mai 15, 2024

Scénario(s)


  Film annonce du film qui n'existera jamais: "Drôles de guerres"
de Jean-Luc Godard (2023).

De la façon de faire des films.

"Pourquoi suis-je venu, ce soir, penser devant ces feuilles blanches?" Cette phrase sert d'incipit au roman de Charles Plisnier, Faux passeports, Prix Goncourt en 1937 et qui, lui, sert de base "romanesque" à Film annonce du film qui n'existera jamais: "Drôles de guerres", écho à un autre film de Godard qui en quelque sorte le préfigurait: Vrai faux passeport, sous-titré Fiction documentaire sur des occasions de porter un jugement à propos de la façon de faire des films, film présenté en 2006 lors de l'exposition "Voyage(s) en utopie"... Plisnier donc, auteur oublié et même, pour beaucoup, totalement inconnu, dont Godard nous précise, au milieu du film, qu'il "fut exclu du parti communiste pour déviance trotzkiste" (sic, mais on sait que dans la bouche de Godard le mot "trotskyste" n'est pas facile à prononcer), un roman sous-titré "Souvenirs d'un agitateur", agitateur au sens révolutionnaire du mot (agit-prop), mais aussi au sens premier, anglais, d'agitator: "agent, celui qui agit pour d'autres", Plisnier plaçant en exergue de son roman cette citation de William Gehrardi(e), extraite de Futilité: "Le je de ce livre n'est pas moi". (Sur Gerhardie, que je ne connaissais pas plus que Plisnier, voir sa fiche Wikipedia, en anglais bien sûr.) Et puisqu'on évoque l'anglais, qu'en est-il du titre anglais de "Drôles de guerres": Funny Wars, Phony Wars ou Phoney Wars? Des guerres "pas sérieuses" (ce qui n'existe pas, sauf au cinéma), "bidons" (parce qu'on n'y croit pas) ou plutôt "étranges" (par la façon dont elles se déroulent)? Car oui, "étrange", donc phoney, c'est ainsi que je définirais ce bout de film dont la fin tombe comme un couperet, à raccorder, à la manière d'un accordéon, Godard le suggère lui-même en plaisantant (cf. , la fin du trailer tralalalalère de Film annonce)... à raccorder, disais-je, avec l'autre "scénario" que sera Scénario (au singulier ou au pluriel?), auquel il faut ajouter Exposé du film annonce du film "Scénario"... ce qui, mis bout à bout, tel un parchemin, déplié (mais aussi gratté, corrigé — tippexé — pour réécrire par dessus, à la façon d'un palimpseste), donnerait: "Film annonce du film qui n'existera jamais: Drôles de guerres, suivi de Scénario et d'Exposé du film annonce du film Scénario", un vrai "marabout-de-ficelle", ce qui n'a rien d'étonnant, Godard étant spécialiste du genre, on l'a vu, les fameuses "bribes godardiennes" qui composent ses films fonctionnant par associations d'idées et métaphores, parfois fumeuses, souvent géniales. 

Les "feuilles blanches" de Plisnier, elles sont là chez Godard, sous forme de papier d'impression... Canon (la métaphore, je disais), sur lequel l'artiste, non plus au soir de sa vie mais bien à la veille de sa mort: programmée (pour ce qui est du dernier scénario, "rédigé" juste après Scénario et donc fidèle à l'esprit de Godard qui, certes, se disait "contre le scénario", mais le scénario en tant que pré-figuration d'un film)... bref, cette feuille blanche sur laquelle l'artiste écrit et récrit, souligne et surligne, découpe et recoupe, colle et recolle (comme il l'a toujours fait mais, sur la fin, par le biais du seul papier qu'il tripatouille avec une ardeur qu'on imagine fiévreuse, retrouvant le plaisir de ce que pouvaient produire jadis la moviola et le montage aux ciseaux), tout cet aspect artisanal, bricolé, amateur et ici un peu maladroit, qui rend ces petites œuvres si émouvantes, par leur côté "primitif" (on pense aux premiers trucages au cinéma), où se confondent l'art enfantin et "l'enfance de l'art", de cette enfance qui définit si bien le cinéma de Godard, des "Pieds nickelés" de Pierrot le Fou aux "enfants de la guerre" de l'Enfance de l'art, justement.

Un film finalement moins mélancolique qu'il y paraît, comme empreint d'une sérénité tranquille, pour retrouver ces fantômes "perdus et très aimés" dont parle Plisnier dans son prologue, pour "faire lever ces ombres, vives ou mortes et (...) retrouver leur compagnie", des fantômes qui chez Plisnier ont pour noms, Maurer, Ditka, Iégor, Carlotta, et pour visage (dans le film de Godard), en ce qui concerne ladite Carlotta, celui de Nade Adieu, l'Olga de Notre musique, l'actrice ayant peut-être été choisie à l'époque pour sa ressemblance avec Hanna Arendt jeune, cet autre visage qui dans le film s'affichait aux côtés de celui de Kafka. Notre musique se révèle ainsi "le second texte" de Film annonce..., film condensé et réécrit par-dessus celui de Plisnier... obscurcissant pour le coup celui-ci. Et ce d'autant plus que "Drôles de guerres", confinement et autres choses oblige, ne verra jamais le jour, se réduisant donc au Film annonce. De sorte que de tous les prénoms du roman initialement prévus comme titres de chapitres il ne reste à la fin que celui de Carlotta, le seul prénom faisant alors écho aussi bien à Faux passeports qu'à Vertigo (et indirectement à la Jetée de Marker), sachant que Godard avait peut-être en tête de figurer Carlotta par l'image non seulement de Nade Adieu mais aussi de Sarah Adler, l'autre actrice de Notre musique... autant d'éléments conférant à Film annonce sa troublante opacité. Pensons à ce carton placé à l'entrée du film: "il est difficile de trouver un chat noir dans une chambre obscure, surtout s'il n'est pas là" — vieux proverbe chinois appliqué au cinéma (la camera obscura), Godard nous rappelant non pas qu'il n'est plus là (comment l'oublier), mais que ce que nous regardons en ce moment est une œuvre où l'auteur, dorénavant absent, annonçait sa disparition prochaine (ce qu'annonce le "film annonce" c'est cela en définitive).  L'émotion naît dès lors de ces aphorismes que le film énonce par ailleurs, via l'écriture appliquée de Godard, ronde et scolaire, tranchant avec l'élégance des calligraphies — chinoises elles aussi? —, et tout particulièrement de ces phrases raturées où le temps du verbe, initialement au présent, a été re-conjugué au passé, exemple: "Le bonheur est était une idée neuve en Europe"... ou encore celle, bouleversante, qui voit l'un des plus célèbres aphorismes du cinéaste: "(pas une image juste), juste une image", venu de Vent d'Est et aussi, je crois, Ici et ailleurs, se transformer en un terrifiant "juste une image, un faire part". On n'oubliera pas non plus la plus énigmatique, qui est aussi la plus poétique, celle où il est question, à propos de la caméra, d'"épidiascope quantique". Quant au spectre de Mai 68, détonateur de la période militante de Godard, qui est celle des années 70, des années vidéo, et continuera par la suite de hanter son œuvre, il est ici d'autant plus présent que c'est à travers cette période que Godard se rapproche le plus de Plisnier. La preuve? Le carton, ironiquement légendé "(mais 68)" qu'a choisi le cinéaste pour la couverture de son script de "Drôles de guerres" (vu sur le trailer de Film annonce, cité plus haut).

Et puis il y a ce qui constitue l'affiche (vu deux fois, au début et à la fin du film), cet horrible gribouillis rouge et noir, rouge sur noir, qu'on interprète trop vite comme le rouge de la révolution recouvrant le noir du totalitarisme, mais qui, à bien regarder, se révèle un mélange de rouge et de noir, créant une mixture du coup plus difficile à déchiffrer. Dans un premier temps, on peut y voir la disparition, sous forme d'un effacement grossier, des deux logos qu'étaient JLG (le grand artiste-couturier) et YSL (le grand couturier-producteur, aujourd'hui simplement Saint Laurent), trois lettres autrefois intriquées, comme dans un nœud borroméen, pour signifier la "marque" (Jean-Luc Godard aussi bien qu'Yves Saint Laurent), mais la colère qui se devine derrière le geste rend l'explication peu plausible (d'autant que la signature "jlg" demeure dans le film: cf. les initiales qui ornent, tel un tag, la photo-pochoir de Mai 68). Y voir plutôt un monstre émergeant des ténèbres, assoiffé de sang (on retrouvera, plus loin dans le film, Nosferatu penché au-dessus d'Ellen endormie), image possible de la "peste brune", mais plus généralement de la guerre (d'où Notre musique, un carton viendra, indiquant Notre Guerre, le livre anticolonialiste de Francis Jeanson — contre la guerre d'Algérie, cette guerre qui ne disait pas son nom, une "drôle" de guerre, là aussi —, Jeanson que Godard filmera peu après sa libération de prison, conversant avec Anne Wiazemsky dans la Chinoise). Ce que représenterait l'affiche, c'est ça: le Réel, en l'occurrence celui de la guerre, ce qui ne peut se dire, "ne cesse pas de ne pas s'écrire" disait Lacan, d'où le barbouillage, pour signifier ce qui s'extrait, en termes d'horreur, d'une réalité comme la guerre, qu'elle soit funny, phony, phoney, de conquête (idéologique, nationaliste, ethnique, impérialiste) ou autre...

Mais encore: cette idée de "re-tourner", dont parle Godard à propos de son film (qui donc nous fait penser à Vertigo et à la Jetée): retrouver, à la manière de Plisnier, décrit par Godard comme un "peintre en littérature", un "vrai langage en re-tournant sur les lieux de tournages passés, tout en tenant compte des temps actuels". En se retournant, alors, sur certains de ses films. Se retourner, comme Orphée l'a fait, provoquant la mort d'Eurydice. Et de voir Godard en Eurydice (soit le cinéma — se rappeler Grandeur et décadence d'un petit commerce de cinéma), mais qui là demanderait à Orphée de se retourner. Cela dit, pas tant dans Film annonce... que dans l'annonce suivante, Scénario, moins imprégnée de réel, parce que plus proche du "terme", si j'en crois la bande-annonce (et son "dernier avertissement"), dans laquelle Godard cite cette fois Bande à part via la mort d'Arthur, "sa dernière pensée avant de mourir, consacrée au visage d'Odile", où il est question d'un oiseau fabuleux condamné à voler sans cesse car privé de pattes (c'est ). C'est bien la mort qui est au bout de ces deux scénarios (le dernier et l'ultime), mais une mort qu'on pourrait dire apaisée, de sorte que l'oiseau fabuleux de Bande à part, "revisité" soixante ans après, renverrait (pure hypothèse, n'ayant pas encore vu le film) au calme alcyonien dont parlait Barthes dans son cours sur le Neutre, lorsqu'il évoque le panorama, cette façon à la fois circulaire et rasante d'observer les choses, quand le regard semble se perdre à l'infini et en même temps tout embrasser d'un seul coup d'œil, rappelant le vol de l'alcyon au-dessus de l'eau... rappelant aussi celui de l'oiseau sans pattes, puisque, dixit Godard, "dormant dans les grands vents, plus haut que l'œil peut voir, ce qui fait qu'on ne le voit jamais sauf quand il meurt".

Il s'agissait donc pour Godard de retrouver — via des films qu'il voulait "re-tourner", à la manière, la sienne, d'aujourd'hui, je veux dire, de la même manière qu'il faisait ses films à la fin — toutes ces "drôles de guerres" qu'évoquait déjà Notre musique, ce film qui, après une suite de "tableaux" sans parole ni musique (écho au "silence de mort" que produisent les guerres les plus terribles), ouvre Film annonce, par la grâce de ce moment sublime où apparaît le personnage d'Olga, sur la musique d'Alexander Knaifel, sortant du flou comme on sort d'un brouillard (dissociant le son et l'image, Godard fait précéder l'image, qu'on ne découvrira qu'à la fin ou presque, par la voix: "C'est comme une image, mais qui viendrait de loin...") avant d'y retourner (dans le flou), alors qu'on entend les extraits d'un texte d'Antonia Birnbaum sur Walter Benjamin: "Faire avec peu (les moyens pauvres de la technique)", soit le crédo esthético-politique de Godard à la fin de sa vie: "L'état de notre pauvreté se précise... Le paysage est jonché de fils de fer, le ciel rougi d'explosions... Puisque cette ruine n'a pas épargné la notion même de culture, il faut avoir le courage de la congédier... Il faut "se débrouiller avec peu"... Quand la maison brûle déjà, il est absurde de vouloir sauver les meubles. S'il reste une chance à saisir, c'est celle des vaincus." Qui nous ferait passer ainsi, via Sarajevo, de la guerre en Bosnie à la Première Guerre mondiale (et son champ de ruines sur lequel se désole Benjamin), que réactiverait aujourd'hui la guerre en Ukraine ("Je n'ai pas envie de parler le russe en ce moment, je me méfie de la langue russe", dit un personnage au cours du film), et de revenir à la Seconde Guerre mondiale, à la Résistance, "Lyon, 1943, la Gestapo" (Godard dit de son film qu'il aurait voulu le faire comme Melville avec le Silence de la mer — traduction, car l'entretien est coupé net: quasiment sans moyens, rejoignant ce que dit Birnbaum à propos de Benjamin: "faire avec le peu")... et de là, retour à Sarajevo et toujours Notre musique, parce que dans ce qui aurait été "Drôles de guerres" tout mène et ramène à Sarajevo: "Pourquoi Sarajevo? Parce que la Palestine et parce que j'habite Tel Aviv", dit (redit) Sarah Adler, "je souhaite voir un endroit où une réconciliation semble possible." Et de conclure sur Hannah Arendt, la figure "cachée" du film (avec, plus secrètement encore, Simone Weil, évoquée à travers Le Bleu du ciel de Bataille): "Son ami Sholem disait qu'elle ressemblait à douze synagogues... Du temps de l'Empire ottoman, le petit salon était loué à ce qui ne s'appelait pas encore l'Agence Juive." Fin.

Oui fin, et des plus sèche. Mais on ne saurait, nous, conclure sans parler de ce qui structure Film annonce..., avec ces longues plages de "blancs" (sonores et visuels: la page Canon), encadrant les deux temps "forts", en termes d'intensité, du film: l'entretien avec Godard, expliquant, de sa voix plus tremblotante que jamais, son projet... et ce qui donne au film son incroyable énergie, à savoir Le Quatuor à cordes n°8 de Chostakovitch, plus particulièrement le 2e et le 4e mouvement, interprété par le Borodin Quartet, et interrompu les deux fois brutalement, la première fois d'ailleurs sur "Montage interdit", image tirée des Histoire(s) du cinéma... il y en a d'autres bien sûr, ainsi celle sur la "Trahison" que Godard met en concurrence avec le "Châtiment". Le choix du quatuor, œuvre exceptionnelle s'il en est, n'est évidemment pas fortuit. Parce que, composé après un séjour de Chostakovitch à Dresde, ville que le compositeur découvre encore dévastée quinze ans après le bombardement de 1945, il est dédié "aux victimes de la guerre et du fascisme". Mais plus encore, pour son caractère très personnel, quand on sait que Chostakovitch, qui fut accusé de "trahir" par son formalisme la cause du peuple et que s'il adhéra, très tardivement et sous la pression, au Parti communiste, il vécut ce ralliement forcé comme un "châtiment" (le quatuor a été écrit juste après)... eh bien non seulement il utilise ici, pour ce qui est du motif, ses propres initiales (comme Godard donc, sous forme de blason, dans sa dernière période, à la manière aussi de Bach pour la dernière de ses fugues), mais surtout y cite ses propres œuvres, reprenant certains thèmes, comme s'il s'agissait de son œuvre ultime. Godard ne pouvait qu'y être sensible. De là à dire qu'il a minuté son film pour qu'il dure exactement le même temps que le quatuor, il n'y a pas loin.

à suivre