui, s'il n'est pas père lui-même, s'exprimerait à travers d'autres fonctions, telle celle du grand frère ou de l'oncle, fonctions paternalistes, certes, mais sans le poids de la métaphore paternelle, rendant les relations plus simples, plus égales, plus complices...
Dans Qu'est-ce que la dame... la fonction paternelle est littéralement congédiée. Ainsi la scène où apparaît pour la première fois le professeur Komiya (Tatsuo Saito), l'oncle du film, penché sur son microscope: à l'homme qui s'inquiète (au téléphone) du résultat de son test de fertilité, il répond sans ménagement, sur un ton froid et détaché, qu'il n'aura jamais d'enfants. Exit la fonction de père, les enfants resteront à l'écart tout au long du film, à résoudre entre eux leur problème d'arithmétique (le jeune assistant de Komiya n'est pas plus compétent que les mères) ou à jouer à la "roulette géographique" avec un globe terrestre (jolie scène de complicité avec Setsuko, la nièce du film). Déplacement donc, dans le rapport entre l'oncle, mari manifestement las de sa vie conjugale, et la nièce, jeune fille plein d'entrain, pas encore majeure, mais qui aime fumer, boire et sortir le soir (elle est même en train d'apprendre à conduire). Le premier semble sous la coupe de son épouse, personnage autoritaire, qui le force à aller jouer au golf même quand il n'en a pas envie... La seconde paraît insouciante, désireuse avant tout de profiter de la vie, quitte à bousculer les règles (elle va jusqu'à accompagner son oncle chez les geishas). On y verra un symbole, celui de la jeune femme occidentalisée, plus moderne, plus libre, ce qui est vrai, mais c'est aussi parce que Setsuko incarne un autre aspect du Japon. Elle vient d'Osaka, la ville du Sud, réputée pour son mode de vie "méridional", une ville où les gens apparaissent, comparativement à ceux de Tokyo, plus expansifs, plus chaleureux, plus naturels. Pour Ozu, la jeune fille d'Osaka a même quelque chose d'exotique. Les séquences où elle se promène avec l'oncle ou l'assistant (et à la fin, lorsqu'elle est à la gare avec ce dernier, attendant son train pour Osaka) sont systématiquement accompagnées d'une petite musique de type hawaïenne, évoquant ainsi quelques îles paradisiaques...
Dans le rapport oncle/nièce que développe le film, il y a donc d'abord l'idée de "réenchantement" (pour l'oncle). Il s'établit entre les deux personnages une véritable connivence (savoureuses scènes dans le bureau de l'oncle, situé au premier étage, étage dont on sait la valeur narrative chez Ozu, même s'il n'est pas suspendu comme dans ses derniers films — l'escalier y est visible), avec ce que cela suppose de clins d'œil mais aussi de franc parler, la jeune fille n'hésitant pas à reprocher à l'oncle son manque de fermeté vis-à-vis de sa femme (il n'a pas osé lui dire qu'il avait "séché" sa journée de golf!), allant même jusqu'à le pousser à gifler celle-ci. Sauf que cette gifle, loin d'asseoir la domination de l'homme vient au contraire relancer la machine amoureuse (sublime dernier plan qui voit les lumières des différentes pièces de la maison s'éteindre successivement, excepté une, au fond, où l'on aperçoit l'homme aller et venir, perplexe, avant de se décider à rester, alors que la femme apporte le café, prélude à une probable réconciliation sous le kakebuton). Pour autant, c'est dans l'autre sens que le film prend toute sa dimension, à travers ce que la nièce finit non seulement par apprendre de l'oncle, ce qu'elle n'aurait pas appris de son propre père, à savoir la technique de "l'approche opposée", qui consiste pour un homme à laisser croire à la femme que c'est elle qui contrôle, mais plus encore par comprendre, que ce dont doit toujours témoigner un homme envers une femme c'est le respect. A ce titre l'exercice aura été profitable, la jeune fille, soudainement plus grave (la femme qu'elle est appelée à devenir?), découvrant à la fin en la personne d'Okada, l'assistant venu l'accompagner pour son départ, un homme aussi respectueux qu'amoureux. Et pour le spectateur, l'émotion de retrouver tout Ozu, à l'état brut, dans une comédie d'avant-guerre, avec ce côté brinquebalant qui est celui des premiers parlants; un Ozu mineur, comme on dit Asie mineure, soit sa part la plus occidentale, mais déjà imprégné de cette douceur si particulière qui fait la beauté, morale autant qu'esthétique, de ses films. La fonction de l'oncle, c'est ça finalement: quelque chose de subsidiaire (au sens de ce "qui est en réserve et vient à l'appui"), de moins vertical que ce qui vient du père, se déclinant de façon oblique, en pente douce pourrait-on dire, et d'autant plus facile à intégrer que l'opposition n'y est pas directe. Le secret d'Ozu, du moins un de ses nombreux secrets, se trouve peut-être là.

Supplément: les Sœurs Munakata (1950).

Les monts violets de Kyoto.

Ah! les Sœurs Munakata... tourné entre deux "Setsuko Hara": Printemps tardif et Eté précoce — le film fait la transition entre le "tardif" et le "précoce" —, avec une autre "Setsuko", l'aînée des deux sœurs, jouée par Kinuyo Tanaka, dont le côté "vieux jeu" exaspère la plus jeune — elle incarne le "tardif": elle porte le kimono et, à l'instar du père, aime Kyoto, les mousses du temple Saiho-ji et son camélia —, mariée à un type sans boulot et alcoolo, qui du coup la méprise... et à ses côtés, donc, Mariko, la cadette, jouée par Hideko Takamine (la future muse de Naruse, après avoir été la Shirley Temple du cinéma japonais), présentée comme un "garçon manqué", en fait la jeune fille moderne par excellence, qui porte le tailleur (malgré son gros postérieur, comme lui rappelle Setsuko), fume et boit, même le saké (elle incarne, elle, le "précoce", prolongeant le personnage de la nièce dans Qu'est-ce que la dame a oublié?), qui surtout n'a pas la langue dans sa poche (d'ailleurs elle la tire souvent, la langue), bref, un "numéro" comme on dit (il faut la voir, grimace à l'appui, imiter l'acteur de kabuki), dont le principal souci est de rendre sa grande sœur heureuse (autrement dit, que celle-ci puisse divorcer et se remarier avec son ancien amoureux)... Le père c'est — ô surprise — Chishū Ryū, la zénitude incarnée, pur totem confortant le lien entre les deux sœurs, entre la tradition, qui résiste au temps, et la modernité, appelée, elle, à se démoder. Il y a aussi des chats, plein de chats (en écho à l'écrivain Osaragi dont Ozu adapte ici le roman). La fin est terrible (il pleut des cordes) puis troublante (le beau temps est revenu) et finalement apaisée, en accord avec le violet des monts de Kyoto (qu'on devine, au-delà du noir et blanc). Cette beauté éternelle des choses, et de la nature, qui embrasse tout, jusqu'au mouvement même de la vie, et des passions qui l'anime. Sublime.
PS. Il y a aussi ce passage où Mimura, le mari, plus aigri que jamais, accusant Setsuko de vouloir refaire sa vie avec un autre, anticipe les événements en décidant lui-même de divorcer et, dans la foulée, gifle sa femme à plusieurs reprises. Mariko, scandalisée par ce qui vient de se passer, récupère d'abord un racloir puis une pioche, prête à venger sa sœur. Le plan où elle est là debout, avec sa pioche dans les mains, derrière Setsuko qui, elle, se tient à genoux et prostrée, est sidérant. Déjà parce que, les personnages ainsi positionnés, on a l'impression d'assister à une scène d'exécution, comme dans un chanbara (film de sabre), ce qui évidemment est grotesque. Mais surtout parce qu'au tragique de la situation (l'état pétrifié de Setsuko) est venue se greffer une forme de burlesque, via la réaction de Mariko. Ce plan résume admirablement les deux pôles entre lesquels oscille le film: d'un côté, la vivacité, le grain de folie, la dépense... de l'autre, la quiétude, le devoir, l'effacement... En associant pour la première fois (et la seule hélas) la force comique d'Hideko Takamine et l'intensité dramatique de Kinuyo Tanaka, Ozu tentait une expérience détonante. Le résultat est génial.

février 10, 2024

La ligne d'ombre


Wind Across the Everglades (la Forêt interdite)
de Nicholas Ray (1958).

C’est quoi cette fin? La mort de Burl Ives, mordu par un serpent et, alors qu’il agonise, "regardant" pour la première fois dans le ciel les oiseaux qu’il avait chassés toute sa vie. Fin magnifique mais aussi très troublante lorsqu’on sait que ce n’est pas Nick Ray (qui avait dû abandonner le film pour des raisons, disons... "médicales") mais Budd Schulberg, le scénariste, qui l’a tournée, à la va-vite, après avoir réécrit la scène (au grand dam de Ray d'ailleurs — cf. Bernard Eisenschitz, Roman américain: les vies de Nicholas Ray). Et si le secret de ce finale proprement halluciné — qui voit Christopher Plummer, debout sur son embarcation, poursuivre lentement son chemin à travers les marais (il est censé en sortir, une fois atteint le grand cyprès, mais le film ne le montre pas), laissant son compagnon d’infortune mourir seul au milieu de la mangrove, ainsi qu’il le désirait — et si le secret, donc, résidait justement dans son "absence de mise en scène", laissant les acteurs livrés à eux-mêmes, l’un perdu, l’autre ailleurs, comme si l’effacement de l’auteur parachevait un long processus de décomposition (d’autodestruction?), déjà pressenti dans l'interminable scène de beuverie qui, loin de faire seulement tituber le film, le condamnait à disparaître dans un abîme sans fond... Pour le dire autrement: cette disparition n’est-elle pas la "matérialisation" de ce qu’un film laisse habituellement dans l’ombre, sa part secrète et donc inexpliquée, qui existerait en-deçà du récit, mais qui là, de façon sidérante, se donnerait soudainement à voir, à la manière des romans de Joseph Conrad. Une sorte de lyrisme à l’état brut.

février 07, 2024

Colori


  La Lucertola, Ennio Morricone, extrait de l'album Colori, 1971.

Titre principal de la bande originale de Una lucertola con la pelle di donna (le Venin de la peur), le giallo de Lucio Fulci (1971) — cf. générique — avec Florinda Bolkan, Jean Sorel, Stanley Baker, Anita Strindberg.

février 03, 2024

Je reviendrai


  American Guerrilla in the Philippines de Fritz Lang (1950).

Film mineur (et méconnu) de Lang, considéré comme un de ses plus mauvais sinon le plus mauvais (aux dires mêmes de l'auteur qui n'y voyait là qu'un film alimentaire), mais en fait beaucoup mieux que ce qu'on en dit. L'intérêt se situe à plusieurs niveaux:

— D'abord, c'est de découvrir un bon petit film d'aventure, qui vaut surtout par le Technicolor (jolie palette à dominante vert) et le fait qu'il a été tourné sur place, aux Philippines, ce qui lui confère par moments un aspect documentaire (cf. entre autres la scène de tinikling, une danse locale qu'on exécute au-dessus de deux perches de bambou frappées en rythme l'une contre l'autre), compensant la partie romance du film, l'histoire d'amour longtemps différée entre Tyrone Power et Micheline Presle (orthographiée Prelle au générique!), partie très gnangnan, le sommet étant atteint lorsque les deux amants vivent leur première nuit d'amour, qui est aussi la nuit de Noël, et que Presle se met à chanter "Il est né le divin enfant" dans les bras de Power!

— Puis, c'est de repérer ce qu'il peut y avoir de langien, malgré tout, dans un film à la base très "kingien" (l'équipe technique était celle d'Henry King, jusqu'au réalisateur de seconde équipe). Ainsi, au début, l'exécution du traître en pleine nuit, alors qu'il cherchait à s'enfuir, la scène également où une villageoise, la tête recouverte d'une cagoule en osier, dénonce aux Japonais en les pointant du doigt ceux qui ont aidé les Américains, ou bien encore le finale dans l'église (le panoramique qui découvre les guérilleros cachés, à l'affût, d'un coin à l'autre de l'église, pendant que la messe se poursuit)... mais aussi la part de cruauté qui s'exprime, évidemment, à travers des Japonais sadiques à souhait, mais surtout dans certaines scènes d'exacerbation typiquement langienne, comme celle où Tom Ewell, dissimulé sous un tronc d'arbre, doit rester absolument silencieux alors que des fourmis, de plus en plus nombreuses, recouvrent ses pieds!

— Enfin, c'est d'essayer de concilier le savoir-faire des productions hollywoodiennes (souvent à visée de propagande dans les films de guerre) et le cinéma de Fritz Lang (et sa "hautaine dialectique" comme disait Demonsablon), ce qui dans le cas de Guérillas relève un peu de la gageure, à moins de voir le film sous un autre aspect. "I shall return", la célèbre phrase de Mac Arthur, replié en Australie et promettant de revenir délivrer les Philippines, est inscrite sur les paquets de cigarettes que fument les soldats américains et leurs alliés phillippins. L'objet n'a pas la même fonction que la barre de chocolat Lawson ou la bouteille de Coca-Cola, signes d'une Amérique déjà bien présente économiquement. Là, il s'agit plutôt de revanche. "Je reviendrai" parce que "je" (Mac Arthur) ne saurais rester sur l'humiliation d'une défaite cuisante... En attendant, il faut résister et faire feu de tout bois. C'est l'aspect le plus réjouissant du film, le côté à la fois ingénieux et artisanal. Guérillas célèbre ainsi des soldats contraints de se reconvertir en bricoleurs de génie pour assurer la liaison avec l'état-major américain, espionner la flotte japonaise et préparer, via un gouvernement civil clandestin, la future indépendance du pays. Pièces automobiles, vis, boulons, tringles, ferraille, accumulateur... tout est récupéré. On fabrique de la monnaie avec du papier d'emballage et de l'encre à base de suie et de glycérine, des câbles télégraphiques à l'aide de fil barbelé tendu d'arbre en arbre et de bouteilles utilisées comme isolant, du gasoil à partir d'huile de palme, des fusils avec des bouts de tuyau et de la poudre avec du souffre, du gros sel et de l'antimoine, une station radio avec le moteur d'une raffinerie, le générateur de la salle de cinéma et le circuit électrique de voitures... Si finalement on ne fait pas exactement ce pourquoi on était venu (se battre), on le fait quand même. Fritz Lang non plus n'a pas fait, loin s'en faut, le film qu'il aurait voulu (si tant est qu'il l'ait voulu), mais il a tenu ses engagements, respectant son contrat, sans autre ambition. A ce titre, il est à l'image du personnage de Tyrone Power, voire du général Mac Arthur (du moins au début), ravalant sa fierté, en espérant des jours meilleurs... A Hollywood.