
Crimes of the Future de David Cronenberg (2022).
Cronenberg et Lacan, ça fait bon ménage, si si...
Dans un futur proche post-apocalyptique, alors que l'humanité apprend à s'adapter à son environnement synthétique (en devenant capable de digérer le plastique), Saul Tenser (Viggo Mortensen), célèbre artiste performer, met en scène avec la complicité de sa partenaire Caprice (Léa Seydoux) les nouveaux organes que son corps fabrique.
En quoi consiste leur performance? Lui, dans la "création" d'organes dont il cherche à contrôler la production. Elle, dans le tatouage de ces néo-organes puis leur ablation lors de spectacles publiques qu'elle filme tout en commentant ses gestes. C'est une "performance à deux" qui relève de l'art contemporain, plus précisément du body art, pendant artistique, en tant que miroir de nos angoisses contemporaines, du body horror, sous-genre du film d'horreur dont Cronenberg fut l'un des pionniers dans les années 70-80 (de Shivers à The Fly en passant par The Brood et Videodrome) et qu'il retrouve à la faveur d'un scénario ancien, écrit en 1998; l'occasion pour lui de réaliser un vrai film-somme quant à ses thèmes de prédilection (la matérialité de la chair, l'évolution du corps humain, l'invention de nouveaux modes de sexualité), en même temps qu'une œuvre elle-même d'art contemporain.
Que le cinéma de Cronenberg ait fini par rencontrer l'art contemporain n'a rien d'étonnant tant ses films le portaient en germe depuis le début, le cinéaste réalisant même dans les années 90 des œuvres hautement conceptuelles (Naked Lunch d'après William Burroughs, Crash d'après J. G. Ballard, eXistenZ dont le titre et les thèmes rappellent l'univers de Philip K. Dick). Crimes of the Future, réalisé en 2022 mais conçu à la même époque qu'eXistenZ, en est le prolongement direct. L'art contemporain présent dans le film est celui de cette époque, marqué par les performances chirurgicales d'ORLAN, quand celle-ci, pour dénoncer le culte de la beauté et les normes auxquelles les femmes sont soumises, s'est fait installer des implants au niveau des tempes (ce que reproduit Caprice avec ses bosses sur le front), ou encore les expérimentations de Stelarc — cf. le danseur couvert d'oreilles — pour qui, le corps humain étant atteint d'obsolescence, il faut, dans une démarche plus poétique que politique, en augmenter les pouvoirs grâce à la technologie (1).
"La chirurgie est le nouveau sexe."
Derrière le couple formé par Saul et Caprice, c'est bien sûr Cronenberg qui se cache, Cronenberg et ses fantasmes. A travers le body art, où le corps de l'artiste se trouve être l'œuvre elle-même, le cinéaste canadien met en scène un corps qui souffre et qui jouit, témoignant de sa déconnection avec le sujet de l'inconscient, ce corps dont on découpe les organes ou que l'on réinvente en recourant aux implants, quand ce n'est pas à d'affreuses entailles sur le visage (vu que le but recherché n'est pas la beauté, mais le plaisir que provoque le fait d'être ouvert). Et qui conduit à l'avènement d'une nouvelle sexualité. A la jeune femme que les performances de Saul excitent, lui susurrant à l'oreille que "la chirurgie est le nouveau sexe", ce dernier en viendra à avouer ne pas être très bon en "vieux sexe". De fait, c'est avec Caprice, à l'occasion des spectacles livrés au public, qui dévoilent en toute transparence l'intérieur d'un corps, mais aussi dans l'intimité d'une séance de scarification, que s'exprime au mieux cette nouvelle sexualité qui fait de la "découpe" un mode de jouissance. Une jouissance qui, via cet usage désidéalisé, pragmatique, du corps, est celle du corps vivant. Si le morcellement du corps, qui assimile celui-ci à "un amas de pièces détachées" (2) — et chez Cronenberg on peut dire que l’œuvre est jonchée de pièces détachées —, marque l’effet du signifiant sur le corps, il existe, à côté de cette signifiantisation du corps, une autre opération, mise en avant par Lacan à la fin de son enseignement, que J.-A. Miller nomme corporisation du signifiant, laquelle, découpant le corps de l’être parlant, produit des effets de jouissance (3). Ce déplacement vers le corps, qui voit le signifiant percuter le corps, est au cœur du body art, comme de Crimes of the Future où invention et création, stimulées par les progrès de la science (les machines "technico-organiques" chères à Cronenberg, qui ici ont pour nom OrchiBed, Sark ou encore EatWare), se nourrissent également de rituels ancestraux (les scarifications).
La beauté intérieure.
La jouissance, qui ainsi surgit de cette corporisation, affecte en retour le corps, sa consistance, par la trace qu’elle y laisse, ce qu’illustrent les tatouages à visée d’archivage, mais indéchiffrables, que pratique Candice sur les organes de Saul. C’est la jouissance "opaque", sans loi, détachée du symbolique et qui a à voir avec le réel. Savoir y faire avec le réel est bien ce qui gouverne le cinéma de Cronenberg et, dans Crimes of the Future, de manière la plus "ouverte". Pour le spectateur (celui du film comme celui dans le film), l’effet de réel est là, violent, à la limite de l’abject, devant tous ces événements de corps que le cinéaste spectacularise (avec en point d’orgue, l’autopsie de l’enfant). Le Beau n’a jamais été à l’ordre du jour chez Cronenberg qui dans ses films, même M. Butterfly, ne vise pas au sublime par une quelconque élévation. C’est davantage à l’intérieur du Beau, qu’il retourne comme un gant, que la création opère, là où se loge la jouissance hors-sens qu’est le "S.K." de S.K.beau (4). Avec Crimes of the Future, Cronenberg va plus loin encore en mettant en scène cet objet disgracieux qui, à l’instar du body art, engage directement le corps. Soit l'ob-scène de l'art contemporain qu'on écrira eaubscène comme nous y invite Lacan (5): l’eaub..., ce qui est au cœur du Beau, non représentable, que l’artiste "extirpe" et place sur la scène.
La jouissance, qui ainsi surgit de cette corporisation, affecte en retour le corps, sa consistance, par la trace qu’elle y laisse, ce qu’illustrent les tatouages à visée d’archivage, mais indéchiffrables, que pratique Candice sur les organes de Saul. C’est la jouissance "opaque", sans loi, détachée du symbolique et qui a à voir avec le réel. Savoir y faire avec le réel est bien ce qui gouverne le cinéma de Cronenberg et, dans Crimes of the Future, de manière la plus "ouverte". Pour le spectateur (celui du film comme celui dans le film), l’effet de réel est là, violent, à la limite de l’abject, devant tous ces événements de corps que le cinéaste spectacularise (avec en point d’orgue, l’autopsie de l’enfant). Le Beau n’a jamais été à l’ordre du jour chez Cronenberg qui dans ses films, même M. Butterfly, ne vise pas au sublime par une quelconque élévation. C’est davantage à l’intérieur du Beau, qu’il retourne comme un gant, que la création opère, là où se loge la jouissance hors-sens qu’est le "S.K." de S.K.beau (4). Avec Crimes of the Future, Cronenberg va plus loin encore en mettant en scène cet objet disgracieux qui, à l’instar du body art, engage directement le corps. Soit l'ob-scène de l'art contemporain qu'on écrira eaubscène comme nous y invite Lacan (5): l’eaub..., ce qui est au cœur du Beau, non représentable, que l’artiste "extirpe" et place sur la scène.
(1) Ainsi cette troisième oreille que Stelarc se fera greffer sur l'avant-bras en tant que dispositif d'écoute, lequel, par l'intermédiaire d'un micro relié à Internet, aurait dû permettre aux internautes d'entendre ce que l'artiste perçoit en temps réel.
(2) Miller J.-A., "L’orientation lacanienne. Pièces détachées", cours du 17 novembre 2004, inédit.
(3) Miller J.-A., "Biologie lacanienne et événement de corps", La Cause freudienne, n°44, février 2000.
(4) Lacan J., "Joyce le Symptôme", Autres écrits, 2001.
(5) Lacan J., conférence donnée à la Sorbonne le 16 juin 1975 à l’ouverture du 5ème symposium international James Joyce.