novembre 14, 2025

Ce bel objet formel

  A House of Dynamite de Kathryn Bigelow (2025).

A ceux qui assortissent d'un "bof" dédaigneux leur appréciation du film de Kathryn Bigelow, A House of Dynamite, sous prétexte que la cinéaste n'aurait pas eu le "courage" d'aller jusqu'au bout de son propos (les conséquences d'une attaque nucléaire que les Etats-Unis n'auraient su détecter à temps ni pu endiguer par la suite), et que dans les trois segments, faux effet Rashōmon, elle ne fait que répéter le même point de vue (depuis les trois principaux postes de commandement), sans en modifier l'axe qui permettrait d'apporter un regard différent sur l'événement... je répondrai "oui, BOF"... Bel Objet Formel. Car c'est de cela qu'il s'agit dans A House of Dynamite. Mettre en forme la question de la dissuasion nucléaire, dont on sait que sa fonction est purement défensive: se donner les moyens qu'en face personne n'ait envie, ni même le début d'un commencement d'envie, de recourir à l'arme nucléaire... Autrement dit que la réalité d'une explosion nucléaire (susceptible comme ici d'exterminer Chicago et ses environs, soit dix millions de personnes), envisageable du fait que la destruction d'un missile balistique par un missile antibalistique ne serait fiable qu'à 61% (c'est pile ou face, enrage Brady, le commandant du STRATCOM)... oui eh bien, cette réalité est incluse dans cette autre réalité que serait donc la faillibilité de la dissuasion, et que la mettre en scène, de manière forcément spectaculaire (le "réel" de l'apocalypse) serait quelque part redondant, qu'elle n'aurait de sens que dans le cadre, outre l'entrée en matière d'un film véritablement post-apocalyptique (ce qui n'est pas le cas), d'un film ayant pour sujet non plus les moyens de s'opposer à une guerre nucléaire mais la guerre nucléaire elle-même (ce qui n'est pas le cas non plus). Le caractère "implicite" de la catastrophe est finalement ce qui distingue une série B d'un blockbuster.

Quant aux trois segments, s'ils n'épousent pas les différents points de vue qu'un film pourrait offrir d'un même événement, ils ne constituent pas pour autant la répétition du même point de vue puisque l'événement (le suivi du missile) est quand même vu selon trois "angles" différents: la salle de crise de la Maison-Blanche, le quartier général du STRATCOM — le commandement stratégique des Etats-Unis — situé dans le Nebraska, et un dernier, plus disparate, car en lien avec les déplacements du POTUS, le président américain (une sorte de big Obama), accompagné du conseiller nucléaire, de même qu'en contact téléphonique avec un autre conseiller, le conseiller adjoint à la sécurité nationale. Et que de ces trois angles (qui sont donc respectivement ceux de l'urgence, de la stratégie et in fine de la décision présidentielle), auxquels se superpose le drame personnel que vit Baker, le secrétaire à la Défense, chargé d'assurer la continuité du gouvernement mais, parallèlement, dans l'impossibilité de prévenir sa fille qui habite Chicago... Bigelow les formalise tels que les chapitres du film les annoncent, privilégiant un angle plus qu'un autre, qui marque les différents climax du scénario et ainsi dramatise au mieux l'événement:
1) l'aplatissement de la courbe du missile (dont l'origine reste inconnue), signifiant qu'une ville-cible va être touchée, l'urgence de la situation étant logiquement appréhendée depuis la salle de crise, avec la crainte du pire si rien n'est fait dans les vingt minutes.
2) la tentative échouée d'intercepter le missile, le caractère "scandaleusement" aléatoire de ce type d'interception ("frapper une balle avec une balle") se trouvant logiquement exprimé par le commandant du STRATCOM.
3) les hésitations du président, concernant une éventuelle riposte (contre la Corée du Nord?), riposte que désapprouve le conseiller à la sécurité mais que préconise Brady, ce à quoi le président semble se résoudre à la fin, tout en considérant logiquement que la prolifération nucléaire nous fait vivre dans une "maison remplie de dynamite"... le film se terminant sur la vue du bunker de Raven Rock.

Soit une histoire de trajectoires, celle réelle du missile détecté, celle ratée de l'anti-missile, celle potentielle du missile-riposte. Des trajectoires que le film entrecroise. Ainsi Kathryn Bigelow figure-t-elle, en accord avec son scénario (du genre "20 minutes chrono"), trois segments qui n'ont rien de répétitifs puisqu'illustrant chacun une trajectoire différente, du fait des lieux choisis, ce qu'on peut résumer de la façon suivante: 1) réalité de la situation d'urgence; 2) échec de la stratégie de défense; 3) doutes quant au bien-fondé de représailles. Autant d'éléments qui inscrivent A House of Dynamite dans un cadre aussi précaire qu'alarmant, justifiant que Bigelow — qui n'est pas bigleuse (lol) et perçoit avec lucidité les limites d'une dissuasion soi-disant infaillible, et corrélativement les dangers de la prolifération nucléaire — n'ait pas jugé utile d'enfoncer le clou par un finale bêtement pyrotechnique.