Rapture de Dominic Megam Sangma (2023).
Laterna magica.
Imaginez une sorte de Village — le film de Shyamalan — qui se passerait non plus au fin fond de la Pennsylvanie à la fin du XIXe s., mais de nos jours dans un petit village du Meghalaya... du quoi? Du Meghalaya, un Etat du Nord-Est de l'Inde (coincé entre l'Assam et le Bangladesh, ce qui ne vous en dira pas davantage) d'où est originaire Dominic Sangma, évoquant à travers ce film ses souvenirs d'enfance. Un film sur la peur, la peur de "ceux qu'on ne voit pas", cachés dans la forêt et qui semblent être la cause des mystérieuses disparitions qui affectent le village. Le personnage central, celui dont le film épouse le point de vue, n'est pas, comme dans le Shyamalan, une jeune femme aveugle, mais un garçonnet — imaginez un "P'tit Quinquin" indien — dont la cécité ne se manifeste que la nuit, justifiant que c'est justement la nuit, quand le noir devient pour tout enfant le terrain de ses peurs les plus profondes, et plus encore quand, plongé dans l'obscurité la plus totale, il "voit" son imagination décupler... que c'est donc la nuit que le réalisateur (qui souffrait du même trouble) sublime son film, via des séquences d'une rare poésie. Ainsi le long plan-séquence du début qui montre les villageois dans la forêt, éclairés par des petites torches (et les lucioles), en train de cueillir les cigales qui viennent de "sortir", après quatre années passées sous terre, ces mêmes cigales que P'tit Quinquin — en fait Kasan dans le film — et sa famille dégustent dans la séquence suivante. Ou encore, la procession de la Vierge Marie (sous forme de statue) à travers le village, son "apparition" annonçant, aux dires du pasteur, quarante jours et quarante nuits de "ténèbres apocalyptiques".
Parce qu'il faut préciser que les gens du Meghalaya sont majoritairement chrétiens, même si le pasteur du film n'a pas, disons, un comportement très catholique, et que ces gens parlent non pas l'hindi ou le bengali mais le garo — un film en garo, une première j'imagine pour tout le monde — la langue des Garo Hills, de ces collines qui donc "ont des yeux", brillant la nuit quand, dans le film, outre la période où ils cueillent des cigales, les hommes partent avec leur lampe de poche à la recherche d'un des leurs subitement disparu... ou quand l'enfant, lors d'une séquence étonnante, rêve qu'il est mort, enfermé dans un des cercueils que fabrique le vieil oncle (ce qui l'interroge: pourquoi il y a toujours quelqu'un qui meurt après qu'un cercueil a été fabriqué?), et transporté dans la montagne par des êtres affublés de masques, écho aux rites animistes (la religion songsarek) qui dans cette région coexistent avec la religion chrétienne...
En contrepoint à cette poésie nocturne: la dure réalité que représentent les disparitions, réalité qui s'exprime, elle, en plein jour, via les réactions de plus en plus violentes que provoquent chez les villageois ces disparitions, lesquelles correspondent en fait à des enlèvements (il est question de trafics d'organes). L'art du film repose sur cette dualité, toute simple, que Dominic Sangma établit et que résume le titre: rapture au sens à la fois de ravissement et d'enlèvement, qui fait communiquer lumière et obscurité, innocence et violence, pseudo-vérités et vraies croyances, les deux s'interpénétrant, à l'image des deux figures religieuses que sont le pasteur au bagout de bonimenteur (au demeurant gros mangeur de jacquier) et le shaman qui, lui, ne dit pas grand-chose (cf. la scène très drôle du coq blanc). A la fluidité poétique des séquences nocturnes, répond ainsi la sècheresse prosaïque des scènes de jour, des scènes qui, certes, confinent parfois à la raideur, mais sans que cela entache la beauté générale du film. En témoigne le dernier plan, magnifique, où l'on découvre pour la première fois l'ensemble du village, vu du ciel, alors que les villageois qui s'en étaient pris au chef de la police locale, accusé de ne rien faire, montent dans la camionnette qui doit les emmener, on devine où... Rapture est une petite merveille. (Le film doit sortir au printemps prochain.)