janvier 31, 2024

À ravir


  Rapture de Dominic Megam Sangma (2023).

Laterna magica.

Imaginez une sorte de Village — le film de Shyamalan — qui se passerait non plus au fin fond de la Pennsylvanie à la fin du XIXe s., mais de nos jours dans un petit village du Meghalaya... du quoi? Du Meghalaya, un Etat du Nord-Est de l'Inde (coincé entre l'Assam et le Bangladesh, ce qui ne vous en dira pas davantage) d'où est originaire Dominic Sangma, évoquant à travers ce film ses souvenirs d'enfance. Un film sur la peur, la peur de "ceux qu'on ne voit pas", cachés dans la forêt et qui semblent être la cause des mystérieuses disparitions qui affectent le village. Le personnage central, celui dont le film épouse le point de vue, n'est pas, comme dans le Shyamalan, une jeune femme aveugle, mais un garçonnet — imaginez un "P'tit Quinquin" indien — dont la cécité ne se manifeste que la nuit, justifiant que c'est justement la nuit, quand le noir devient pour tout enfant le terrain de ses peurs les plus profondes, et plus encore quand, plongé dans l'obscurité la plus totale, il "voit" son imagination décupler... que c'est donc la nuit que le réalisateur (qui souffrait du même trouble) sublime son film, via des séquences d'une rare poésie. Ainsi le long plan-séquence du début qui montre les villageois dans la forêt en train de cueillir, éclairés par des petites torches (et les lucioles), les cigales qui viennent de "sortir", après quatre années passées sous terre, ces mêmes cigales que P'tit Quinquin — en fait Kasan dans le film — et sa famille dégustent dans la séquence suivante. Ou encore, la procession de la Vierge Marie (sous forme de statue) à travers le village, son "apparition" annonçant, aux dires du pasteur, quarante jours et quarante nuits de "ténèbres apocalyptiques".
Parce qu'il faut préciser que les gens du Meghalaya sont majoritairement chrétiens, même si le pasteur du film n'a pas, disons, un comportement très catholique, et que ces gens parlent non pas l'hindi ou le bengali mais le garo — un film en garo, une première j'imagine pour tout le monde — la langue des Garo Hills, de ces collines qui donc "ont des yeux", brillant la nuit quand, dans le film, outre la période où ils cueillent des cigales, les hommes partent avec leur lampe de poche à la recherche d'un des leurs subitement disparu... ou quand l'enfant, lors d'une séquence étonnante, rêve qu'il est mort, enfermé dans un des cercueils que fabrique le vieil oncle (ce qui l'interroge: pourquoi il y a toujours quelqu'un qui meurt après qu'un cercueil a été fabriqué?), et transporté dans la montagne par des êtres affublés de masques, écho aux rites animistes (la religion songsarek) qui dans cette région coexistent avec la religion chrétienne...
En contrepoint à cette poésie nocturne: la dure réalité que représentent les disparitions, réalité qui s'exprime, elle, en plein jour, via les réactions de plus en plus violentes que provoquent chez les villageois ces disparitions, lesquelles correspondent en fait à des enlèvements (il est question de trafics d'organes). L'art du film repose sur cette dualité, toute simple, que Dominic Sangma établit et que résume le titre: rapture au sens à la fois de ravissement et d'enlèvement, qui fait communiquer lumière et obscurité, innocence et violence, pseudo-vérités et vraies croyances, les deux s'interpénétrant, à l'image des deux figures religieuses que sont le pasteur au bagout de bonimenteur (au demeurant gros mangeur de jacquier) et le shaman qui, lui, ne dit pas grand-chose (cf. la scène très drôle du coq blanc). A la fluidité poétique des séquences nocturnes, répond ainsi la sècheresse prosaïque des scènes de jour, des scènes qui, certes, confinent parfois à la raideur, mais sans que cela entache la beauté générale du film. En témoigne le dernier plan, magnifique, où l'on découvre pour la première fois l'ensemble du village, vu du ciel, alors que les villageois qui s'en étaient pris au chef de la police locale, accusé de ne rien faire, montent dans la camionnette qui doit les emmener, on devine où... Rapture est une petite merveille. Le film doit sortir au printemps prochain.

janvier 30, 2024

Vortex


Under the Skin de Jonathan Glazer (2013).

L'étrange créature du lac noir.

La force du film tient à deux choses: sa dimension "expérientielle" (et non expérimentale) et Scarlett Johansson. Expérience, celle du sensible, qui touche à la sensation, donc à l'esthétique. C'est le côté empiriste du film, sa part typiquement anglaise (la philosophie anglaise est traditionnellement empiriste, s'opposant au rationalisme français et à l'idéalisme allemand). Expérience par la sensation qui est surgissement, pénétrant l'esprit via le regard, ou l'ouïe, l'ouvrant à la conscience. Scarlett Johansson, dans le film, c'est d'abord cela: un être d'organes, sans passé, ni affect, une belle enveloppe à la présence magnétique, attirant irrésistiblement des hommes-mouches qu'elle emprisonne, telle une veuve noire, dans sa toile, liquide et opaque (le "continent noir", oui bien sûr... la fameuse question "que veut une femme?", ou plutôt ce que nous voulons d'elle, cet aspect psychanalytique du film auquel on serait tenté de s'accrocher, et d'autant plus fortement qu'on se trouve complètement perdu). A ce stade, le film fonctionne à merveille. Scarlett Johansson, créature naissante et déjà prédatrice, y est toute de sensualité, la sensualité avec ce que cela suppose de sexualité et de sensorialité. A bord de son van, elle erre dans la nuit glasgowienne, abordant machinalement le premier quidam qui traîne (dès lors qu'il est seul), sans qu'on sache exactement de quoi il retourne. Les sens sont comme exacerbés, en accord avec le réalisme brut, pseudo-documentaire, des rencontres et le travail sur la bande son. Que tout ça fasse arty, qu'on y perçoit le côté artificiel, que ça ne fictionne pas vraiment, les scènes restant à l'état de simples potentiels narratifs, n'importe guère puisque c'est le propos même du film: une coquille vide qui se nourrit de sensations. L'Autre n'existe pas (ce qui est vrai d'ailleurs), les ellipses sont comme des éclipses... pour le spectateur il y a un réel plaisir à se laisser ainsi égarer, pour mieux céder au pouvoir vampirique, empiriste — vempiriste? — qu'exerce le film dans sa première partie.

Hélas, la suite n'est pas du même tonneau. En découvrant l'altérité — un jeune homme au visage difforme — la créature, dotée d'un ersatz de conscience, tend à s'humaniser. Evolution nécessaire mais ici insuffisante. Glazer reste prisonnier de son dispositif. Le jeune homme en question — c'est le vrai visage de l'acteur qui souffre d'une neurofibromatose (la maladie de Recklinghausen) — évoque moins l'humanité, cachée derrière l'horreur d'une défiguration, qu'un tableau de Bacon: l'horreur dans la beauté. Sauf qu'un film n'est pas un tableau, ni même un clip. Quand la sensation disparaît, rien dans Under the Skin ne vient la remplacer. Parce que l'histoire manque. Chez Bacon la figure c'est l'être humain hors de l'espèce humaine. Ici ce n'est plus qu'un pauvre hère dont on affiche la douleur. Si la créature est dès lors censée éprouver des émotions, ressentir compassion et angoisse (signe qu'elle s'humanise), elle ne se transforme pas véritablement. Là où on espérait un vrai personnage de fiction (au contact de l'Autre), on a droit qu'à une créature soudainement apeurée. Pour le coup, tout ce qui lui arrive devient lourdement signifiant. Rencontre ratée avec le sexuel, fuite dans la forêt (symbole de passage), rencontre avec l'Autre méchant... La monstration devient démonstration. Le récit promis dans la première partie ne s'enclenche pas. Du film-matière, qui se suffit à lui-même et dont on accède directement, on bascule dans une sorte de matière fictionnelle assez grossière, réduite à quelques symboles et autres signifiants, ainsi de la peau-barrière et de ses effets de surface, du rapport dehors/dedans, entre le monde et soi, l'étranger et le familier... des motifs que le film étire, plus qu'il ne les développe, jusqu'à ce que ça craque, que tout se déchire et qu'on découvre, sous la peau du film, cette masse noire qui est celle des récits empêchés. Dommage. Reste quand même la fascination (ambiguë) du début et une musique envoûtante (quoiqu'un peu envahissante), signée Mica Levi, aux accents par instants bartokiens, surtout ligétiens et même pendereckiens (on pense évidemment à Shining)... Scarlett, une moitié de film et la musique, c'est déjà ça.

janvier 28, 2024

Le banquet


  La Grande Bouffe de Marco Ferreri (1973).

50 ans après, que reste-t-il — quels restes? — de la Grande Bouffe, le film de Ferreri en son temps, honni, vomi, conchié, mais aussi célébré? Que dire qui n'ait été déjà dit, redit, contredit, sur ce qui restera le plus grand succès commercial (et à vrai dire le seul) de son auteur, bien que loin de valoir ses plus belles œuvres que sont par exemple Break-up (L'uomo dei cinque palloni), Dillinger est mort, la Dernière Femme ou encore le trop méconnu Maison du sourire? On ne reviendra pas sur la genèse du film, comme sur son accueil cannois, "hernaniesque", c'était en 1973, une époque révolue, sur tout ça je renvoie au texte de Faustine Saint-Geniès dans Sofilm: Mange, t'es mort! De même, on laissera de côté les interprétations, pour le moins attendues, qui ont accompagné le film à sa sortie: sur la société de consommation, le capitalisme, la bourgeoisie (ce que Ferreri avait résumé avec l'ironie mordante qu'on lui connaît: "la Grande Bouffe est un film bourgeois réalisé par un cinéaste bourgeois pour un public bourgeois")... Et de s'intéresser à ce que le film montre, à défaut de vouloir démontrer, et surtout expérimente.

Parce que la Grande Bouffe c'est d'abord ça: une expérience... de ce type d'expérience qu'on effectue en laboratoire, in vitro (ici une villa isolée en plein Paris), et qu'on pousse le plus loin possible, jusqu'à son extrême limite, pour atteindre non pas au savoir, la démarche n'est pas scientifique, encore moins à une sorte d'au-delà du savoir, la démarche n'est pas mystique, nulle transcendance chez Ferreri, pas tout à fait bataillienne non plus, la pensée de Ferreri n'est pas aussi radicale, mais qui touche malgré tout à la connaissance, à quelque chose d'intermédiaire entre pulsion et savoir, un ça-voir pourrait-on dire, à travers ce qui demeure l'unique préoccupation de Ferreri: l'homme... et pas seulement l'homme occidental, l'homme moderne, mais l'homme en tant que tel, l'uomo, celui qui, peu à peu mais jamais complètement, a substitué à son animalité une forme de domestication, et qui donc — si on le considère à tout âge de l'Histoire, à la fois animal et être domestiqué (cf. L'ape regina, La donna scimmia, Liza...) — se définit en premier lieu par ce qu'il a d'organique: une machine qui pour vivre doit manger et, parce qu'elle est humaine, a appris (depuis l'Antiquité, rien de bourgeois là-dedans) qu'on peut, à certains moments, vivre aussi de "bonnes choses", à commencer par celles que l'on mange, sachant au demeurant (et ça aussi depuis toujours) qu'éviter la faim n'empêche pas la fin, que l'horizon de tout cela n'en reste pas moins la mort, et qu'à ce titre "avaler" plus qu'on ne le peut c'est — au-delà d'un plaisir qui ne relève pas de ce qu'on appelle communément les "plaisirs de la table" (expliquant d'ailleurs qu'on ne boit quasiment pas dans le film) — chercher... peut-être à combler une absence (maternelle), un manque (sexuel), un vide (existentiel), en tout cas à "satisfaire" l'angoisse par le trop-plein, justifiant, puisque le bénéfice n'a forcément qu'un temps, de répéter sans fin ni faim le geste: avaler, encore et toujours, et pour que ça passe: vomir, péter, chier... Et voir ainsi jusqu'où on peut aller, jusqu'où on peut s'empiffrer, se goinfrer, avant que ça éclate, comme les ballons de Mastroianni dans Break-up que la Grande Bouffe prolonge en quelque sorte (quatre ballons que l'homme fait éclater plus un cinquième qui garde son mystère, comme ici les quatre hommes et la femme).

C'est le cinéma "physiologiste" revendiqué par Ferreri lui-même, qui le rattache à un auteur comme Rabelais [Ferreri a réalisé en 1995 Faictz ce que vouldras, un téléfilm sur Rabelais que je n'ai jamais vu], pas tant pour l'image populaire, "pantagruélique", qui lui est associée — le simple fait que dans le film on ne boive pas de vin (alors qu'on "boit-l'eau") invalide une telle correspondance —, ni même la dimension grotesque, "carnavalesque" selon Bakhtine, que revêtirait l'œuvre de Rabelais, marquée par l'ambivalence du geste, qui à la fois dégrade et glorifie (ainsi du compissage, absent du film puisque là encore on n'y boit pas, façon peut-être d'écarter toute dimension homosexuelle dans l'amitié qui lie les personnages masculins de la Grande Bouffe), que pour ces seules fonctions biologiques, matiéristes, que sont l'ingestion, la digestion, la déjection, faisant du corps l'expression même du vivant, également de la liberté, si l'on considère le choix fait par les quatre personnages de le remplir, ce corps, ad nauseam (et non ad libitum qui suppose une limite). Du Rabelais au rabais pour le coup (la sagesse y manque outre le vin), mais du Rabelais quand même, via son côté polyglotte (on y parle français avec un peu d'italien, de latin voire du franglais par moments), via encore son côté platonicien, nous faisant passer d'un banquet à l'autre [Ferreri a aussi réalisé en 1989 une adaptation du Banquet de Platon que je n'ai pas vue non plus], au sens où il y a du Platon chez Rabelais, à travers notamment Gargantua (cf. le Prologue), si on déplace l'idée de bouffe à celle de baise, incarnée ici (même si elle est contrariée à la fin) par le personnage du pilote de ligne (Marcello), grand baiseur devant l'Eternel, alors que chez les autres le désir se trouve, ou sublimé (dans l'art cul-inaire avec Ugo le chef cuisinier), ou refoulé (l'homosexualité de Michel, le producteur télé, avec son châle, ses gants en plastique orange et son beau pull rose), ou carrément bloqué (au stade oral avec le juge Philippe, gros bébé s'il en est).

Quatre "mâles" qui forment un carré, mais fonctionnent deux par deux: deux Italiens (et leur male gaze, centré sur le fessier bien en chair de la pulpeuse Andréa, un vrai Rubens — cerise sur le gâteau, elle est rousse), deux Français (au regard plus "amoureux", qu'il soit douloureusement secret chez Michel ou gentiment souriant chez Philippe); mais encore: deux modes de jouissance ("orale" chez Ugo, une fine gueule comme on dit, et Philippe, on l'a vu, depuis longtemps initié à la "gâterie" par sa nounou; "anale" chez Michel, pétomane distingué, et Marcello, à la sexualité agressive, qui en plus fait exploser les chiottes)... jouissance qui n'a plus rien de jouissive quand les quatre lui substituent celle, mortifère, du gavage "consenti" (à la différence des oies qui traînent dans le jardin)... peut-être la manifestation ultime, stoïcienne, du libre arbitre, mais sans qu'on sache exactement de quoi il retourne, eux-mêmes ne le sachant probablement pas, pris qu'ils sont dans les rets d'un plaisir masochiste de moins en moins partagé, qui les voit disparaître les uns après les autres, chacun en représentation, sur sa propre scène: Marcello, pétrifié dans sa Bugatti bleue, Michel baignant dans sa merde sur la terrasse, Ugo, allongé sur la table de cuisine, foudroyé par la violence de son orgasme, Philippe, incliné sur son banc, sous le "tilleul de Boileau", comme s'il avait été empoisonné par le dessert trop sucré d'Andréa (deux énormes îles flottantes en forme de seins)... Andréa dont le rôle restera énigmatique, si ce n'est que c'est elle qui survit à tout ça (préfigurant Le futur est femme et plus généralement la suite de l'œuvre ferrerienne, au grand dam d'Azcona), qui surtout semble avoir présidé au destin funeste de nos quatre amis; elle, la femme, à la fois maman et putain, désormais seule avec les chiens, et la viande qu'on continue de livrer, image peut-être d'une œuvre marquée au sceau du "cynisme" (au sens philosophique du mot), pour ce qu'elle a de scandaleuse... en tout cas, si on se place du côté des formes, un drôle de paysage, qui aura vu des corps, à force de se remplir, finir par exploser, ou imploser, disparaissant ainsi du paysage au profit du corps merveilleusement rond, plein et entier auquel ils voulaient peut-être ressembler (1), sans en "mesurer" l'impossibilité (nous rappelant une fable bien connue), assujettis qu'il auraient été par Andréa, l'incarnation même de la femme.

Une expérience, disions-nous au début, poussée à l'extrême. Quant à sa finalité, mystère. J'imagine alors les chiens, présents tout au long du film, connaître, eux, la réponse et — c'est le dernier plan — nous la donner à travers leur aboiement, tel un "colloque de chiens", nous racontant ainsi la triste, peu héroïque mais véridique, histoire de la Grande Bouffe...

(1) On notera non sans humour que Marco Ferreri, alors qu'il demandait à Andréa Ferreol de grossir toujours plus pour coller au personnage, suivait, lui, parallèlement une cure d'amaigrissement. Le PVC (principe des vases communicants) a toujours sa place dans la mécanique d'une œuvre. 

janvier 27, 2024

Gégauvien


L'Amour l'après-midi d'Eric Rohmer (1972).

Le dernier des contes moraux.

Dans le n°653 des Cahiers du cinéma (février 2010), Claude Chabrol rappelait à quel point Eric Rohmer avait été — durant toute une époque: les années 50-60 — proche de l'écrivain Paul Gégauff (scénariste et acteur de son premier film, Journal d'un scélérat, un court métrage aujourd'hui perdu, c'est de lui aussi dont s'inspire le personnage du Signe du Lion, premier long de Rohmer dont il avait co-écrit les dialogues — né un 10 août, il était du signe du Lion). Gégauff, le dandy qui, selon l'expression de Chabrol, "déboutonnait" Rohmer, du genre, lui, plutôt "coincé". Jusqu'au jour où, "à la fin des années 60, Rohmer appelle Gégauff: "Il faut que je te voie, c'est important". Ils déjeunent, et là, solennel, Rohmer lui annonce: "Ecoute, je vais te dire quelque chose. Je cesse de subir ton influence". Formidable, non? Gégauff a dû répondre comme à son habitude: "Ça s'arrose!"
L'influence de Gégauff sur Rohmer (et la volonté de ce dernier de s'y soustraire à un moment précis de sa vie) n'est pas anodine. On a trop tendance à analyser l'œuvre de Rohmer à l'aune de ses écrits théoriques et critiques, délaissant la part intime qui pourtant nourrit toute œuvre. Il ne faut pas chercher ailleurs l'abandon après les Contes moraux du personnage masculin — le séducteur gégauvien — comme personnage principal, tel celui qu'interprète Jean-Claude Brialy dans le Genou de Claire. Non pas qu'il disparaisse complètement par la suite (cf. Féodor Atkine dans Pauline à la plage), mais qu'il ne persiste plus que comme personnage excentré, et de plus en plus, à mesure que l'œuvre avance, jusqu'à son ultime avatar, sous les traits du libertin Hylas, dans les Amours d'Astrée.
Ce tournant, Rohmer l'a même "mis en scène" dans l'Amour l'après-midi, le dernier des Contes moraux, à travers la fameuse séquence dans laquelle le narrateur s'imagine "possesseur d'un petit appareil qu'on suspend à son cou et qui émet un fluide magnétique capable d'annihiler toute volonté étrangère", en l'occurrence celle des femmes qu'il rêve ainsi de posséder. Et la séquence de nous montrer comment, en parfait disciple gégauvien, il séduit en un tour de main Fabienne Fabian, Marie-Christine Barrault, Haydée Politoff, Aurore Cornu, Laurence de Monaghan, soit les principaux personnages féminins des précédents "contes moraux"... sauf la dernière, Béatrice Romand qui, elle, en ne lui cédant pas, vient signifier de manière explicite que le fluide, autrement dit l'influence de Gégauff, a cessé d'agir.

janvier 25, 2024

L'autre moitié


  Bellamy de Claude Chabrol (2009).

On aurait dit que la maison entière baignait dans une eau tiède et limpide.
Georges Simenon

On sait l'admiration que portait Claude Chabrol à Georges Simenon. Elle s'est traduite, entre autres, par l'adaptation de deux de ses romans, les Fantômes du chapelier (1982) et Betty (1992), des "sans Maigret", qui appartiennent à la veine de ce qu'on appelle les "romans durs" de Simenon. Mais c'est peut-être avec son dernier film, Bellamy, un faux Simenon qui est aussi un faux Maigret, que Chabrol, avec l'aide d'Odile Barski, sa scénariste attitrée, a été le plus loin, libre de tout souci d'adaptation, en réinventant Simenon. La différence entre les deux premiers Simenon de Chabrol et le dernier qui donc n'en est pas un, pourrait paraître anecdotique. Il n'en est rien. On peut voir dans Bellamy une forme de synthèse:

— au sein même de l'univers Simenon, la synthèse qui permit à l'écrivain de délaisser progressivement le pittoresque de ses premiers romans pour quelque chose de plus neutre, de plus sec, cette quête de "l'homme nu" qu'il évoquait régulièrement: l'homme derrière les apparences et les conventions sociales, celui qui est seul devant sa glace, le matin, au moment de se raser... Ce qui chez Chabrol, dont l'œuvre est plus hétérogène, reviendrait à comparer par exemple un personnage haut en couleur comme celui de Lavardin, incarné par Jean Poiret (Poulet au vinaigre, Inspecteur Lavardin et à la télévision Les Dossiers de l'inspecteur Lavardin), et le commissaire Bellamy, incarné par Gérard Depardieu, qui en est la version à la fois "maigretisée", un "Maigret" en vacances (vacances des plus ordinaires), et paradoxalement plus "gourmande", autrement dit plus chabrolienne encore, qui voit le personnage, véritable épicurien — c'est le mot "bonheur" qu'il inscrit au début sur sa grille de mots croisés —, se délecter aussi bien d'une pintade au chou, ou encore d'huîtres chaudes, que des "formes" de sa femme (Marie Bunel).

— synthèse au sens également où le nom Bellamy renvoie non seulement à un personnage de Simenon (le Dr Philippe Bellamy dans Les Vacances de Maigret, évidente source d'inspiration pour ce qui est de l'aspect simenonien du film, lequel se nourrit largement de l'affaire Dandonneau, un fait divers bien réel, comme les aimait Chabrol, survenu en 1987 et qui, lui, s'inspirait du film de Billy Wilder, Double Indemnity!), mais aussi au "Bel-Ami" de Maupassant, l'autre écrivain chéri de Chabrol, à qui ce dernier consacra d'ailleurs, à la même époque que Bellamy, deux téléfilms dans le cadre de la série Chez Maupassant, prolongés par deux polars adaptés d'Emile Gaboriau, le père du roman policier français, et de Gaston Leroux — manque Maurice Leblanc qui ici donne son nom à l'inspecteur en charge de l'enquête mais qu'on ne voit jamais); soit donc Simenon et Maupassant, peintres, chacun à sa manière, de ces apparences trompeuses qui cachent des vérités plus profondes, souvent terribles, concernant des personnages solitaires (prototype même de l'antihéros chez Simenon) qui ne peuvent s'affirmer qu'à travers des actes criminels ou apparentés...

Voir ainsi Bellamy comme un mixte de Chabrol et de Simenon, mais plus Chabrol que Simenon, disons deux-tiers un-tiers, et non "fifty-fifty" comme dit Depardieu à Gamblin (personnage-miroir qui renvoie Paul Bellamy à sa propre culpabilité vis-à-vis de son demi-frère Jacques — Clovis Cornillac —, personnage renfrogné, aux allures de filou et porté sur la boisson, venu passer quelques jours chez lui), comme le dit donc Depardieu à propos des gens, mi-gentils (Gamblin, qui dans le film a plusieurs identités, se fait appeler Gentil) mi-salauds (son vrai nom est Leullet/"le laid"), un écart dans les proportions qu'on mettra sur le compte de Depardieu lui-même et ses 140 kilos (à l'époque), incroyable masse monopolisant par instants plus de la moitié de l'écran, comme s'il incorporait Chabrol avec lui — Bellamy est comme le cinéaste un bon vivant pantouflard qui n'aime pas les voyages —, auquel on ajoutera une pincée de Brassens (l'autre Georges du film) pour agrémenter l'ensemble, via le générique d'ouverture (la tombe du chanteur-poète au cimetière marin de Sète) et l'épilogue judiciaire (la plaidoirie de l'avocat de Leullet, sous la forme d'une chanson de Brassens (1), un air léger qu'on sifflote), contrepoint à la présence massive de Depardieu et incarné ici par les fluets Pauline et Rodolphe Pauly, les enfants d'Odile Barski, la famille Barski comme il y a la famille Chabrol (dans l'équipe technique), ce drôle de lien, naturel et très fort, qui unit des êtres, justifiant que l'on s'entraide mais qu'on vit parfois de façon oppressive, comme une charge insupportable. Ainsi Bellamy avec ce demi-frère, le petit frère qu'il était jadis censé protéger et qu'il voulut un jour étrangler, geste que par chance il ne put accomplir (2)... cette chance qui l'a toujours accompagné (cf. la scène de la bouche d'égout dans laquelle il manque de tomber). Sauf que le geste a bien existé, provoquant ce sentiment de culpabilité, énorme lui aussi, qui depuis le poursuit mais qu'il arrivait à surmonter — par quel moyen?: "une forme de dignité à se mépriser soi-même" — jusqu'au jour où...

Jusqu'au jour où Bellamy rencontre Leullet alias Gentil, qui lui demande justement de le protéger, ce qui ne peut que faire remonter en lui les tourments d'hier. Les confrontations entre Depardieu et Gamblin sont les temps forts du film, où s'opposent d'un côté, on l'a vu, le mépris de soi (Depardieu), et de l'autre, un trait typique de l'anti-héros simenonien (analysé par Jean-Louis Dumortier, un spécialiste de Simenon), à savoir le besoin de reconnaissance (Gamblin) — et son corollaire: le manque de reconnaissance — qui voit chez Simenon nombre de ses personnages "hurler silencieusement la même souffrance d'avoir été ignorés ou rejetés par ceux dont ils désiraient des témoignages d'estime" (et d'amour dans le cas de Leullet). Cette question de la "reconnaissance", Chabrol la traite comme il se doit avec malice — c'est-à-dire "au pied de la lettre" — par le biais des différents aspects physiques que prend dans le film Jacques Gamblin: celui de Gentil (passé par la chirurgie esthétique), ce qui correspond au vrai visage de Gamblin (un faux air au passage de deux autres Jacques: Anquetil et Dutronc), celui de Leullet (avant la chirurgie), soit pour Gamblin le recours à des postiches (faux nez et barbiche), enfin celui de Leprince, le SDF "suicidé?" dont Leullet s'était fait la tête, rendant Gamblin parfaitement hideux, bien que... reconnaissable. Trois visages comme autant de demandes adressées, aux seules fins de reconnaissance, à la femme (la femme au "sang chaud" ou celle qui représente le bonheur), et dont le refus précipite le geste criminel et/ou suicidaire. C'est ce que ressent Depardieu, de plus en plus fortement, au fil de ses échanges avec Gamblin, le confrontant à ce qu'il a lui-même vécu, lui dont l'adresse à la femme a été entendue (elle l'aime, même s'il déteste voyager et que par moments il l'emmerde), mais qui n'en a pas fini avec son passé, ce qui ne peut que le bouleverser, même si ce que raconte Gamblin il n'y croit qu'à moitié.

Il en est ainsi du film, dévoilant petit à petit son autre versant, sa face obscure, passage qui fait communiquer en douceur la lumière radieuse bien que pâle d'une ville du Sud (Nîmes) avec celle, plus crue mais sans "effets" (nulle noirceur poétique ici) d'une chambre de motel, de la même manière qu'on passe d'une douillette propriété de vacances (en même temps maison familiale, celle de l'épouse) au décor impersonnel d'un Bricomarché. Il y a là comme un tamisage, rejoignant la banalité à l'œuvre dans les Simenon d'après-guerre, conférant à Bellamy ce mélange de tiédeur et de limpidité cité en exergue. De sorte qu'à la fin, peu importe l'acquittement de Leullet, l'histoire s'est entièrement déplacée du côté de Bellamy et de son demi-frère, vu maintenant par son autre moitié, celle qui était cachée depuis toujours, faisant de ce demi-frère rudoyé un frère à part entière, ce que Bellamy se refusait de voir, ce lien fraternel, à l'image des deux bols à café "Paul" et "Jacques", qui, maintenant que ce dernier a, comme Leprince, disparu (accident ou suicide?) — déchirante scène de l'annonce de sa mort, avec le renversement, par un Bellamy sous le choc, des deux bols qui se fracassent sur le sol — va définitivement lui manquer, creusant encore un peu plus en lui cet effroyable sentiment de culpabilité dont on ne se débarrasse jamais...

"Il y a toujours une autre histoire,
 il y a plus que ce que l'œil peut saisir." 
(W.H. Auden)

(1) Dans l'affaire Dandonneau, il s'agissait de Dupond-Moretti, l'avocat de l'ex-compagne de la victime — un homme brillant devenu SDF —, qui, pour rendre hommage à la victime et parce que celle-ci en était fan, s'était mis à "chanter" du Brassens.

(2) Le personnage ne se prénomme pas Paul pour rien. Rappelons ce que Chabrol disait à propos des Paul et des Charles qui peuplent son œuvre: "Il y a beaucoup de Paul et de Charles dans mes films. Avec un vrai cahier des charges pour les uns et pour les autres. Par exemple, un Charles ne tuera jamais un Paul, il ne peut pas, à aucun moment. En revanche, un Paul peut très bien tuer un Charles. Ça s'est vu. Je n'appellerais jamais Charles un personnage dont on se demande s'il va en tuer un autre ou pas. Parce que, s'il s'appelle Charles, il n'y a plus de suspense, personne ne peut penser une seule seconde qu'il va en tuer un autre. Alors qu'en l'appelant Paul, tout reste ouvert..." (Claude Chabrol, Pensées, répliques et anecdotes)

janvier 24, 2024

Z-313

  Le "Zapruder Film", Abraham Zapruder, 1963.

Gore-Tex.
 
On connaît la théorie de Thoret qui fait du film super 8 de Zapruder, cette petite bande de 26 secondes et 477 photogrammes sur laquelle a été enregistré l’assassinat de Kennedy, un film matriciel, la source non seulement du cinéma de De Palma mais aussi d’une bonne partie de la production américaine, du cinéma gore (dans sa veine réaliste) au "cinéma du complot" des années 70 (Executive Action de David Miller, The Parallax View de Pakula, The Conversation de Coppola, etc.), en passant par les films expérimentaux qui s'y réfèrent directement (Report de Bruce Conner). Il est d’ailleurs étonnant que personne n'y ait pensé plus tôt tant cela paraît évident. Comme s’il avait fallu attendre les attentats du 11 septembre et les images en boucle de CNN pour que le rôle fondateur du film de Zapruder, dans ce qu’il convient d’appeler l’ère moderne (sinon déjà postmoderne) du cinéma américain, devienne manifeste. Pourtant les images du 11 septembre sont à l’opposé de celles de Dallas, elles en sont même le négatif parfait. Thoret a pointé les différences dans son livre: direct/différé, image nette/image floue, cadre fixe/cadre mobile, mouvement vertical/mouvement horizontal, explosion des tours/éclatement du crâne, nuage de poussière/tache de sang, des milliers de morts mais pas de cadavres/un mort, un cadavre... De toutes ces différences, la plus importante est bien sûr la dernière: l’assassinat d’un seul homme — et pas n’importe lequel, le plus puissant et le plus séduisant des chefs d'Etat de l'époque — qui confère d’entrée à la scène une dimension mythologique que ne pourront jamais atteindre les corps anonymes (et invisibles) du World Trade Center. D’autant que les images de Dallas sont elles-mêmes restées longtemps cachées, circulant sous le manteau à la manière d’un vulgaire snuff movie, avant d’être diffusées pour la première fois à la télévision en 1975 (l’effet Watergate?), au contraire des images du 11 septembre, vues elles instantanément par des millions de téléspectateurs qui n’en croyaient pas leurs yeux. Car c’est bien de cela qu’il s’agit: le 11 septembre 2001, réel et fiction se sont télescopés dans le grand fracas de l’horreur mondialisée, là où le 22 novembre 1963, le réel n’avait fait que destructurer la fiction, la trouer de l’intérieur, le terrain ayant été déjà préparé par quelques éclaireurs géniaux, au premier rang duquel on placera l'inévitable Hitchcock (cf. Psycho et The Birds), avant que d’autres (je pense aux Italo-Américains du Nouvel Hollywood) ne viennent exploiter le filon. Est-ce pour cela que le 11-septembre n’a pour le moment rien engendré de très stimulant sur le plan fictionnel, comme si la fiction avait elle aussi été détruite, éventrée à l'image des deux tours, anéantissant tout autre récit, sauf ceux, mineurs, du faux documentaire? Alors que Dallas, de par sa dimension mythologique, a irrigué (et irrigue encore) de nombreux films d’action américains, surtout ceux où culmine l’hyperviolence (1) et même si le cauchemar vietnamien, qui en a été le prolongement, me semble avoir joué un rôle plus déterminant encore. Reste une question: cette part mythologique, dont serait privé le 11-septembre pour son côté disons trop abstrait (surgissement ex nihilo des images, anonymat des morts, etc.), vient-elle du film de Zapruder proprement dit ou s'inscrit-elle, plus généralement, dans le destin tragique de JFK, indépendamment de toute représentation? Car l’événement — et à la rigueur l’idée qu’il existerait un film de cet événement, même s’il n’est pas visible — ne suffit-il pas à nourrir les fantasmes, ceux qui justement font les bonnes fictions? Et de se demander finalement si le film de Zapruder n'aurait pas davantage matérialisé, en le condensant, un processus déjà en cours — la perte d'une certaine innocence — qu'il ne l'aurait véritablement initié. Ce qui ferait de ce petit film amateur moins la matrice d'un régime fictionnel que le creuset par excellence de la figure gore: l'éclatement d'un corps, cette "giclée de sang et de substances", comme l'écrit DeLillo, qui va alimenter ad nauseam tout un pan du cinéma américain.

(1) De la figure du sniper à l'éclatement d'un crâne, en passant par la parade comme décor ou encore l'enregistrement du meurtre par un amateur (Thoret).

Executive Action de David Miller (1973).

janvier 21, 2024

8 heures

  Huit heures ne font pas un jour de R.W. Fassbinder, série TV, 1972-73.

Si 8 heures ne font pas un jour, elles font une série, 5 épisodes d'une heure trente, et un peu plus = 8 heures de Fassbinder... Du pur Fassbinder, mais plus joyeux que d'ordinaire, pas tout rose non plus mais au ton allègre, comme la musique qu'on y entend et son petit air tatiesque... C’est une série familiale, sur une famille d’ouvriers dans le Cologne des années 70, autant dire que c'est parfois un peu mastoc (la déco est kitsch, on mange des saucisses et du chou farci, les journées sont rythmées par la bière et le schnaps...) mais c'est génial. C'est ce qu'on appelle un soap, en allemand on dit seifenoper, en français, bah... feuilleton. Et c’est ça en fait Huit heures..., un feuilleton tout bêtement, avec ses cinq épisodes comme autant d'histoires, chaque fois un problème à résoudre, et finalement résolu, puisque la série se veut optimiste, résolument optimiste, qui voit donc les problèmes finir par se régler, qu'ils soient professionnels (j'y reviendrai) ou familiaux, et dans ce dernier cas, grâce à la grand-mère, une veuve, personnage fantasque mais qui a les pieds sur terre, qui aime les enfants (dont son nouveau compagnon, un peu nigaud), qui surtout ne supporte pas l'injustice et les arnaques.

Chaque épisode est construit autour d'un couple. Le plus important, le couple vedette, est celui que forment Jochen, le petit-fils, grande tige à la gueule pas possible (Gottfried John) qui travaille dans une usine d’outillage, et Marion (Hanna Schygulla), toute mimi avec sa grosse perruque bouclée — non ce n’est pas une choucroute —, rencontrée devant un distributeur automatique et qui, elle, travaille pour un journal. Si Jochen se révèle être à l'usine le leader de l'équipe, celui qui impulse les revendications (que le nouveau contremaître ne vienne pas de l'extérieur, que les ouvriers gèrent eux-mêmes leur travail...), c'est Marion qui le pousse à aller plus loin (sur la question des bénéfices), sans que malheureusement ce dernier conflit avec la direction ne soit mis en scène et trouve son dénouement, et ce malgré le succès populaire que rencontra la série, tout ça parce que la vision qu'avait Fassbinder du monde ouvrier fut jugée à l'époque, notamment par les critiques de gauche, trop éloignée de la réalité (quid, en particulier, des syndicats?)... alors que hein, réalité et vérité sont deux choses différentes, on le sait, et que dans la fiction de Fassbinder, quand bien même il y aurait beaucoup de naïveté, à commencer par cette idée un peu cucul de vouloir édifier les masses par le biais d'une série télé, il se dégage plus de vérité que dans n'importe quel documentaire quand il se contente de coller à la réalité.

Cette vérité chez Fassbinder tient à deux choses: 1) son art consommé de la dialectique, entre autres dans les rapports qu'entretiennent les personnages entre eux, surtout au sein de leur couple, même s'il s'agit de couple encore en devenir ou simplement d'occasion, formé pour les besoins du récit, comme dans l'épisode 3, magnifique, avec Franz, qui veut devenir contremaître, et Ernst, qui ne veut plus l'être, le second aidant le premier à le remplacer; 2) corollaire du 1, la justesse des personnages, due, outre la qualité de l'interprétation et le travail de montage (toujours exemplaires chez Fassbinder), à la préférence accordée par le cinéaste au tournage rapide, fait le plus souvent d'une seule prise, de sorte que ça vive — et quand il s'agit comme ici de fiction "enchantée", l'aspect vivant ne peut que se trouver décuplé. Cette vérité court tout au long de la série, créant une "véritable" jubilation chez le spectateur, au détour d'une séquence (pour n'en citer qu'une: la fête après le mariage de Jochen et Marion), ou d'un plan, moins le "plan fassbindérien" qu'on connaît déjà, avec ces longues focales qui cultivent le flou... ou encore ces verres et ces bouteilles, toutes ces fleurs aussi, qui encombrent les premiers plans, que ce qui est plus inattendu: là, un mouvement de caméra, se fixant brutalement sur un personnage; là, les poses de Jochen, au milieu des machines; là, les colères "hitlériennes" de son père, souffrant de ne plus voir ses enfants; là, le regard inquiet de Franz, doutant de sa réussite à l'examen... et le plus beau: le visage d'Hanna Schygulla, quand elle écoute ou qu'elle fait passer, sans en avoir l'air, une idée à Jochen. Car si la grand-mère est un peu la bonne fée du film, celle qui en est la conscience, au sens politique, c'est bien Marion. A ce titre Huit heures... est aussi une série féministe. Une vérité de plus, et pas des moindres.

janvier 17, 2024

Pourquoi Rohmer


  La Collectionneuse d'Eric Rohmer (1966).

Alain Bergala: Pour en finir avec 5 idées reçues sur les films d'Eric Rohmer. 

Première idée reçue: Les films de Rohmer sont d’aimables chroniques des modes de leur époque. Cette apparence de chronique nonchalamment filmée au fil des jours participe de la grande élégance des films de Rohmer. Mais ce sentiment que l’on peut avoir d’être embarqué sur une rivière dont le cours imprévisible est livré aux aléas et à la contingence du paysage traversé, de la météorologie, des humeurs du pilote, des courants imprévisibles, cache la plus rigoureuse des géométries et une structure sans failles. C’est que Rohmer, comme Renoir, pense que ce qui importe vraiment dans un film, ce sont les détails concrets et la ligne générale abstraite, mais surtout pas la gestion de la zone intermédiaire où s’enlisent tant de cinéastes moyens — zone où ceux-ci ne filment ni vraiment le monde ni vraiment l’idée mais une sorte de fade compromis entre les deux. Pour Rohmer la réalité précise des détails et du visible doit toujours cacher une ligne générale rigoureuse, pour lui, mais qui n’a pas besoin d’être énoncée ni visible. Je ne sais plus qui écrivait, sans doute Pessoa, que personne n’est amoureux du squelette de sa dulcinée, même si sa beauté dépend de ce squelette. Rohmer nous donne à goûter la singularité de surface des choses et des êtres qu’il filme, le velouté de leur épiderme, la fugacité des apparences, la fragilité de leurs voix, et prend le plus grand soin de nous cacher le squelette qui les fait tenir fermement debout. Loin d’être un pur reflet de l’écume des jours, et de ce fait périmables comme les modes, les films de Rohmer apparaîtront de plus en plus comme ce qu’ils sont: des œuvres classiques, charpentées avec une rigueur et une solidité à toute épreuve, qui leur permettront de résister au temps et de trouver une place solide dans l’histoire du cinéma.

Deuxième idée reçue: Les films de Rohmer, ce sont des petits bourgeois intellos qui se regardent le nombril. Il est vrai que les personnages de Rohmer sont des gens portés sur l’auto analyse, plutôt bavards en général, et que leur vie sociale leur laisse le loisir de se livrer aux jeux de l’amour et du hasard. Mais ses films ne sont jamais complices de leur auto-complaisance. Rohmer est un moraliste, c’est-à-dire quelqu’un qui a toujours du recul critique sur ses personnages. Il filme en même temps le personnage qui se complaît dans l’image leurrée qu’il se fait de lui-même et ce qui lui échappe, ce qu’il ne peut contrôler de ses gestes, de sa voix, de ses regards, de ses postures. L’art de Rohmer, son humour, sa lucidité, sa subtilité, tiennent dans cet écart entre le moi imaginaire dont se gargarisent ses personnages et tout ce que sa caméra enregistre d’indices où se lit, pour qui sait voir et entendre, une vérité sur eux-mêmes dont ils n’ont pas conscience. Cet écart exige un spectateur attentif, en alerte, sensible aux moindres détails de comportement corporel qui trahissent comme des symptômes les mensonges qu’ils se font à eux-mêmes et auxquels d’ailleurs ils croient vraiment. Cet (éc)art n’existerait pas sans un art de l’acteur, où Rohmer excelle, qui consiste à les mettre en condition et en confiance pour qu’ils croient à leurs personnages tout en laissant la réalité de leurs corps abandonner quelque chose de la pure maîtrise et de l’autocontrôle. Rohmer ne fait jamais de "direction d’acteurs" au sens autoritaire de cette expression. Il prend tout son temps pour les mettre en condition de lui donner le jeu et le personnage qu’il attend d’eux, mais aussi pour qu’ils se laissent prendre par la caméra ce qui leur échappe, dont il a tout autant besoin pour son film. Cette part moins contrôlée, qui est la part du vivant de chaque prise, il a su en voir en amont le potentiel par l’observation lente de ce que ses acteurs sont dans la vie. Pour qu’elle surgisse pendant le tournage, il y faut une relation de confiance et d’abandon que Rohmer a toujours excellé à créer avec ses comédiens, relation déjà acquise au moment des prises, où tout a l’air de se passer par télépathie et contagion, dans le non-dit, sans direction d’acteur, sans "le cinéma" du cinéma. Les films qui s’en tiennent au pur registre de l’imaginaire peuvent être agréables, voire réussis mais sont condamnés à rester des œuvres mineures, à évaporation rapide. L’imaginaire seul n’a jamais suffi à faire un grand film. Les films de Rohmer n’en restent jamais à ce stade inférieur, dont se contentent les petits maîtres du cinéma de l’imaginaire. Il a été très tôt converti au cinéma de Rossellini et sa conception du personnage qui croit avancer librement dans le monde, prisonnier de son imaginaire et qui va rencontrer sur son chemin, au moment où il s’y attend le moins, son "point de réel", ce moment où quelque chose vient l’atteindre de l’extérieur (le rayon vert, l’aveu de l’homme délaissé qui en aime une autre, une voiture qui klaxonne et oblige le personnage à démarrer) et déchirer en une seconde les leurres de l’imaginaire pour l’ouvrir à sa propre vérité par une sorte de coup de théâtre dans la conscience qu’il a de lui-même.

Troisième idée reçue: les films de Rohmer se ressemblent tous. Il y a pourtant peu de cinéastes qui ont balayé un spectre aussi large du cinéma. Films contemporains, films historiques, adaptations littéraires, films écrits au millimètre, films improvisés sans scénario, films de studios, films tournés en pleine nature, films d’intérieurs, films parisiens et films de province. Alors qu’il a fait partie de la génération des Cahiers du cinéma qui a inventé la notion d’auteur, il a expérimenté d’autres modes de création au cinéma où le cinéaste choisirait de partager son film, dans une certaine mesure, avec ses acteurs, ses techniciens. Il est allé parfois jusqu’à s’effacer comme auteur pour laisser ses proches collaborateurs, ses actrices, réaliser des films, dont il était l’ange tutélaire, en les signant comme technicien. Un peu à la façon des peintres de la Renaissance déléguant aux apprentis de leur atelier une part de leurs créations, au point que les historiens de l’art ont parfois du mal à les attribuer au Maître ou au disciple. Ce qui peut donner cette impression que les films de Rohmer se ressemblent, c’est que l’on y retrouve, en deçà de leurs différences, un ton, une petite musique qui fonctionnent comme un péage magique pour un univers qui est le sien, un univers de douceur, d’intelligence et de vraie légèreté. Cette légèreté rohmérienne est celle, rare, des gens qui sont capables de dépasser le poids des idées et de la culture dont ils sont riches pour retrouver la grâce d’une innocence seconde, d’autant plus émouvante qu’elle est gagnée sur la pesanteur qui leste tant d’intelligences. Cette légèreté est souvent gaieté innocente. Peu de films ont autant de vraie fraîcheur du regard que ceux de Rohmer. Pas la fraîcheur frelatée inscrite sur les étiquettes des produits de consommation. Une des plus grandes qualités de son cinéma est l’attention aux petites choses, que les scénarios plus lourds des autres cinéastes écrasent souvent par souci d’efficacité. Rohmer est un goûteur, et il y a quelque chose de cinématographiquement franciscain chez lui lorsqu’il déguste la grâce de deux jeunes filles, la lumière du soir dans la campagne, la beauté des mots et la subtilité d’une émotion ténue.

Quatrième idée reçue: Rohmer est un cinéaste "littéraire" pour qui les dialogues sont plus importants que la mise en scène. Ce serait confondre la mise en scène avec les effets de mise en scène qui lui ont toujours fait à juste titre horreur. La plus belle des mises en scène, à ses yeux, était celle qui avait l’élégance et la discrétion de ne pas être voyante, ni même visible. S’il a été dans son époque Cahiers un grand défenseur du cinéma de Howard Hawks, c’est en partie pour cette qualité non ostentatoire d’une mise en scène qui semble toujours couler de source, ne demander aucun effort particulier. Rien n’est plus éloigné de la morale esthétique de Rohmer qu’un cinéma qui montre ses muscles pour dire au spectateur: regardez ce que je sais faire et combien c’est difficile. Mais le manque d’attention des spectateurs d’aujourd’hui est tel que le risque est de plus en plus grand de les voir confondre cette discrétion classique avec une absence de mise en scène. La mise en scène n’est pas forcément affaire de mouvements de caméra ostentatoires ni de montage exhibé. Rohmer a toujours oscillé entre des films à langage cinématographique articulé et assumé (le découpage, les champs contrechamps) et des films où il cherchait à retrouver quelque chose de plus natif, de plus primitif, où il avait besoin de revenir à un cinéma plus instinctif, plus "amateur" au bon sens du terme. En grand connaisseur du cinéma classique, il en maîtrisait parfaitement le langage, mais il savait aussi que le langage cinématographique, s’il permet de raconter plus rapidement et plus efficacement, finit vite par dévorer ce qui constituait à ses yeux l’essence même du cinéma: la présence des choses, des gestes, des voix, des variations de lumières et de couleurs. Il y a une sorte de prévention permanente, quasi réflexe chez lui, contre la tentation du "langagisme" cinématographique qui est toujours domination de la valeur d’échange, du social, de l’économie marchande sur la vocation première, ontologique, du cinéma. Éric Rohmer n’a jamais cessé d’être bazinien et essentialiste.

Cinquième idée reçue: Rohmer est un cinéaste du faux. Rohmer est un musicien en cinéma. Quand on entre dans un de ses films, on peut avoir l’impression au cours des premières minutes que les acteurs parlent faux, que leur ton est affecté et que cette façon de jouer et de parler n’est pas "naturelle". C’est précisément le faux "naturel" des films ordinaires qu’il a toujours voulu fuir comme la peste. Le vrai réalisme, à ses yeux, était incompatible avec le naturalisme qui empoisonne le cinéma français. Il était convaincu, comme Bresson, comme Godard, que les cinéastes standard ont perdu la capacité d’attention à l’importance du langage et des mots et se contentent d’imiter le langage stéréotypé des autres films. Le cinéma, pour Rohmer, ne devait jamais partir du cinéma mais toujours de la réalité et de sa propre musique intérieure. Si l’on écoute bien ses films, on s’aperçoit qu’il met en place une partition de voix, de mots, ressemblant à aucune autre. Au bout de quelques minutes, quand l’on a congédié en soi les dépôts polluants des codes naturalistes des autres films, les instruments donnent soudain l’impression d’être harmonieusement accordés et ce que l’on avait perçu au début comme faux devient la délicieuse musique rohmérienne que l’on a du mal à quitter quand le film s’arrête. Thelonious Monk ne jouait jamais d’un piano qu’il n’avait pas auparavant désaccordé, mais désaccordé à sa façon, en se fiant à son oreille intérieure, c’est-à-dire en l’accordant autrement que tous les accordeurs de tous les autres pianos. Quand on écoute un disque de Monk, c’est le faux de cet accord-désaccord-là qui nous enveloppe et devient la condition de notre plaisir et de notre accoutumance. Il en va exactement de même pour les films d’Eric Rohmer. Toutes les voix des acteurs de Rohmer sont choisies contre la pseudo-justesse des autres films mais aussi pour leur capacité à s’harmoniser dans une harmonie qui est la sienne, unique.

On l’aura compris, le cinéma de Rohmer est une pierre de touche du bon spectateur, actuellement bien malmené par un cinéma qui lui laisse de moins en moins le loisir d’être attentif, de profiter également à chaque instant de ce qui lui est offert par le film, de goûter le film tout en partageant les plaisirs du cinéaste en train de le faire, et surtout d’être intelligent, mais d’une intelligence accueillante, joueuse, gaie, et non de l’intelligence rance de ceux qui se veulent plus malins que le film ou que ses personnages. Les films de Rohmer sont le meilleur antidote, et le plus jubilatoire, à ce qui ne va plus dans un cinéma qui a oublié ce que devrait être la nécessaire souveraineté d’une création qui n’a pas de comptes à rendre aux attentes normalisées. (A. B., 2010)

janvier 14, 2024

L'ultime

7 Women (Frontière chinoise) de John Ford (1965).

Le dernier plan du dernier film de Ford.
 
Le titre original est un peu trompeur vu qu'il y a en réalité huit femmes dans le film si l’on compte Miss Ling, la femme chinoise qui est aussi une victime de Tunga Khan, le chef mongol. Les Cahiers, à l’époque, avaient pointé l’ambiguïté du "chiffre", sous la plume de Narboni ("La preuve par huit"), démontrant que si les femmes sont bien huit, elles ne le sont jamais ensemble, qu’il y a en fait six missionnaires + deux "étrangères" (le Dr Cartwright et Miss Ling), deux exclues qui sont interchangeables — c’est net quand Tunga Khan prend la femme chinoise comme esclave, la retirant du groupe, puis l'échange avec la femme médecin qui devient alors sa favorite —, de sorte que le chiffre sept est toujours respecté. Derrière cette acrobatie arithmétique, qui privilégie le déséquilibre et l’imprévisibilité des situations, il y avait la volonté d’inscrire Ford dans la modernité, en dépit de l’anachronisme évident de son film, et de faire du schématisme des oppositions (civilisation/barbarie, religion/athéisme, loi/désir...) un modèle de radicalité. Peut-être. Le plus important n'est pas là. Ce qui compte dans le cas de 7 Women, c'est la place du film par rapport à l’ensemble d’une œuvre, et non par rapport à l'époque. Ce que je vois dans le dernier film de Ford, c’est d’abord le portrait, magnifique, d’un personnage féminin, passant du statut de "héros fordien", avec ce que cela suppose de dureté et de tendresse (à la Duke, on dira), à celui de "femme", avec ce que cela suppose d’énigmatique, surtout pour un homme de 72 ans qui n’avait rien d’un progressiste — ses croyances le situaient plutôt du côté des missionnaires — mais qui toute sa vie soutint ceux qui se montraient, à l’instar du personnage d’Anne Bancroft, à la hauteur, c’est-à-dire, comme il est souligné à la fin du film, d’un courage et d’une générosité exemplaires, et ce quels que soient leurs idées politiques, leurs convictions religieuses et même leur sexe. Donc le portrait d’une femme et au bout du compte la question de la femme. Ce n’est pas qu’il n’y ait jamais eu de portrait de femme chez Ford — pensons simplement à Maureen O’Hara dans The Quiet Man, à Ava Gardner (et Grace Kelly) dans Mogambo, ou encore à Elizabeth Allen dans Donovan's Reef (j'oublie à dessein Katharine Hepburn dans Mary of Scotland qui n'est pas franchement fordien), on remarquera sinon que tous ces films se déroulent hors des Etats-Unis, de l’Irlande à la Polynésie, en passant par l’Afrique, comme s'il fallait quitter l’Amérique pour que la femme, et son insularité, puissent se manifester — mais c’était toujours dans un rapport disons conflictuel avec l’homme et sous un angle foncièrement machiste (ah, les fessées chez Ford!). Ici pas d’homme à proprement parler: le pseudo-pasteur, "seul coq dans le poulailler" est humilié par la directrice de la mission, laquelle affiche ouvertement sa répulsion de tout ce qui touche au sexe (elle refoule par ailleurs des penchants lesbiens); quant aux guerriers mongols, ils relèvent davantage du fantasme. Pendant les deux premiers tiers du film on en parle plus qu’on ne les voit, et lorsqu’ils se "matérialisent", de façon caricaturale (comme tout bon fantasme), c’est sous une double forme: celle de la bestialité (Tunga Khan) qui répugne en même temps qu’elle fascine, et celle de la beauté virile (le rival incarné par Woody Strode, le "beau corps sexué" des derniers Ford, qu’il s’agisse d’un sergent noir, d’un chef indien ou comme ici d’un bandit mongol) qui effraie en même temps qu’elle attire. C’est pourquoi la force du film réside moins dans l’opposition marquée, et somme toute assez convenue, entre Margaret Leighton et Anne Bancroft que dans le rapport trouble que chacune entretient avec sa féminité, surtout la seconde, rivalisant avec le sexe fort là où la première ne fait que le rejeter de manière théâtrale. Si Anne Bancroft s’habille, fume et boit comme un homme, ou au contraire s’apprête comme une courtisane, il ne s’agit à chaque fois que d’une "mascarade" qui fait d’elle une figure inversée de ce que reproduit de son côté Margaret Leighton. Dans les deux cas, on a affaire à des femmes au désir insatisfait, autrefois on les aurait qualifiées de "belles hystériques", dont le comportement ne peut être qu'excessif, l’un positif puisque empreint d’humour et d’empathie, jusqu’au tragique, l’autre négatif puisque... c'est l'inverse. Le plus incroyable dans tout ça est que ce soit signé John Ford, et que ce soit là son dernier film. On me dira que le sujet n’est pas de lui, que c’est tiré d’une nouvelle écrite justement par une femme. Il n’empêche, ce qu’il y a de bouleversant est que le cinéaste, loin de nous livrer un énième western, ce que pouvait laisser croire le générique avec sa horde de cavaliers mongols semblable à une troupe d’Indiens, nous parle au contraire des femmes et que des femmes. Laissant à d’autres le soin d’enterrer le western, il revient sur ce qu’il n’avait jamais vraiment traité dans ses films, la Femme en tant que telle, et c’est d’autant plus beau qu’il y pose le même regard que sur ses personnages masculins (soit "la femme la plus Ford du monde", pour reprendre l'expression de Mahaut Thébault dans l'édito du dernier numéro de la revue... Apaches). Le dernier plan, célèbre, qui voit Bancroft remettre au chef mongol la tasse empoisonnée puis, une fois le monstre terrassé, boire à son tour le poison et attendre la mort que Ford accompagne d’un travelling arrière et d’un fondu au noir, est absolument sublime. Juste deux remarques: la première concerne la réplique, tout aussi célèbre (puisque c’est la dernière de toute l’œuvre fordienne), de Bancroft au barbare — "so long, you bastard!" —, au moment où elle lui tend la coupelle. Cette réplique fait écho à celle prononcée juste avant par Leighton, lorsque celle-ci qualifie la doctoresse de "putain de Babylone", et peut donc être comprise comme une réponse à distance de Bancroft à Leighton, via le personnage de Tunga Khan qui dans la séquence occupe d'ailleurs le fauteuil de la directrice. Et y voir alors l’adieu d’une femme à la cruauté d'un monde, du monde en général, peu importe qu'il soit barbare ou civilisé puisque de toute façon elle n’y avait pas sa place. La seconde remarque rejoint la première et concerne le plan proprement dit. La caméra s’éloigne de Bancroft qui reste assise sur le bureau, après avoir jeté de rage sa tasse, en même temps que s’éteint progressivement la lumière. Pour autant le fondu au noir n’est pas total puisque dans le coin on découvre à la fin du travelling le corps de Tunga Khan, jusque-là resté hors-champ. Cette réapparition du corps de l’homme (il est même éclairé pour qu’on le voit bien), au moment où s’efface celui de la femme, confère au plan un sens assez différent de celui qu’on lui prête habituellement. Comme si Ford, dans un dernier réflexe, nous ramenait à la (dure) réalité des choses, qu’il nous rappelait que la vérité du film ne résidait pas dans un mouvement d’appareil, si bouleversant soit-il, mais dans la force d’une image, déposée au pied du film; que cette vérité n’était pas dans l’opacité d’un fondu au noir, ouvrant à toutes les interprétations possibles, mais dans la blancheur éclatante d’une dépouille, vrai "point final" (en bas à droite, telle une signature) de son œuvre.

janvier 13, 2024

Trois îles

Anatahan de Josef von Sternberg (1953).
 
Indépendamment des autres films de Sternberg — ceux des années 30 notamment, avec Marlene Dietrich — qui caractérisent idéalement le style non-réaliste du cinéaste viennois (jeu avec la lumière, saturation de l'espace, profusion de voiles, tentures, feuillages et autres cloisons mouvantes...) et qu'on retrouve à un degré supérieur dans Anatahan, ce dernier, produit au Japon, est un film absolument unique. Il ne ressemble à rien de connu. A ce titre, il rejoint d'autres films "uniques" comme Tabou de Murnau et Vaudou de Tourneur, avec lesquels il forme une sorte de triptyque: trois "ȋles" surgies de nulle part, à une dizaine d'années d'intervalle, et qui se font écho, par-delà les mers.
Bora Bora, San Sebastian, Anatahan... la première, réelle, en Polynésie (il y a aussi Takapoto), la deuxième, fictive, quelque part dans les Caraïbes, la troisième, fantasmée, au milieu du Pacifique mais "fabriquée" ailleurs, dans un hangar de Kyoto. Trois îles, sous le regard de l'Occident: l'innocence perdue (Tabou), les désirs refoulés (Vaudou), les pulsions déréglées (Anatahan). Superstition, malédiction, transgression, les ombres qui gagnent sur la lumière, le va-et-vient des vagues, la mélancolie... Et au cœur de chaque île, une femme (vierge sacrée, zombie, "reine des abeilles"), objet du scandale, dont l'histoire nous est commentée via différents supports: des écrits (un parchemin, un journal de bord, un rapport de police), quelques chansons (le chanteur de calypso), une voix off (Sternberg lui-même dans le rôle du narrateur)...

janvier 12, 2024

Signes

  Lancelot du Lac de Robert Bresson (1974).
 
Dieu que c'est beau (d’une beauté fracassante, il va sans dire)! Jamais Bresson ne s’est approché aussi près de ce qu’il a toujours recherché (son Graal à lui), le cinéma le plus épuré qui soit, réduit à des signes, des sons, une sorte d’absolu du cinéma, c’en est presque terrifiant (1). Film obsessionnel, d’une maniaquerie totale, mais aussi d’une simplicité confondante. On peut voir Lancelot du Lac comme le passage du symbole — exemplairement présent dans le monde médiéval, à l'image du blason — au signe: "Celui dont on entend les pas avant de le voir, il mourra dans l’année... même si c’est les pas de son cheval." Le fait est: le son anticipe/précipite l'image dans Lancelot du Lac, film monté à l'oreille, rythmé par les mêmes bruits (chevaux, armures, loquets, joutes...), s'imbriquant dans tout un système d'échos et de résonances, en accord avec les cadrages en plans rapprochés, typiquement bressoniens — ici, entre autres, les jambes des chevaliers et de leur monture —, fragmentant la réalité (cf. le tournoi) pour mieux faire surgir le réel. Et quel réel! Un monde en train de disparaître, ce que semble pressentir le cheval (œil effaré, hennissement) bien plus que son maître. La fin est là, dès l'ouverture, une des plus sidérantes jamais vues, évoquant davantage les ravages d’une guerre sainte — un chevalier en armure qu'on décapite, du sang qui jaillit, des corps qui brûlent... — que les errements d'une quête mystique. Violence d'un monde que Bresson exprime dans toute sa matérialité, au fin fond d'une forêt ou dans les lices d'un château... Quelques hommes survivent encore mais plus pour longtemps. La suite est comme un baroud d'honneur — le tournoi remporté par Lancelot, la fuite de Lancelot et Guenièvre — avant le finale, qui vient donc sceller la fin d'un idéal, à travers la mort de Lancelot, le "premier chevalier" qui se révèle être aussi le dernier, s’écroulant au milieu des siens — un tas de ferraille — en prononçant le nom de sa bien-aimée.

(1) C'est à la même époque que Robert Bresson rédige ses Notes sur le cinématographe, publiées en 1975.

janvier 10, 2024

De nos jours


De nos jours... de Hong Sang-soo (2023).

Des ramyuns au piment rouge.

Et vint De nos jours... le n°30 dans la longue liste des longs métrages de Hong Sang-soo, sachant qu'il nous en manque deux, les n°28 et 29, Walk Up et In Water, les steps du premier, le flou du second (le minimalisme poussé à son maximum?), les hasards pas toujours heureux de la distribution faisant qu'on en était resté à la photo cramée de la Romancière, le Film et le Heureux Hasard (The Novelist's Film), sorti début 2023. Un manque forcément dommageable — même si le cinéma de Hong, qu'on peut attraper par n'importe quel bout, s'accommode de ce genre d'aléas — dans la mesure où repérer les rimes entre un film et ceux qui l'ont précédé est toujours un plus. D'un autre côté, comme ces films manquants devaient, eux aussi, se faire l'écho de ceux qui les avaient précédés, on peut aisément raccorder De nos jours à des films plus anciens, bien que récents, contemporains de la pandémie (qui, rappelons-le, a perturbé Hong Sang-soo dans son rythme de production: un seul film tourné en 2020!) — je pense au côté "esquisse" d'Introduction et à la dimension "épiphanique" des deux suivants: Juste sous vos yeux et la Romancière — mieux: à un film antérieur, lui, à la pandémie, un des plus beaux de Hong Sang-soo: la Femme qui s'est enfuie, raccord d'autant plus judicieux que De nos jours semble en être à la fois le prolongement et l'égal en beauté. Etant entendu (encore) que la Femme qui s'est enfuie, en plus de faire écho aux films précédents de Hong Sang-soo (le jeu est sans fin), avait la particularité de renouer avec la part la plus lumineuse de son œuvre, prenant ses distances (tout est relatif) avec ses films plus sombres, dont ceux mélancolissimes ("les voyages d'hiver de Hong Sang-soo", comme je les avais appelés) auxquels il faisait suite... Avec cette autre particularité que le film était pour la première fois chez Hong, non pas un film sans hommes mais un film où les hommes faisaient figure de figurants... De sorte que De nos jours renvoie, via la Femme qui s'est enfuie, à la période que je préfère le plus chez Hong Sang-soo, celle des années 2010, qui va, disons, de Ha Ha Ha à Yourself and Yours, et dans laquelle on voyait s'installer, comme chez Rohmer, cette prééminence de la figure féminine... On ajoutera que "femme" et "jour(s)" sont probablement les deux mots les plus utilisés dans les titres de films de Hong Sang-soo, au point qu'on pourrait intituler l'ensemble de l'œuvre "La femme et les jours". Une femme qui avec le temps serait passée, dans De nos jours, de l'objet de désir à celui de transmission, transmettant — à l'image, bien que différemment, du vieux sage (le poète) qui, lui, est dans la transmission d'un non-savoir — un peu de l'expérience que la vie lui a permis d'acquérir. Point de départ et non conclusion d'un film qui, évidemment, ne recourt à aucun discours, se contentant de décliner ses motifs. Et sans préjuger non plus de la suite, tant chaque nouveau film de Hong Sang-soo semble en même temps s'ingénier à contredire ce qu'on avait pu écrire sur les films précédents.

Fort de ce (trop long) préambule, venons-en (enfin) à ce qui nous occupe aujourd'hui: De nos jours...

Nous.

Ce qui court dans De nos jours repose sur une idée toute simple, nous rappelant le principe esthétique sur lequel s'appuie tout le cinéma de Hong Sang-soo: on remplit un film comme on remplit sa vie. Et chez Hong, on les remplit de ces "petits riens" qui font qu'un film, une vie, sont considérés comme réussis, pas nécessairement aux yeux des autres, mais vis-à-vis de soi, dès l'instant qu'on y a fait preuve de vérité. Ce qui est à la fois peu et beaucoup et rend les films de Hong Sang-soo uniques, bien qu'ils se ressemblent, instaurant un rapport très particulier avec le spectateur. En ce qui me concerne, je peux dire que Hong Sang-soo fait partie de ces très rares cinéastes dont j'ai l'impression que chacun des films m'est adressé personnellement (à l'instar d'un Ozu ou d'un Rohmer), expliquant d'ailleurs que je suis presque déçu, voire jaloux, quand je découvre chez les autres, à la réception d'un des films, les mêmes réactions, la même émotion, que celles que j'ai ressenties, comme si le lien privilégié que je pensais entretenir avec l'auteur était remis en question... Bref, j'aime Hong Sang-soo. Tous ses films me touchent à des degrés divers. Et De nos jours compte parmi ceux qui me touchent le plus... sans qu'il me soit possible pour autant d'expliquer avec précision pourquoi. Disons d'abord que ça tient au "nous/nôtre" du film, qui est loin de se limiter au gros matou — il s'appelle "Nous" — qui occupe le centre de la scène A, assimilable à un chien, une peluche, un bébé, un compagnon (c'est dire sa position centrale, il fait d'ailleurs l'objet du seul mouvement de caméra, disons intempestif, du film: un zoom avant rapide, tel un focus sur ce que ce chat représente: la première personne du pluriel, une sorte de "Je à plusieurs", l'intimité en petit comité, soit donc, pour faire suite à ce qui est dit plus haut: l'auteur, son film et moi. Il est là le motif principal du film, que Hong Sang-soo déclinera dans la scène B sous la forme d'un "jeu à plusieurs", en l'occurrence le Chifoumi (pierre-papier-ciseaux) sur lequel je reviendrai.

De nos jours met en scène des scènes de conversations se déroulant le même jour dans deux appartements, où se retrouvent: dans le premier, Sang-won (Kim Min-hee), actrice reconvertie dans le design d'intérieur, Jung-soo, l'amie qui l'héberge (Song Seon-mi, qui tient à peu près le même rôle que dans Hotel by the River et la Femme qui s'est enfuie), et Ji-soo (Park Mi-so) qui, voulant devenir actrice, est venue rencontrer Sang-won pour que celle-ci la conseille (1); dans le second, Ui-ju (Gi Ju-bong), le vieux poète (comme dans Hotel by the River), résolu à ne plus boire, et deux jeunes admirateurs, Jae-won, un apprenti poète (il y en avait un dans la Femme qui s'est enfuie), espérant que le maître lui transmette quelques secrets sur son art (donc sur l'existence), et Ki-joo, une étudiante en cinéma qui filme les scènes pour son film de fin d'études. Rien a priori ne relie les deux scènes sinon, outre le dispositif scénique et les rimes qui en découleront (plus une guitare), le repas, réduit ici à des ramyuns agrémentés de gochugaru (le piment rouge), ce dont raffolent Sang-won et Ui-ju, la première étant peut-être la fille du second. Sachant que ce qui les relie, ce sont moins ces nouilles qu'on dit "instantanées" (chez nous, les plus vieux se rappelleront les pâtes Bolino — on pourrait qualifier le cinéma de Hong Sang-soo de "cinéma-Bolino"), écho aux scènes elles-mêmes qui chez Hong sont exécutées en un tour de main... moins les ramyuns, donc, que le piment qu'on y ajoute, la petite touche qui va singulariser lesdites scènes, les faire ressortir de l'extrême banalité dont elles témoignent à la base. Tout un art...

Chifoumi.

La réalité est là aussi. Ce qui importe chez Hong Sang-soo n'est pas dans ce qui est dit (Il n'y a pas plus de message à délivrer que de savoir à transmettre, comme le rappelle le vieux poète, même si Kim, elle, s'y soumet, parce que son "détachement" n'est pas du même ordre, qu'il est davantage marqué par la désillusion — celle qui lui a fait quitter le métier — que par une quelconque sagesse, acquise avec l'âge.)... ce qui importe c'est, comme toujours chez les "vrais" cinéastes, les seuls qui nous occupe, la façon dont c'est dit et, chez Hong, dont c'est répété, avec les variations que cela entraîne... Le jeu de Chifoumi (le vrai, celui dans lequel celui qui perd doit boire un coup), initié par Ui-ju, dans le but à peine voilé de regoûter à l'alcool (le vrai goût de l'alcool, le goût du soju, pas celui de la "bière sans alcool" qui n'est qu'un pis-aller — le cinéma de Hong Sang-soo, tout Bolino qu'il serait, répugne aux faux-semblants, ce n'est pas de la Buckler et encore moins du Canada Dry)... oui eh bien, ce jeu qui, par le biais de l'alcool, sert à resserrer momentanément les liens (c'est le rôle de l'alcool chez Hong, ce pourquoi on ne peut pas s'en débarrasser), vient ainsi condenser le propos du film (qui n'est pas message), à savoir: trois "Je" qui, le temps du "jeu", ne font plus qu'un seul: le "Je" pluriel que représente le "Nous", qui ne cherche pas à transmettre quoi que ce soit, mais, dans le meilleur des cas, à ce que l'un des trois favorise, consciemment ou non, le rapprochement entre les deux autres (principe même du jeu à trois et plus généralement des relations triangulaires).

De la même manière qu'on ne sait pas si, dans la scène A, Ji-soo à la fin, suite à sa rencontre avec Sang-won, embrassera une carrière d'actrice (sauf que si sa motivation demeure, il lui faudra suivre son propre chemin, ne pas chercher à imiter: cf. l'épreuve du piment)... on ne sait pas non plus si, dans la scène B, les deux admirateurs de Ui-ju noueront une "relation", comme le suggère lors du dernier plan la guitare passant des mains de la jeune fille à celles du jeune homme... Il n'empêche, et c'est bien là l'essentiel, il y a eu passage, par l'intermédiaire donc de cette guitare qui, dans les derniers Hong, sera passée successivement, avant que le vieux poète ne l'offre à la jeune fille, dans les mains d'autres acteurs et actrices (Lee Hye-young dans Juste sous vos yeux, Kwon Hae-hyo dans Walk Up, si j'en crois la bande-annonce, et même Kim Min-hee qui, dans la scène A, nous gratifie d'un accord mais pas un de plus). La guitare comme touche d'appoint, assurant en l'agrémentant le jeu des transitions chez Hong, aussi bien à l'intérieur de ses films que d'un film à l'autre, ce qui fait le charme infini de ces petites pièces, chaque morceau dans De nos jours étant par ailleurs précédé d'une note d'introduction, qu'on assimile un peu vite à un haïku alors que pour ma part j'y verrais plutôt un écho à tous ces bouts de papier que Hong Sang-soo, à l'instar de Godard autrefois, écrit pour ses acteurs lorsqu'il prépare une scène, sauf que c'est écrit la veille et que le matin du tournage, en fonction des éléments du jour (l'inspiration, la météo, l'ambiance générale...), les choses vont être modifiées, expliquant que les scènes du film ne soient pas exactement telles qu'elles sont annoncées. Car ce qui compte, c'est ça finalement: l'adéquation entre la scène à venir et le ressenti du moment. C'est ainsi qu'on "remplit" un film.

(1) On notera que les trois actrices de la scène A sont, comme souvent chez Hong Sang-soo, des anciens modèles devenus actrices (pensons également à Jeong Eun-chae, l'héroïne de Haewon et les hommes), non pas comme un hommage détourné aux "modèles" de Bresson (quoique) mais, plus probablement, pour ce que ces actrices-modèles apportent dans la composition d'un plan, en termes de grâce et d'harmonie.