mars 28, 2024

Revoir Marnie



  Marnie d'Alfred Hitchcock (1964).

  La chasse au renard.

Comment définir Marnie? Chef-d’œuvre testamentaire ou sommet maniériste? Quintessence de l’art hitchcockien ou déjà les prémices du déclin? A revoir le film aujourd’hui, c’est surtout son mouvement qui impressionne. Toute œuvre est attirée par un centre qu’elle n’atteint jamais (Blanchot). Ici le centre — le secret de Marnie — est si fuyant que c’est tout le film qui semble se dérober, tel un puits sans fond, un tableau creusé de l’intérieur. Insaisissable Marnie. D’où vient ce sentiment? Des imperfections du film ou du dévoilement de sa méthode? Faut-il y voir les manifestations du "grand film malade" cher à Truffaut (lire Spoto sur la crise affective traversée par Hitchcock pendant le tournage) ou le principe même du film hitchcockien, celui de la fuite comme pur enjeu esthétique? Un peu des deux, sans doute. Mais encore...
Pour Hitchcock, Marnie est "l’histoire d’un amour fétichiste". Soit. Gros plans de nuque et de jambes, scène de baiser filmée si près que le grain de la peau se confond avec la texture de l’écran. Fétichisme de l’image. Pourtant quelque chose résiste: l’image de Marnie n’est jamais pure. Sauf lors des séquences à cheval, seuls moments véritablement libres du film, elle est toujours contaminée, par une menace extérieure ou la présence de l’homme. Voir le plan des jambes dans la scène qui précède le viol. Marnie est entièrement nue comme le suggère la chemise de nuit tombée à ses pieds. Mais la vision dans le même plan des jambes du mari habillé (en robe de chambre, mules et pyjama!) crée un point de résistance, l’image perd son pouvoir fétichiste. Double mouvement: Marnie attire le regard du spectateur en même temps qu'elle maintient ce dernier à distance, comme si le film portait en lui un conflit violent, irréductible, entre désir et défense. Refrain connu sauf que dans Marnie ça fait symptôme. D’où ces lignes de fuite, ces trouées, toutes ces "défaillances" si controversées de la mise en scène qui loin de traduire une quelconque incohérence du récit ou un mépris du réalisme chez Hitchcock viennent au contraire renforcer l’aspect symptomatique du film.
Les symboles — la kleptomanie, l’ouverture des coffres, l'amour/la mort du cheval, les flashs rouges, les orages... —, toutes ces images qui figurent la problématique sexuelle et les crises phobiques de l’héroïne, s’effacent devant la beauté des scènes. Primauté de la forme sur le fond. Les ressorts de l’intrigue donnent au film son rythme avant de lui donner du sens, équivalents freudiens du fameux macguffin. Le scénario lui-même dénature la portée psychanalytique de l’œuvre. Du roman de Winston Graham, construit comme une cure analytique (avec catharsis finale), il ne reste ici qu’une séance "sauvage" — "You Freud, me Jane!" — esquissée par le mari lors du voyage de noces. Quant à la révélation des causes du trauma à la fin du film (la scène primitive), loin de déclencher l’abréaction attendue elle laisse Marnie totalement anéantie. Sa vie ne sera plus qu’un simulacre de vie, comme l’évoque la toile de fond désormais célèbre: une rue portuaire dont l’horizon est bouché par un paquebot énorme (bonjour la métaphore) — reprise inversée d’un plan nocturne de The Wrong Man, autre film sur l’enfermement.
Derrière le mari frustré, il y a bien sûr Hitchcock en Pygmalion tyrannique et sadique (cf. The Birds, déjà avec Tippi Hedren). C’est la place de l’artiste, celle qui lui permet de façonner son œuvre en matérialisant ses fantasmes. Mais la place de l’artiste, c’est aussi celle de l’héroïne. "Marnie c’est moi" nous dit quelque part Hitchcock. Ubiquité de l’artiste. Ainsi la séquence de la chasse au renard: Hitchcock y est à la fois le chasseur et l’animal chassé. A travers le mari, il est le chasseur traquant Marnie. Faire la cour comme on chasse à courre. Les cuivres de Bernard Herrmann résonnent, c’est le son du cor. Mais au loin, tout au loin, c’est la corne de brume qu’on entend. Retour du refoulé, appel des origines. Et derrière le regard effrayé de Marnie, c’est subitement Hitchcock qui apparaît. Hitchcock, le cockney exilé à Hollywood. Hitchcock, l’homme aux prises avec sa névrose. Hitchcock: un artiste aux abois...

mars 15, 2024

Vraiment


Walk Up de Hong Sang-soo (2022).

래요 ? (prononcez: "creo?"), généralement traduit par "vraiment?", est de toutes les exclamations coréennes la plus fréquente chez Hong Sang-soo. On pourrait croire à un tic de langage mais ça va plus loin, témoignant non pas d'une quelconque incrédulité de la part des personnages, mais du fait que chacun est "vraiment" à l'écoute de l'autre, attentif à ce qu'il lui raconte. Le cinéma de Hong est un cinéma de la rencontre. Et aujourd'hui, il n'y a pas plus belles rencontres, au sens de l'attention portée à l'autre, que dans les films de Hong Sang-soo. Walk Up, le plus beau film sans conteste de ce début d'année, n'y déroge pas.

Si "vraiment?" vaut pour le personnage, il vaut aussi pour le spectateur. Depuis Introduction (2021), Hong Sang-soo est à tous les postes de ses films: réalisation, scénario, montage, photo, musique, production. Et même le son maintenant, avec Walk Up. Vraiment? Oui, vraiment. C'est l'artisanat à l'état pur. Le cinéma fait main, qui fait authentique, ne cherchant surtout pas à "faire cinéma". Une forme d'autarcie, que la pandémie a évidemment conforté mais qui était déjà en germe avant le confinement. Plus encore: dans une œuvre où dominent les jeux de reprise et les variations, les rimes et les échos, l'expression marque pour le spectateur la nuance, la petite pointe d'incongruité qui, se multipliant, va singulariser chaque nouveau film. Ainsi, par exemple, du personnage de Ms. Kim, la propriétaire de l'immeuble (situé dans le quartier de Cheongdam à Séoul), qui tout le long du film porte les mêmes vêtements, au contraire de Byungsoo (Kwon Hae-hyo, l'alter ego de Hong Sang-soo) lors des quatre chapitres qui structurent le film, comme si elle faisait partie du décor, qu'elle incarnait l'immeuble et, pour le héros, tous ces désagréments qui gâchent la vie d'un locataire... Cela dit, elle existe bien Ms. Kim, j'en veux pour preuve qu'elle a mis des chaussons — vous avez déjà vu des fantômes en chaussons? — pour faire visiter l'appartement du deuxième. Détail insolite, il y en a d'autres, comme par exemple le fait que le jeune cuisinier se prénomme Jules, en référence à son écrivain préféré, Jules Verne probablement, sans qu'on sache trop pourquoi, ou alors Jules Renard, pour son talent de portraitiste, ou encore (quitte à délirer) Jules Romains, pour ce qui est des relations avec les autres... en fait peu importe, l'essentiel est que devant un film de Hong le spectateur est régulièrement amené à se dire "vraiment?", quant aux situations narratives mais aussi formelles auxquelles il se trouve confronté.

Sachant de plus que chez Hong Sang-soo:
1) la forme se veut toujours anti-spectaculaire. Ici, pas tant le noir et blanc que le son hypertrophié, comme réglé trop fort, qui fait résonner les verres que l'on entrechoque au moment de trinquer, retentir les digicodes pour pénétrer dans les appartements ou encore, à la fin, ressortir disgracieusement les bruits de bouche que produit Byungsoo quand il mastique son ginseng.
2) le récit se veut toujours anti-narratif. A travers ces drôles d'ellipses qui, dans Walk Up, empêchent chaque histoire de se développer selon les règles du "bon scénario". D'abord l'histoire entre la fille (introvertie) de Byungsoo et Ms. Kim, puis, quelques mois plus tard (on suppose), celle entre Byungsoo et Sunhee, la restauratrice, le film relevant ainsi, ou de simples retrouvailles, ou de nouvelles rencontres, soit les prémices, qui servent d'amorces à une histoire... ou alors de ce qui marque la fin de l'histoire (comme celle avec Sunhee), prélude pour Byungsoo à une probable période de vie solitaire, avant le finale sur la terrasse avec une nouvelle compagne qui se révèle être aussi une mère nourricière pour un homme décrit par sa fille comme étant resté enfant.

Autant d'histoires a priori "secondaires", mais centrales, bien que sans corps (juste la tête et la queue), s'agençant de façon sommaire (tout l'art de Hong Sang-soo est dans le sommaire, au sens de l'abrégé, qui va "à l'os" et d'autant plus directement que ses derniers films, c'est vraiment la peau sur les os, la peau du récit sur l'ossature que représentent ici l'immeuble et ses trois niveaux), intégrées à l'histoire "principale", reléguée, elle, en périphérie, cette histoire qui s'ouvre au présent (Byungsoo arrivant avec sa fille dans sa Mini Cooper) et se termine, toujours au présent (Byungsoo revenant à pied de son rendez-vous avec le producteur), un temps — le présent — pour le coup sans durée (c'est celui de la mélancolie), qui entretemps s'est conjugué au conditionnel, via toutes ces virtualités narratives dont regorge le cinéma d'Hong Sang-soo. Parce que, oui, suite à leur rencontre qui les a vus partager des choses en commun (le fait notamment d'avoir toujours peur), Byungsoo aurait pu vivre avec la restauratrice... que leur vie commune aurait pu souffrir du manque d'argent, lui ne tournant plus de films (c'est "Hong sans-le-sou"), elle, n'ayant plus assez de clients... que cette vie aurait pu se dégrader à l'image de l'appartement où ils habitent, à cause d'une fuite d'eau dans le studio du dessus, un studio où ils auraient pu emménager dans un deuxième temps (si j'ai bien suivi), car moins cher mais devenu lui aussi insalubre, la fuite n'ayant pas été réparée... et que finalement Byungsoo aurait pu vivre seul, qu'il aurait pu même avoir, au plus fort de sa crise existentielle, la révélation de Dieu (une autre rencontre, intérieure celle-là, antidote au sentiment de peur?), lui annonçant qu'il irait sur l'île de Jegu et y tournerait douze films! Tout ça, vraiment? Oui, vraiment. Parce que toutes ces "possibilités", semblables à des rêveries, sont la matière même d'un film en train de se faire. Parce que si les films de Hong Sang-soo sont remplis de ces rencontres que l'on fait et qui remplissent une vie, ils ne sont pas exactement la vie, ou s'ils le sont, c'est en tant que "champ des possibles" (formule un peu trop convenue, mais bon...), incluant à la fois ce dont on rêve (en restant éveillé) et ce à quoi on rêve (en dormant)... toutes ces rencontres qu'on "aurait pu" faire, qu'on fera peut-être. Ou pas.

Reste l'autoportrait qui, dans l'œuvre tardive d'un artiste — et selon ma théorie à laquelle je crois de plus en plus —, prend progressivement le pas sur l'autobiographie (par exemple, chez Hong, la rencontre avec Kim Min-hee ou encore la mort du père). L'autoportrait qui dévoile l'autre côté de l'artiste: le cinéaste, reconnu et admiré, qui en privé serait trop sensible ("féminin" aux dires de sa fille qui curieusement dit aussi de lui qu'il est "rusé comme un renard!" — écho possible, sous la forme d'un clin d'œil, à l'écrivain mystérieux qui serait alors Jules Renard), en tout cas l'artiste vu de l'intérieur: peureux, inquiet, angoissé, tourmenté, sans qu'on sache de quel côté serait le vrai Byungsoo, lui dont les films sont reçus de façons très diverses, nécessitant pour certains une extrême concentration (cf. Ms. Kim), donnant à d'autres l'envie de rire et de boire, jusqu'à se rouler par terre (cf. Sunhee)... L'autoportrait à la manière d'un vieux peintre, ou d'un vieux poète, comme dans De nos jours..., ce type d'artiste dont Byungsoo jalouse la liberté, puisque sans contraintes (financières), qui s'auto-suffit (se contentant, pour le peintre, d'une toile blanche, de quelques pinceaux et de tubes de couleurs), ce qui est le cas aujourd'hui d'Hong Sang-soo, à la différence de son personnage, encore au stade de la plainte, contre les producteurs qui privilégient l'argent à l'art, de la crainte de ne plus pouvoir travailler, justifiant, s'il ne fait plus de films, de snober la rétrospective qu'on lui consacre à l'étranger, cet "étranger" où il n'aurait plus les moyens de se rendre, sinon pour aller au Japon, plus précisément à Fukuoka (situé de l'autre côté, juste en face! — humour hongien)... L'autoportrait, comme portrait sans concessions de l'artiste vieillissant (à la Rembrandt)... l'artiste qui aujourd'hui entendrait moins bien (expliquant qu'il monte le volume du son?), qui aussi verrait moins bien (expliquant le "flou" du film suivant, In Water?), j'extrapole bien sûr. En tous les cas, l'artiste dans son plus bel isolement, l'immeuble blanc tel une "tour d'ivoire", ce que certains pourraient reprocher à Hong Sang-soo. Sauf que le social n'y est pas totalement exclu, au sens où, à travers les contingences de la vie quotidienne (davantage qu'artistique), l'immeuble de Walk Up, où l'on n'aperçoit aucun client, aucun autre locataire, symbolise l'anonymat, auquel l'artiste est progressivement renvoyé, jusqu'à ne plus être, au bout de son parcours en hauteur délesté de toute pesanteur, qu'un "gros bébé" rêveur, plus dépendant que jamais, et dont la vie, devenue des plus banale, se résumerait au physiologique (manger à nouveau de la viande, après l'épisode végétarien... boire à nouveau du soju, après les plaisirs raffinés du bon vin... consommer du ginseng pour ses propriétés toniques et anti-âge), image ironique de ce que pourrait être Hong Sang-soo dans une vingtaine d'années. Et pour en arriver là: surmonter ses peurs comme on monte les étages. Jusqu'au dernier. Mais pour l'heure, c'est encore le temps du cinéma, d'un cinéma le moins communautaire possible (la tour d'ivoire est à prendre dans ce sens: l'artiste isolé de ses habituels techniciens dont il a pris peu à peu la place), le cinéma d'auteur réduit à quelques trucs formels et, surtout, centré sur ce qui en constitue le noyau: la rencontre entre un auteur et ses acteurs/actrices. Avec Walk Up, la rencontre monte encore en gamme. Toujours plus haut, jusqu'au vertige. Et c'est magnifique. Vraiment? Oui, vraiment.

PS. Walk Up forme avec Juste sous vos yeux et La Romancière, le Film et le Heureux Hasard, une sorte de triptyque, marqué par la présence de l'actrice Lee Hye-young, nouvelle venue chez Hong Sang-soo, et celle de Kwon Hae-hyo dans le rôle du réalisateur... Mais ce sont tous les films de cette période (2020-2023) qui en fait communiquent: via les étreintes (Introduction et Juste sous vos yeux), l'île de Jegu, espace de création, potentiel ou réel (Walk Up et In Water), le métier d'architecte d'intérieur (Walk Up et De nos jours...) et bien d'autres éléments encore dont bien sûr la guitare, qui se transmet de mains en mains, de Juste sous vos yeux à De nos jours... en passant par Walk Up. Il en ressort une impression d'étrangeté, comme si un fil mystérieux reliait tous ces films. Walk Up, de par son dispositif (qui enroule le fil sur lui-même, à l'image des escaliers de l'immeuble), densifie un peu plus le tableau, conférant à l'élévation dont est sujet Byungsoo, inversement proportionnel à son déclin psychique et social, un caractère à la fois perturbant (est-ce un rêve?) et terriblement familier (le côté hyperconcret des bruits). Comment dit-on Unheimlich en coréen?

mars 10, 2024

Toutes ces fleurs


   Je veux seulement que vous m'aimiez
  de Rainer Werner Fassbinder (1976).

ERIKA. — Tu sais à quoi tu ressembles? A mon premier chien. 
C'était un schnauzer.
PETER. — Un schnauzer? Tu l'aimais, ton schnauzer?
ERIKA. — Plus que tout au monde.

D’abord un plaisir esthétique, celui de retrouver le 16 mm, le grain de l’image, les focales longues, créant une vraie poétique du flou, à travers notamment tous ces premiers plans de verres et de bouteilles — le père du héros tient une brasserie —, ce qui confère au film un aspect tachiste et miroitant absolument magnifique. Et ce n’est que de la télévision, comme quoi ce n’est pas la peine de dépenser des mille et des cents pour qu'un film soit beau. Ce téléfilm appartient à la période la plus riche de l'œuvre fassbindérienne, de par son esthétisme justement, si l'on compare aux premiers films, mais sans les excès esthétisants de la dernière période. Film éminemment politique, assimilant famille et capitalisme, éminemment œdipien (et donc autobiographique), Je veux seulement que vous m'aimiez emprunte au mélodrame social, ce que je préfère le plus chez Fassbinder. Le film est traversé par un vrai motif, à la fois symbolique et pictural: le bouquet de fleurs que le héros offre invariablement aux quelques femmes qui peuplent sa vie, d'abord sa mère, depuis cette scène primitive quand, enfant, il avait volé des fleurs et qu'en retour elle l'avait battu avec une incroyable férocité, jusqu'à démolir le cintre qui lui servait de cravache; puis sa propre femme, une amie d'enfance (mais aussi la grand-mère de celle-ci, autant de substituts maternels), les fleurs offertes témoignant alors du geste minimal d'amour, prélude à tous les autres, infiniment plus coûteux — robe, bijou, machine à tricoter — amenant le personnage à s'endetter de plus en plus, donc à travailler de plus en plus, jusqu'à l'épuisement, jusqu'au vide (superbes séquences d'errance urbaine), jusqu'au geste fatal: le meurtre du "père"... La fleur donc, comme dans Les Bonnes de Genet (il n'est jusqu'au papier peint de l'appartement qui rappelle le motif floral). Au delà du politique, c'est bien le besoin d'amour (accompagné de sa demande) qui, comme le titre l'indique, est au cœur du film, besoin d'autant plus récurrent que les parents, symbole du capitalisme petit-bourgeois de l'Allemagne d'après-guerre, n'ont aimé leur fils, véritable exploité, que le temps nécessaire à ce qu'il leur construise une maison. Il y a dans le film une scène merveilleuse, celle de la demande en mariage (le film n'est pas construit chronologiquement). On voit l'homme et la femme se promener au milieu d'un chantier sur un sol détrempé et boueux. L'homme offre à la femme son traditionnel bouquet et lui annonce qu'il veut l'épouser. Celle-ci laisse alors tomber les fleurs et enlace l'homme en signe d'acceptation. Mais nulle envolée lyrique. Au contraire, au moment même où, comblée de bonheur elle s'accroche à lui, elle s'enfonce littéralement dans la boue, jusqu'aux chevilles. Tout Fassbinder est dans ce plan. Sublime.

mars 08, 2024

Le porn con



  The House That Jack Built de Lars von Trier (2018).

Il y a le cinéma "pop corn", cinéma de masse, qui constitue le gros de la production, un cinéma qu'on oublie assez vite mais pas désagréable à regarder, surtout quand il nous vient d'Hollywood... Et puis, à l'autre bout de la chaîne, le cinéma porn conporn: qui joue de façon équivoque avec les codes de la pornographie et plus généralement tout ce qui est bassement sexuel et/ou amoral... parfois plus porn que con, ou l'inverse; un cinéma qui n'est pas mineur, loin de là, lui aussi bénéficie de moyens, même s'ils ne sont pas aussi importants, en tous les cas un cinéma dont on parle (festivals, médias...) et qui, comme l'autre, sait faire dans la pompe, un cinéma souvent tape-à-l'œil ou en trompe-l'œil, mais dont la particularité est 1) d'être estampillé "auteur"; 2) de se vouloir "scandaleux", ce qui rend sa vision dérangeante, sinon malaisante, ce qui fait — corollaire 1 — qu'on ne l'oublie pas aussi vite et donc — corollaire 2 — qu'il y a des choses à dire dessus (à la différence des films "pop corn"). Ainsi The House That Jack Buit de Lars von Trier.

Du Lars ou du cochon.

Ça démarre sur les chapeaux de roues, via les deux premiers "incidents", lançant le film sous les meilleurs auspices. C'est filmé comme à l'époque du Dogme et des Idiots, style amateur, et même amateur pas doué, c'est surtout très drôle, ça pourrait être les épisodes d'une série télé, genre "Lars von Trier présente", sur les contingences de la vie (criminelle), faisant du "serial killer", à ce moment du film, moins un monstre qu'un pauvre type, d'abord excédé par sa future victime (une autostoppeuse qui ne cesse de le provoquer), puis, concernant la deuxième (une veuve qui finit par le laisser entrer quand il lui parle d'augmenter sa pension retraite), empêtré dans ses TOC, presque plus horribles que le crime lui-même, au moment d'effacer les traces... vision certes misogyne mais qui passe, par l'insolence du récit, son humour très noir. Un cric ("jack") cassé, un badge qui fait défaut, c'est le personnage lui-même et son rapport au monde, par le biais des objets et des (in)signes. Jack est peut-être un autiste de haut niveau — cherchant à prouver son génie (à un confesseur/contradicteur nommé Verge, qui le guidera par la suite aux enfers, les deux personnages évoquant Dante et Virgile) — d'où cette vision récurrente de Glenn Gould en train de jouer la Partita n°2 de Bach? Il se rêve surtout en "artiste" (de la même manière que von Trier, lui, se rêve en tueur en série), cherchant à élever le crime au rang d'œuvre d'art — on pense à De Quincey (De l'assassinat considéré comme un des beaux-arts). Si Jack est architecte, qui sait lire la musique, il se voudrait aussi ingénieur, capable de donner une forme à la musique. L'art et la technique, comme Gould, les plans de la maison et sa construction, conjuguer les deux, à l'image des crimes que Jack échafaude. Sauf que si la maison, à l'état d'ossature, est régulièrement rasée, faute d'avoir trouvé le bon matériau, le crime, lui, devient de plus en plus élaboré (les éléments sont là — elements of crime), dans sa conception comme dans sa réalisation, des mises en scène que Jack, alias Mr Sophistication, immortalise en photographiant les cadavres dont il a modifié l'expression. Soit, pour lui, la poursuite d'une véritable obsession, celle de la reconnaissance artistique, la célébrité, telle que la chante David Bowie: Fame, l'autre leitmotiv du film.
Et le porn con dans tout ça? Je dirai qu'il est d'abord dans la propension de von Trier à pousser le bouchon toujours plus loin, ce qui rend, à un moment donné, l'aspect provoc de ses films plus que douteux. Dans The House, l'élément de bascule se situe après le 2e incident. Une ellipse, un trou noir... Jack n'est plus le même personnage (son physique a d'ailleurs changé), surtout ses TOC ont disparu, soit l'élément le plus humain du personnage. Parallèlement, le film prend à travers les nouveaux incidents une autre dimension, qui touche à l'abject (exit l'humour noir), proche en cela des films de nazisploitation: le massacre, lors d'une leçon de chasse, d'une mère et ses deux garçons, abattus depuis le poste d'observation, équivalent au mirador d'un camp de concentration... puis le découpage à vif des seins d'une jeune femme, dont un sera réutilisé comme... porte-monnaie!, torture, récupération et recyclage à l'instar de ce que pratiquaient les SS à grande échelle... enfin: comment, lorsqu'on manque de munitions, tuer plusieurs personnes à l'aide d'une seule balle (en l'occurrence "blindée": full metal jacket), écho là encore aux expérimentations nazies. Trois "incidents" (on appréciera l'euphémisme) qui forment à eux trois le summum de la perversion, ce qui n'a plus rien à voir avec la "simple" folie meurtrière qui pouvait gagner n'importe quel nazi ordinaire, et font de Jack une sorte de modèle type, marqué par la mégalomanie et une absence totale de culpabilité, soit l'antithèse de Nymphomaniac... Le problème est qu'entre les deux premiers incidents et les trois suivants, le point de vue de von Trier ne change pas. Le regard qu'il portait sur le premier Jack, disons "pré-nazi", se retrouve dans le second, lorsque, au décours du 5e incident, Jack, devenu l'incarnation même de la barbarie nazie, perd du temps, d'abord à récupérer une vraie balle blindée puis à trouver la bonne distance de tir et qu'au final il ne peut mener à bien son expérience... écho au temps perdu à vérifier l'absence de sang dans le 2e incident. Sauf que là il n'y aura pas d'"intervention divine" (la pluie torrentielle) pour sauver Jack mais celle de la police qui lui tire dessus.
Qu'en déduire? Que The House That Jack Built est moins le portrait d'un serial killer, à l'instar du film de McNaughton, que l'édification d'un SS. J'en veux pour preuve que la dernière construction de Jack, à bien regarder, est celle, là encore, d'un mirador et qu'elle n'est pas détruite. On pourrait arguer que déguiser un serial killer en tortionnaire nazi n'a rien de choquant puisque tous deux ont en commun la perversion, mais le film n'est jamais sur ce registre, purement analogique. Le tueur en série n'est ici qu'un prétexte, c'est dans l'autre sens qu'il faut voir le film: la construction d'un personnage SS (dont on n'oublie pas de nous rappeler l'enfance: le mouvement cadencé des faux, la cruauté envers les animaux...), transposé de nos jours sous la figure du SK, figure éminemment cinéphile, et dont on comprend, à mesure que le film avance, l'attrait qu'elle exerce sur von Trier. Evidemment, tout ça n'apparaît pas au grand jour, c'est enfoui sous cette espèce de monumentalité qui caractérise le cinéma de von Trier et qui ici, par exemple, à travers la représentation de l'Enfer, s'accorde avec les constructions d'Albert Speer, l'architecte du IIIe Reich — cf. encore, toujours dans l'épilogue, la reproduction ultra kitsch de "La Barque de Dante" de Delacroix —, noyé sous un fatras de digressions et autres développements, souvent inutiles, cette logophilie qui chez von Trier lui sert autant à illustrer son propos qu'à relativiser ce qu'il y aurait de moins avouable. Si le rejet finit par l'emporter, c'est bien à cause de cela: son image d'artiste moderne, à la fois constructeur et destructeur, qui ne s'impose aucune limite, cultivant l'exagération en tous genres, en tous sens, même contradictoires, qui font que, selon la formule consacrée, on ne sait jamais si c'est du Lars ou du cochon... De même que l'aspect totalisant de son cinéma, qui à chaque fois semble reprendre en les dépassant la plupart de ses films précédents, obligeant à juger l'œuvre dans son ensemble ("The artwork that Lars built"), pour le meilleur et pour le pire, et non sur ses détails les plus contestables... Et surtout cette façon de tout amalgamer, qui dans The House ne se contente pas de saluer la beauté "terrifiante" du stuka, mais va jusqu'à mettre sur un même plan, au nom de l'art et d'une vision nihiliste du monde (contre quoi le personnage de Verge ne fait manifestement pas le poids), les meurtres sadiques de Jack et l'Holocauste, l'histoire grotesque d'un serial killer et celle d'un génocide qui, on le sait pourtant, relève de l'infigurable. Il y a chez Lars von Trier, derrière les arguties pseudo-humanistes, une réelle fascination pour la figure nazie. Du porn con et du plus beau.

mars 07, 2024

Vous l'avez vu ?




  Night of the Demon (Rendez-vous avec la peur)
  de Jacques Tourneur (1957).

It's in the trees! It's coming!

En Angleterre, on le sait, le fantôme (le ghost) est une "chose" familière. Les Anglais croient aux fantômes — mieux: ils les aiment ("Ménagez nos fantômes, on les aime bien ici", rappelle dès le début un journaliste anglais à Dana Andrews). Les Américains, non, ils n'y croient pas, du moins demandent-ils à voir ("Tous les grands savants viennent du Missouri, c'est là qu'on dit: 'je demande à voir', rétorque un peu plus tard Andrews à ses collègues psychologues, et d'ajouter, avec cette pointe d'ironie typiquement américaine, teintée d'arrogance, que lorsque "on a vu", eh bien... "on regarde une deuxième fois". Pour les monstres, c'est un peu différent. Déjà parce que le mot a un double sens: le monstre, c'est à la fois le monstrum, ce qui est annoncé et tient lieu d'avertissement, et le monstro, ce sur quoi porte l'avertissement et que l'on montre en effet, qu'on désigne, en le pointant du doigt. Dans Night of the Demon, le monstrum, c'est le présage, la prédiction que formule le Pr Karswell à l'encontre du Dr Holden (Dana Andrews) — sa mort le 28 du mois à 22h — si celui-ci n'arrête pas l'enquête qu'il mène sur ses activités, ce culte satanique ("l'Ordre des Vrais Croyants", qui inverse le Bien et le Mal) dont il est le maître; le monstro, c'est le parchemin, où sont inscrits les symboles runiques, qui fait de celui à qui on l'a transmis "l'élu", celui qui a été choisi et qui doit mourir, "sans qu'aucun bras ne le défende" (dixit la paysanne, membre du culte). Et puis il y a le "monstre", au sens moderne, tératologique du terme: l'objet de terreur (et de fascination) qu'on exhibe comme à la foire, ce que le cinéma dit d'horreur (de la RKO à la Hammer) s'est toujours plu à faire, peut-être parce qu'à l'origine le cinéma était un spectacle forain. Un cinéma de la monstration à l'opposé de celui de Tourneur fondé, lui, sur la présence.

On connaît les démêlés du cinéaste avec le producteur du film Hal Chester, omniprésent sur le tournage, à vouloir tout contrôler (Tourneur a dû batailler pour obtenir les moteurs d'avion qui permettent de simuler la tempête que déclenche Karswell), soucieux surtout de rentabiliser au maximum "son" film, en recourant à tout ce qui peut attirer le public, et pour cela, une fois le film terminé, modifier des plans, comme celui où Dana Andrews se bat avec un chat transformé en panthère, pire: rajouter des plans, ainsi les deux moments (au début et à la fin) où l'on voit le démon, apparitions que Tourneur (mais aussi Andrews, le scénariste du film et même le chef décorateur!) avaient toujours refusées. L'auteur de The Leopard Man, fidèle à sa conception du fantastique — qui privilégie l'entre-deux (entre imaginaire et réel), revendique l'incertain (via le travail sur la lumière, toujours sublime quel que soit l'opérateur), de sorte que dans cet espace "crépusculaire", on n'est jamais sûr de ce qu'on a vu —, n'envisageait pour sa part qu'un plan quasi subliminal du démon (quatre photogrammes, pas plus), au moment du finale. A ce titre, la vision d'un Satan gigantesque a évidemment quelque chose d'aberrant. C'est que Chester, en tant que producteur, avait connu un franc succès avec The Beast from 20,000 Fathoms, le film d'Eugène Lourié (qui anticipait Godzilla) et pour lequel, en ce qui concerne l'animation du monstre, on avait fait appel au célèbre Ray Harryhausen, succès que Chester espérait bien connaître à nouveau, en recourant aux mêmes recettes (Harryhausen avait d'ailleurs été contacté mais n'était pas libre), au détriment de l'esprit — tourneurien — du film.
Pour autant, si aberrantes soient ces apparitions (surtout la première), pure hérésie à la limite de la bêtise, elles n'en produisent pas moins leur effet, un effet tel qu'il ne viendrait à l'idée de personne aujourd'hui de les supprimer, même pour ressusciter la version d'origine. Pourquoi? D'abord, il y a l'impact. L'image du démon est définitivement associée au film (l'enlever serait, paradoxalement, amputer le film). Pour certains, c'est même la principale image (entretenue par la publicité) qu'ils gardent du film, et ce d'autant plus qu'ils l'ont découvert très jeunes. Il y a aussi le grotesque, qui tient non pas à la représentation proprement dite du démon — dont les traits, plutôt réussis, empruntent aux représentations du diable dans l'iconographie médiévale —, mais à son animation (non plus de la stop motion, comme pour The Beast, mais avec un acteur à l'intérieur du monstre, comme pour Godzilla), qui le voit se déplacer mécaniquement, visiblement sur un chariot, fruit là encore des économies imposées par Chester, conférant au monstre un côté tellement cheap — on se croirait chez Ulmer — que c'en est presque touchant. Mais l'important n'est pas là. Ce qui rend l'apparition du démon aujourd'hui incontournable, c'est que sa signification a fini par changer.



Reprenons. Dana Andrews est un rationaliste pur et dur, un sceptique, pour qui le paranormal, "disons voyance, prédication, esprits et zombies" ne sont que foutaises, relevant au mieux de l'autosuggestion, soit le savant sûr de lui, qui trouve explication à tout, car se refusant à admettre l'inexplicable, des convictions que le film (via le personnage de Karswell) mais aussi Tourneur (qui croyait au surnaturel) vont s'appliquer à saper, en le soumettant à des phénomènes de plus en plus difficiles à expliquer (les troubles visuels, l'impression d'être suivi) — ce dont se souviendront par la suite des cinéastes comme Shyamalan (The Happening) ou Mitchell (It Follows) —, jusqu'à la fameuse séquence où Andrews se retrouve la nuit dans les bois, en proie cette fois à des phénomènes tangibles: les empreintes, brûlantes, sur le sol (visibles uniquement du spectateur) et "the smoking nebulous form" (comme il est décrit dans le script, initialement intitulé "The Haunted"), le seul aspect que voulait donner Tourneur au monstre, un élément purement atmosphérique (qu'annonçait la scène diurne de la tempête), qui fait chanceler les certitudes du héros, les ébranle même (au point qu'il va en rendre compte à Scotland Yard), mais auquel il continue encore de résister (il est coriace), n'y voyant finalement qu'une nouvelle machination de Karswell... Il faudra la séance d'hypnose, qu'il pratique, sur une des victimes de Karswell, pour qu'il prenne conscience que tout ça est plus sérieux qu'il ne le pense, et que, maintenant que lui ont été révélés le rôle du parchemin et comment s'en débarrasser (parce que ce qu'a dit la victime — hypnose et penthotal étant des outils validés par la science — est forcément la vérité), il va pouvoir échapper à la prédiction (s'il se dépêche quand même un peu).
Pour Tourneur, le but n'était pas de convertir le personnage, de le convaincre que les mondes parallèles existent, ce que les sciences occultes (dont la magie noire) permettent de saisir, mais simplement de le faire douter, ce que traduit la dernière phrase du film: "peut-être vaut-il mieux ne pas savoir", sans qu'on sache si cela veut dire qu'il existe des choses supranaturelles qu'il vaut mieux ne pas approcher, comme le confesse Johanna, la belle Anglaise qui a accompagné le héros tout au long du film, ou que c'est le héros lui-même qui, en refusant de faire le dernier pas (en direction du corps mutilé de Karswell), ne veut pas savoir si de telles choses existent. Et donc, dans le prolongement de ce qu'il affirmait de façon péremptoire au début, à savoir que sur le paranormal "il demandait à voir", et même plutôt deux fois qu'une, maintenant, au bout de son périple, il n'en éprouve plus le désir, ni même la volonté, préférant rester dans le doute. C'est tout le sens du film, que n'a pas compris (ou cherché à comprendre) Chester, se contentant, au nom d'un pragmatisme bien américain, de prendre l'expression "regarder une deuxième fois" au pied de la lettre, non plus à l'adresse du personnage (dont il n'a que faire), mais du spectateur, le seul qui lui importe, en lui offrant deux fois l'image du démon!
On rendra grâce toutefois à Chester de n'avoir pas montré le monstre lors de la scène dans les bois (respectant ainsi ce qu'avait filmé Tourneur), se limitant à le montrer à travers les regards "horrifiés" d'Harrington (le collègue de Holden qui, lui, avait fini par être convaincu de la réalité du démon, telle que l'évoque la voix off du prologue, sur des vues de Stonehenge, prolongeant d'une certaine façon l'épilogue de I Walked with a Zombie) et de Karswell, épouvanté, lui, par ce qui l'attend parce que le sachant trop bien. Dans les deux cas, la peur est suffisamment forte (il s'agit d'effroi) pour favoriser de telles visions, à la différence de la scène dans les bois, où Andrews, certes prend également peur devant la menace, mais n'en garde pas moins son esprit critique. Sauf que le plan où le démon écrase Harrington et celui où il tient Karswell dans ses griffes, contredisent complètement l'idée d'un point de vue "halluciné" des victimes, entérinant au contraire l'hypothèse que ces plans n'avaient d'autre fonction pour Chester que de faire écho à The Beast et Godzilla, et ainsi assurer la promotion du film. (1)

Si Jacques Tourneur avait déjà tourné en Angleterre, en l'occurrence Circle of Danger — l'histoire également d'un Américain venu sur l'île y mener une enquête —, il s'agissait d'un film américain. Night of the Demon est en revanche anglais. C'est un film réalisé par un cinéaste franco-américain, plus américain que français, en tout cas hollywoodien, avec de l'argent américain, un acteur américain (Dana Andrews), mais pour ce qui est du reste de la distribution et de l'équipe technique: 100% britannique (avec accent irlandais — le jeu sur les accents comme sur la tonalité des voix est une constante chez Tourneur —, les deux autres grands rôles, ceux de Johanna et du Pr Karswell, étant tenus par des acteurs irlandais: Peggy Cummins, l'inoubliable Annie Starr de Gun Crazy, et Niall MacGinnis — il est question aussi d'un chant irlandais où l'on parle du diable. Un contexte dont se trouve complètement détaché le personnage joué par Dana Andrews, tel un bloc au milieu d'une île (il exprimera d'ailleurs rapidement son envie de retourner aux Etats-Unis). Tout respire l'Angleterre dans Night of the Demon (2) qui, par bien des côtés, évoque le Hitchcock pré-hollywoodien (The 39 Steps, Young and Innocent...), mais aussi hollywoodien (la demeure de Karswell, avec son grand escalier, rappelle irrésistiblement celle de Sebastian, le nazi joué par Claude Rains dans Notorious), voire, et c'est plus troublant, le Hitchcock tardif des années 60: la scène de la tempête qui voit Johanna se replier en courant avec les enfants apeurés préfigure The Birds. On y trouve surtout cet humour so british (la scène dans l'avion entre Johanna et Holden, la séance de spiritisme...) qui imprégnait déjà Circle of Danger. Pensons également à l'utilisation de sites célèbres (le British Museum, les mégalithes de Stonehenge) comme supports à l'intrigue. Et que dire de la musique, signée Clifton Parker, digne du meilleur Herrmann, dont la partition est d'ailleurs conduite par Muir Mathieson qu'on retrouvera l'année suivante pour Vertigo.
Cette atmosphère "hitchcocko-tourneurienne" tend à déplacer les enjeux du film, en accord avec le renversement (progressif) de position entre Karswell et Holden, le premier ayant finalement plus peur du second que l'inverse, ce qui va le perdre. Si Karswell incarne le Mal, il n'est au bout du compte qu'un pauvre clown, pathétique autant que maléfique. Holden, lui, reste très longtemps un indécrottable scientiste, peut-être même jusqu'à la fin, faisant preuve d'une telle confiance en la science (au point de nier l'évidence quand l'irrationnel s'impose — il y a un vrai déni chez lui) qu'il en vient à faire perdre de sa superbe à Karswell. Quel rapport avec les apparitions du monstre, que Holden n'a pas vu, faute d'avoir suffisamment tremblé? Je dirai ceci: elles traduisent in fine le fait que l'horreur, auquel n'appartient pas le film (Tourneur l'a dit lui-même), s'y greffe malgré tout, comme la main sur la rampe d'escalier, surgissant derrière Holden qui, de fait, ne peut la voir, mais qui de toute façon ne l'aurait pas vue s'il s'était retourné. Dans le contrechamp, que j'imagine le "point de vue" du héros, on ne voit rien en effet. Pas le point de vue qui coïncide avec l'œil de la caméra, puisque Holden se retrouve dans le contrechamp, mais celui qui traduit son regard sur les choses, son "point de croyance" pourrait-on dire, indiscernable puisque, dans son cas, superposable à la réalité. Holden, l'Américain, ne saurait voir ce à quoi il ne croit pas.
Le plan avec la main a souvent été commenté, sans que soit rapporté le fait que cette main est dans l'économie du film une image en plus, la visualisation de ce qui suit Holden, de ce qu'il ressent mais ne peut voir. La preuve en est que, au début du plan, quand Holden s'apprête à descendre l'escalier, une porte, éclairée de l'intérieur, s'ouvre mystérieusement derrière lui, effet "tourneurien" par excellence, alors que la main qui va se poser sur la rampe (deux fois, en haut et en bas, en écho avec le "demande-à-voir plutôt deux fois qu'une" énoncé par Holden) relève d'un autre registre, moins subtil, moins lewtonien, plus proche de l'effet de terreur habituel, celui anglais (hammérien?) de l'époque, justifiant que la matérialisation du monstre soit différente selon que celui qui le "voit" croit ou non à son existence. Si dans la scène dans les bois, Holden, le "non-croyant" ne voit en se retournant qu'un gros nuage de fumée (un de ces "trucs" créés par Karswell, pas plus effrayant, quand il y repense, que la tempête du début), il ne peut en être de même pour les "vrais croyants", confrontés à la même situation. Ce qu'ils voient devait être nécessairement plus violent, plus terrifiant, plus sidérant, mais sans tomber pour autant dans l'accessoire (au sens de: ce qui s'ajoute inutilement), comme ici, avec cette image racoleuse du monstre, décidée par Chester. Ajoutons, pour conclure, que si aujourd'hui une telle image semble plus facilement acceptée, c'est aussi que l'hybridation est devenue la norme. Mélanger de l'horreur à du fantastique, du merveilleux ou simplement de l'étrange, est devenu monnaie courante.

(1) Aux Etats-Unis, le film est sorti dans une version raccourcie (y manque notamment la séquence de la ferme, pourtant décisive) sous le titre Curse of the Demon, en référence à Curse of Frankenstein de Terence Fisher. Qui plus est, il a été présenté en double programme avec... The Revenge of Frankenstein la suite du précédent, toujours de Fisher.

(2) Preuve de cet ancrage britannique, l'inclusion du film au début de la chanson Hounds of Love de Kate Bush (1985). On y entend une voix s'écrier: "It's in the trees! It's coming!" Cette voix — il s'agit d'un sample — les amateurs de Tourneur, comme les fans de la "féline" Kate Bush, la connaissent, c'est celle du Pr Harrington, mort au début du film, qui s'exprime via Mr Meek, le medium, lors de la séance de spiritisme. "It" c'est le démon, qui surgit... à travers les arbres, comme en fera l'expérience peu après Dana Andrews. Cf. aussi le clip vidéo (mais sans la voix introductive cette fois), réalisé par Kate Bush elle-même, vidéo qui s'inspire des 39 Marches d'Hitchcock.

It's in the trees. It's coming

When I was a child, running in the night
Afraid of what might be
Hiding in the dark, hiding in the street
And of what was following me
(Kate Bush, "Hounds of Love")

mars 05, 2024

Birthday


A Scandal in Paris de Douglas Sirk (1946).

L’ouverture est géniale, comme souvent chez Sirk — s’il fallait juger la grandeur d’un cinéaste à la manière dont il ouvre ses films, Sirk serait assurément l’un des plus grands, ce qu'il est de toute façon —, ouverture qui justifie à elle seule l’appréciation élogieuse que portait le cinéaste sur son film. Je ne peux résister au plaisir de la décrire. Cela débute par un mouvement de caméra, qui part des barreaux d’une fenêtre, en haut et à gauche, et descend vers le visage illuminé d’un bébé dans son berceau, pendant qu’en voix off, le narrateur (George Sanders, alias François Eugène Vidocq) explique qu’il est né en prison, issu d’une famille pauvre mais honnête, à vrai dire plus pauvre qu’honnête, ce qui obligeait sa mère, à chaque fois qu’elle attendait un enfant, à voler un pain pour bénéficier d’un abri, en l’occurrence celui de la prison, lorsqu’elle accoucherait. Voilà pourquoi, nous dit le narrateur, alors que se substitue à l’image de la mère et de l’enfant celle de Sanders allongé sur la paille, il retourne depuis si souvent en prison, un besoin chez lui de retrouver sa plus tendre enfance...
Je pense aussi à la tâche d’encre que fait la geôlière/sage-femme sur le registre des naissances lorsqu’elle veut inscrire le nom du père, tâche qui masquera à jamais l’identité du père, engageant le film sur le thème de l’initiation, thème récurrent chez Sirk, moins parce que cette tache décide du sort qui attend désormais le héros, multipliant les noms d’emprunt dont celui de Vidocq (la nomination au sens lacanien), que parce qu’elle fonde toute la morale de l’œuvre sirkienne, ici à travers l'image de "Saint Georges terrassant le dragon", soit la part obscure, sinon monstrueuse, qui est en chacun de nous. Pour Sirk, il ne s’agit pas de s’en libérer — "j’ai toujours su que les hommes n’étaient pas des saints", dit la petite fille à la fin du film — mais d’essayer de la dompter. Encore que chez lui il n’y a pas vraiment de lutte entre le Bien et le Mal. Quand Sanders finit par tuer Akim Tamiroff, l’acolyte devenu trop encombrant, c’est moins la victoire du Bien sur le Mal qu’il faut voir que celle de l’intelligence sur la bêtise, de la culture sur l’ignorance, d’un certain raffinement aussi sur toute forme de vulgarité.

mars 02, 2024

Brindezingue


  The Reluctant Debutante
  (Qu'est-ce que maman comprend à l'amour?)
  de Vincente Minnelli (1958).

Un régal. Minnelli oppose, aux corps guindés, droits comme des piquets, des jeunes Anglais de la haute société — une jeune fille, du même monde mais qui a été élevée en Amérique, est lancée dans les fameux "bals des débutantes" où elle doit affronter les assauts d’un horse guard à la conversation aussi passionnante que celle d'un "poteau indicateur" —, les corps agités, à défaut d’être souples, des parents de l'héroïne (le père, Rex Harrison, toujours un verre à la main, et la belle-mère, Kay Kendall, toujours pendue au téléphone), Rex et Kay couple à la ville, courant à droite et à gauche pour s’assurer que leur fille n’est pas partie avec le batteur de l’orchestre (présenté comme un effroyable tombeur, en fait un parfait gentleman fasciné par les danses africaines) mais incapables, au moment fatidique, de l’en empêcher car stoppés net dans leur élan par le protocolaire "God Save the Queen" (séquence hilarante), traînant à quatre pattes pour mieux écouter aux portes, multipliant jusqu’à l’épuisement les entrées pour ne pas laisser la demoiselle seule avec son prince charmant... Bref, on imaginait une délicieuse comédie sur les mœurs de la society londonienne et on découvre un drôle de ballet complètement brindezingue. Minnelli n’est jamais là où on l’attend.

mars 01, 2024

Trop space ?


  L'Empire de Bruno Dumont (2024).

  De cap et d'opale.

Il n'y a pas à dire, Dumont n'est jamais aussi bon que lorsqu'il rentre chez lui, là haut, tout en haut, dans le Nord-Pas-de-Calais, et qu'il y retrouve l'inspiration (créatrice) de ses premiers films (la Vie de Jésus, L'humanité, la partie "Flandres" de Flandres, Hors Satan), ce qui n'est pas non plus un gage absolu de réussite (cf. les deux mini-séries P'tit Quinquin et Coincoin et les Z'inhumains, ratées mais pas détestables, au contraire du dégoûtant Ma Loute et du castafioresque Jeannette, alors que Jeanne, comme aujourd'hui l'Empire sont, eux, de vraies réussites). A l'autre bout, c'est-à-dire hors du terroir: Twentynine Palms, la partie "supposée irako-afghane" de Flandres, Hadewijch, Camille Claudel 1915, France), où le "style Dumont" ne fonctionne pas, comme si l'éloignement, à le désancrer ainsi de son décor naturel et inspirant, le condamnait à une vision certes toujours "uniciste" du monde, mais à l'intérieur duquel les relations entre son mysticisme et, dans l'ordre (je vais au plus simple): l'état de nature (en Amérique), la guerre sainte (dans le monde arabe), la folie (chez Camille Claudel) et... le journalisme (à la télé), ne soudaient rien ou pas grand-chose, faisant de l'unité une sorte d'entité disjointe et à ce titre peu convaincante.

Avec l'Empire, Dumont retrouve donc son chez soi, non pas Bailleul, sa ville natale, théâtre de ses trois premiers films, mais la Côte d'Opale, du Cap Gris-Nez à la rivière Slack en passant par les villages d'Audresselles et Ambleteuse, terrain de jeu idéal pour le cinéaste (depuis Hors Satan), où peut s'exprimer le plus "complètement" cet aspect pseudo-moniste qui caractérise ses films. Le cinéaste renoue ici avec le genre "picard-esque" appliqué cette fois à la space fantasy, après le thriller horrifique (P'tit Quinquin) et la SF (Coincoin). Vu l'endroit, c'est Dune qui aurait dû être la référence, mais non, c'est Star Wars... Ch'tar wars, al'gar des z'étaules. Encore que, à bien regarder, il y a un peu des deux dans l'Empire, sachant de toute façon les emprunts de Lucas au roman de Herbert: une même galaxie où s'affrontent le Bien et le Mal, un même empire monstrueux et, isolée, une planète couverte de dunes où les habitants vivent en vase clos.

L'empire Dumont.

"Sous vos applaudissements!"
(Jacques Martin au théâtre de l'Empire)

Donc l'Empire. Du space opera (= péplum pour Dumont) au pays des dunes. La beauté immuable des paysages, pour peu qu'on élargisse le champ, qu'on sorte de ces vilaines zones pavillonnaires qui elles-mêmes s'étendent, tentaculaires, à la périphérie des villages, pour peu qu'on prenne encore plus de hauteur, à l'ère de Google Earth, pour observer cette drôle de Terre et ces drôles de Terriens. Avec le ciel, toujours aussi immense chez Dumont, mais ici rempli de vaisseaux spatiaux, petits et grands, dont deux énormes: l'un, vertical, qui a la forme d'une cathédrale, c'est celui du Bien, avec à sa tête une Reine (Camille Cottin) tout en blanc, coiffe médiévale et fraise-galette autour du cou; l'autre, horizontal, qui a la forme d'un château du XVIIe et de ses jardins, c'est celui du Mal, avec à sa tête une sorte de Méphisto bouffonnant (Fabrice Luchini), dans sa combinaison de baron Harkonnen (version clown), bonnet noir et gros nœud pap'... D'un côté, le visage triste de la commisération, de l'autre, un visage faussement joyeux, figé dans un rictus sardonique. Non pas que le Bien (incarné ici par des femmes, comme le Bene Gesserit dans Dune) et le Mal (incarné ici par des hommes, équivalents aux Sith bataillant contre les Jedi dans Star Wars) se valent, mais qu'ils n'existent pas l'un sans l'autre. Et que s'ils finissent par s'annihiler (dans un terrifiant maelström, tel un Big Bang à l'envers... Bang Big — il y a une dimension originaire dans ce finale: à travers la figure du "Margat", alias Freddy, l'Empire peut être vu comme le préquel du premier film de Dumont, la Vie de Jésus), c'est non seulement parce qu'à la fin des fins ils se retrouvent à parts (et à charges) égales, mais surtout parce que, à l'instar de la matière et de l'antimatière, il y aurait du positif et du négatif du côté du Bien et de l'antipositif (donc du négatif) et de l'antinégatif (donc du positif) du côté du Mal. Et ça, cette espèce de manichéisme propre au genre space opera mais ici dédoublé, non pas à l'infini, mais dans le cadre particulier qu'est celui du monde dumontesque, confère à l'Empire une dimension qui dépasse la traditionnelle opposition entre le côté "mystique" de Dumont et son goût prononcé pour le grotesque. Une dimension d'autant plus forte que le "combat" entre le "plus" et le "moins" a lieu sur terrain connu (et non terre inconnue). Sachant que: 1) les combats entre Super Puissants se déroulent toujours, par procuration, sur le terrain des Plus Petits, qui représentent donc l'humanité; 2) la Côte d'Opale est pour Dumont ce lieu idéal (je me répète), sur le plan géographique autant qu'anthropologique, où s'exprime mieux qu'ailleurs sa vision de l'humanité. Si dans l'Empire, ça fonctionne si bien, contrairement à P'tit Quinquin et Coincoin qui pourtant se passaient au même endroit, c'est que, nourri de ses précédentes expériences, qu'on qualifiera de transcendantes, avec Jeanne d'Arc et Péguy, mais cette fois armé de lunettes à "double foyer", lui permettant de voir à la fois de près (ce qui se passe en bas) et de loin (ce qui passe là-haut), Dumont trouve enfin, et la bonne distance, et la bonne hauteur. Certes, l'adhésion aujourd'hui sans réserve (ou presque) à ce type de cinéma qui jusque-là m'exaspérait tient en partie au fait que l'on est passé de la forme série (les deux fois quatre épisodes de cinquante minutes) à un film d'une heure cinquante seulement, mais ce n'est pas sur ce registre, celui de la durée trop longue qui nuirait à l'efficacité du comique, que réside la réussite principale de l'Empire. Il y a la distance, d'accord, qui relègue le "caricatural" à l'arrière-plan, à l'image du commandant de gendarmerie et de son acolyte, ici réduits à la figuration. Il y a le relatif équilibre entre acteurs professionnels et non professionnels, qui permet aux premiers de se fondre (vestimentairement parlant mais aussi en termes de présence) dans le décor des seconds, sans que ceux-ci s'en trouvent affectés. Il y a surtout cette évidence que le système "Star Wars" (à l'instar d'autres sagas intergalactiques) est pleinement adapté au style Dumont pour ce qui est de sa vision du monde. Distance, équilibre, adaptation... autant d'éléments qui font du film le meilleur de son auteur (avec Jeanne, donc) depuis le virage soi-disant à 180 degrés (en fait un rééquilibrage, déjà, dans son œuvre) que représentait P'tit Quinquin il y a dix ans.

L'Empire, dont le titre connote l'idée de totalisant et de totalitaire, c'est vraiment tout le cinéma de Dumont empaqueté dans un film de space opera, genre idoine pour illustrer ce qui court dans sa filmographie depuis le début, à savoir l'interaction entre les contraires (le bien et le mal, le sacré et le profane, la lumière et l'obscur, le surnaturel et le commun, etc... la liste est sans fin). Avec toutefois cette différence, qui n'est pas des moindres, que dans le space opera l'interaction consiste à se faire la guerre entre contraires (opposition radicale), là où chez Dumont les contraires s'attirent. Ainsi, dans l'Empire, deux combattants ennemis: Jony (joué par un gars du cru), un "chevalier noir", et Jane (jouée par une actrice habituée aux rôles de princesse), une guerrière du bien, soit la Bête et la Belle: deux "modèles" (lui, vaguement bressonien, elle, pour le côté photogénique) qui, ayant pris forme humaine, ne peuvent résister à leurs pulsions et donc finissent par s'accoupler: "qui veut faire l'ange fait la bête" (c'est l'aspect pascalien du film). Cette attirance des contraires, on connaît, c'est la coincidentia oppositorum chère à Nicolas de Cues, philosophe du Moyen Age tardif, qui s'est longuement interrogé sur l'infini (comme plus tard mais différemment Bruno et Pascal). Le Cusain et ses continuateurs renvoient à une époque d'avant les Lumières. Dans l'Empire, les vaisseaux ont beau témoigner d'un futur lointain, ils sont figurés par des édifices (une cathédrale de style gothique, un château de style classique) correspondant à une période de l'Histoire où justement la distinction entre lumières et ténèbres, le Bien et le Mal, n'était pas aussi tranchée, créant dans le film une sorte d'intemporalité, où cohabiteraient futur et passé, tout en étant connectés avec le présent (qui est celui des humains). Cette vision du monde est celle de l'Un, non pas au sens primordial (l'indifférencié), mais dans sa conception post-médiévale (et pré-moderne), qui voit dans l'unité des contraires simplement le stade qui précède la dualité (à ne pas confondre avec l'épilogue du film, l'après-maelström: le visage du "Margat", rétroactivement l'œuvre en germe chez Dumont). Les contraires ici se nomment les 1 et les 0, sans qu'on sache exactement à quels Empires ils correspondent (ce qui n'a pas d'importance vu qu'ils s'entremêlent), peut-être faut-il y entendre les "Huns" (symbole alors du mal même si leurs chevaux, des Boulonnais, sont blancs, véritables colosses alliant la fonction de trait — la terre — et l'idée de race pure, simili aryenne) et les "Z'héros" (symbole du bien, même si la cheffe qui manie le sabre-laser porte des dessous et une cape noirs)... Il y a unité au sens où 1 + 0 = 1 (sachant qu'après, comme il est dit plus haut, l'équation s'inversera: 1 = 1 + 0, avec l'arrivée des Lumières et de la modernité, du calcul booléen et du binaire, le numérique à tout bout de champ). Bref, tout ça pour dire que tout se marie admirablement dans ce film, et de façon parfois irrésistible, chaque élément, chaque pièce mélangée de l'échiquier (un Roi, une Reine, des cavaliers et des pions, mais peut-être aussi des tours, de passe-passe, et des fous, en liberté) établissant avec les autres des "rapports", certes de domination, de soumission, et pour finir "sexuels", mais jamais à gros trait (cet aspect parfois très "labour" chez Dumont). Un signe: les ébats sont filmés à des kilomètres... Autre signe: la musique de Bach, toujours très présente dans les films de Dumont, eh bien, j'ai fini par l'oublier, complètement, avant de la retrouver seulement au générique de fin (l'Arioso en mode jazzy), preuve s'il en est de l'attraction exercée sur moi par le film (parce que, hein, pour me faire oublier du Bach)... Même Luchini nous la joue relativement sobre, le frein à main serré, enfin pas trop, son personnage pourtant écrasant, n'écrasant pas celui du héros, incarné, bien que peu incarné, par un amateur. Un nivellement heureux qui fait de ces "relations", pour le coup plus humaines dans le cinéma très biscornu de Dumont, le vrai sujet du film. L'important y est moins les personnages par eux-mêmes que la manière dont ils communiquent, tels des agents de liaison, agents très spéciaux, très space (et sans spice), mais qui ont ce côté touchant qui fait le "bon naturalisme". Et par là, permettent de sur-monter chez Dumont son côté anti-moderne (la communication à l'échelle de l'humain, contre le tout-communicant actuel, inauthentique au possible), cette petite musique, gentiment réac (c'était ça la réserve), qui accompagne le film.