novembre 30, 2025

Mon journal 11

  L'Incroyable Femme des neiges de Sébastien Betbeder (2025).

  Notes de novembre.

5 novembre
Revu Un flic sur le toit de Bo Widerberg (1976), un film vraiment extraordinaire, digne des meilleurs polars américains, ceux à dimension politique (le film est une critique féroce de l'appareil policier). Ça commence par une séquence de giallo, se poursuit à la manière d'un Derrick (en plus drôle) et se termine comme un Don Siegel (mais sans Madigan et autre inspecteur Harry). La dernière partie est fabuleuse. J'ajouterai que le couple formé par Carl Gustaf Lindstedt (qui ressemble à feu Michel Ciment) et Håkan Serner, deux acteurs de séries télé (et de théâtre), est particulièrement savoureux.

12 novembre
Un vrai bolchevik. Sur Deux Procureurs de Sergei Loznitsa.

13 novembre
Quand l'Incroyable Femme des neiges démarre, on craint le pire tant le film a tout du "rendez-vous en terre inconnue" avec Blanche Gardin en (feu?) reine du stand-up, partie à la rencontre du peuple inuit. Ce qui fait qu'on pense aussi à son sketch sur les "réfugiés climatiques" et l'Inuit dont elle dit qu'avec sa capuche pleine de poils et ses grosses lèvres "on dirait mon cul quand j'ai bouffé indien"... Pas de quoi être rassuré, aussi vrai que si on se retrouvait devant un ours en furie ou un yéti complètement bourré. Alors? Eh bien, de cette incroyable patchwork, genre film-tupilak, qui mêle le show documentaire à la comédie-concept (de Nicloux à Dupieux en passant par Delépine et Kervern), l'empathie gnangnan (France TV) à l'humour potache (Canal+), se dégage pourtant une étrange et douce poésie, qui est celle du qivittok, derrière lequel se dessine une forme d'autoportrait, non pas de l'auteur (Betbeder) mais de Blanche Gardin herself, via tout ce que le personnage ("une bipolaire spécialiste des pôles") semble refléter de l'artiste et de ses fragilités, notamment dans son rapport aux autres, qu'ils soient loin (là-bas au Groenland) ou proche (les deux frérots du Jura, incarnés par Katerine et Bouillon)... Et à l'arrivée une bien belle émotion.

14 novembre
Ce bel objet formel. Sur A House of Dynamite de Kathryn Bigelow.

21 novembre
Julie (en 5 chapitres) — Revu La mariée était en noir de Truffaut. Toujours la même perplexité, qui mêle le plaisir à suivre cette intrigue pleine d'invraisemblances (c'est le côté à la fois irishien et hitchcockien, on peut dire "irishcockien", du film) et la gêne ressentie devant le trop grand écart qui existe à mes yeux entre:
1) la dynamique du polar (en l'occurrence américain), dont Truffaut a par ailleurs modifié la structure. (Dans le roman la raison de tous ces meurtres n'est précisée qu'à la fin, laquelle fin se trouve également changée, Julie apprenant de l'inspecteur que ceux qu'elle a tués n'étaient qu'une bande de joyeux fêtards qui passaient là par hasard, en voiture, au moment où le véritable assassin exécutait depuis une fenêtre le mari, lui-même un criminel, dans le cadre d'un règlement de compte. Soit pour Julie la double affliction d'avoir tué des innocents et d'avoir échoué à venger la mort de son mari.)
2) et la typologie des personnages masculins, chacun correspondant à un profil fortement marqué (le baiseur, le vieux garçon, le politicien, l'artiste, le truand), tels qu'on les retrouve dans le cinéma français.
De sorte que l'écart se trouve également marqué entre ces personnages sociologiquement déterminés et l'héroïne à la froideur psychopathique, différente en cela de la belle névrosée chez Hitchcock. C'est aussi que l'évolution du personnage joué par Jeanne Moreau, au début agréablement calqué sur la figure hitchcockienne (Vertigo, Marnie), demeure par la suite trop artificiel (en dépit de la belle partition de Bernard Herrmann), dans ce que le personnage est censé avoir de mystérieux et de fascinant; ainsi quand Truffaut le transforme en pure copie de Tippi Hedren (non plus comme personnage mais comme image iconique, photogénique: l'actrice fantasmée par Hitchcock) lors de la soirée qui prélude au premier meurtre, au point que le mot "apparition" prononcé par Brialy résonne un peu creux (ce que corrigera Truffaut avec Delphine Seyrig dans Baisers volés)... le personnage de Julie manquant par là de ce pouvoir envoûtant que dégageait p. ex. Jeanne Moreau dans la Baie des anges de Demy. Certes le personnage gagne progressivement en incarnation et en humanité, le rendant plus sympathique (surtout dans le chapitre avec Charles Denner, lequel de son côté préfigure l'Homme qui aimait les femmes), mais cette progression reste mal accordée avec l'enchaînement rapide des chapitres (d'autant que certaines scènes semblent par moments littéralement expédiées — je pense entre autres à celle où en deux minutes chrono Julie téléphone à la police pour innocenter, preuves à l'appui, l'institutrice inculpée à sa place).
Le film apparaît ainsi aussi plaisant que bizarrement ingrat, ce dont Truffaut semble avoir été conscient (La mariée serait sa Marnie à lui, non pas un "grand film malade" comme il qualifiait le film d'Hitchcock, mais son petit film malade), le conduisant à adapter de nouveau William Irish, avec la Sirène du Mississippi, mais où cette fois "bonheur et souffrance" seraient du bon côté, celui du héros et non celui, pour le moins frustrant, du spectateur.

27 novembre
La reine des abeilles. Sur Bugonia de Yórgos Lánthimos.

28 novembre
Vie privée de Rebecca Zlotowski. Si le film est plutôt agréable à suivre, il vaut surtout par le duo que forme Jodie Foster avec Daniel Auteuil, l'entrain qu'y instille Zlotowski, moins dans l'esprit des comédies hitchcockiennes ou de la screwball comedy (sachons raison garder) que dans celui des comédies policières de Pascal Thomas (la trilogie avec Frot et Dussollier), ce qui est déjà très bien. On regrettera toutefois que le rythme de l'enquête s'emballe sur la fin, altérant du coup la dynamique de la comédie, que la mise en scène, par ses effets, s'affiche un peu trop, que le scénario, très chargé (l'enquête + le roman familial + le thème du dibbouk...), rende par moments le film confus, et que le discours, très anti-psychanalyse, que le film énonce en filigrane, accumule les poncifs. Finalement ça fait beaucoup.
PS. Le vrai sujet du film, c'est peut-être cela: plonger une actrice américaine (so french mais aussi, forcément, un peu décalée) dans le bain de la comédie (d'auteur) française, aux situations convenues — d'où cette volonté chez Rebecca Z de faire montre d'originalité (un peu trop, je me répète) dans la façon de les traiter.

  La mariée était en noir de François Truffaut (1968).
Jeanne Moreau et son portrait par Charles Matton.

novembre 27, 2025

Bugonia

  Bugonia de Yórgos Lánthimos (2025).

  La reine des abeilles.

La bugonia ou bougonie, du grec βοῦς (bœuf) et γονή (progéniture), littéralement "progéniture du bœuf", est un rituel sacrificiel rapporté par divers auteurs de l'Antiquité et attribué aux anciens Égyptiens, fondé sur la croyance que les abeilles peuvent naitre du cadavre d'un bovin. (Wikipedia)

Le titre fait écho à un autre film de Lánthimos, Mise à mort du cerf sacré. Il faut dire que l'idée de sacrifice n'est pas étrangère à son cinéma, qui va de pair avec son usage immodéré de l'emphase (du plan large steadycamé au thème musical boursouflé, en passant par les messages surexpliqués, et souvent très cons, où Lántimos n'hésite pas à enfiler ses gros sabots — en Grèce on les appelle tsarouchia — pour qu'on pige bien la fable ou l'allégorie, histoire de mettre les points sur les "i", que dis-je, les poings sur les "y". Bugonia n'y échappe pas. Et pour ce qui est de la "bougonie", ce qui est à sacrifier ici, pour sauver les abeilles (victimes des néonicotinoïdes), n'est plus le bœuf mais l'humanité entière. Vaste programme que seuls des extraterrestres seraient susceptibles d'appliquer. Bingo! Bugonia est le remake de Save the Green Planet!, un film sud-coréen scifi-écolo-horrifique, certes sans abeilles mais avec des extraterrestres (cf. ), la principale différence (outre le fait que c'est une femme — Emma Stone évidemment — le PDG de la firme pharmaceutique que l'autre allumé kidnappe, aidé de son cousin autiste) se situant au niveau du finale. Non pas qu'on y apprenne que Stone était bien une extraterrestre = "andromédienne" (ça c'est dans le film sud-coréen), mais que Lánthimos, fidèle à son cynisme débectant, qui n'a rien de "diogénique" (bien qu'il soit grec), eh bien, substitue à l'incertitude qui clôturait SGP! la "mise à mort" de l'humanité et, par voie de conséquence, une représentation possible de ce que serait, esthétiquement parlant, l'extinction de l'espèce (comparable à ce qu'aurait été celle des dinosaures!), préludant ainsi le retour des abeilles, le tout sur une chanson forcément "mielleuse" ("Where Have All the Flowers Gone?" par Marlene Dietrich).
Or, si le film se révèle au bout du compte raté (comme on pouvait le craindre, connaissant le réalisateur et ses outrances), c'est aussi parce qu'il déçoit, au sens où — pour la première fois (du moins en ce qui me concerne) — une promesse s'y faisait sentir, laissant espérer qu'on tenait là enfin avec Bugonia un bon film de Lánthimos. Et cet espoir (relatif, n'exagérons rien) résidait dans ce qui est le cœur même du film, à savoir l'affrontement entre Emma Stone et Jesse Plemons (déjà vu dans Kinds of Kindness où il tenait le rôle principal), Lánthimos abandonnant, le temps de ces scènes d'affrontement, l'espèce de morgue qui le caractérise (à l'instar d'un Östlund), comme si, dans de tels moments où l'intensité dramatique est à son comble, il arrivait à s'effacer, peut-être sans le vouloir, simplement parce que subjugué, lui aussi, par le jeu des deux acteurs; entre une actrice prête à tous les "sacrifices" (à commencer par celui de ses cheveux d'autant que, le crâne rasé, qui fait davantage ressortir la globulosité de ses yeux, limite lémurien, elle n'a pas l'attrait de ces autres "boules à zéro" célèbres qu'ont été Sigourney Weaver, Charlize Theron, Natalie Portman... mais bon je m'égare) pour traduire toute la rage de son personnage, et en face un acteur campant, lui, avec une rare conviction, ce qu'est, plus encore qu'un paranoïaque qui délire à plein tube, un gros psychopathe enfermé dans une chambre d'écho (comme il est dit dans le film), nourri, via Internet, de post-vérité et autres thèses complotistes... Il y a dans leur affrontement, certes baigné d'horreur postmoderne à la Tarantino, un véritable plaisir de jeu qui confère à Bugonia, du moins dans cette partie du film, un côté purement ludique, sans esprit de sérieux, dont le meilleur exemple est le passage où Plemons teste Stone pour savoir si elle est une extraterrestre en lui balançant dans les écouteurs Basket Case de Green Day (on pense à l'appareil qui sert à détecter les replicants dans Blade Runner), le fait de résister à des décibels poussés au maximum (jusqu'à 400 db?) étant le signe qu'elle est en effet une extraterrestre. C'est con mais c'est marrant.
Le problème est qu'on ne peut en rester là, qu'il faut sortir de la cave, et que Lánthimos malheureusement, une fois sorti, retrouve ses esprits, à l'instar de son actrice fétiche, se révélant incapable, comme toujours, de transcender le grotesque de son récit, qu'il s'agisse de ce qu'offrait le thème de l'abeille, en termes de politique, ou encore l'idée de l'éclipse lunaire (réduite ici à un simple conte à rebours), en termes de poétique. Lánthimos reste Lánthimos. Un cynique au petit pied.

novembre 14, 2025

Ce bel objet formel

  A House of Dynamite de Kathryn Bigelow (2025).

A ceux qui assortissent d'un "bof" dédaigneux leur appréciation du film de Kathryn Bigelow, A House of Dynamite, sous prétexte que la cinéaste n'aurait pas eu le "courage" d'aller jusqu'au bout de son propos (les conséquences d'une attaque nucléaire que les Etats-Unis n'auraient su détecter à temps ni pu endiguer par la suite), et que dans les trois segments, faux effet Rashōmon, elle ne fait que répéter le même point de vue (depuis les trois principaux postes de commandement), sans en modifier l'axe qui permettrait d'apporter un regard différent sur l'événement... je répondrai "oui, B.O.F."... Bel Objet Formel. Car c'est de cela qu'il s'agit dans A House of Dynamite. Mettre en forme la question de la dissuasion nucléaire, dont on sait que sa fonction est purement défensive: se donner les moyens qu'en face personne n'ait envie, pas même le début d'un commencement d'envie, de recourir à l'arme nucléaire... Autrement dit que la réalité d'une explosion nucléaire (susceptible comme ici d'exterminer Chicago et ses environs, soit dix millions de personnes), envisagée du fait que la destruction d'un missile balistique par un missile antibalistique ne serait fiable qu'à 61% (c'est pile ou face, enrage Brady, le commandant du STRATCOM)... oui eh bien, cette réalité est incluse dans cette autre réalité que serait donc la faillibilité de la dissuasion, et que la mettre en scène, de manière forcément spectaculaire (le "réel" de l'apocalypse) serait quelque part redondant, qu'elle n'aurait de sens que dans le cadre, outre l'entrée en matière d'un film véritablement post-apocalyptique (ce qui n'est pas le cas), d'un film ayant pour sujet non plus les moyens de s'opposer à une guerre nucléaire mais la guerre nucléaire elle-même (ce qui n'est pas le cas non plus). Le caractère "implicite" de la catastrophe est finalement ce qui distingue une série B d'un blockbuster.

Quant aux trois segments, s'ils n'épousent pas les différents points de vue qu'un film pourrait offrir d'un même événement, ils ne constituent pas pour autant la répétition du même point de vue puisque l'événement (le suivi du missile) est quand même vu selon trois "angles" différents: la salle de crise de la Maison-Blanche, le quartier général du STRATCOM — le commandement stratégique des Etats-Unis — situé dans le Nebraska, et un dernier, plus dispersé, car associé aux déplacements du président américain, le POTUS (dans le film, une sorte de gros Obama), en contact avec le conseiller adjoint à la sécurité nationale, tout en étant accompagné d'un autre conseiller, le conseiller nucléaire. Et que de ces trois angles (qui sont donc respectivement ceux de l'urgence, de la stratégie et in fine de la décision présidentielle), auxquels se superpose le drame personnel que vit Baker, le secrétaire à la Défense, chargé d'assurer la continuité du gouvernement mais, parallèlement, dans l'impossibilité de prévenir sa fille qui habite Chicago... Bigelow les formalise tels que les chapitres du film les annoncent, privilégiant un angle plus qu'un autre, qui marque les différents climax du scénario (genre "20 minutes chrono") et ainsi dramatise au mieux l'événement:
1) l'aplatissement de la courbe du missile (dont l'origine reste inconnue), signifiant qu'une ville-cible va être touchée, l'urgence de la situation étant logiquement appréhendée depuis la salle de crise, avec la crainte du pire si rien n'est fait dans les vingt minutes.
2) la tentative échouée d'intercepter le missile, le caractère "scandaleusement" aléatoire de ce type d'interception ("frapper une balle avec une balle") se trouvant logiquement exprimé par le commandant du STRATCOM.
3) les hésitations du président, concernant une éventuelle riposte (contre la Corée du Nord?), riposte que désapprouve le conseiller à la sécurité mais que préconise Brady, ce à quoi le président semble se résoudre à la fin, tout en considérant logiquement que la prolifération nucléaire nous fait vivre dans une "maison remplie de dynamite"... le film se terminant sur la vue du bunker de Raven Rock.

Soit une histoire de trajectoires, celle réelle du missile détecté, celle ratée de l'anti-missile, celle potentielle du missile-riposte. Des trajectoires que le film entrecroise. Ainsi Kathryn Bigelow figure-t-elle, en accord avec son scénario, trois segments qui n'ont rien de répétitifs puisqu'illustrant chacun une trajectoire différente, du fait des lieux choisis, ce qu'on peut résumer de la façon suivante: 1) réalité de la situation d'urgence; 2) échec de la stratégie de défense; 3) doutes quant au bien-fondé de représailles. Autant d'éléments qui inscrivent A House of Dynamite dans un cadre aussi précaire qu'alarmant, justifiant que Bigelow — qui n'est pas bigleuse (lol) et perçoit avec lucidité les limites d'une dissuasion soi-disant infaillible, et corrélativement les dangers de la prolifération nucléaire — n'ait pas jugé utile d'enfoncer le clou par un finale bêtement pyrotechnique.

novembre 12, 2025

Un vrai bolchevik

  Deux Procureurs de Sergei Loznitsa (2025).

Une maladie terrible et inexplicable gangrénait jusqu'au cerveau de l'Etat.

Dans Deux Procureurs il y a deux procureurs: Kornev, le héros, un jeune procureur de province, tout frais émoulu, personnage fictif à la naïveté confondante, une vraie oie blanche, vierge qui plus est... et Vychinski, le procureur général de l'URSS, personnage bien réel, du temps des purges staliniennes, ici de la Grande Terreur (le film se passe en 1937), dont il fut l'architecte, la "justification" juridique, au nom de la nouvelle Constitution (et de la "légalité soviétique") décidée par papa Joseph et appliquée par Ejov (ou Iejov) le maître — d'un mètre et demi! — du NKVD... bref la légitimation des crimes de masse qui, outre les fameux "procès de Moscou", ont conduit à l'élimination par centaines de milliers de tous ces "ennemis du peuple", accusés arbitrairement d'être des contre-révolutionnaires, des SVE ("éléments socialement nuisibles"), et de ce fait, condamnés dans un premier temps à mort puis, le plus souvent — l'exécution étant surtout réservée aux anciennes élites et autres cadres du Parti —, à de longues peines de travaux forcés dans un Goulag dont on sait qu'on revenait rarement. En ce sens, Deux Procureurs, filmé en 1:37, soit le format du cinéma des années 30, est fidèle à l'esprit de la nouvelle de Demidov (1) qui, arrêté en 1938 pour "propagande anti-soviétique", passa quatorze ans à la Kolyma, le plus terrible des goulags... A cette différence toutefois que de la nouvelle, Loznitsa a éliminé (la purgeant d'une certaine manière) les passages très didactiques dans lesquels Demidov décrit et analyse, en bon scientifique qu'il est, l'ensemble des mécanismes qui assuraient le fonctionnement du système, en même temps qu'il dote son héros d'un passé de bolchevik idéaliste qui croyait en la construction du socialisme (et à ce titre était près à dénoncer de "bonne foi" ceux qui l'entravaient), puis nous dresse le portrait et le parcours sans entraves de Vychinski, ce personnage machiavélique, au départ menchevik, qui survécut à Staline (fourbe, arriviste, sachant s'adapter à toutes les situations, il fut surnommé le "nouveau Fouché"). De même que se trouve éliminé l'épilogue qui voit Kornev, à l'instar de Demidov, condamné au bagne dans les mines de la Kolyma (mais lui n'en reviendra pas), où la faim chez les prisonniers était telle que certains, les crevards, rendus fous, en étaient arrivés à se traîner jusqu'au cimetière pour découper le membre d'un cadavre et ainsi ajouter quelques débris d'ossements à leur soupe!

Loznitsa s'en tient surtout à l'aspect kafkaïen, très bureaucratique et foncièrement paranoïaque de la machine, à l'image de ces nombreuses portes verrouillées du bloc n°5 réservé aux détenus les plus "dangereux", de ces couloirs sans fin que traverse le héros (dans la nouvelle il s'agit plutôt d'une galerie genre "panopticon"), là où est emprisonné et sauvagement battu Stepniak, l'ancien professeur de droit dont la lettre écrite avec son sang est arrivée par miracle jusqu'au bureau du jeune procureur. Soit la volonté chez le réalisateur ukrainien, plus connu pour ses documentaires, de pointer le caractère déshumanisant du système, au risque de l'abstraction (que renforce la lumière bleu "acier", stalinienne?, dans laquelle baignent les scènes d'extérieurs) et d'une trop grande désincarnation des deux principaux personnages, lesdits procureurs, le petit et le grand, selon un dualisme quelque peu bancal: Vychinski est réduit à une figure totalement inexpressive, image du mal en général, banalisé, transposable à tous les fonctionnaires, du plus haut au plus bas, qui, dans un régime autoritaire sinon dictatorial, et quelle que soit l'époque (suivez mon regard), ne font rien d'autre qu'exécuter servilement les ordres. A ce niveau le film n'est pas d'une grande finesse, Loznitsa n'hésitant pas à surligner son propos (déjà à la base peu nuancé et très édifiant), jusqu'à le redoubler avec la scène du train, la première (qui n'existe pas dans la nouvelle) — le train que prend Kornev pour se rendre à Moscou et rencontrer Vychinski — à travers le personnage très gogolien de l'homme à la jambe de bois, lequel racontant aux voyageurs sa rencontre avec Lénine la veille de sa mort, se trouve être interprété par le même acteur qui joue Stepniak. De sorte que, et c'est le paradoxe, ce qu'il y a de mieux dans le film est moins du côté de la parabole, et ce à quoi elle renvoie trop lourdement, quant à la machine totalitaire et l'absurde bureaucratique, que du côté burlesque, centré ici sur le manque de sommeil du héros. Un burlesque qui n'est pas sans rappeler Buster Keaton quand le personnage (qui ne sourit pas) est vu au milieu d'un décor imposant ou à l'arrière d'un plan (cf. celui où Kornev attend, jusqu'à s'endormir, dans l'antichambre du procureur général), et ce d'autant plus que l'acteur (Aleksandr Kuznetsov) a lui-même, en dépit de son nez affreusement cabossé, un petit air keatonien. De sorte encore, j'y arrive, que le meilleur du film se situe à la fin, quand Kornev reprend le train en direction de Briansk, son billet gracieusement offert par Vychinski, et que l'attendent dans le compartiment les deux "ingénieurs". Si l'issue est attendue, la soirée que passe le héros, accompagnée de vodka et de chansons, qui le verra pour la seule fois sourire et, ensuite, enfin pouvoir dormir, offre la respiration qui jusque-là manquait au film.

(1) La nouvelle, rédigée par Gueorgui Demidov entre 1969 et 1974, a paru dans le recueil Doubar et autres récits du Goulag, publié en français en 1991.

novembre 09, 2025

Conte d'été

  Conte d'été d'Eric Rohmer (1996).

Un texte de Dominique Marchais (le Temps des grâces, Nul homme n'est une île) sur Conte d'été de Rohmer, paru dans Les Inrocks.

A l'instar du Rayon vertConte d'été est un chef-d'œuvre océanique et solaire qui, longtemps, irradie le spectateur. Gaspard/Melvil Poupaud très classe, garycoopérissime, on tient enfin avec lui notre acteur américain, jeune matheux taciturne, est en vacance(s) à Dinard. Il arrive seul, mais avec le vif espoir d'y retrouver Lena, son égérie, qui lui a assuré qu'elle y passerait quelques jours chez ses cousins. Traînant sur les plages et les pontons sa silhouette de Corto Maltese anorexique, Gaspard fait le guet. Comme il est seul, il ne parle pas et il n'y a donc pas de dialogues pendant les dix premières minutes du film. Ce qui n'affecte personne et surtout pas lui, puisqu'il a emmené sa guitare et qu'il passe ses soirées à composer une chanson inspirée du folklore breton: "Fille de flibustière (...), fend la houle, fend la foule", quelque chose comme ça, en tout cas une très belle chanson (composée en fait par Rohmer lui-même). Cette chanson, initialement destinée à Lena (qui veut passer l'ENA: s'il faut absolument trouver un défaut à ce film, ce calembour en fera office), sera ensuite dédiée à la douce Margot (Amanda Langlet, ex-Pauline à la plage, ici au-dessus de tout) étudiante qui travaille dans une crêperie et qui se prendra d'une affection toute amicale pour cette tignasse ombrageuse, puis offerte à la pulpeuse Solène, rencontrée dans une discothèque.
Contrairement aux apparences, Gaspard n'est pas un séducteur: il est gauche et il se qualifie lui-même de "transparent". Il craint les groupes parce qu'il y perd toute identité: sujet à de trop multiples influences, il s'efface plutôt que d'imposer un ego, qu'il sait être, par essence, frauduleux. Plutôt que de mentir, il se tait et ainsi perd également tout sentiment d'existence. Il est néanmoins le centre du film et il est rare qu'un homme occupe pleinement cette place chez Rohmer (excepté Brialy dans le Genou de Claire, pervers, opaque et bien moins intéressant que Gaspard). Filmant les femmes, Rohmer ne peut s'empêcher de les surdéterminer, psychologiquement, socialement, ethnologiquement. Ce qui fait peut-être de beaux portraits, mais dont la justesse découle toujours d'un regard d'entomologiste, quasi scientifique, où l'on décèle un mélange compliqué de captation, de vampirisme, comme le déploiement d'une savante rhétorique de l'annexion.
Avec Gaspard, il fait exactement le contraire: homme sans qualités, sans tares ni atouts, beau mais sans charisme, non défini socialement, il est son alter ego parfait, celui à qui on a tout retranché, le vecteur qui permet à Rohmer de se recentrer sur son sujet ­la parole et la quête de l'identité ­et de pratiquer une psychologie d'autant plus pure qu'elle ne s'occupe de plus rien d'autre qu'elle-même. Son isolement altier est donc rompu par la curiosité de Margot qui va l'entraîner sur les pentes savonneuses de l'introspection. S'il déclare à Margot qu'il n'est vraiment lui-même qu'en sa compagnie ­tandis qu'avec Lena et Solène, personnalités fortes qui n'ont cure de scruter les circonvolutions de leurs âmes, il se sent étranger à lui-même, jouant un rôle, c'est que Margot et lui sont également barges, souffrant de la même maladie nommée égotisme et que Louis-René Des Forêts résume ainsi fort bien: "Sitôt que vous tentez de vous exprimer avec franchise, vous vous trouvez contraint de faire suivre chacune de vos phrases affirmatives d'une dubitative, ce qui équivaut le plus souvent à nier ce que vous venez d'affirmer, bref, impossible de se débarrasser du scrupule un peu horripilant de ne rien laisser dans l'ombre."
A ce mal, il existe plusieurs réponses: le mutisme, le cynisme (peu importe ce que je dis), la frivolité (idem), la logorrhée. Et l'on comprendra que c'est parce qu'il est plutôt porté sur le silence que Gaspard sombrera si facilement dans la logorrhée. On assiste alors à la balade de deux psychés qui s'empoignent calmement, dans une douce orgie de mots, une débauche badine de jugements définitifs et toujours remis en question. Et tout occupés à communiquer leur être véridique, ils s'illusionnent sur la vraie nature de leur relation. Car s'ils ne sont pas menteurs, ils n'en sont pas moins systématiquement dans le faux. Hypostasiant leur parole, qui devient l'unique référent, ils veulent fixer par les mots une réalité nécessairement mouvante et se rendent aveugles aux états de leur corps qui formulent mieux que les mots leur désir grandissant.
Et ce désir, Rohmer le cadre; il n'échappe donc pas au spectateur qui reconnaît dans des lapsus non verbaux, corporels, toute une gestuelle amoureuse, l'hilarante gêne de Gaspard surpris en compagnie de Solène par Margot, la jalousie de cette dernière, ses baisers ambigus bizarrement légitimés. Alors, il ne s'agit pas d'établir un primat de l'image sur les mots, d'affirmer sa capacité à capturer ce qui échappe aux mailles trop larges du discours, mais de remarquer dans leur contradiction mutuelle une tension, un échange, qui fait sens. L'expression a toujours un temps de retard sur la réalité qu'elle prétend exprimer et, du coup, le spectateur, voyant qui s'implique, a un temps d'avance sur les personnages, avance qui crée le plus beau des suspenses.
Aussi consomme-t-on ce film avec une avidité extrême, anxieusement, béatement. Grand film psychologique, Conte d'été inverse ses données de départ. Le ténébreux Gaspard du début n'en finit bientôt plus de parler. Lena qui, dans un premier temps, ne nous est connue que par les propos dithyrambiques de son amoureux transi comme la fille sérieuse par excellence, se révèle être inconséquente, capricieuse et infantile. Et c'est Solène, la supposée mangeuse d'hommes, qui incarne le mieux un stade éthique quasi marital. Si le cinéma de Rohmer est bavard, c'est parce qu'il fait de la parole, et de sa nécessaire inadéquation avec ce qu'elle cherche à exprimer, son unique objet. S'il apparaît banal, c'est qu'il a pour unique héros l'homme ordinaire. Et ce que l'on a souvent appelé "hasard" chez lui n'est rien d'autre qu'une extraordinaire confiance dans la diversité, la multiplicité, la profondeur de la vie. L'éthique qui en résulte est la valorisation d'un pragmatisme qui saurait composer avec des éléments sans cesse changeants. "Je ne cherche pas à conquérir à tout prix, à provoquer le hasard. Par contre, j'aime que ce soit le hasard qui me provoque", dit Gaspard qui n'est pas inerte, tout au plus indolent. Gaspard ne défie pas le fatum, il l'ignore, et c'est pourquoi il n'a pour soucis que ceux dont il se charge volontairement et qu'il peut maîtriser.
Lorsque, à la fin du film, il est dépassé par les événements et que ses copines le placent face à un choix qui le répugne, il est pendant un temps confronté au terrible dilemme: avec qui partir à Ouessant? Solène ou Lena? Debout dans sa chambre, se prenant la tête à deux mains, il hésite. Jusqu'à ce que le téléphone sonne et lui offre le prétexte attendu, le fameux hasard provocateur: une occase ridicule, une aubaine inepte (un magnéto 16-pistes pour pas cher) qu'il va immédiatement saisir pour se débiner. Gaspard n'est ni un couard ni un individualiste forcené adepte de la fuite; simplement, il esquive avec superbe un problème qu'il n'a pas voulu et dont il refuse les termes. N'ayant pas le goût de sacrifier sa vie et a fortiori ses vacances à l'autel du tragique, il s'adapte, se métamorphose et prouve par là qu'il est bien vivant. Les choses ne sont bien sûr jamais si simples, et il aura quand même droit à son coup de massue final lorsque, sur le quai, les adieux à Margot, alors bouleversante, seront beaucoup plus pathétiques que prévus. La caméra reste à quai et ce sont les regards émus de Margot que l'on voit. Comme dans les chansons de marins évoquées et chantées au cours du film, la femme reste à terre et assume la tristesse. Le grand philosophe Christophe n'a-t-il pas dit que "les choses les plus belles au fond restent toujours en suspension"?

novembre 08, 2025

Body art

  Crimes of the Future de David Cronenberg (2022).

Cronenberg et Lacan, ça fait bon ménage, si si...

Dans un futur proche post-apocalyptique, alors que l'humanité apprend à s'adapter à son environnement synthétique (en devenant capable de digérer le plastique), Saul Tenser (Viggo Mortensen), célèbre artiste performermet en scène avec la complicité de sa partenaire Caprice (Léa Seydoux) les nouveaux organes que son corps fabrique.

En quoi consiste leur performance? Lui, dans la "création" d'organes dont il cherche à contrôler la production. Elle, dans le tatouage de ces néo-organes puis leur ablation lors de spectacles publiques qu'elle filme tout en commentant ses gestes. C'est une "performance à deux" qui relève de l'art contemporain, plus précisément du body art, pendant artistique, en tant que miroir de nos angoisses contemporaines, du body horror, sous-genre du film d'horreur dont Cronenberg fut l'un des pionniers dans les années 70-80 (de Shivers à The Fly en passant par The Brood et Videodrome) et qu'il retrouve à la faveur d'un vieux scénario, écrit en 1998; l'occasion pour lui de réaliser un film-somme quant à ses thèmes de prédilection (la matérialité de la chair, l'évolution du corps humain, l'invention de nouveaux modes de sexualité), en même temps qu'une œuvre elle-même d'art contemporain.
Que le cinéma de Cronenberg ait fini par rencontrer l'art contemporain n'a rien d'étonnant tant ses films le portaient en germe depuis le début, le cinéaste réalisant même dans les années 90 des œuvres hautement conceptuelles (Naked Lunch d'après William Burroughs, Crash d'après J. G. Ballard, eXistenZ dont le titre et les thèmes rappellent l'univers de Philip K. Dick). Crimes of the Future, réalisé en 2022 mais conçu à la même époque qu'eXistenZ, en est le prolongement direct. L'art contemporain présent dans le film est celui de cette époque, marqué par les performances chirurgicales d'ORLAN, quand celle-ci, pour dénoncer le culte de la beauté et les normes auxquelles les femmes sont soumises, s'est fait installer des implants au niveau des tempes (ce que reproduit Caprice avec ses bosses sur le front), ou encore les expérimentations de Stelarc — cf. le danseur couvert d'oreilles — pour qui, le corps humain étant atteint d'obsolescence, il faut, dans une démarche plus poétique que politique, en augmenter les pouvoirs grâce à la technologie (1).

"La chirurgie est le nouveau sexe."

Derrière le couple formé par Saul et Caprice, c'est bien sûr Cronenberg qui se cache, Cronenberg et ses fantasmes. A travers le body art, où le corps de l'artiste se trouve être l'œuvre elle-même, le cinéaste canadien met en scène un corps qui souffre et qui jouit, témoignant de sa déconnection avec le sujet de l'inconscient, ce corps dont on découpe les organes ou que l'on réinvente en recourant aux implants, quand ce n'est pas à d'affreuses entailles sur le visage (vu que le but recherché n'est pas la beauté, mais le plaisir que provoque le fait d'être ouvert). Et qui conduit à l'avènement d'une nouvelle sexualité. A la jeune femme que les performances de Saul excitent, lui susurrant à l'oreille que "la chirurgie est le nouveau sexe", ce dernier en viendra à avouer ne pas être très bon en "vieux sexe". De fait, c'est avec Caprice, à l'occasion des spectacles livrés au public, qui dévoilent en toute transparence l'intérieur d'un corps, mais aussi dans l'intimité d'une séance de scarification, que s'exprime au mieux cette nouvelle sexualité qui fait de la "découpe" un mode de jouissance. Une jouissance qui, via cet usage désidéalisé, pragmatique, du corps, est celle du corps vivant. Si le morcellement du corps, qui assimile celui-ci à "un amas de pièces détachées" (2) — et chez Cronenberg on peut dire que l’œuvre est jonchée de pièces détachées —, marque l’effet du signifiant sur le corps, il existe, à côté de cette signifiantisation du corps, une autre opération, mise en avant par Lacan à la fin de son enseignement, que J.-A. Miller nomme corporisation du signifiant, laquelle, découpant le corps de l’être parlant, produit des effets de jouissance (3). Ce déplacement vers le corps, qui voit le signifiant percuter le corps, est au cœur du body art, comme de Crimes of the Future où invention et création, stimulées par les progrès de la science (les machines "technico-organiques" chères à Cronenberg, qui ici ont pour nom OrchiBed, Sark ou encore EatWare), se nourrissent également de rituels ancestraux (les scarifications).

La beauté intérieure.

La jouissance, qui surgit ainsi de cette corporisation, affecte en retour le corps, sa consistance, par la trace qu’elle y laisse, ce qu’illustrent les tatouages à visée d’archivage, mais indéchiffrables, que pratique Candice sur les organes de Saul. C’est la jouissance "opaque", sans loi, détachée du symbolique et qui a à voir avec le réel. Savoir y faire avec le réel est bien ce qui gouverne le cinéma de Cronenberg et, dans Crimes of the Future, de manière la plus "ouverte". Pour le spectateur (celui du film comme celui dans le film), l’effet de réel est là, violent, à la limite de l’abject, devant tous ces événements de corps que le cinéaste spectacularise (avec en point d’orgue, l’autopsie de l’enfant). Le Beau n’a jamais été à l’ordre du jour chez Cronenberg qui dans ses films, même M. Butterfly, ne vise pas au sublime par une quelconque élévation. C’est davantage à l’intérieur du Beau, qu’il retourne comme un gant, que la création opère, là où se loge la jouissance hors-sens qu’est le "S.K." de S.K.beau (4). Avec Crimes of the Future, Cronenberg va plus loin encore en mettant en scène cet objet disgracieux qui, à l’instar du body art, engage directement le corps. Soit l'ob-scène de l'art contemporain qu'on écrira eaubscène comme nous y invite Lacan (5): l’eaub..., ce qui est au cœur du Beau, non représentable, que l’artiste "extirpe" et place sur la scène.

(1) Ainsi cette troisième oreille que Stelarc se fera greffer sur l'avant-bras en tant que dispositif d'écoute, lequel, par l'intermédiaire d'un micro relié à Internet, aurait dû permettre aux internautes d'entendre ce que l'artiste perçoit en temps réel.

(2) Miller J.-A., "L’orientation lacanienne. Pièces détachées", cours du 17 novembre 2004, inédit.
(3) Miller J.-A., "Biologie lacanienne et événement de corps", La Cause freudienne, n°44, février 2000.
(4) Lacan J., "Joyce le Symptôme", Autres écrits, 2001.
(5) Lacan J., conférence donnée à la Sorbonne le 16 juin 1975 à l’ouverture du 5ème symposium international James Joyce.

novembre 03, 2025

Rohmer, nouveau siècle

  L'Anglaise et le Duc d'Eric Rohmer (2001).

L'Anglaise et le Duc... ils nous reviennent 25 ans après en version restaurée. Eh oui, après la Révolution, la Restauration... A cette occasion, je remets en ligne mon texte publié en 2007.

  Vert anglais.

Eric Rohmer rapportait en 1987, lors d’un colloque consacré aux relations entre peinture et cinéma, que chacun de ses Contes moraux pouvait être défini par une couleur (bien que la plupart aient étés tournés en noir et blanc) et que, dans ses Comédies et proverbes, il y avait même trois couleurs, exception faite du Rayon vert, film "quasi documentaire", où il était impossible de dominer la couleur, et de l’Ami de mon amie, film tourné dans la ville nouvelle de Cergy-Pontoise dont l’emblème — "un ruban d’eau bleue, autour de la forêt verte" — semble avoir, aux dires du cinéaste, influencé inconsciemment ses choix. Pour la Femme de l’aviateur, Rohmer évoquait ainsi une "avalanche de verts" (la chambre de l’héroïne, les Buttes-Chaumont...) qu’il avait fallu rééquilibrer en y instillant du bleu (les vêtements des personnages) et du rouge à "doses homéopathiques" (un collier, quelques éléments de décoration dans l’appartement…) (1).

Si Rohmer n’hésite pas à recourir au vert, celui-ci peut donc se révéler envahissant lorsqu’il touche à la végétation, à l’eau des lacs, bref à la nature, et qu’il domine outrageusement les autres couleurs d’un paysage (2). La question est d’autant plus importante que le vert est devenu aujourd’hui, de par son assimilation à la nature et plus encore à la vie, la couleur par excellence du paysage. Dans son Court traité sur le paysage, Alain Roger dénonce cette obsession "écologique" du vert, qu’il nomme "verdolâtrie" et qui réduit le paysage en horrible "espace vert", espace purement abstrait, dépourvu d’histoire autant que de valeur artistique (3). Reste que le paysage rohmérien n’est jamais — hormis peut-être dans les films cités plus haut — naturel, qu’il n’est jamais livré tel quel au regard du spectateur. Il s’y greffe toujours quelques touches de couleurs qui en modifient la perception. En préambule à son intervention au colloque de Quimper, Rohmer rappelait que "toute organisation de formes à l’intérieur d’une surface plane, délimitée, relève de l’art pictural". S’il y a donc du paysage dans ses films, c’est toujours au prix d’une certaine picturalité. Chez Rohmer, c’est moins le vert de la nature que celui de la peinture qui nous est présenté. Il en est de même pour ses paysages qui n’existent qu’à travers ce qu’on pourrait appeler "l’œil du peintre", le peintre en question n’ayant au demeurant rien du paysagiste (dans la Femme de l’aviateur, les contrastes de rouge, de bleu et de vert évoquent d’abord Matisse, le peintre préféré de Rohmer).

D'où la question: comment lutter picturalement contre l’excès de vert dans un paysage? Au risque de schématiser, on avancera deux approches: l’une, moderne, qui consiste à nier la valeur esthétique du vert; l’autre, traditionnelle, qui vise à redonner au vert la valeur symbolique qui était autrefois la sienne. C’est que la dévalorisation du vert est une donnée relativement récente, faisant du vert une couleur secondaire, sinon impure, au seul motif que, depuis le XVIIIe siècle, on peut l’obtenir en mélangeant le bleu et le jaune. Un discrédit qui poussa par la suite de nombreux peintres à exclure le vert non seulement de leur palette mais également de leurs toiles, tel Mondrian, passant sans coup férir de la peinture la plus académique — des vaches dans la campagne hollandaise — au formalisme linéaire et "déverdi" de l’abstraction géométrique. Il y aurait donc une première façon de s’opposer à la tyrannie du vert. En le bannissant tout simplement du paysage. Est-ce ainsi qu’il faut interpréter les tableaux utilisés par Rohmer dans l’Anglaise et le Duc, ces peintures originales réalisées par le plasticien Jean-Baptiste Marot, dans le style des œuvres de l’époque (les fameuses vedute), afin que le Paris du film ne se limite pas à quelques vieux porches isolés mais corresponde, au contraire, au Paris de 1790, avec sa place Louis-XV (aujourd’hui place de la Concorde), son boulevard Saint-Martin, sa rue Saint-Honoré et tous ces lieux que doit traverser l’héroïne pour rejoindre les hauteurs de Meudon? On sait que pour permettre l’incrustation numérique des personnages sur les peintures, il fallut filmer les scènes dans un studio entièrement peint en vert — où l’espace des tableaux avaient été préalablement projeté au sol par rayon laser et leur topographie matérialisée par des marques, vertes elles aussi — puis effacer par ordinateur tout ce qui était vert. Ce qui impliquait que les peintures elles-mêmes n’affichent aucun vert, du moins pas celui utilisé pour l’incrustation — un vert prairie —, ne serait-ce que pour respecter la tonalité chromatique de l’ensemble. Car il y a quand même du vert dans le film. Quel est-il? Est-il semblable au vert que les peintres employaient au XVIIIe siècle? Difficile à dire, d’autant que le vert des tableaux n’est certainement pas celui du film, tel qu’on le voit à l’écran.

Osons alors une hypothèse. Et si le vert en question était moins le vert de la Révolution que celui d’avant les Lumières. Un vert qui n’avait rien à voir avec la nature. Car, ainsi que le rappelle Michel Pastoureau, "jusqu’au XVIIIe siècle, la nature était surtout définie par les quatre éléments: le fer, l’air, l’eau et la terre", alors que le vert, lui, était marqué par son instabilité chimique, sa difficulté, par exemple, à résister à la lumière, ce qui en faisait le symbole de l’éphémère, du mouvant, du capricieux. C’était encore le vert d’Aristote, situé dans l’échelle des couleurs entre le rouge et le bleu, et non entre le bleu et le jaune, comme le révéla le spectre de Newton. Or, à bien regarder, le vert ici tire davantage sur le bleu et le gris. Vert, bleu, gris, ce sont les couleurs de la mer, de ses reflets, l’image même de l’instabilité. Un vert changeant, donc, qui confère aux paysages un aspect un peu terne, ce qui peut sembler paradoxal vu le thème du film. C’est oublier que l’Anglaise et le Duc n’est pas la reconstitution de quelques événements historiques, en l’occurrence révolutionnaires, mais le regard porté par une jeune Anglaise sur la Révolution. Il y a là une subjectivité qui est celle du témoignage et dont on peut dire qu’elle est en accord avec le principe rohmérien de la médiation. Qu’ils concernent le récit ou la mise en scène, les films de Rohmer sont toujours vus à travers le regard d’un personnage qui fait ainsi office de médiateur entre le spectateur et l’œuvre. Dans l’Anglaise, Rohmer fait même de ce principe l’enjeu de son film. Au point que c’est peut-être dans ce film que pour la première fois on peut vraiment parler de paysage chez Rohmer. Non seulement parce qu’un paysage ne saurait exister sans le regard de celui qui en fixe le cadre, mais plus encore parce qu’ici cette subjectivité est pleinement assumée. La picturalité, si souvent invoquée par le cinéaste comme gage de vérité, y est revendiquée avec force, comme d’ailleurs dans tous ses films historiques, sauf que là, par le jeu de l’incrustation et la profondeur de champ qu’elle autorise, rompant avec la frontalité des transparences chères au cinéma classique, Rohmer atteint une vérité supérieure à celle, pourtant déjà exemplaire, qui se dégageait des paysages artificiels de Perceval le Gallois ou de ceux, plus naturels, de la Marquise d’O... Disons qu’au hiératisme du premier (son film le plus vertical), il associe le romantisme du second (et ses plis néo-baroques). Soit un mélange de solennité (le tableau) et d’exaltation (les personnages incrustés), une manière finalement de combattre l’une et l’autre en faisant surgir du vivant au cœur d’un ensemble figé, pour ne pas dire guindé. Et cela par le biais d’une sorte d’instabilité permanente (on voit que c’est faux, on croit que c’est vrai) dont la dégradation du vert, comparable aux premiers Technicolor, pourrait être la clé. En privilégiant le vert instable des chimistes au vert éternel de la nature, Rohmer semble en effet s’opposer à toute idéalisation romantique — étant entendu que les romantiques furent les premiers, du moins en Occident, à célébrer les fiançailles du vert et de la nature, entendu également que la Révolution ne saurait être romantique aux yeux de Rohmer —, mais il échappe aussi au prosaïsme de la simple prouesse technique (l’incrustation numérique), pour atteindre quelque chose d’inouï: nous faire ressentir live ce mélange de rage et d’effroi qui, dès les premières heures de la Révolution, se déversa dans les rues de Paris. Comme si l’on pénétrait soi-même dans le tableau, traversant le paysage pour mieux s’imprégner des dérèglements de l’époque.

Ce qui ferait de l’Anglaise et le Duc une extraordinaire machine à remonter le temps, un dispositif génialement archaïque, et en même temps terriblement moderne, pour nous faire saisir, à travers tous ces paysages aux verts bleutés, ardoisés, ocrés, mais jamais "chlorophyllés", le caractère déliquescent — au sens premier du mot: qui se liquéfie — de cette période de l’Histoire où tout s’est mis soudainement à vaciller, à se dérober, à se propager, dans une étonnante confusion des sens, comme dans la plus incroyable promiscuité. Une sensation que seul, finalement, un personnage extérieur à l’action et surtout anglais — donc empiriste — était à même de rendre compte. Il faut dire que, de tous les verts qui colorent le film, plus exactement: qui le teintent, le vert de chrome, appelé aussi "vert anglais", un vert à la fois sombre et doux, est assurément le plus profond. Rien ne s’oppose dès lors à faire du paysage dans l’Anglaise et le Duc moins le support pictural du film que le terreau esthétique d’une véritable expérience, qui plus est inédite au cinéma et, pour le coup, parfaitement révolutionnaire: revivre la relation qui existait jadis entre le spectateur et l’œuvre, avant que le musée ne la réduise à une simple contemplation; retrouver ce contact immédiat, quasi tactile, qui autrefois permettait au spectateur de rencontrer l’œuvre, non pas en restant comme aujourd’hui à distance, se contentant par exemple d’admirer une peinture du XVIIIe et, à travers elle, la représentation d’un monde révolu, mais, au contraire, en faisant littéralement corps avec l’œuvre, éprouvant ainsi les effets d’un vrai paysage, saisi sur le champ, dans le contexte politique du moment. Car, bien sûr, l’Anglaise et le Duc est aussi un grand film politique. (Vertigo n°31, juillet 2007)

(1) Eric Rohmer, communication au colloque "Peinture et Cinéma", Quimper, mars 1987, publiée in Carole Desbarats, Pauline à la plage d’Eric Rohmer, 1990.

(2) Ce texte ayant été écrit juste avant la sortie du dernier film de Rohmer, les Amours d’Astrée et de Céladon, je n’ai pu prendre en compte la manière dont le cinéaste avait, dans ce film, résolu esthétiquement le problème d’une nature omniprésente — le Forez et les rives du Lignon transposés dans la vallée de la Sioule — et donc plus envahissante encore que dans ses films les plus "verts", tels — outre la Femme de l’aviateurl’Arbre, le Maire et la Médiathèque et surtout Conte de printemps.

(3) Alain Roger, Court traité du paysage, 1997, pp. 134-135.

novembre 02, 2025

Mon journal 10

  Westward the Women de William Wellman (1951).

  Notes d'octobre.

5 octobre
La comédie roumaine. Sur Kontinental '25 de Radu Jude.

7 octobre
Panahi (sans Panahi). Sur Un simple accident de Jafar Panahi.

10 octobre
Dans Convoi de femmes (Westward the Women de William Wellman — wow, ça en fait des "w"!), Robert Taylor est chargé de convoyer un groupe de 140 femmes entre Chicago et la Californie où les attendent leurs futurs époux, des fermiers qu’elles n'ont jamais vus (sinon en photos). Le film est d'une simplicité exemplaire, voire biblique, en tout cas parfaitement linéaire — où l’on n’hésite pas à tuer à bout portant un homme qui a manqué de respect à une femme, ou à assommer une mère qui ne veut pas quitter la tombe de son enfant — car tout entier tendu vers l'objectif fixé: aller au bout de la mission pour atteindre ce finale magnifique qui voit les femmes, fourbues, exiger qu'on leur trouve du tissu pour se confectionner des robes avant de rencontrer ceux qu'elles doivent épouser (la séquence du bal est sublime). Un film à la fois rude et tendre sur le courage des femmes, où tout est dit sans insistance, sans grandiloquence (cf. le moment où les femmes portent le chariot accidenté à l’intérieur duquel une des leurs est en train d’accoucher). Wellman se permet même l’ellipse de la traditionnelle scène d’attaque par les Indiens: c’est pendant que le héros et celle dont il est tombé amoureux (ce qui évidemment l’agace prodigieusement) règlent leurs comptes à l’écart du groupe — ah, la poursuite à cheval au fond d’un canyon et les deux gifles administrées par Taylor à la femme, la première pour avoir "crevé" son cheval, la seconde pour l’avoir forcé à la poursuivre —, pendant ce temps-là, donc, que se déroule l’attaque des Indiens, ce qui fait que c’est seulement après coup qu’on en saisira toute la violence, lors de la scène, là aussi d'un lyrisme contenu, de l'appel, où chaque femme rescapée dit à voix haute le nom de celle qui est morte à ses côtés. L’émotion à l’état pur...

12 octobre
Récré à deux. Sur Nouvelle Vague de Richard Linklater.

22 octobre
La Petite Dernière de Hafsia Herzi. Mouais... Du Sciamma à la sauce Kechiche, ça fait bizarre.

30 octobre
Du Hong nature. Sur Ce que cette nature te dit de Hong Sang-soo.

31 octobre
L'Etranger de François Ozon. Ozon serait-il "un cinéaste pour classes terminales"? Si la première partie du film, jusqu'au meurtre de l'Arabe, tient vaguement la route, en dépit du style choisi: noir et blanc classieux et plans tirés au cordeau qui donnent du Alger de l'époque une vision pour le moins aseptisée, à l'image encore des plans sur la plage, sous un soleil de plomb, ce soleil aveuglant, scintillant sur la lame du couteau, qui pousse Meursault au meurtre, en adéquation avec le côté minéral du monde tel que le percevait Meursault — pas tant le Meursault de Camus, confronté à l'absurdité du monde (la vie dépourvue de sens, dominée par l'ennui), que celui qui a prévalu par la suite dans la vulgate des manuels scolaires, la figure abstraite de l'étranger en proie au vide de son existence, étranger au monde comme à lui-même —, la seconde partie, celle du procès et de l'incarcération (dans l'attente de l'exécution) est un ratage total, le pompon, dans sa boursouflure bergmano-wellesienne, étant la scène avec l'aumônier qui voit Ozon, tout en respectant le texte, faire de la révolte de Meursault, libérant par la parole cette "vérité" qu'il portait en lui, une sorte de rage écumante (et tout le pathos qui va avec), là où chez Camus se mêlaient inextricablement, "bondissant du fond du cœur", joie libératrice et colère contre celui qui ne le comprend pas et s'entête à vouloir sauver son âme...
Bon, je passe sur les séquences oniriques, et leur dimension surréaliste, tout aussi grotesques, de même que sur les connotations homoérotiques qu'Ozon se croit obligé de glisser — la belle plastique de Benjamin Voisin, tout droit sorti d'une pub pour sous-vêtements —, si ça lui fait plaisir... pour finir sur ce besoin du réalisateur de céder au politiquement correct, déjà en substituant "J'ai tué un arabe" (ce que renforcera dans le générique de fin, des fois qu'on n'ait pas bien compris, la chanson controversée de The Cure — car jugée raciste par certains! —, Killing an Arab, elle-même inspirée du roman de Camus) à l'incipit original et d'emblée décisif "Aujourd'hui, maman est morte" (dénaturant ainsi la structure du récit entièrement fondé sur cette idée de la mère absente), comme si on supprimait le "Je suis dans la chambre de ma mère" qui ouvre Molloy de Beckett... puis en donnant un nom à l'Arabe et à sa sœur, qui les sorte ainsi de leur "invisibilité" (dixit Ozon), comme s'il fallait se démarquer à tout prix des accusations faites à Camus quant aux stéréotypes véhiculés dans son roman, sur le colonialisme (ainsi que le machisme), qui sont ceux de l'époque et touchent d'ailleurs à Camus lui-même et ses contradictions... Vouloir les "corriger" par bonne conscience, en adoptant un point de vue qui se veut plus "humaniste" encore que celui de l'auteur, témoigne non seulement d'une incroyable prétention, mais surtout d'une vision "conformiste", bien dans l'air du temps, et finalement affadie du roman.

PS. Il se dégage souvent des films d'Ozon une forme déplaisante de frivolité. Ainsi dans l'Etranger la citation du Schpountz. Même s'il est probable que Camus avait le film de Pagnol en tête quand il a écrit le passage, il ne le précise pas, se contentant d'évoquer un "film de Fernandel", en accord avec la figure divertissante de l'acteur, la séance de cinéma à laquelle assistent Meursault et Marie ne faisant que prolonger la journée de distractions passée par le jeune homme au lendemain de l'enterrement de sa mère. Et si Camus ne cite pas explicitement le film, c'est qu'il sait que pour le lecteur le Schpountz est inévitablement associé à la scène de l'audition et la fameuse tirade "Tout condamné à mort aura la tête tranchée", et qu'y faire directement référence aurait été à contre-courant de la trajectoire voulue pour son personnage qui relève de la tragédie (et que de la tragédie). Avec la citation serait venue s'ajouter une dimension comique inacceptable au regard du film (le Schpountz c'est vraiment l'anti-Meursault), en plus d'être lourdement signifiante puisqu'annonçant le meurtre à venir de l'Arabe, faisant même de Meursault, la citation arrivant juste après l'enterrement, le meurtrier (symbolique) de la mère. Ozon, lui, ne se pose pas ce genre de questions, il se réapproprie la référence et fonce tête baissée dans la facilité.

  Diane Keaton, la fille au gilet. (ci-contre: "Le garçon au gilet rouge" de Cézanne)