mai 21, 2024

Hello Dolly


  Le Deuxième Acte de Quentin Dupieux (2024).

  Le dernier travelling.

C'est quoi ce plan qui prolonge, une fois les lumières éteintes, le Deuxième Acte de Dupieux? outre le fait qu'il s'agit des rails qui ont servi au film:

□ un hommage aux machinistes
□ le travelling le plus long de l'histoire du cinéma
□ "ceci n'est pas un travelling"
□ autre

Le dernier Dupieux n'est pas le meilleur film de tous les temps (c'est sûr), n'est pas le meilleur film du Festival (j'imagine), n'est même pas le meilleur film de Dupieux, il n'empêche que c'est un Dupieux, et un Dupieux, même en demi-teinte, c'est toujours mieux que tous ces films made in France, ultra-formatés, qui polluent nos écrans, attachés qu'ils sont à bien cocher les cases, celles qui touchent aux "grands sujets" de l'époque, des discriminations sexuelles et du mouvement #MeToo (dont Dupieux moque les dérives, sans grande finesse, il est vrai, ce qui fait que si on rit, et on rit beaucoup, c'est d'un rire plutôt gras) au rôle grandissant de l'IA dans la production des films (dont il pointe le grotesque lorsqu'elle régira tout, l'acteur restant, mais pour combien de temps?, le seul "composant" d'origine). On peut ainsi trouver moins stimulante la pente que suit l'auteur de Yannick depuis, disons, Incroyable mais vrai (qui mettait déjà en scène un quatuor) — pente que d'aucuns qualifieront de savonneuse, ceux pour qui l'humour irrévérencieux, à la Mocky, n'a plus droit de cité — peut-être parce qu'en se "familiarisant" au style Dupieux, ce fameux "système D" qui rend ses films si à part dans le milieu — bien que de moins en moins avec le succès —, ne serait-ce que par leur budget, leur mode de tournage et le "savoir-mal-faire" de l'auteur (qui n'est pas donné à tout le monde), on finit par y être moins sensible, ou bien, à l'inverse, par se montrer plus exigeant... mais bon, ça reste stimulant, au sens où, quelle que soit la gêne occasionnée, ici à travers un humour potache qui par moments fait tache, des répliques cinglantes parfois un peu trop calculées (la bonne grosse punchline), le côté "Schnock" (la revue) qu'affiche depuis toujours Dupieux via son goût prononcé, "rétromaniaque", pour les années 80 et ce type de cinéma à la fois d'auteur et populaire qui, dans ce dernier film, évoquerait finalement moins Blier (ou alors le Blier de la Femme de mon pote) que Leconte (le couple Lindon-Quenard dans la seconde partie, on pense à Tandem)... oui, eh bien, en dépit de tout ça, un cinéma qui reste encore stimulant, si on arrive à se détacher de ce que le film offre de trop "frontal", de trop facilement évident (la satire du star-system et d'un certain cinéma, moralement au carré), pour s'aventurer à l'arrière-plan, occupé par le cinquième personnage (l'acteur dans le rôle du figurant, lui-même dans le rôle du serveur), le "vrai héros du film" comme l'annonçait la bande-annonce (petit bijou de drôlerie et d'émotion condensé en une minute quinze, assez génial en tant qu'accroche, trop peut-être car suscitant pour le coup une attente trop forte par rapport au film), en tout cas un cinquième personnage qui... non, je ne vais pas vous ressortir mon couplet sur l'angoisse (l'angoisse du figurant au moment de jouer "sa" scène, clou du film), mais bon... qui creuse le film, insuffisamment à mon sens, parce que survenant un peu tard, mais le creuse quand même, lui conférant un supplément d'âme que la joute entre les quatre acteurs principaux, si brillants soient-ils dans le registre qui leur est imposé, ne peuvent apporter.

C'était le premier point. Il en est un second, qui concerne le dispositif du film, du moins d'une bonne partie, à savoir le travelling, ce travelling qui constitue l'ossature autour de laquelle est construit le film, avec cette particularité, typique du cinéma de Dupieux, qu'autour, bah il n'y a pas grand-chose, une sorte de "rien" revendiqué, qui donne au film cet aspect non pas désossé, mais bien squelettique. Si le titre peut s'entendre comme ce qui vient après, après donc un premier acte (le tournage proprement dit du film, voire Yannick dont le Deuxième Acte serait possiblement la suite, mais aussi l'acte même de jouer pour le figurant, premier acte, douloureux, avant le second que représentera son "passage à l'acte"), on peut également l'entendre comme l'acte du renouveau chez Dupieux, ce qui dans un premier temps passerait par une synthèse de ce qu'est l'art dupieussien, dont je rappelle qu'il ne vise pas à l'abstraction (au sens d'épure) mais l'inverse, dans la mesure où la mise en scène dans ses films ne procède pas par élimination, à partir d'un matériau au départ bien fourni, mais vise à maintenir un état d'origine, un état brut que l'auteur ne cherche pas à affiner, pas plus qu'à embellir, mais à conserver tel quel, moyennant l'entretien nécessaire à toute conservation. De l'art brut (cf. mes précédents textes sur Dupieux), sans la part d'idiotie qui d'ordinaire accompagne ses films, même si elle est toujours là, mais plus à l'affût, prompte à surgir au détour d'une réplique, que s'étalant avec gourmandise comme dans les plus idiots des Dupieux (que j'adore d'ailleurs pour cela), parce que recouverte d'une bonne couche, bien épaisse, de mise en abyme, qui voit le "quatrième mur" non pas brisé, via quelques subtils regards-caméra, mais carrément fracassé, à coups de masse, ces drôles de fric-frac dans le cours du film que constituent les adresses au spectateur, plus intempestives les unes que les autres. Sauf que, si le méta vient donc recouvrir le bêta, c'est encore au-delà — "par-delà le bêta et le méta" — que le travelling dans le Deuxième Acte nous emmène. Où? Déjà aux origines, le travelling au cinéma étant aussi vieux que le cinéma lui-même, et à ce qu'il renvoie, si l'on s'en tient au matériel minimum, suffisant pour un Dupieux (et indépendamment de la technique employée pour que ça fonctionne, infiniment plus complexe aujourd'hui): des rails, un chariot et de quoi enregistrer (une machine qui s'appellerait Dolly — succédant à la machine Dalí —, une autre... "Claude", le preneur de son dont il n'est pas dit qu'il soit un humain, c'est pour ça que Garrel s'indigne à l'idée que Seydoux pourrait coucher avec). Après, qui dit travelling dit évidemment Godard, question de morale, ou plutôt "goguenard", c'est-à-dire Moullet, car Dupieux est quand même plus proche de Moullet que de Godard; soit donc "la morale est affaire de travelling" (et non son contraire), ce qui chez Dupieux devient: "la morale est à faire en travelling", car c'est bien ce que n'arrêtent pas de faire les personnages dans le film quand ils marchent: la morale. Sur ce qu'il faut dire et ne pas dire, faire et ne pas faire, bref ce qui est autorisé et ne l'est pas (même en rêve?)... sur l'état du monde (qui va à sa perte, comme disait... Duras) et le fait, au bout du compte, au bout de ce "très très long travelling sur les rails d'un travelling", que le cinéma, eh bien (ne) "sert à rien"... non pas qu'il est inutile, mais qu'il est au service du "rien" (ce pourquoi il est cool), ce rien qui n'est pas rien (il n'est pas vide), Beckett l'a dit, Lacan aussi, et Devos, encore mieux, pour qui le rien est forcément un "plus", par rapport au "moins que rien", et que si "deux fois rien", ce n'est pas beaucoup, avec "trois fois rien" on peut avoir quelque chose, qui ne coûte pas cher, en l'occurrence un film de Dupieux. Et ça quand même, ça compte.

PS. Je reviendrai prochainement sur Daaaaaalí! et tous ses petits "a".