avril 15, 2024

Yama, Ha


Le mal n'existe pas de Ryūsuke Hamaguchi (2023).

Le cinéma d'Hamaguchi, c'est certain, a perdu aujourd'hui de cette sensibilité singulière qui se dégageait des premiers films (Passion, le bien nommé Senses, Asako I & II). Quelque chose tend à disparaître pendant que l'œuvre, elle, non pas gagne en maturité (formule qui ne veut pas dire grand-chose) mais qu'elle se révèle, à travers des films comme Contes du hasard... et Drive My Car, plus ambitieuse, plus accomplie aussi, du moins formellement, d'aucuns diront plus "auteuriste" (ce qui ne veut pas dire grand-chose non plus), évolution qu'on peut trouver dommageable, et pourtant inéluctable car c'est bien souvent par là que passe la "reconnaissance artistique". Le mal n'existe pas (sans majuscule à "mal", s'il vous plaît) n'y déroge pas. On peut même avancer que sur ce registre (celui de la "politique des hauteurs") le film atteint des sommets. Mais bon, il arrive encore à toucher terre (même si ce n'est que de la pointe des pieds) et c'est peut-être là l'essentiel. Reste qu'il y a aussi une autre façon de voir le film, qui n'est pas celle qui s'offre le plus naturellement à nous, spectateurs occidentaux, expliquant que sur ce plan le film, si lumineux et musical soit-il (dans sa mise en scène), nous maintienne à distance, qu'il se révèle même agaçant, parce que trop lourdement signifiant, jusqu'à son finale qui, pour les mêmes raisons, sera jugé sévèrement, voire avec mépris. Le texte qui suit, sans méconnaître les défauts du film, vise à corriger le tir.

Les montagnes bleutées d'Hamaguchi.

Le mal n'existe pas est un beau film assurément, mais pas forcément là où on l'attend. Ça commence sous la forme d'un curieux hommage à la Nouvelle Vague, via le titre, à la typo godardienne — le NOT en rouge au milieu des lettres EVIL DOES EXIST en bleu —, la musique dissonante et son lamento, en écho à Godard là aussi (on sait que le film a pour point de départ une composition d'Eiko Ishibashi), ou encore le long travelling sur des arbres vus en contre-plongée avec le ciel à travers, en fait, une citation des Bonnes Femmes de Chabrol (le finale avant le meurtre, Dieu évoqué par le meurtrier), aux dires mêmes d'Hamaguchi pour qui Chabrol est le grand cinéaste du mal (cf. )... conférant ainsi au titre une dimension leibnizienne: ce mal qui "n'existe pas" simplement parce que sans valeur, relativement au bien; l'idée surtout que si "le mal existe" (vérité énoncée en bleu), c'est lorsqu'on affirme sa non-existence (contre-vérité inscrite en rouge) qu'on le rend en quelque sorte manifeste — le mal en tant que mensonge —, sachant de surcroît que c'est parce que le mal existe qu'il peut y avoir le bien. Mouvement révélateur qu'on retrouvera à la fin, mais différent, plus resserré, avec des arbres moins graciles. C'est que le mouvement est celui qui accompagne la trajectoire d'Hana, la petite fille du film, trajectoire en pointillé, faite de présence et d'absence, d'apparitions et de disparitions, jusqu'à la scène finale, que je ne dévoilerai pas (du moins pour l'instant), mais dont on peut dire qu'elle éclaire (sous forme de plans-idéogrammes, ce qui les rendrait peu accessibles au spectateur occidental?), à travers cette question du mal, ce qu'il en est de l'humain et de son environnement.
Mais où est-il exactement ce mal, "faussement inexistant", qui donne son titre au film? En premier lieu, dans l'esprit néolibéral, issu tout droit de la ville et qui, ici, vient littéralement "polluer" la vie d'un petit village de montagne: le mal que représentent ces promoteurs tokyoïtes et leurs communicants, désireux d'implanter un "glamping" (camping glamour) juste au-dessus du village, au mépris de certaines règles, disons élémentaires (ainsi de l'emplacement de la fosse septique), et, plus généralement, de l'avis de ceux qui habitent les lieux... Oui bien sûr, et c'est ce qui donne au film son aspect de fable écologique, dans la lignée des films de Kelly Reichardt... Mais le résultat, s'il est à la hauteur en termes d'humanité (le "bien" que représente de son côté la communauté villageoise, incarnée par Takumi, le père de la petite fille, qui est aussi le factotum du village, passant son temps à couper du bois ou à puiser de l'eau à la rivière), n'en demeure pas moins très convenu dans son propos (et un brin caricatural, quoique nuancé, même si c'est le principe d'une fable). Comment résister à la bonté désarmante de ces gens du village, si désarmante que les deux émissaires venus en éclaireurs présenter le projet ne peuvent que se rallier à leur cause.
La force du film est évidemment ailleurs. Déjà dans sa mise en scène, à l'esthétisme certes par moments un peu trop appuyé (ah! la beauté de ces paysages enneigés) mais d'une limpidité exemplaire (à l'image de l'eau "qui coule toujours du haut vers le bas", ainsi que le rappelle malicieusement le vieux maire du village); comme dans son découpage, d'une évidence implacable (à l'image des rondins de bois que débite imperturbablement le héros)... clarté et simplicité qui nourrissent le film de l'intérieur, de sorte que tout s'y déroule non pas de façon déterministe mais selon une logique qu'on pourrait qualifier d'hamaguchienne, la logique dans son inscription métaphysique, qui fait que l'histoire d'Hana qui court initialement en arrière-plan (par rapport à celle du glamping), prend progressivement le dessus et finit par envahir tout le film. De sorte encore que la question du mal, posée par le titre et envisagée dans un premier temps sur le seul registre — politique — de l'écologie, se rappelle à nous de manière de plus en plus inquiétante, pour culminer dans la dernière partie, quand la fillette s'est détournée du chemin qu'elle doit emprunter pour rentrer chez elle. Cette ampleur qui gagne le film, en rapport avec le générique du début (l'immensité du ciel, la majesté des arbres), élargit la question du mal à un niveau davantage philosophique, qu'Hamaguchi sait agrémenter de petites touches d'humour (via le personnage de Takahashi, par ses maladresses) pour ne pas plomber un récit qui, vu le sujet, s'en trouve constamment menacé. A la question "d'où vient le mal?", qui n'appelle pas de réponse, le cinéaste préfère celle qui touche à la relativité du mal, que celui-ci relève donc de l'affairisme de promoteurs sans scrupules, de leur ignorance et des erreurs auxquelles elle conduit, mais aussi de la simple faute (pas nécessairement morale mais aux conséquences parfois dramatiques), comme celle de Takahashi, à la fin, lorsqu'il contrevient, dans un réflexe humain mais inapproprié, aux règles qui dans la nature régissent la cohabitation entre l'homme et l'animal, une faute qui d'ailleurs fait suite à une autre faute, le fait que le père avait encore oublié d'aller chercher sa fille à l'école...

Le "milieu humain".

Cela dit, il y a autre chose, que révèle la scène finale, bien qu'indécidable. On ne comprend pas très bien en effet ce qui arrive à la petite Hana mais un drame se produit, que l'on pressentait (un peu trop d'ailleurs) — le film a, du côté d'Hana, la structure d'un conte, qui mêlerait le Petit Chaperon rouge (ici bleu) au Petit Poucet (à travers les indices que parsème Hamaguchi, à la manière de petits cailloux blancs: la présence de chasseurs, la plume d'un faisan, la fumée qui s'échappe du chalet, les cerfs, la blessure, le sang... — sans qu'on puisse pour autant l'anticiper, parce que le mal (comme n'importe quelle catastrophe: exemplairement le tsunami de 2011 pour Hamaguchi) (1), ça se redoute mais ça ne se devance pas: il surgit toujours brutalement, sans crier gare... Suit alors le dernier plan sur les arbres, légèrement modifié par rapport au tout premier, plus ramassé, on l'a vu, laissant penser que cette approche somme toute universelle du mal, eh bien ne le serait peut-être pas tout à fait, qu'il y aurait, sur la question, une approche, disons, plus japonaise; que si, par exemple, la forêt regorge de pins et de mélèzes, comme en Europe, on y trouve aussi le wasabi sauvage, plus spécifique du Japon (une plante qui sert à la cuisine japonaise, notamment pour les nouilles, les udons, ainsi qu'il est utilisé dans le film). L'idée reste à creuser, mais il n'est pas interdit de penser qu'Hamaguchi nous rappelle avec Le mal n'existe pas que l'environnement ne se vit pas que de l'extérieur, qu'il faut, pour que l'homme (ici Takumi, l'homme des bois, vs. Takahashi, l'homme de la ville) soit en harmonie avec son "milieu", que cet environnement (au sens large, qui ne se limite pas à la nature) soit aussi vécu intérieurement. Le philosophe japonais Tetsurō Watsuji a élaboré toute une théorie là-dessus (en réponse à l'Etre et Temps d'Heidegger), c'est le concept de Fūdo, le "milieu humain", auquel m'a fait penser cette vue des arbres dans le dernier plan, des arbres beaucoup plus tortueux que dans le générique du début (peut-être ne le sont-ils pas, mais c'est l'impression que j'ai eue), en tout cas plus tordus que ceux qu'on voit à la fin des Bonnes Femmes (peut-être s'agit-il du même type d'arbres — des aulnes? — mais chez Chabrol ils sont plus droits, plus directionnels), écho pour le coup à ce qu'écrivait Watsuji quand il comparait la forme régulière et symétrique des pins parasols et autres cyprès d'Europe aux formes irrégulières et distordues des arbres au Japon (de ceux des montagnes dans les îles car exposés constamment à la violence des vents)... suggérant que pour le Japonais, et contrairement à l'Européen (méditerranéen), c'est bien l'irrégulier qui est naturel, ce qui veut dire aussi qu'au Japon, pour obtenir des formes régulières, et par là rationnelles, il faut recourir à l'artificiel. Des arguments moyennement convaincants, fruit chez Watsuji d'un long voyage en bateau le long des côtes européennes, mais que je souligne pour introduire la façon dont je vois la fin du film d'Hamaguchi. Parce que l'interprétation qu'on peut en donner se trouve plutôt dans une autre image, celle des "montagnes bleutées" à laquelle recourt Watsuji pour illustrer son concept de Fūdo, mot qu'on traduit également par médiance: la manière pour l'humain d'exister, plus exactement d'ek-sister, c'est-à-dire d'"être-au-dehors de soi" (sur bien des points Watsuji était resté heideggérien), à entendre en termes non plus d'historicité (qui renvoie au temps) mais d'espace, à la fois dans et avec son milieu:

Dans le monde, écrit Watsuji, il y a partout des montagnes bleutées, voilà une expression qui exprime par métaphore une certaine sagesse, indiquant une manière d’exister librement dans le vaste champ de la vie; ce n’est pas un adage qui connote un milieu particulier. Il a fallu cependant, pour qu’une telle expression fût possible, qu’il y ait médialement partout des montagnes bleutées, et que ces médiales montagnes bleutées [en tant que "milieux"] contiennent un sens vécu déjà intérieurement. Autrement dit, que les montagnes bleutées puissent représenter le "pays natal", et que dans un certain sens, les gens puissent y trouver l’apaisement. C’est ainsi également au sens médial que "le fait qu’il y ait partout des montagnes bleutées" est un mode existentiel de l’humain.

Et plus loin: "Dans un milieu où il y a partout des montagnes bleutées [synonyme pour Watsuji, outre la sagesse et l'apaisement, de vie, de douceur, de pureté, de fraîcheur, mais aussi de grandeur et de familiarité...], si rocheuse qu'elle puisse être, une montagne [yama] ne donnera jamais une impression aussi sinistre [que celle qu'a ressenti Watsuji lors de son voyage, à la vue des montagnes "sauvages et pointues" d'Arabie, elles "d'un noir rougeâtre"]. Ici, l'humain bleu-montain découvre clairement l'autre. Pas seulement une montagne physiquement rocheuse: l'humain non bleu-montain. Et par conséquent, un rapport non bleu-montain de l'homme au monde. [...] Ces montagnes... concrètement, ce sont des montagnes horribles, hideuses. Et cette horreur, cette hideur, pour en dire l’essence, ne sont pas un caractère de la nature physique, elles ne sont autres qu’un mode existentiel de l’humain. L’humain existe dans sa relation à la nature, il se voit dans la nature. De même qu’il voit son appétit dans des fruits appétissants, son apaisement dans des montagnes bleutées, dans des montagnes horribles, c’est son horreur qu’il voit. Autrement dit, c’est l’humain non bleu-montain qu’il y découvre."

Il n'est pas question, bien sûr, de prendre tout ça à la lettre, déjà parce que le texte de Watsuji a près d'un siècle et qu'il renvoie à une époque, celle d'un Japon beaucoup plus "fermé" qu'aujourd'hui, où l'autre ne pouvait être que l'étranger lointain. Cent ans plus tard, il n'y a plus besoin de voyager si loin. Deux heures de route séparent Tokyo du village de Takumi et suffisent pour rencontrer l'autre. La question est de savoir qui est l'autre dans le film? Pour nous, spectateurs occidentaux, c'est évidemment Takumi. Pour Hamaguchi aussi, en tant que citadin. Mais il est évident que, à mesure que le film avance, quelque chose se déplace et que l'autre se révèle être autant Takumi pour Takahashi (et à travers lui, Hamaguchi et nous, donc, non par identification pure mais parce qu'on se reconnaît forcément dans le personnage terriblement moderne du communicant)... que Takahashi, et ce qu'il représente, pour Takumi. Pour autant, l'humain "bleu-montain" de Watsuji, c'est bien lui, Takumi (via son "milieu" où le mal n'existe pas), qui découvre en Takahashi — qui porte une doudoune rouge — l'humain "non bleu-montain", l'homme de la ville, sa modernité, sa superficialité, etc. (cf. le dialogue dans la voiture entre Takahashi et sa collègue, inutile d'insister)... C'est que chacun se retrouve être l'autre de l'autre (sans majuscule à "autre", car l'Autre lui non plus n'existe pas). A ce titre, les deux s'opposent — ce sont deux modes d'existence —, mais aucun ne s'impose à l'autre, dans la mesure où, pour qu'il y ait rencontre, au sens dialectique du terme, chacun est nécessaire à l'autre. C'est cela la médiance (selon Watsuji): l'humain à la fois "bleu-montain", sa part individuelle, intérieure, son "pays natal" (le village pour Takumi, la grande ville pour Takahashi), et "non bleu-montain", sa part sociale, extérieure, l'étranger qui fait peur (le glamping pour Takumi, la nature sauvage pour Takahashi). Il y a véritablement rencontre lorsque chacun se voit dans l'autre (et non bien sûr quand Takahashi se met à couper du bois ou que Takumi et lui fument ensemble une cigarette). La rencontre, c'est l'horizon du film, ce vers quoi tend le récit, à travers le personnage d'Hana, pas encore totalement "bleu-montain" (cf. son bonnet rayé qui alterne des bandes bleu ciel et bleu marine), jusqu'au moment où... elle retire son bonnet, et que la rencontre a lieu, la rencontre communiante avec la nature, représentée par le cerf dont elle semble partager la blessure... jusqu'au moment où l'animal, se sentant peut-être menacé, il... bah, ellipse, on n'en sait rien. Et c'est là quand même où le bât blesse, où le film pose problème. Pas dans sa représentation: si la scène nous paraît si "horrible et hideuse" (comme une greffe de J-Horror qui n'aurait pas pris), c'est que nous la voyons avec le même regard effrayé que Takahashi (ce qui est normal, cf. supra); c'est l'humain non bleu-montain qu'on découvre... mais dans la confusion qu'Hamaguchi entretient (volontairement ou non, je ne sais pas) entre la "question du mal" et "la rencontre avec l'autre". De sorte que, sauf à confondre l'autre et le mal, ce que rien n'autorise, on en arrive à ne plus savoir où est le mal ni qui est l'autre dans cette scène. On peut toujours se dire que le mal s'est substitué à l'autre, que la rencontre, espérée, avec l'autre est subitement devenue la rencontre, redoutée, avec le mal... Mieux (ou pire): que le mal était là depuis le début — nous confortant dans l'idée que le "mal n'existe pas" du titre est bien une antiphrase, au sens où tant qu'il n'a pas surgi, il n'existe pas — et s'avançait masqué derrière l'autre. Oui, pourquoi pas... Mais difficile d'y voir la clé du film. D'autant qu'il n'y en a peut-être pas. Ou alors qu'elle se trouve, qui sait, cachée dans les arbres du dernier plan, au milieu de toutes ces branches, orientées tel un mikado dans tous les sens... Bref, inaccessible.

(1) Hamaguchi a co-réalisé avec Kō Sakai une trilogie documentaire sur les victimes du tsunami de 2011 — cf. aussi la dernière partie de Drive My Car qui s'en fait l'écho, un film dans lequel le cinéaste a d'ailleurs transposé la nouvelle de Murakami de Tokyo à... Hiroshima! Le cinéma d'Hamaguchi est hanté par la catastrophe: le Réel en tant qu'impossible, qui comme le "mal", n'existe vraiment qu'au moment où il vous tombe dessus.