Vas-tu renoncer? de Pascale Bodet (2021-2024).
Un tempérament.
Dix ans après la Dernière Major où elle accompagnait Serge Bozon dans son projet, Pascale Bodet revient à Beaubourg pour son projet à elle, sa "dernière major" pourrait-on dire, qui lui permet de mettre en lumière son propre cinéma, cinéma des plus singulier où se marient l'esprit Diagonale, exemplairement Vecchiali, mais aussi Biette, en accord avec sa passion des acteurs et l'importance que joue la parole dans ses films (fictions autant que documentaires), et une forme de burlesque (je pense à des films comme Complet 6 pièces et Manutention légère ou encore, bien sûr, Horezon, sa première fiction qui, en matière de burlesque — Oh raison! — ouvrait déjà de sacrés horizons) que, pour ma part, je rattacherais volontiers à un cinéaste comme Mocky (décédé peu de temps avant le tournage, il n'est pas impossible que, consciemment ou non, le film lui rende quelque part hommage), mélange vecchialo-mockyen (auquel la présence de Marianne Basler fait écho), incarné ici par le duo que forment Edouard le peintre (Benjamin Esdraffo) et Charles le poète (Pierre Léon), avatars contemporains de Manet et Baudelaire, dont l'amitié s'est compliquée, chacun se trouvant en proie aux critiques de l'époque, des critiques violentes, vécues de façon détachée, sinon stimulante, par Charles, au contraire d'Edouard qui, lui, totalement abattu, se disant "diffamé", cherche le soutien de son ami (parti un moment à Bruxelles comme en son temps Baudelaire), lequel, en retour, s'agace de ce qu'il considère chez Edouard comme une "faiblesse de caractère" (cf. là un petit résumé de leurs rapports).
Vas-tu renoncer? confronte ainsi, à travers différents lieux de Paris, deux manières d'appréhender la pratique de son art, entre doutes et certitudes, amour-propre et humilité... qu'il faut savoir dépasser, au-delà les critiques et les caricatures, via le personnage pour le moins étrange joué par Serge Bozon, un étranger — d'origine turque? (il se prénomme Gulcan) — qui ne maîtrise pas le français (son parler relève du charabia, malgré quelques progrès sur la fin) et dont le rôle dans le film apparaît multiple, à la fois "double innocent" d'Edouard (lors de leur première rencontre, il lui renvoie son image, tel un miroir, en imitant ses gestes) et messager incertain entre Edouard et Charles dont il porte un moment le masque (c'est lui qui transmet — et "récite" en partie — la fameuse lettre qu'avait écrite Baudelaire, excédé, à Manet), en même temps qu'il incarne, par-delà cette impayable perruque noire dont est affublé l'acteur (plus fort encore que Delon dans le Gang), l'image de l'altérité: pas tant le gitan (quoique, cf. la chanson de Marie Möör qui sert de support au film, tel un script) que le migrant (faisant lien avec Porte sans clef), ou encore, pour rester dans le domaine artistique, l'orientalisme qui régnait à l'époque de Baudelaire et Manet, de sorte que, par rapport à l'Olympia et au scandale que suscita le tableau, réduit ici à une esquisse, il serait l'équivalent "moderne", masculin et... poilu d'Olympia (Edouard l'invite lors d'une séance de pose à être son "Olympio"), improbable "odalisque" (en slip), voire, si l'on se réfère à la tignasse du personnage, au chat noir du tableau, présent également dans l'esquisse (tout comme l'allusion érotique, expliquant que Charles, après avoir coupé le dessin en deux — acte poétique s'il en est, à la manière d'une césure — épingle au mur sa moitié la moins "noble", celle avec le chat près du corps nu de la femme, l'animal comme métaphore sexuelle), autant dire que le personnage, belle invention, "figurerait" la peinture, mieux: l'art en général, en tant que mimésis (le réel qu'on imite, via les gestes, les mots... comme au début) puis catharsis (le réel qu'on recrée, avec ses propres mots, ses propres gestes), le tout intégré à ce comique de situation, typique du cinéma de Pascale Bodet, qui confère à Vas-tu renoncer? une cocasserie de plus en plus émouvante à mesure que le film avance.
Le "renoncement" se situe peut-être là: "briser le langage pour toucher la vie", disait Artaud. Ne serait-ce pas ce à quoi s'attèle le film à travers le personnage de Gulcan, dans la mesure où, si la question posée par le titre ne lui est évidemment pas adressée, il en est toutefois l'agent? La séquence des regards, filmée en très gros plans et qui clôt le film, ne dit pas autre chose. D'abord par une égalité de regards, placés sur la même ligne, qu'il s'agisse de celui, tourmenté (cerné de mauve), de l'artiste, de celui de l'exégète (Marc Barbé) qui, lui, sait parler "art", et de celui qui les regarde tous les deux, les observe, sans forcément comprendre, mais artiste à sa manière (Gulcan rappelle finalement le personnage d'Horezon interprété par Christophe Degoutin), au sens primitif, l'artiste ramené à sa part d'enfance, avec le babil pour langage; l'art dans ce qu'il a d'originel, d'intuitif, appelé à "grandir" mais sans se départir de ce qui fait l'authenticité d'une œuvre, parce que, refusant aussi bien — comme "Barbé d'Aurilleby" — l'objectivité (trompeuse) du naturalisme que les trompe-l'œil (faciles) du romantisme, elle dit vrai; et en cela, indépendante du regard des autres, ce qui ne veut pas dire indifférente, seulement suffisamment à l'écart — position dont témoignent les "pas de côté" du film (voire les "entre-chats", si on reste sur place) — pour que les contraintes (telles les subventions, toujours à quémander) ou les mauvais coups (les moqueries dont l'œuvre est l'objet) soient moins violemment vécus. Si "renoncer c'est abandonner", comme il est dit à la fin du film, à quoi est-il demandé à Edouard de renoncer? Moins à son art qu'à sa manière de le vivre, trop chargée d'émotivité ("les lacunes de son tempérament", pour parler baudelairien: "mais il a un tempérament, c'est l'important"). Reste que c'est aussi le mode de vie de l'artiste que le film interroge, qui a trait ici au dandysme, et auquel Edouard ne saurait renoncer, puisque c'est sa façon d'être au monde, de se protéger des assauts du réel que constituent, par exemple, les réactions critiques lorsqu'elles sont railleuses, méprisantes voire insultantes. Renoncer à s'en indigner, à crier à l'injustice, n'est pas leur donner raison, c'est simplement — au-delà de toute manifestation d'orgueil — resserrer un peu plus la cuirasse, sachant que c'est le temps qui donne raison aux œuvres.
"La main gauche de la nuit" (Marie Möör):
Les yeux d'un gitan quelque part
Une homélie, un au revoir
Une rencontre sur un trottoir
C'est la main gauche de la nuit
La solitude des grands boulevards
Une vie versée dans un regard
Une musique comme un départ
C'est la main gauche qui agit
Une âme surgie de nulle part
Un exercice du hasard
Qui vous donne l'envie de croire
A la main gauche de la nuit
Vois avant qu'il ne soit trop tard
Une embellie, un tendre espoir
Le miracle même de la vie
Et dans la main gauche de la nuit
La faucheuse en reste ébahie
Tant de résistance au mépris
Vois ce qu'endure un cœur meurtri
Par la main gauche de la nuit
C'est le côté irraisonnable
Le nec plus ultra adorable
Que certains se sont interdits
Retiens la main gauche de la nuit
C'est elle qui écrit la fable
Elle qui rejette sur le sable
Les cormorans, les corps maudits
C'est la main gauche de la nuit
C'est elle qui sauve, qui condamne
Quand dans le mauve l'âme se damne
C'est la magie, la féérie
Attrape la main gauche de la nuit
Tu connaîtras le paradis
Vivre la vie quand elle s'écrit
Tu deviendras sauveur de vie
Par la main gauche de la nuit
Dans le souterrain de nos âmes
A chaque lune elle sévit
Viens te réchauffer à la flamme
De la main gauche de la nuit