octobre 20, 2024

Tout l'amour...


  Miséricorde d'Alain Guiraudie (2024).

Tout l'amour que j'ai pour toi... (1)

Les vraies richesses.

D'avoir lu Rabalaïre (et ses mille pages) avant de découvrir Miséricorde n'était peut-être pas une bonne idée, du moins pour aborder le film, trop tenté que j'ai été (au début) de vouloir établir des correspondances. Si l'on s'amuse ainsi à reconnaître, outre Jacques (le "rabalaïre", 2) en Jérémie, Rosine, la veuve, en Martine, son fils Eric en Vincent, Gabin en Walter et le curé de Gogueluz en abbé Griseul... on est aussi pas mal décontenancé tant les événements semblent s'enchaîner trop vite. C'est que Rabalaïre est un monument, probablement l'un des plus grands romans (tous genres confondus) de ces dix dernières années. Qui brasse, on l'a dit, tout Guiraudie... où l'on retrouve, entre autres, des films comme le Roi de l'évasion, Rester vertical, Viens je t'emmène et donc Miséricorde. Des films dont Rabalaïre finit pourtant par s'affranchir, via l'énergie de sa langue (dépliée, orale, le livre se lit à voix haute), la puissance de son imaginaire, s'aventurant par instants dans des territoires volontiers "batailliens", pas loin non plus, via sa monstruosité, du Jérôme de Martinet... ce que peut seule la littérature. De sorte qu'il s'avère dérisoire de vouloir comparer ces films à un roman qui, œuvrant sur un autre plan, les dépasse nécessairement. Miséricorde n'y coupe pas. Le film, tout en suivant le même schéma que dans Rabalaïre (pour ce qui est de la partie "Gogueluz", du nom du village devenu ici "Saint-Martial"), raconte à la fois la même chose et autre chose. Déjà parce qu'il y manque la Brigoule, le fameux élixir de... jouissance (distillé à partir de la "dourougne", elle-même tout droit sortie du Roi de l'évasion), mixte improbable d'EPO et de Viagra, permettant au héros d'enchaîner les cols en vélo en même temps qu'il décuple ses besoins sexuels (il bande durant une bonne partie du livre), et surtout lui confère une forme d'hyper-lucidité, prélude à ce vers quoi tend le livre: la fusion post-mortem du héros, du moins de son esprit avec celui du curé, et ce dans le corps de celui-ci, les deux se retrouvant ainsi "rassemblés par l'esprit — saint? — dans un seul corps" (point de départ de Pour les siècles des siècles, la suite de Rabalaïre, le mystique suppléant définitivement le charnel). Rien de tel dans Miséricorde, si l'on pense que la ligne du film se réduit au temps que mettra Jérémie pour rejoindre Martine dans son lit et rapprocher (enfin) son corps du sien (3). Au récit bouillonnant et foisonnant qui caractérise le roman, Guiraudie, redevenu cinéaste, substitue un incroyable travail de découpage — genre "pages arrachées au livre de Rabalaïre" — pour qui connaît donc le roman, à la fois par la maîtrise affichée et par le nouveau regard que le film offre sur cette partie du livre.

En premier lieu, on dira que c'est un film d'automne (4), pas tant pour le héros — plus jeune que dans le roman — que pour Guiraudie himself, trouvant avec Miséricorde l'équilibre longtemps recherché entre exigence formelle et liberté narrative... Peut-être lui était-il nécessaire de passer justement par cette forme d'écriture, qu'on dit "de l'extrême", de même que par la photographie (cf. ses installations avec ces photos prises à l'objectif 50mm pour leur côté "réaliste", correspondant à la vision humaine), deux voies différentes pour atteindre le mixte parfait, où tout est dit/raconté en quelques plans (5). Le résultat est là, qui fait du film une œuvre véritablement "à l'os", qu'il s'agisse de la forme, où l'on voit les personnages (du fils de Martine au couple de gendarmes en passant par le curé) surgir littéralement des plans, comme ex nihilo, ce qui leur confère un côté surnaturel, contrepoint à l'aspect plutôt ex materia du roman... ou du contenu, où le fait de marquer les temps forts du récit, telles des scansions, vient fixer le temps de chaque plan — pensons à celui, répété, du héros la nuit dans sa chambre où se détache l'heure numérique du réveil — dans une temporalité autre, plus exactement: qui leste chaque plan, même le plus banal, d'une gravité inattendue. Mais, et c'est là le génie de Guiraudie, qui affleure sans jamais s'imposer, recouverte qu'elle est (la gravité) par ce voile de légèreté et d'humour qui est propre à l'auteur — qu'il soit cinéaste ou écrivain —, trouvant dans la scène du confessionnal son plus bel exemple (6); cet humour qui permet de faire passer même les scènes les plus "limites" (les scènes de sexe dans le roman, celle notamment avec Gabin ou encore celle avec Lydia), sauf que dans Miséricorde, il n'y en a pas, elles ont disparu. Ce qu'on y découvre finalement, c'est un nouveau Guiraudie, plus proche, dans l'esprit, de ce qui se dégage à la fin de Rabalaïre et se poursuit dans Pour les siècles des siècles. Une réelle chasteté (dans les actes, s'entend, et avec un autre... pas en pensées), incarnée bien sûr par le curé, mais plus encore, comme transcendé par ce simple bonheur qu'éprouve le curé (et pas que lui) à dormir avec quelqu'un sans que rien ne se passe côté sexe (ce qu'évoquait déjà le finale de Viens je t'emmène). Certes, parce que dans Miséricorde il n'y a pas de Brigoule (le curé a bien une eau-de-vie mais on n'en saura pas plus) et que ce n'est pas le pastis de Walter qui pourrait la remplacer. Mais aussi parce que l'envie, autant dire le fantasme, qui règne en maître dans le film, ce que traduit la simple vue d'un sexe en érection (même si ce n'est pas n'importe lequel), eh bien, doit suffire. Je pense ici à l'autre grande scène du film: la mise en scène, échafaudée par le curé, pour faire croire au gendarme qui suspecte Jérémie du meurtre, que celui-ci était bien avec lui (le curé) la nuit du crime, bref qu'ils sont amants... 

Et le titre dans tout cela? Qu'en est-il de cette miséricorde que Pour les siècles des siècles approfondit jusqu'au vertige (le "grand frisson" ainsi que le décrit Guiraudie dans le livre, "qui remonte dans la nuque et va irriguer le cerveau") et qui est de l'ordre de l'amour, dans ce qu'il peut avoir d'absolu. Le film ne va pas jusque-là, évidemment, il reste même largement en-deçà. C'est que, comme le rappelle Catherine Frot (Martine), le curé passe plus de temps à se promener, à cueillir des champignons et surtout provoquer les rencontres... qu'à dire des messes. Mais il est pourtant là cet amour, qui ne se limite pas au seul curé. Guiraudie le décline à travers un ensemble de motifs, circulant aux quatre coins du film que sont la maison de Martine, celle de Walter, le presbytère et la forêt, soit un carré où se manifestent les différentes formes de l'amour: maternel/filial (ou son équivalent entre Martine et Jérémie), fraternel (ou son équivalent avec Vincent, retourné ici en son contraire, la rivalité), d'amitié (ou son équivalent avec Walter), spirituel (comme avec le curé, qui n'est que bonté), autant de formes d'amour que les assauts du désir (qu'il soit exprimé, refoulé ou encore sublimé) viennent perturber, agiter, parfois détruire. Et c'est là que j'ai pensé à Giono (davantage qu'à Pasolini et son Théorème). Pas seulement pour la ruralité, le Sud de la France (même si c'est plus à l'Ouest), ses paysages et ses villages (je passe sur le métier de boulanger)... mais par ce qui s'y joue, qui touche à la sensualité d'une œuvre, mieux: son homosensualité, telle qu'elle se dégage des relations de Jérémie avec les autres: le curé, Walter, voire le gendarme (personnage enclin au voyeurisme, il y en a souvent chez Guiraudie) et donc Vincent, qui dans le passé a été comme un frère pour lui (les parties de Yams): leur relation m'évoque Deux cavaliers de l'orage. Et que dire alors des Grands Chemins, le passage où le narrateur rencontre le curé, le passage surtout où il retrouve l'artiste assassin, passages imprégnés de ce matérialisme mystique qui aujourd'hui prédomine chez Guiraudie. Miséricorde ou "les vraies richesses".

(1) Les premières paroles de la chanson de Dario Moreno auraient pu servir de titre au film, à l'instar de Voici venu le temps (la chanson de L'Île aux enfants) et de Viens je t'emmène (la chanson de France Gall)... même si l'insuccès rencontré par ces deux films n'invitait peut-être pas à renouveler l'expérience.

(2) Rabalaïre: "en occitan, désigne une personne seule qui n'est jamais chez elle, qui aime bien aller chez les gens". Pour ma part, j'y vois aussi un mot-valise, condensant Rabelais (pour l'hénaurme) et Lahire (le valet de cœur, ce que représente le curé pour le héros).

(3) Manquent aussi (parmi d'autres) deux personnages-clés que le film ne pouvait conserver, faute de place: Robert, l'amant perdu (et abandonné) du Lot et sa collection de Ciel & Espace, et surtout l'Enric, le très très très vieux paysan qui habite "là-haut", qui est aussi le découvreur de la Brigoule et qu'on imagine la nuit regardant les étoiles, soit la dimension cosmogonique du roman que matérialisent les scènes hallucinées où des personnages (dont le curé) se masturbent en pleine forêt pour "ensemencer" de leur sperme les dourougnes! Une dimension que Miséricorde ne fait que suggérer à travers quelques plans métonymiques, là des sommets vus de loin (du Mont Aigoual?), là les lumières d'une ville la nuit (Millau?).

(4) La saison des champignons? Pour les cèpes, oui, mais les morilles?

(5) Alain Guiraudie recourt ici au format "cinémascope" (2.35:1), celui de ses longs-métrages visuellement les plus convaincants (le Roi de l'évasion, l'Inconnu du lac, Rester vertical) où se déploie idéalement sa vision "panoramique" des lieux, mais aussi pour ce qu'il apporte d'intimité dans les gros plans et les plans d'intérieurs (on pense au Profils paysans de Depardon).

(6) Pensons encore à la scène, certes plus facile, de l'omelette aux champignons qu'a préparée Martine: ces petits phallus qui ont été cueillis non sans arrière-pensée par le curé à l'endroit où Jérémie a enterré sa victime, expliquant que ce dernier ait du mal à les avaler.

Complément: extraits des Grands Chemins de Jean Giono (1951).

D’ordinaire j’y vois la nuit. Ici, la forêt fait l’obscurité si épaisse que j’ai beau écarquiller les yeux. A un détour, pourtant, où les arbres doivent être plus éclaircis, je vois une étoile en face de moi. Puis, je m’aperçois que ce n’est pas une étoile mais un feu fixe, très haut dans la montagne. J’en découvre deux ou trois autres, à côté du premier, qui brillent moins, étant, je suppose, masqués par des feuillages. A coup sûr, se sont les lumières d’un hameau. Je me rends compte qu’il a fallu que je m’enfonce sacrément bas dans le ravin pour voir des lumières de hameau si haut au-dessus de ma tête.
 Je suis cependant toujours bien sur la route. Une route sait généralement ce qu’elle fait; il n’y a qu’à la suivre...

"C’est pas un peu tard pour être sur les routes, monsieur le Curé? – Vous y êtes bien, vous." Il est culotté; je pourrais être n’importe qui et ce serait facile de lui compliquer l’existence. Il ajoute:
"Les gens d’ici aiment beaucoup mourir la nuit. Si ça leur convient, qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse?"
Il m’explique gentiment qu’il est allé aider une grand-mère. Je lui demande:
"A quoi ?" Il me répond: "A mourir chrétiennement."
On reste parfois baba; c’est le cas, surtout à cause de la nuit silencieuse et parfumée, de nos deux pas accordés, de la petite constellation du hameau que je vois toujours très haut dans la montagne et les feuillages de l’ombre, de la certitude que j’ai, maintenant, de pouvoir bientôt dormir à l’abri."

Rappel: Les Dits de Guiraudie et le résumé de Rabalaïre par Guiraudie.