avril 24, 2024

DumbLand


  DumbLand de David Lynch (2002): "The Doctor".

"Dumbland is a crude, stupid, violent, absurd series.
If it is funny, it is funny because we see the absurdity of it all."
(David Lynch)
Dessinée grossièrement à la souris d'ordinateur, à partir d'un logiciel d'animation tout ce qu'il y a de plus basique, la série DumbLand, "commise" par David Lynch en 2002, entre son premier album BlueBOB et son mini sitcom "Rabbits", témoigne de deux facettes qui m'ont toujours enchanté chez lui: son humour trash, ici absolument dévastateur, et la puissance de ses effets sonores, conférant à l'ensemble un trouble évident (renforcé par l'effet de "bouilli" du graphisme: ces mêmes images qu'on superpose pour que ça tremblote), voire, du fait de son caractère répétitif, un vrai sentiment d'inquiétude (je pense à des épisodes comme The Treadmill, The Doctor — un petit chef-d'œuvre —, My Teeth are Bleeding ou encore Uncle Bob, l'épisode le plus sidérant de la série). DumbLand raconte le quotidien de Randy — c'est ainsi qu'il est nommé sur le site de Lynch —, un gros connard aux sourcils broussailleux dont la bouche, toujours ouverte, n'a que trois dents (deux en haut, une en bas). Il vit dans ce qui ressemble à un pavillon, avec une épouse hurlant en permanence, d'effroi ou de douleur (comme si elle avait un doigt coincé dans la porte), cheveux dressés sur la tête, et un rejeton, lui aussi criard, à l'allure d'alien. Sur fond de banlieue tranquille — on entend les oiseaux chanter — l'homme gueule à tout va, éructe des "fuck" tous les trois mots, doigt d'honneur à l'appui s'il le faut, lâche des pets tonitruants et se révèle bien sûr hyperviolent, avec sa femme comme avec son voisin et tout ce qui passe à proximité (excepté son ami cowboy). De l'art à la fois brut et idiot, j'adore.

Les autres épisodes, tout aussi délirants: The NeighborA Friend VisitsGet the SticksAnts. Sinon, pour ceux qui n'auraient pas trente minutes pour voir ça, il y a sous forme de "pot pourri " un bon aperçu de la série, c'est .

avril 23, 2024

L'ami Steve




  Passe Montagne de Jean-François Stévenin (1978).

  Par monts et par vaux.

Jean-François Stévenin était un homme du Jura. Ses films, trois seulement en l'espace de 25 ans — Passe Montagne (1978), Double Messieurs (1986), Mischka (2002), rien pendant les 20 qui ont suivi — en portent la trace. Où se mêlent attachement au pays et goût de l'aventure, massivité des corps et vagabondage des idées. C'est un cinéma qu'on pourrait qualifier de géologique, à la fois profondément ancré — l'œuvre semble faite de multiples strates, à l'image du sol jurassien (assise identitaire, sédiments biographiques, dépôts cinéphiles, etc.) — et comme soumis à d'étranges déformations: des plissements, des collisions, qui voient les films se disloquer en petits blocs narratifs, morceaux d'histoires butant les uns contre les autres ou, au contraire, creusant des entailles — combes, cluses et autres reculées — dans l'agencement du récit. Si les films de Stévenin ne se réduisent pas à leur seule géographie, force est de reconnaître le rôle primordial que celle-ci y joue. N'est-ce pas là d'ailleurs, dans ces paysages accidentés de plaines et de rivières, de plateaux et de canyons, que trouve son origine l'amour viscéral de Stévenin pour le western? On peut toujours convoquer Ford, De Toth, Mann ou encore Hellman, c'est bien, en premier lieu, dans cette géographie primitive qu'il faut chercher les motifs westerniens de son œuvre.

Reste qu'on ne saurait pousser trop loin l'analogie entre le cinéma de Stévenin et le western. D'abord, on l'a dit, parce que ce serait limiter l'œuvre à sa dimension géographique, n'y voir qu'une inscription de l'homme dans son milieu naturel, si grandiose soit-il, jusqu'à célébrer l'espèce de communion qui peut exister entre les deux. Ensuite, parce que le territoire chez Stévenin n'a pas la même fonction que dans le western. L'espace y est moins à conquérir, à travers le thème de la frontière, qu'à redécouvrir, moins à défricher qu'à déchiffrer. Les personnages de Stévenin ne sont pas des pionniers. Pour eux, l'histoire n'est pas à écrire, elle est en marche depuis longtemps. A ce titre, ils font davantage figure d'héritiers. Mais de quoi ont-ils hérité? C'est la question que pose Stévenin dans ses films. Le désir d'enfance, si prégnant chez lui, se double d'un autre désir, indissociable: le désir d'en France. Dans Passe Montagne, son premier film qui est aussi son plus autobiographique, l'aventure est tout autant celle de l'enfance que celle du pays (pour l'anecdote, on rappellera que Stévenin est né à Lons-le-Saunier, patrie à la fois de La vache qui rit, le célèbre fromage pour culottes courtes, et de Rouget de Lisle, l'auteur de La Marseillaise, en même temps que haut lieu de la Résistance, comme aimait à le souligner Stévenin lui-même). Si le film a tout du voyage initiatique — on part en brodequins à la recherche d'une mystérieuse combe perdue dans la montagne —, il prend surtout pour le réalisateur l'allure d'un retour aux origines. Moins les siennes d'ailleurs, simplement esquissées, que celles de sa région, espace déserté (par les femmes notamment), mais où persiste encore, non perverti par l'idéologie moderniste, tout ce qui fait la richesse de l'humain: l'authenticité des relations, même si elles se révèlent des plus frustes, le sens de la convivialité, même si elle se résume à boire des coups ou à se mitonner de bons petits plats, une certaine innocence aussi. Ce qui aurait pu n'être qu'un périple lourdement chargé sur le plan symbolique ou, à l'inverse, un document purement ethnographique sur la vie des bûcherons dans le Jura, devient chez Stévenin, par la grâce d'une mise en scène constamment inventive, faite de rencontres inattendues et de dérapages contrôlés, une incroyable plongée dans la France profonde. L'héritage est bien là. Car la France profonde, finalement, est en chacun de nous, plus ou moins enfouie, inscription un peu honteuse par son côté caricatural — on la raille volontiers chez l'autre —, et dont on ne prend bizarrement conscience que lorsqu'on s'éloigne du pays. "C'est en roulant pendant huit jours dans le Nevada, c'est en Amérique que je me suis senti français", répondait en 1981 Jean-François Stévenin à un questionnaire des Cahiers du cinéma sur le cinéma français. "C'est là, disait-il, que j'ai compris que j'étais presque franchouillard, alors qu'on m'appelle Steve, que j'ai toujours été avec des blue-jeans, des bottes, des ceinturons, que j'étais une sorte d'enfant d'Amérique mal né en France et qui heureusement, grâce au cinéma, avait retrouvé sa patrie américaine" (Cahiers du cinéma n°325). Et c'est vrai que dans ses films l'aspect franchouillard ne se manifeste pleinement que si les personnages sortent de leur environnement quotidien. Pas besoin d'aller jusqu'en Amérique, mais à chaque fois la nécessité de s'extraire du cadre, par le biais d'une longue escapade, où le réalisme des figures (la France des villages, des beaufs, des autoroutes et des campings) côtoie des moments de pure poésie: la marche dans la forêt dans Passe Montagne, le voyage de nuit en ambulance dans Double Messieurs, l'apparition de Johnny Hallyday — véritable épiphanie — dans Mischka.

C'est tout le sens chez Stévenin de son double statut de cinéaste et de comédien. La France y est vue à la fois de l'extérieur — c'est le regard "américain" de Stévenin, filmant son pays comme un espace illimité, ouvert à tous les possibles — et de l'intérieur, tel un réservoir d'énergies, le plus souvent contradictoires, typiquement français, ce que synthétisent à merveille le corps de l'acteur et sa gestuelle (il n'était pas karatéka pour rien), compromis idéal entre, d'un côté, la douce compacité d'un Villeret ou d'un Roussillon, et de l'autre, l'agitation furieuse d'un Afonso, sorte de Bébel déjanté, toujours en surrégime. Cette dualité dans la manière de regarder la France, mélange de contemplation (ainsi le mont Aiguille dans Double Messieurs) et de désordre joyeux, qui fait déborder les plans, permet au cinéaste d'échapper aux pièges qui guettent habituellement la comédie naturaliste (point de vue condescendant, portraits brossés à gros traits, etc.). En cela, il est plutôt proche des "poéthnologues" du cinéma français, de Rouch à Guiraudie, en passant par Rozier. Mais il s'en distingue aussi par le conformisme de ses goûts, j'entends de ses goûts non cinéphiles, communs à beaucoup de Français (Johnny Hallyday, présent dans Mischka, était déjà évoqué dans Double Messieurs), ce qui finalement l'identifie à ses personnages. Les films de Stévenin apparaissent ainsi peuplés de drôles de zèbres, que l'auteur propulse sur les routes de France (la carte routière est un motif récurrent dans son œuvre) pour que s'exprime, au-delà du pittoresque (ruralité, excentricité, marginalité...) qui les accompagne et leur confère, par endroits, un petit côté célinien, le caractère universel de leurs aventures (les relations entre hommes dans Passe Montagne, la rencontre avec la femme dans Double Messieurs, la recomposition d'une famille dans Mischka). Une manière en définitive de faire voler en éclats, via les déflagrations du récit, toute une imagerie de la France profonde. C'est la grande force du cinéma de Stévenin. La France profonde n'y est pas que révélée, elle sert aussi de révélateur. Non seulement Stévenin nous invite à découvrir, par l'acuité de son regard, la France dans ce qu'elle a de plus profond, de plus profondément humain, à travers entre autres l'esprit hâbleur, râleur, gouailleur, qu'il y fait régner, mais il réussit également, par sa façon minutieuse d'assembler tous ces petits rouages qui assurent le bon fonctionnement du récit (il y a de l'horloger comtois chez lui), à recréer une France dans laquelle tout le monde peut, à un moment donné, se reconnaître. Car la France de Stévenin n'est pas que traversée en zigzag ou en diagonale, à l'instar du fou sur son échiquier, elle est surtout inventée, au sens où, selon Julien Green, c'est par l'invention (cf. le travail sur le son), et non par l'observation et le souvenir qui ne font que la nourrir, que l'œuvre s'apparente à la vie. Etant entendu aussi que les personnages, au départ très stéréotypés, finissent toujours par acquérir, au fil de leurs pérégrinations, une épaisseur romanesque. Mischka est sur ce point exemplaire. Les quatre "routards" du film se révèlent, au bout du compte, très différents de l'image qu'ils offraient initialement. Le vieux Mischka n'est pas si impotent que cela. Et derrière l'image convenue du pauvre invalide qu'on abandonne en plein été sur une aire d'autoroute (lieu privilégié pour les rencontres chez Stévenin), se dessine progressivement le portrait complexe d'un personnage bourru, xénophobe — il déteste les "Boches" — et pourtant capable par sa seule présence de redonner du sens à la vie des autres, à commencer par celle de Gégène, l'infirmier alcoolique. Quant au personnage de Müller, qui est un peu le souffre-douleur de Mischka et de Gégène — rappelant ainsi le "Kuntch", le copain d'enfance qu'on ne voit jamais dans Double Messieurs —, il est emblématique du cinéma de Stévenin. A lui seul, il cristallise la relation empathique qui lie le cinéaste à ses personnages. Il est le doux dingue du film, personnage en marge et néanmoins central puisque c'est par lui que se fait la rencontre avec Johnny Hallyday. La jonction entre ces deux extrêmes — l'idiot et l'idole — constitue le plus beau moment du film. On apprend de Müller qu'il y a plusieurs années, lorsqu'il était pompier, il avait été la première personne que Johnny avait vue en reprenant connaissance après un accident de la route. Depuis le chanteur lui rend visite chaque été. Cette fois encore, il est venu (en hélicoptère). On le voit même soigner la blessure que l'autre arbore au visage. Par ce geste, magnifique, c'est la France dans sa totalité qui se trouve embrassée.

avril 21, 2024

The General

  Le Mécano de la General (The General) de Buster Keaton (1926).

Quand le désir déraille.

Comment est-ce possible? Comment ai-je pu oublier un tel plan, ce plan sublime, situé au milieu du Mécano de la General, le plus beau des films de Buster Keaton, lorsque le héros, égaré en territoire ennemi, se retrouve caché sous la table des officiers nordistes et qu’à travers le trou de la nappe, né du contact imprudent d’un cigare, il découvre, effaré, le visage de sa bien-aimée? Comment ai-je pu l’oublier alors qu’il constitue le cœur même du film, ce vers quoi converge toute la première partie? Cette question me taraude depuis que j’ai revu le Mécano — la première fois, c’était il y a une quinzaine d’années — tant il me paraît inconcevable que ma mémoire n’ait pu retenir ce qui justifie à la fois le mouvement du film et la symétrie de sa construction, cet incroyable aller-retour ferroviaire sur lequel viennent se greffer mille péripéties (et autant de gags). Au point que j’en arrive à la seule conclusion possible: ce plan, eh bien, je ne l’avais jamais vu. Non pas qu’à l’époque je sois passé à côté, emporté par le rythme effréné du film, mais parce qu’il avait tout simplement disparu dans la première version que j’ai vue. Des preuves? J’en avancerai deux. La première, infaillible, est qu’il existe en effet une copie où la scène n’apparaît pas dans sa totalité (c’est du reste à partir de celle-ci que L’Avant-scène cinéma a établi son découpage du film): on y voit uniquement Buster coincé entre les jambes des militaires, écoutant ces derniers peaufiner leur stratégie, puis attendant patiemment que la voie soit libre pour s’échapper. La seconde, peut-être moins convaincante mais infiniment plus séduisante, se trouve dans un texte de Louise Brooks: "Le plus beau visage d’homme que j’aie jamais connu, écrit-elle, je l’ai toujours pensé depuis l’enfance, c’est celui de Buster Keaton, et c’est en 1962 seulement que j’ai eu l’occasion de le lui dire. Nous étions dans son appartement de l’hôtel Sheraton à Rochester, à l’époque où il tournait un film publicitaire pour Kodak. Je lui parlais de ce plan du Mécano de la General où il se cache sous une table: Vous étiez si terriblement beau, Buster, sous cet éclairage tragique, en telle rupture avec votre personnage comique, qu’à votre place j’aurais coupé ce plan, je l’aurais retiré du film." Si Louise Brooks ne s’en tient qu’au physique de Buster Keaton, ce fameux visage marmoréen — lincolnien, disait James Agee — dont la beauté grave a tant fasciné, les hommes comme les femmes d’ailleurs, et ne mentionne pas l’image du trou dans la nappe c’est que, vraisemblablement, elle non plus ne l’avait jamais vue. Mais surtout, elle pointe ce qui finalement demeure l’étrange paradoxe du film et, plus généralement, de toute l’œuvre keatonienne: le mariage insolite de la beauté et du burlesque. Ce que dit en somme Louise Brooks, c’est que trop de beauté nuit à l’efficacité du burlesque. C’est d’ailleurs le dilemme posé à la plupart des grands comiques lorsqu’ils sont passés non seulement du muet au parlant, mais surtout du court au long métrage. Je reste persuadé que le "deux bobines" représente la longueur idéale du cinéma burlesque — pour preuve, je n’ai jamais autant ri que devant les petits films de Charlot ou de Laurel et Hardy — et que, dans les longs métrages, la dilatation fréquente des gags, à la fois dans le temps et dans l’espace, confère à l’œuvre une dimension si onirique que le rire se trouve souvent suspendu (on peut ainsi parfaitement concevoir le Mécano de la General comme un long rêve, celui que fait un pauvre mécanicien soupçonné à tort d’être un lâche et s’imaginant, dès lors, accomplir les actes les plus héroïques).

D’où l’hypothèse: si l’image du héros, découvrant en médaillon le visage de celle qu’il aime, n’apparaît pas dans les anciennes copies du Mécano, c’est que cette image devait, pour certains, rompre trop violemment avec la dynamique du film, autrement dit sa force comique, mouvement déjà menacé par les gros plans "tragiques" de Buster recroquevillé sous la table, où pour la première fois (et la seule) on le voyait cheveux défaits et traits tirés, tel un clown démaquillé, un excès de réalisme qui ne pouvait qu’altérer le comique de la situation. Reste que c’est pourtant cette discordance entre le tragique du personnage et le comique de sa position, pour le moins inconfortable, qui fait toute la puissance de la scène et par là même son inégalable beauté. Ce qui caractérise ainsi le génie de Keaton c’est que chez lui la poétique du gag confine toujours à la pure poésie. Pas la poésie malicieuse d’un Chaplin, ni celle, lunaire, d’un Langdon, mais une poésie que l’on pourrait qualifier de "lyrique", où se mêlent, comme dans les plus belles odes grecques, célébration de l’exploit (les prouesses du héros), noblesse des sentiments (l’amour comme motivation) et rigueur de la composition (la parfaite géométrie de l’ensemble). Et c’est justement dans ses longs métrages qu’une telle poésie semble le mieux s’exprimer — ainsi, dans le film qui nous occupe, ce plan merveilleux où Buster assis sur la bielle de sa locomotive, après que tous, armée et fiancée, l’aient rejeté, se trouve entraîner par le mouvement des roues, montant et descendant comme dans un manège pour enfants (image, pour le coup, langdonienne de l’immaturité initiale du personnage que le film se chargera de viriliser) — au risque parfois de devoir renoncer à certaines scènes quand la force poétique qui s’en dégage menace l’homogénéité du film (dans la Croisière du Navigator, Keaton dut ainsi couper à contrecœur son meilleur gag qui le montrait en tenue de scaphandrier, une étoile de mer accrochée à la poitrine, réglant sous l’eau la circulation des poissons).
Qu’en est-il alors de cette image de l’œil, véritable point aveugle du film? Son absence dans certaines copies vient-elle simplement de son incongruité? N’y aurait-il pas autre chose qui explique à la fois qu’on ait voulu, à une époque, s’en débarrasser et que, aujourd’hui réapparue, elle nous sidère à ce point? En fait, on l’aura compris, c’est surtout la charge érotique produite par une telle image qui pose problème dans un genre — le burlesque — où le sexe est, dit-on, toujours refoulé (comme la mort d’ailleurs, ce qui expliquerait la gêne également ressentie, lors de la bataille finale, devant tous ces soldats tombant les uns après les autres) alors que chez Keaton il est au contraire bien présent mais le plus souvent dissimulé sous les dehors subtils (et pas du tout innocents) de l’amour chevaleresque. Car que voit-on dans ce plan? Un œil cerné de noir (les bords consumés du trou) fixant en cachette l’objet de son désir. Le fixant avec une intensité si fiévreuse (le personnage est trempé comme une soupe), si brûlante, qu’il semble être la cause, plus que le cigare, du trou par lequel l’homme peut enfin observer, en toute impunité, celle qu’il convoite depuis déjà trop longtemps. Au-delà de la simple pulsion scopique, c’est donc une autre pulsion qui émerge de cet œil cyclopéen, placé au centre de l’image et dont les figures alentour (les taches sur la nappe) suggèrent le tracé d’une mystérieuse cartographie, celle bien sûr du désir: le désir du héros, d’abord, si fort qu’il doit se mordre pour le maîtriser; le désir du spectateur, ensuite, mais sur lequel on ne s’attardera pas, tant l’analogie entre désir du spectateur et voyeurisme est devenue aujourd’hui la "tarte à la crème" (si l’on peut dire, concernant un film burlesque) du discours critique; le désir du récit, enfin, celui qui alimente toute la dynamique du film, du moins dans sa première moitié, et ce jusqu’au point d’orgue que représente, pour le héros, la "nuit d’amour" passée avec sa belle. Car sur le plan narratif il s’agit bien là du sommet du film. A la différence d’autres œuvres typiques du burlesque, comme par exemple Fiancées en folie, fondées sur une montée en puissance du récit jusqu’à l’apothéose finale, le Mécano de la General est, lui, littéralement plié en deux. L’apothéose se situe au milieu: la première partie — une fois lancée la "locomotive" du récit — suit le mouvement rageur d’une pulsion que rien ne peut arrêter. Engagé sur la voie (ferrée) du désir, Buster surmonte tous les obstacles. Il va et vient, court dans tous les sens, comme sous l’emprise d’une excitation incontrôlable. Par l’arrêt qu’il produit dans la dynamique du film, le plan de l’œil vient alors marquer la fin du premier mouvement, la tension atteignant ici son paroxysme, une sorte de climax qui n’a rien à voir avec le morceau de bravoure que représente, dans le finale, la grande bataille sur la rivière Rock. Autant dire que le plan préfigure aussi le relâchement de la pulsion, ce que nous révèle, ensuite, la séquence dans la forêt où l’homme peut enfin enlacer la femme qu’il vient de délivrer (le passage qui montre les deux amants aux prises avec un piège de braconnier évoque de manière à peine déguisée l’acte sexuel).

Mais il anticipe aussi le second mouvement: le retour à la norme. Si la première partie célébrait chez Buster son esprit individualiste, son goût pour la liberté, à l’image de l’artiste entièrement consacré à son œuvre, au risque parfois de se couper du monde (il ne voit pas la guerre autour de lui), la seconde est un véritable rappel à l’ordre, une marche triomphale vers la réintégration. Buster est pris au piège des conventions. Par un terrifiant raccourci, la General devient le théâtre des pires servitudes: la routine de la vie à deux, quand on est moins attentif à l’autre (Buster asperge deux fois la fille sans s’en rendre compte), qu’on se chamaille pour des "broutilles" et que, parfois, le désir d’embrasser l’autre le dispute à celui de l’étrangler; le devoir d’héroïsme, quand on doit braver tous les dangers, même les plus absurdes (peu de films comme celui-là ont su évoquer en quelques plans toute l’absurdité de la guerre), pour non seulement mériter l’amour de l’autre mais aussi exister aux yeux des autres; le souci du conformisme, quand il faut se plier aux règles de la communauté pour ne pas se sentir exclu: misère de la vie bien rangée. Si Keaton a transformé le récit nordiste (The Great Locomotive Chase) dont s’inspire le film en œuvre sudiste, ce n’est pas tant pour épouser la cause sudiste que pour faire sécession, c’est-à-dire marquer sa rupture par rapport à un système, celui, aliénant, de la normalisation, sachant au demeurant qu’un tel système aura toujours le dernier mot. A la fin du film, Buster est définitivement rentré dans le rang: il porte l’uniforme, carotte (sociale) que lui brandissait la femme depuis le début et à laquelle il a fini par se raccrocher. C’est maintenant un homme, un vrai, autrement dit, un homme comme les autres, un homme parmi les autres, anonyme et donc parfaitement rangé. Mais n’est-ce pas aussi l’image de l’artiste broyé par le système? On ne peut s’empêcher de voir dans ce retour à une vie formatée comme une prémonition du propre destin de Keaton (ses déboires artistiques et ses infortunes conjugales) qui, après avoir nargué la machine hollywoodienne, en dépensant sans compter l’argent des producteurs, n’hésitant pas à précipiter, pour la beauté du geste, une vraie locomotive du haut d’un pont, fut contraint, lui aussi, à l’instar d’un Stroheim, de rentrer dans le rang. C’est pourquoi on ne saurait interpréter comme l’image même du bonheur ce dernier plan où l’on voit le héros saluant d’un geste répété et mécanique les soldats qui passent devant lui pendant qu’il embrasse sa promise. Ça, un happy end? Je ne connais pas de gag plus désespéré.

avril 18, 2024

Eustache 1974


  Mes petites amoureuses de Jean Eustache (1974).

La "déclaration d'intention" écrite en 1971 par Jean Eustache (avec l'aide de Luc Moullet) pour son film Mes petites amoureuses qui, à l'origine, aurait dû être son premier long métrage mais ne sera réalisé que trois ans plus tard, après la Maman et la Putain.

"Parce qu'il se trouve, incidemment, que je suis né là et pas ailleurs, qu'il m'est arrivé ceci, et pas cela, l'action de Mes petites amoureuses est déterminée, inéluctable, nécessaire. C'est, me dira-t-on, donner à l'autobiographie une valeur suprême, incompatible avec cet art de masse que serait le cinéma. En fait, me reprochera-t-on de faire un film autobiographique, ou d'avoir eu une vie somme toute assez banale? Si j'avais été coupeur de têtes dans le Swaziland ou contrebandier au Cachemire, on ne m'aurait certes pas reproché d'avoir fait une autobiographie. Certains disent que l'art commence là où l'on quitte sa vie personnelle pour imaginer quelque chose d'autre. Mais c'est ce que font la plupart des gens au cinéma depuis cinquante ans. C'est usé. Et la seule façon de trouver quelque chose de neuf, c'est de puiser dans ce qui vous est proche. Un domaine peu défriché ou à peine. [...] Comme ce qui vous touche le plus, ce sont les périodes de mutation — le passage de l'adolescence, donc — et qu'il vous faut hélas des années entre le passage de l'adolescence et le premier long métrage, 1955 à 1972, ce sera en quelque sorte un film historique, sur un passé proche et révolu qui exige une reconstitution historique." (Luc Béraud, Au travail avec Eustache, 2017)

Eustache, de Pialat en Bresson.

Quand, en 1971, Jean Eustache envisage de tourner Mes petites amoureuses, ce qui à l'époque aurait donc constitué son premier long métrage, le film s'inscrit dans le prolongement de ses précédents courts, les Mauvaises Fréquentations et le Père Noël a les yeux bleus. Eustache imagine faire un film dans l'esprit de celui de Pialat, l'Enfance nue, sorti en 1969, qui était aussi le premier long métrage du réalisateur. Et quand trois ans plus tard le projet se concrétise, Pialat est toujours présent. Déjà à travers le titre, "Mes petites amoureuses", dont Luc Béraud rappelle qu'il renvoie au poème éponyme de Rimbaud (écrit à l'âge de 16 ans en 1871, soit un siècle exactement avant le scénario d'Eustache), avec ce passage: "Blancs de lunes particulières / Aux pialats ronds", dans lequel le pialat, en patois ardennais, désigne le trou du cul, aux dires mêmes (et amusés) d'Eustache, les blancs de lunes évoquant alors les fesses des petites amoureuses. Pialat donc, à qui Eustache demandera de jouer dans le film, un petit rôle, en l'occurence celui de l'ami peu avenant d'Henri, le réparateur de cycles, de même qu'il confiera le rôle de la grand-mère à Jacqueline Dufranne, l'inoubliable Maman Jeanne dans la Maison des bois.
Reste que lorsqu'on voit le film, on pense davantage à Bresson qu'à Pialat: le jeu "neutre" des acteurs non-professionnels, la démarche "raide" de Martin Loeb, les gros plans sur ses mains (baladeuses), la mise en scène épurée, le découpage tout en ellipses, etc. Ce n'est pas une surprise, Eustache était un grand admirateur de Bresson (la Maman et la Putain convoquait déjà le maître sur un mode profane). Il n'en demeure pas moins que le film, envisagé initialement comme pialatien, apparaît à l'arrivée bressonien. Où est passé Pialat? On met volontiers le côté un peu contraint du film (loin de Pialat pour le coup) sur le compte d'un tournage chaotique, marqué par les absences répétées d'Eustache, enfermé dans sa chambre, seul ou avec une fille, en tout cas jamais sans ses bouteilles de whisky — au point que dans le générique il fera ajouter, lucide: "conseiller technique: Mr. Jack Daniel —, ce qui sur ce plan le rapprochait d'un Nicholas Ray... Cet aspect qui, malgré la lumière du Midi, confère au film une touche sombre et inquiète, c'est aussi la douleur de la perte, celle de la propre grand-mère d'Eustache, décédée au début du tournage, perte inconsolable (le film lui est dédié) dont on peut penser qu'elle a fragilisé encore davantage un cinéaste déjà fragile, là où chez d'autres, plus résistants, faire un film permet au contraire de surmonter la douleur.

Mais il y a autre chose. Si Mes petites amoureuses dégage une tonalité moins lumineuse à mesure que le film avance, c'est d'abord que cette période du passage à l'adolescence, si "doux" soit-il car pas encore totalement conflictuel — objectivé ici par le passage, passé la demi-heure, de Pessac (où vivait Daniel/Eustache, chez sa grand-mère) à Narbonne (où il doit vivre dorénavant, chez sa mère) —, n'a pas été des plus heureux (Il y a quelque chose de modianesque dans la façon qu'a Eustache de rapporter les faits — cf. Un pedigree —, sans compter le personnage "distant" de la mère, joué par Ingrid Caven, qui par bien des côtés fait penser à la mère-actrice de Modiano.)... c'est surtout qu'entre 1971 et 1974, il s'est passé deux événements:

— le premier, ultra-confidentiel et, de fait, resté longtemps secret: le tournage de Numéro zéro, ce film qu'a réalisé Eustache sur Odette Robert, sa grand-mère, un entretien filmé en continu, deux heures durant, dans l'appartement de la rue Nollet, et qui, rétrospectivement, par le retour aux origines que représentait une telle entreprise, est considéré par le cinéaste comme son "vrai premier film", premier film qu'on peut voir également comme une version brute, pré-écrite, de Mes petites amoureuses (c'est à la même époque que le scénario du film est rédigé), et que la référence à l'Enfance nue, finalement, s'y devine assez clairement (rappelons que dans le film de Pialat, le petit François, enfant indocile et à fleur de peau, aimait profondément Mémère, la grand-mère qui l'avait recueilli), si bien que, trois ans plus tard, c'est peut-être moins au niveau de ce qu'il raconte (puisque c'est déjà fait) que dans la façon de le raconter (répliques donnant l'impression d'être récitées et autres maladresses voulues par Eustache), que Mes petites amoureuses se révèle pialatien, ce qui à première vue pouvait être interprété (à tort) comme du Bresson un peu gauche...

— le second, évidemment, c'est la Maman et la Putain qui a apporté à Eustache la renommée, ce que le cinéaste supporte de moins en moins, jusqu'à détester ce film auquel on le réduit systématiquement, surtout parce que reflétant trop son image de l'époque, ainsi qu'il l'écrivait en 1972: "C'est le seul de mes films que je haïsse, car il me renvoie trop à moi-même, à un moi-même trop actuel. Le passé de mes autres films me protège". De sorte que le suivant ne peut être qu'un anti-Maman et la Putain, un film qui, quelque part, contredise le "chef-d'œuvre", un film plus classique, plus apaisé (ce que permet la distance du temps, les souvenirs lointains), tout en sachant qu'il a été écrit avant et que, par conséquent, pour qu'il se démarque de la Maman... Eustache devra puiser encore plus profondément en lui, quitte à perdre toute énergie, comme s'il se vampirisait lui-même, pour accoucher d'un autre chef-d'œuvre, radicalement différent, mais chef-d'œuvre quand même, un chef-d'œuvre bis. Où il ne sera plus question de choisir entre Bresson et Pialat, puisque les deux sont là, le premier, bien visible, tel un totem, le second, plus discret, à l'image du rôle que tient Pialat dans le film, et surtout plus intime, comme une photo-souvenir... souvenir non plus de l'enfance, mais de celle qui l'a bercée, l'être aimé, plus que tout, et aujourd'hui disparu.

Post-scriptums.

1. Le Mahieu.
  Les Mauvaises Fréquentations (Du côté de Robinson)1963.

Cela se passait tout à l'heure, à Paris. Nous sommes trois, assis à la terrasse du café Le Mahieu, rue Soufflot, entre le Luxembourg et le Panthéon.
Jean-André Fieschi boit un café. Il porte un manteau gris anthracite qui lui vaut, avec ses cheveux noirs, le surnom "L'Araignée". 
Jean-Pierre Biesse boit un café, les paupières toujours rouges: la conjonctivite permanente des habitués des salles obscures. Il porte un duffle-coat beige, doublé d'écossais vert.
Je bois un café moi aussi. Je porte le même duffle-coat que Jean-Pierre, sauf la doublure: écossais rouge.
Du Panthéon, une silhouette vient vers nous à contrejour: c'est encore le matin, et la rue Soufflot est orientée Est-Ouest.
— Voilà Jean, dit Jean-André, avantagé par ses lunettes fumées.
Jean Eustache tire une chaise. Il porte un imperméable gris et mou.
— Ça y est, c'est dans la boîte. Il appelle le garçon.
— Un café.
Il se tourne vers moi.
— Tu crois qu'à partir des bouts de négatifs 16, tu pourras tirer des photos?
— Oui.
Jean vient de terminer le tournage des Mauvaises FréquentationsIl est l'aîné de la bande et le premier à être passé de la parole aux actes.
On le regarde boire son café. On est terriblement fiers tous les trois.
1962?
Pierre Zucca
(lettre publiée dans le supplément des Cahiers du cinéma n°443/444, mai 1991, reprise par Jean-André Fieschi dans son texte "Z aux Oiseaux", Vertigo n°33, juin 2008)

2. (Sans) intention.

"Jacques Rigaut, le poète surréaliste rédigeait ainsi sa fiche anthropométrique:
Nez : Nez
Œil : Œil
Bouche : Bouche
Barbe : Barbe
Teint : Teint
Il écrivait quelque temps avant de se tuer, à 30 ans, d'une balle au cœur: "Je vais vous dire une bonne chose, la perte de la personnalité, c'est la seule émotion qu'il me reste."
Ça peut se dire autrement: Jean Eustache, quelque temps avant de se tuer d'une balle au cœur, vit reclus chez lui, couché, souvent déprimé, devant la télé. Il téléphone à Maurice Pialat qu'il n'a pas vu depuis assez longtemps:
— Allô! Maurice, salut, c'est Jean...
— Salut!
— Ecoute, je vais faire un film, et j'aimerais que tu joues le rôle de moi. ­
— Mon pauvre Jean, tu n'y penses pas! Je vis reclus chez moi, couché, déprimé, devant la télé!" (Jean-Jacques Schuhl, "Jean Eustache aimait le rien", Libération, 13 décembre 2006)

Jean Eustache: "sans suite, sans fin, sans rien". (en conclusion d'une déclaration d'intention, intitulée "(Sans) intention", pour un court-métrage qu'il n'a jamais réalisé)

avril 17, 2024

Le dernier Straub


La France contre les robots de Jean-Marie Straub (2020).

Pour Jean-Luc.

"Le mot de Révolution n’est pas pour nous, Français, un mot vague. Nous savons que la Révolution est une rupture, la Révolution est un absolu. Il n’y a pas de révolution modérée, il n’y a pas de révolution dirigée — comme on dit l’Économie dirigée. Celle que nous annonçons se fera contre le système actuel tout entier, ou elle ne se fera pas. Si nous pensions que ce système est capable de se réformer, qu’il peut rompre de lui-même le cours de sa fatale évolution vers la Dictature — la Dictature de l’argent, de la race, de la classe ou de la Nation — nous nous refuserions certainement à courir le risque d’une explosion capable de détruire des choses précieuses qui ne se reconstruiront qu’avec beaucoup de temps, de persévérance, de désintéressement et d’amour. Mais le système ne changera pas le cours de son évolution, pour la bonne raison qu’il n’évolue déjà plus ; il s’organise seulement en vue de durer encore un moment, de survivre. Loin de prétendre résoudre ses propres contradictions, d’ailleurs probablement insolubles, il paraît de plus en plus disposé à les imposer par la force, grâce à une réglementation chaque jour plus minutieuse et plus stricte des activités particulières, faite au nom d’une espèce de socialisme d’État, forme démocratique de la dictature. Chaque jour, en effet, nous apporte la preuve que la période idéologique est depuis longtemps dépassée, à New-York comme à Moscou ou à Londres. Nous voyons la Démocratie impériale anglaise, la Démocratie ploutocratique américaine et l’Empire marxiste des Dominions Soviétiques sinon marcher la main dans la main — il s’en faut ! — du moins poursuivre le même but, c’est-à-dire maintenir coûte que coûte, fût-ce en ayant l’air de le combattre, le système à l’intérieur duquel ils ont tous acquis richesse et puissance. Car, à la fin du compte, la Russie n’a pas moins tiré profit du système capitaliste que l’Amérique ou l’Angleterre ; elle y a joué le rôle classique du parlementaire qui fait fortune dans l’opposition. Bref, les régimes jadis opposés par l’idéologie sont maintenant étroitement unis par la technique...
Un monde gagné pour la Technique est perdu pour la Liberté."

avril 15, 2024

Yama, Ha


Le mal n'existe pas de Ryūsuke Hamaguchi (2023).

Le cinéma d'Hamaguchi, c'est certain, a perdu aujourd'hui de cette sensibilité singulière qui se dégageait des premiers films (Passion, le bien nommé Senses, Asako I & II). Quelque chose tend à disparaître pendant que l'œuvre, elle, non pas gagne en maturité (formule qui ne veut pas dire grand-chose) mais qu'elle se révèle, à travers des films comme Contes du hasard... et Drive My Car, plus ambitieuse, plus accomplie aussi, du moins formellement, d'aucuns diront plus "auteuriste" (ce qui ne veut pas dire grand-chose non plus), évolution qu'on peut trouver dommageable, et pourtant inéluctable car c'est bien souvent par là que passe la "reconnaissance artistique". Le mal n'existe pas (sans majuscule à "mal", s'il vous plaît) n'y déroge pas. On peut même avancer que sur ce registre (celui de la "politique des hauteurs") le film atteint des sommets. Mais bon, il arrive encore à toucher terre (même si ce n'est que de la pointe des pieds) et c'est peut-être là l'essentiel. Reste qu'il y a aussi une autre façon de voir le film, qui n'est pas celle qui s'offre le plus naturellement à nous, spectateurs occidentaux, expliquant que sur ce plan le film, si lumineux et musical soit-il (dans sa mise en scène), nous maintienne à distance, qu'il se révèle même agaçant, parce que trop lourdement signifiant, jusqu'à son finale qui, pour les mêmes raisons, sera jugé sévèrement, voire avec mépris. Le texte qui suit, sans méconnaître les défauts du film, vise à corriger le tir.

Les montagnes bleutées d'Hamaguchi.

Le mal n'existe pas est un beau film assurément, mais pas forcément là où on l'attend. Ça commence sous la forme d'un curieux hommage à la Nouvelle Vague, via le titre, à la typo godardienne — le NOT en rouge au milieu des lettres EVIL DOES EXIST en bleu —, la musique dissonante et son lamento, en écho à Godard là aussi (on sait que le film a pour point de départ une composition d'Eiko Ishibashi), ou encore le long travelling sur des arbres vus en contre-plongée avec le ciel à travers, en fait, une citation des Bonnes Femmes de Chabrol (le finale avant le meurtre, Dieu évoqué par le meurtrier), aux dires mêmes d'Hamaguchi pour qui Chabrol est le grand cinéaste du mal (cf. )... conférant ainsi au titre une dimension leibnizienne: ce mal qui "n'existe pas" simplement parce que sans valeur, relativement au bien; l'idée surtout que si "le mal existe" (vérité énoncée en bleu), c'est lorsqu'on affirme sa non-existence (contre-vérité inscrite en rouge) qu'on le rend en quelque sorte manifeste — le mal en tant que mensonge —, sachant de surcroît que c'est parce que le mal existe qu'il peut y avoir le bien. Mouvement révélateur qu'on retrouvera à la fin, mais différent, plus resserré, avec des arbres moins graciles. C'est que le mouvement est celui qui accompagne la trajectoire d'Hana, la petite fille du film, trajectoire en pointillé, faite de présence et d'absence, d'apparitions et de disparitions, jusqu'à la scène finale, que je ne dévoilerai pas (du moins pour l'instant), mais dont on peut dire qu'elle éclaire (ou est censée éclairer), à travers cette question du mal, ce qu'il en est de l'humain et de son environnement.
Mais où est-il exactement ce mal, "faussement inexistant", qui donne son titre au film? En premier lieu, dans l'esprit néolibéral, issu tout droit de la ville et qui, ici, vient littéralement "polluer" la vie d'un petit village de montagne: le mal que représentent ces promoteurs tokyoïtes et leurs communicants, désireux d'implanter un "glamping" (camping glamour) juste au-dessus du village, au mépris de certaines règles, disons élémentaires (ainsi de l'emplacement de la fosse septique), et, plus généralement, de l'avis de ceux qui habitent les lieux... Oui bien sûr, et c'est ce qui donne au film son aspect de fable écologique, dans la lignée des films de Kelly Reichardt... Mais le résultat, s'il est à la hauteur en termes d'humanité (le "bien" que représente de son côté la communauté villageoise, incarnée par Takumi, le père de la petite fille, qui est aussi le factotum du village, passant son temps à couper du bois ou à puiser de l'eau à la source), n'en demeure pas moins très convenu dans son propos (et un brin caricatural, quoique nuancé, même si c'est le principe d'une fable). Comment résister à la bonté désarmante de ces gens du village, si désarmante que les deux émissaires venus en éclaireurs présenter le projet ne peuvent que se rallier à leur cause.
La force du film est évidemment ailleurs. Déjà dans sa mise en scène, à l'esthétisme certes par moments un peu trop appuyé (ah! la beauté de ces paysages enneigés) mais d'une limpidité exemplaire (à l'image de l'eau "qui coule toujours du haut vers le bas", ainsi que le rappelle malicieusement le vieux maire du village); comme dans son découpage, d'une évidence implacable (à l'image des rondins de bois que débite imperturbablement le héros)... clarté et simplicité qui nourrissent le film de l'intérieur, de sorte que tout s'y déroule non pas de façon déterministe mais selon une logique qu'on pourrait qualifier d'hamaguchienne, la logique dans son inscription métaphysique, qui fait que l'histoire d'Hana qui court initialement en arrière-plan (par rapport à celle du glamping), prend progressivement le dessus et finit par envahir tout le film. De sorte encore que la question du mal, posée par le titre et envisagée dans un premier temps sur le seul registre — politique — de l'écologie, se rappelle à nous de manière de plus en plus inquiétante, pour culminer dans la dernière partie, quand la fillette s'est détournée du chemin qu'elle doit emprunter pour rentrer chez elle. Cette ampleur qui gagne le film, en rapport avec le générique du début (l'immensité du ciel, la majesté des arbres), élargit la question du mal à un niveau davantage philosophique, qu'Hamaguchi sait agrémenter de petites touches d'humour (via le personnage de Takahashi, par ses maladresses) pour ne pas plomber un récit qui, vu le sujet, s'en trouve constamment menacé. A la question "d'où vient le mal?", qui n'appelle pas de réponse, le cinéaste préfère celle qui touche à la relativité du mal, que celui-ci relève donc de l'affairisme de promoteurs sans scrupules, de leur ignorance et des erreurs auxquelles elle conduit, mais aussi de la simple faute (pas nécessairement morale mais aux conséquences parfois dramatiques), comme celle de Takahashi, à la fin, lorsqu'il contrevient, dans un réflexe humain mais inapproprié, aux règles qui dans la nature régissent la cohabitation entre l'homme et l'animal, une faute qui d'ailleurs fait suite à une autre faute, le fait que le père avait encore oublié d'aller chercher sa fille à l'école...

Le "milieu humain".

Cela dit, il y a autre chose, que révèle la scène finale, bien qu'indécidable. On ne comprend pas très bien en effet ce qui arrive à la petite Hana mais un drame se produit, que l'on pressentait (un peu trop d'ailleurs) — le film a, du côté d'Hana, la structure d'un conte, qui mêlerait le Petit Chaperon rouge (ici bleu) au Petit Poucet (à travers les indices que parsème Hamaguchi, à la manière de petits cailloux blancs: la présence de chasseurs, la plume d'un faisan, la fumée qui s'échappe du chalet, les cerfs, la blessure, le sang... — sans qu'on puisse pour autant l'anticiper, parce que le mal (comme n'importe quelle catastrophe: exemplairement le tsunami de 2011 pour Hamaguchi) (1), ça se redoute mais ça ne se devance pas: il surgit toujours brutalement, sans crier gare... Suit alors le dernier plan sur les arbres, légèrement modifié par rapport au tout premier, plus ramassé, on l'a vu, laissant penser que cette approche somme toute universelle du mal, eh bien ne le serait peut-être pas tout à fait, qu'il y aurait, sur la question, une approche, disons, plus japonaise; que si, par exemple, la forêt regorge de pins et de mélèzes, comme en Europe, on y trouve aussi le wasabi sauvage, plus spécifique du Japon (une plante qui sert à la cuisine japonaise, notamment pour les nouilles, les udons, ainsi qu'il est utilisé dans le film). L'idée reste à creuser, mais il n'est pas interdit de penser qu'Hamaguchi nous rappelle avec Le mal n'existe pas que l'environnement ne se vit pas que de l'extérieur, qu'il faut, pour que l'homme (ici Takumi, l'homme des bois, vs. Takahashi, l'homme de la ville) soit en harmonie avec son "milieu", que cet environnement (au sens large, qui ne se limite pas à la nature) soit aussi vécu intérieurement. Le philosophe japonais Tetsurō Watsuji a élaboré toute une théorie là-dessus (en réponse à l'Etre et Temps d'Heidegger), c'est le concept de Fūdo, le "milieu humain", auquel m'a fait penser cette vue des arbres dans le dernier plan, des arbres beaucoup plus tortueux que dans le générique du début (peut-être ne le sont-ils pas, mais c'est l'impression que j'ai eue), en tout cas plus tordus que ceux qu'on voit à la fin des Bonnes Femmes (peut-être s'agit-il du même type d'arbres — des aulnes? — mais chez Chabrol ils sont plus droits, plus directionnels), écho pour le coup à ce qu'écrivait Watsuji quand il comparait la forme régulière et symétrique des pins parasols et autres cyprès d'Europe aux formes irrégulières et distordues des arbres au Japon (de ceux des montagnes dans les îles car exposés constamment à la violence des vents)... suggérant que pour le Japonais, et contrairement à l'Européen (méditerranéen), c'est bien l'irrégulier qui est naturel, ce qui veut dire aussi qu'au Japon, pour obtenir des formes régulières, et par là rationnelles, il faut recourir à l'artificiel. Des arguments moyennement convaincants, fruit chez Watsuji d'un long voyage en bateau le long des côtes européennes, mais que je souligne pour introduire la façon dont je vois la fin du film d'Hamaguchi. Parce que l'interprétation qu'on peut en donner se trouve plutôt dans une autre image, celle des "montagnes bleutées" à laquelle recourt Watsuji pour illustrer son concept de Fūdo, mot qu'on traduit également par médiance: la manière pour l'humain d'exister, plus exactement d'ek-sister, c'est-à-dire d'"être-au-dehors de soi" (sur bien des points Watsuji était resté heideggérien), à entendre en termes non plus d'historicité (qui renvoie au temps) mais d'espace, à la fois dans et avec son milieu:

Dans le monde, écrit Watsuji, il y a partout des montagnes bleutées, voilà une expression qui exprime par métaphore une certaine sagesse, indiquant une manière d’exister librement dans le vaste champ de la vie; ce n’est pas un adage qui connote un milieu particulier. Il a fallu cependant, pour qu’une telle expression fût possible, qu’il y ait médialement partout des montagnes bleutées, et que ces médiales montagnes bleutées [en tant que "milieux"] contiennent un sens vécu déjà intérieurement. Autrement dit, que les montagnes bleutées puissent représenter le "pays natal", et que dans un certain sens, les gens puissent y trouver l’apaisement. C’est ainsi également au sens médial que "le fait qu’il y ait partout des montagnes bleutées" est un mode existentiel de l’humain.

Et plus loin: "Dans un milieu où il y a partout des montagnes bleutées [synonyme pour Watsuji, outre la sagesse et l'apaisement, de vie, de douceur, de pureté, de fraîcheur, mais aussi de grandeur et de familiarité...], si rocheuse qu'elle puisse être, une montagne [yama] ne donnera jamais une impression aussi sinistre [que celle qu'a ressenti Watsuji lors de son voyage, à la vue des montagnes "sauvages et pointues" d'Arabie, elles "d'un noir rougeâtre"]. Ici, l'humain bleu-montain découvre clairement l'autre. Pas seulement une montagne physiquement rocheuse: l'humain non bleu-montain. Et par conséquent, un rapport non bleu-montain de l'homme au monde. [...] Ces montagnes... concrètement, ce sont des montagnes horribles, hideuses. Et cette horreur, cette hideur, pour en dire l’essence, ne sont pas un caractère de la nature physique, elles ne sont autres qu’un mode existentiel de l’humain. L’humain existe dans sa relation à la nature, il se voit dans la nature. De même qu’il voit son appétit dans des fruits appétissants, son apaisement dans des montagnes bleutées, dans des montagnes horribles, c’est son horreur qu’il voit. Autrement dit, c’est l’humain non bleu-montain qu’il y découvre."

Il n'est pas question, bien sûr, de prendre tout ça à la lettre, déjà parce que le texte de Watsuji a près d'un siècle et qu'il renvoie à une époque, celle d'un Japon beaucoup plus "fermé" qu'aujourd'hui, où l'autre ne pouvait être que l'étranger lointain. Cent ans plus tard, il n'y a plus besoin de voyager si loin. Deux heures de route séparent Tokyo du village de Takumi et suffisent pour rencontrer l'autre. La question est de savoir qui est l'autre dans le film? Pour nous, spectateurs occidentaux, c'est évidemment Takumi. Pour Hamaguchi aussi, en tant que citadin. Mais il est évident que, à mesure que le film avance, quelque chose se déplace et que l'autre se révèle être autant Takumi pour Takahashi (et à travers lui, Hamaguchi et nous, donc, non par identification pure mais parce qu'on se reconnaît forcément dans le personnage terriblement moderne du communicant)... que Takahashi, et ce qu'il représente, pour Takumi. Pour autant, l'humain "bleu-montain" de Watsuji, c'est bien lui, Takumi (via son "milieu" où le mal n'existe pas), qui découvre en Takahashi — qui porte une doudoune rouge — l'humain "non bleu-montain", l'homme de la ville, sa modernité, sa superficialité, etc. (cf. le dialogue dans la voiture entre Takahashi et sa collègue, inutile d'insister)... C'est que chacun se retrouve être l'autre de l'autre (sans majuscule à "autre", car l'Autre lui non plus n'existe pas). A ce titre, les deux s'opposent — ce sont deux modes d'existence —, mais aucun ne s'impose à l'autre, dans la mesure où, pour qu'il y ait rencontre, au sens dialectique du terme, chacun est nécessaire à l'autre. C'est cela la médiance (selon Watsuji): l'humain à la fois "bleu-montain", sa part individuelle, intérieure, son "pays natal" (le village pour Takumi, la grande ville pour Takahashi), et "non bleu-montain", sa part sociale, extérieure, l'étranger qui fait peur (le glamping pour Takumi, la nature sauvage pour Takahashi). Il y a véritablement rencontre lorsque chacun se voit dans l'autre (et non bien sûr quand Takahashi se met à couper du bois ou que Takumi et lui fument ensemble une cigarette). La rencontre, c'est l'horizon du film, ce vers quoi tend le récit, à travers le personnage d'Hana, pas encore totalement "bleu-montain" (cf. son bonnet rayé qui alterne des bandes bleu ciel et bleu marine), jusqu'au moment où... elle retire son bonnet, et que la rencontre a lieu, la rencontre communiante avec la nature, représentée par le cerf dont elle semble partager la blessure... jusqu'au moment où l'animal, se sentant peut-être menacé, il... bah, ellipse, on n'en sait rien. Et c'est là quand même où le bât blesse, où le film pose problème. Pas dans sa représentation: si la scène nous paraît si "horrible et hideuse" (comme une greffe de J-Horror qui n'aurait pas pris), c'est que nous la voyons avec le même regard effrayé que Takahashi (ce qui est normal, cf. supra); c'est l'humain non bleu-montain qu'on découvre... mais dans la confusion qu'Hamaguchi entretient (volontairement ou non, je ne sais pas) entre la "question du mal" et "la rencontre avec l'autre". De sorte que, sauf à confondre l'autre et le mal, ce que rien n'autorise, on en arrive à ne plus savoir où est le mal ni qui est l'autre dans cette scène. On peut toujours se dire que le mal s'est substitué à l'autre, que la rencontre, espérée, avec l'autre est subitement devenue la rencontre, redoutée, avec le mal... Mieux (ou pire): que le mal était là depuis le début — nous confortant dans l'idée que le "mal n'existe pas" du titre est bien une antiphrase, au sens où tant qu'il n'a pas surgi, il n'existe pas — et s'avançait masqué derrière l'autre. Oui, pourquoi pas... Mais difficile d'y voir la clé du film. D'autant qu'il n'y en a peut-être pas. Ou alors qu'elle se trouve, qui sait, cachée dans les arbres du dernier plan, au milieu de toutes ces branches, orientées tel un mikado dans tous les sens... Bref, inaccessible.

(1) Hamaguchi a co-réalisé avec Kō Sakai une trilogie documentaire sur les victimes du tsunami de 2011 — cf. aussi la dernière partie de Drive My Car qui s'en fait l'écho, un film dans lequel le cinéaste a d'ailleurs transposé la nouvelle de Murakami de Tokyo à... Hiroshima! Le cinéma d'Hamaguchi est hanté par la catastrophe: le Réel en tant qu'impossible, qui comme le "mal", n'existe vraiment qu'au moment où il vous tombe dessus.

avril 07, 2024

Revoir Salò


Salò ou les 120 Journées de Sodome
de Pier Paolo Pasolini (1975).

Le dernier Salò où l'on cause.

Un extrait du livre de Fabrice Bourlez sur Pasolini:

Pasolini nous contraint à relire trois nœuds conceptuels, tout à fait déterminants, de l'édifice psychanalytique: les pulsions, la sublimation et la perversion. Cette relecture anticipe et résonne avec certaines mises en garde des théories du genre.
Sa caméra ne filme plus sous le signe de la castration œdipienne. Son écriture la fait voler en éclat. L'une comme l'autre ravivent le sacré par la fétichisation de la réalité. L'énigme perceptive de ses images, gorgées de ténèbres ou de soleil, et de son dernier roman, saturé de ratures et de suspens, fait écho au travail de la pulsion au cœur même de la sublimation: un surplus qui insiste en dehors de la téléologie.
Les pulsions pasoliniennes renvoient à la "diversità" si chère au poète. Elles inquiètent les identités œdipiennes trop bien construites. Elles somment de réinventer une éthique en mesure d'accueillir, une par une, les différences de chacun. Fin du jugement de nos êtres. Les émotions, voire le malaise parfois l'ennui, mais le rire aussi s'installent. La parole prend corps.
L'enjeu n'est pas de reconnaître des exceptions à la règle œdipienne. Une maxime de Pasolini, en train de réfléchir à l'homosexualité, est précieuse: "Rien de plus intolérable pour un homme que d'être toléré." (Ecrits corsaires) Mieux vaut interrompre plutôt qu'honorer la médiocrité des contrats en vigueur: ceux du progrès, du "gagnant-gagnant", du triomphe de la science et du discours capitaliste promettant la réunion du sens et de l'être dans le bien-être, dans le coaching, dans les thérapies comportementales, dans le développement de soi et les antidépresseurs.
Faire l'éloge de la perversion ne signifie pas seulement faire place à ce que la morale bien-pensante pourrait considérer comme abjecte ou obscène. Cela signifie libérer le désir. Pareille libération marque les corps du sceau de la fragilité. Triple ratage pasolinien: vulnérabilité du langage, du pouvoir et du sexe.
A l'ombre de la mort, en l'absence des Pères, sur les rivages du dehors, s'appréhende enfin le lieu où s'édifie sa sublimation par l'échec.
Puis le meurtre advient. Rien ne le détourne, ni ne l'empêche. Pas même les pleurs d'une mère abrutie de douleur face à l'irréparable. Malgré l'horreur, le monde continue pourtant d'avancer dans sa marche. Sans doute, le legs de Pasolini se situe-t-il là: affronter la fatalité de notre douleur. (Pulsions pasoliniennes, 2015)

Il y a vingt-cinq ans, je découvrais Salò. Qu'en avais-je pensé? Je serais bien incapable de le dire. Je sais que je n'avais pas aimé — comment aimer un tel film? —, mais que je n'avais pas non plus détesté, la colère se mêlant à une sorte de subjugation troublante (au sens premier de subjugué, "sub-jugué": passé sous le joug), laquelle me poursuivit un certain temps avant de laisser place à une véritable interrogation — c'était quoi ce film? —, m'invitant du coup à le revoir pour en avoir le cœur net (si je puis dire), pour surtout en découdre, c'est-à-dire rendre compte du film, à l'occasion d'un texte, un de mes tout premiers. Ce texte, le voilà, dans sa forme d'origine, tel que je l'ai écrit un soir de mai 2002. Aujourd'hui, je parlerais certainement différemment de Salò, mais je n'en éprouve pas l'envie. Non pas que je n'aie plus rien à en dire, mais que ce que j'en ai dit me suffit...

1A. Voir Salò pour la première fois est toujours douloureux. Le spectateur ressent physiquement le film. Gorge serrée, estomac au bord des lèvres, le choc est violent. Salò brille d’un éclat trop vif pour révéler autre chose que sa propre lumière. Les repères du spectateur vacillent. Paroxysme des sens, paralysie de la pensée. Où sommes-nous? Au cinéma ou dans un temple? Salò est-il la représentation des limites du montrable, comme on l’a souvent écrit, ou la célébration de rites barbares? Offrandes et sacrifices. Pourquoi regarder tout ça? Cette dernière question vous hante à mesure que le film avance. D’autant que tout se mélange lors de la première vision: le corps des victimes avec celui de Pasolini, lui-même supplicié sur une plage romaine; le regard des bourreaux avec celui du spectateur, incapable d’y trouver sa place: est-il victime, témoin ou complice? Car Salò c’est d’abord une terrifiante machine à regarder, un dispositif optique implacable, qu’il soit frontal (les récits des mères maquerelles, la grande scène de coprophagie), perspectif (le reflet des miroirs, l’objectif des jumelles dans les scènes de tortures) ou même cubiste ("Fernand Léger" tapissant les murs du petit salon et les autres tableaux dans la pièce qui sert à observer les supplices). Impossible d’y échapper...

1B. "Digérer" le film, puis le revoir. Effacement de la douleur, retour de la pensée. Salò n’est plus cette forteresse, cette Bastille imprenable qu’on ne savait par quel côté aborder. Exit l’imposant discours — la question du mal au cinéma, les rapports entre sexe et fascisme, Salò est-il sadien ou sadique? etc. — qui accompagna le film à sa sortie et qui, à la longue, semble s’être substitué à celui de l’auteur. C'est tout le dérèglement du film qui au contraire apparaît, des circonvolutions dans lesquelles se perd le récit jusqu’au morcellement des dernières scènes. Les trois cercles du scénario (les manies, la merde, le sang) finissent par envahir la logique quaternaire du dispositif (4 tortionnaires, 4 narratrices...). Sade contaminé par Dante. La dégradation se précise dans le finale, comme si le suicide de la quatrième narratrice précipitait le film à sa perte. Désintégrée la belle ordonnance du début. Les scènes de tortures frappent autant par leur sauvagerie que par leur détraquement. Le rituel vire au snuff movie. Il y a surtout cet effet de distanciation subitement accentué: le spectateur passe du fauteuil d’orchestre à la loge de balcon. Cette vue d’en haut, à travers des jumelles, sur une cour fermée, évoque irrésistiblement celle d’un mirador dans un camp de concentration. Le vrai visage du nazi-fascisme enfin révélé?

2A. Parler de Salò, faire vivre l’œuvre. La fin ouverte du film nous y invite. Les bourreaux ne sont plus que trois à s’asseoir sur la "grande chaise" pour regarder les supplices. L’évêque a disparu. L’Eglise s’efface devant la nouvelle trinité du pouvoir (social, politique, économique). Lire les Ecrits corsaires comme un mode d’emploi possible du film. Ainsi des textes sur le "génocide" culturel des jeunes Italiens du Sud; ou sur la "fin de l’Eglise", trahie par ses fidèles. Tous convertis au modèle petit-bourgeois de la société de consommation. Société dont l’idéologie est véhiculée — à travers la publicité — par la télévision. Société qui uniformise les corps, libère hypocritement les mœurs, ou encore étouffe les dialectes. Société aussi fasciste sinon plus, selon Pasolini, que le "fascisme archéologique" de Salò. Et d’identifier les démocrates-chrétiens de 1975 aux criminels du film. Discours provocateur. Salò serait le film sur la "société du spectacle", cette même société qu’exécrait Debord. Où la vie n’est qu'"une immense accumulation de spectacles" où le spectateur-consommateur ne fait que manger la merde du spectacle. La merde comme métaphore des images qu’on avale. La ricotta dans sa version noire. Plus que le "mystère médiéval" annoncé par Pasolini, Salò serait ce grand film subversif — "thérrorisant", aurait dit Daney — prêt à ferrailler avec les idées bien-pensantes. Un monstre conçu pour mettre à mal la religion du bien-être. Un vrai film dada. Salò ne serait-il que cela?

2B. Le sens de l’œuvre est dans l’acte qui fait exister son auteur. Indéchiffrable. Comme chez Sade. Il y a dans Salò cette scène où les quatre "dignitaires" exécutent le jeune garde en vidant rageusement leur chargeur. Peut-être parce qu’il les a défiés, debout, poing levé, mais surtout parce qu’il a pratiqué, avec la servante noire, l’acte anti-sadien absolu: le coït génital. Dans la chaîne des délits (et des délations) que vient clôturer la scène, l’acte sexuel de la "normalité" est le pire de tous. Il obéit aux règles normatives de la raison, ces règles garanties par Dieu et que vomit la pensée sadienne. Car plus que Sade c’est la lecture qu’en fait Klossowski que Pasolini adapte: de la sodomie comme "simulacre de destruction des normes". Mais aussi comme geste fondamental, irréductible, de l’athéisme sadien. Celui qui permet par sa répétition, tel un rite, de réintroduire le "caractère divin de la monstruosité". Invoqué, imploré, n’apparaissant qu’en filigrane — une victime écrit sur le tapis, avec son doigt, le mot "Dio" —, Dieu est bien le grand absent du film. Mais où est la part de divin dans Salò? Dans la référence à Dante, même si le purgatoire final n’est pas certain? Ou dans l’érotisme qui affleure à certains moments du film? Voir la scène d’amour avec l’évêque. Autant de petites touches (pasoliniennes) qui finissent par conférer à Salò une étrange beauté.

3A. Salò n’est pas la négation du cinéma, Pasolini croit trop en la puissance de son art. Loin de la radicalité d’un Debord (dont le premier film poussait justement des Hurlements en faveur de Sade) ou d’une Marguerite Duras — encore que les premiers plans du film (le travelling sur le lac de Garde et Salò désert) soient empreints d’une mélancolie toute durassienne. De ce point de vue, Salò est beaucoup plus sage. A l’inverse, il y a du Debord dans le geste de Pasolini qui mêle engagement politique et expérience artistique. Surtout, il y a ce principe très debordien qui veut que derrière la dénonciation d’un système (qu’il s’agisse du cinéma ou plus largement du capitalisme), il y ait une forme d’auto-revendication, l’affirmation par le sujet de son extériorité par rapport à ce qu’il dénonce, sa radicale différence. Pour Pasolini, la permissivité de la société de consommation ne fait que promouvoir le triomphe du couple hétérosexuel, elle célèbre la victoire du coït "normal" et rejette encore plus celui qui ne s’identifie pas au discours. Au-delà du regard politique sur le traitement des corps, Salò ne révèle-t-il pas le regard de Pasolini sur son propre corps? Et la valse finale des deux jeunes miliciens ne renvoie-t-elle pas à la jeunesse même de l’artiste? Cette jeunesse qu’on finit toujours par regretter quelle qu’en fût l’époque. Une évidente nostalgie se dégage de la scène. Le sentiment soudain de l’inexorable déchéance des corps, la révélation qu’à un moment donné le corps, humilié par le temps, usé par tant de vicissitudes, est irrémédiablement exclu du jeu. Que le jeu en question soit celui de la perversion ou, plus secrètement, celui de la séduction.

3B. Derrière la crudité des scènes pointe donc le désenchantement de Pasolini. La fin du film laisse transparaître chez l’artiste un déchirement profond — déjà annoncé par son abjuration de la trilogie érotique — entre son art et sa vie. Entre sa puissance créatrice, peut-être à son apogée, et une vie sexuelle certainement appauvrie. Mélange de désespoir (la séparation d’avec Ninetto Davoli) et de désillusion: ce nouveau corps du "consommateur" qui ne sait plus regarder (l’œil énucléé), ne sait plus parler (la langue arrachée), ne sait plus penser (le crâne découpé). Sait-il encore baiser (le sexe brûlé)? Solitude de Pasolini. Au bout du compte, Salò est bien ce "diamant" dont parlait l’auteur à propos de son film. Un objet aux multiples facettes (comme autant de miroirs déclinant l’infini du sens), qui à la fois vous attire par son éclat — il vous aimante — et vous choque par sa dureté (on n’en sort jamais indemne). Pour Pasolini, ce diamant pourrait prendre in fine les traits de Ninetto, l’acteur aux mille (et une) expressions joyeuses, l’amant magnifique et tant aimé mais finalement parti, laissant l’artiste seul avec son corps vieillissant. Et bientôt meurtri. Car un diamant c’est aussi ce qui raye les corps. Définitivement.