"Pourquoi les Roumains ne veulent pas jouer dans Star Wars?Parce qu'ils ne veulent pas travailler, même dans le futur."
On connaît la valeur du télescopage chez Radu Jude, sa façon de faire s'entrechoquer le "trop-plein" (qui sature ses films) et le "plein de trous" (de l'Histoire), via son goût de l'archivage et de la mise en abyme, lui permettant de "re-actualiser" le passé, celui de la Roumanie (cf. Peu m'importe si l'histoire nous considère comme des barbares, sur le massacre des Juifs d'Odessa, perpétré en 1941 par le régime roumain et son chef Ion Antonescu, auteur de la phrase qui donne son titre au film), ou encore de pointer, avec toute la "sarcasticité" voulue, l'horreur du capitalisme moderne, recourant pour cela à une esthétique volontairement "sale", en écho à ce qui se dit par exemple sur les réseaux sociaux (TikTok) et qu'incarne un personnage comme celui d'Angela dans N'attendez pas trop de la fin du monde... Façon aussi d'entrechoquer le tragique et le comique, le comique bien gras, celui qui tache, et le comique de poésie (cf. Bad Luck Banging or Loony Porn qui croise une sordide histoire de sextape balancée sur le Net avec des chansons de Boby Lapointe, le roi de la paronymie, autre forme de télescopage).
On retrouve tout cela dans Kontinental '25 dont le titre évoque bien sûr Europa '51, sauf que le film n'a pas grand-chose de rossellinien, la référence se situant seulement dans le "parcours" d'Orsolya l'héroïne (Eszter Tompa), une huissière de justice rongée par la culpabilité (après le suicide d'un vieux marginal qui squattait le sous-sol d'un futur hôtel de luxe et qu'elle était chargée d'expulser), le thème de la pauvreté, le rôle de la religion... mais sans le cheminement spirituel d'une Ingrid Bergman, à la fois sainte et martyre chez Rossellini, alors que là, le charnel, le matériel, bref le temporel, maintiendra Orsolya jusqu'au bout les pieds bien sur terre (avec en guise de fin: partir en vacances rejoindre les siens sur une île grecque!).
Le film se passe à Cluj, en Transylvanie, le pays de Dracula, oui mais ça ce sera pour plus tard (le prochain film de Jude). En attendant, c'est plutôt des origines hongroises de la ville comme de l'héroïne dont il est question (source d'engueulade avec la mère qui défend Orbán). Kontinental '25 a été filmé avec un iPhone 15 (et son grand-angle, pas du meilleur effet sur grand écran), autant dire que le film n'est pas d'une grande beauté plastique, fidèle en cela à l'esthétique lo-fi de Jude (mais il n'est pas moche non plus, notamment dans les scènes de nuit — le film est aussi un portrait de Cluj, que nous fait visiter Orsolya à travers ses déambulations, auxquelles s'ajoutent, iPhone oblige, les images fixes de vieux immeubles, témoins d'un passé révolu dans une ville en pleine expansion). Seul vrai défaut, et pas nouveau non plus chez Jude, ça jacasse beaucoup, via toutes ces rencontres que fait Orsolya, racontant à chaque fois (la répétition, motif judien par excellence) comment l'homme s'est pendu au radiateur avec un fil de fer, le fait qu'il se soit pissé dessus et ce sentiment de culpabilité qui depuis la poursuit, bien que légalement elle n'est pas coupable, se croit-elle obligée de préciser, à chaque fois là aussi... Et en retour, l'amie et ses histoires, elles, de "caca" concernant un SDF zonant près de chez elle, puis un ancien étudiant, devenu livreur (ubérisé) de pizzas, et ses interminables histoires estampillées "zen", avec qui, complètement ivre, elle finira par baiser... enfin le prêtre orthodoxe qui, plutôt que de la soulager, la perturbe encore plus avec ses maximes absconses tirées de l'Evangile. Impuissance de la parole.
Tout mal foutu et verbeux qu'il est, le film n'en est pas moins convaincant par l'énergie déployée, sa manière de brocarder l'ultra-libéralisme (pensons à la truculence du sans-abri qui ouvre le film, sorte de Boudu ou de Bardamu des Carpates — des noms en "u" bien roumains, haha — jurant à tout bout de champ et en cela, frère de l'Angela citée plus haut... C'est le côté obscène du cinéma de Jude (Jude l'Obscène et non l'Obscur, haha, bis), qui lasserait vite s'il n'y avait, en contrepartie, cette espèce de vis poetica qui sourd du film, telle une force sous-jacente... C'est le cas par exemple avec les dinosaures animatroniques du parc ou encore le chien robot, image d'une nature de plus en plus artificielle, comme d'un monde de moins en moins humain. Une poésie des plus prosaïque, il va de soi, qui chez Jude émerge ainsi, au détour d'un plan ou d'une scène, par la seule présence d'éléments incongrus, au sens d'inappropriés, qui ne répondent pas aux règles en usage, celles de la bienséance (à l'image du sans-abri), celles aussi du "bien filmé" (dont Jude n'a que faire). L'art de Jude c'est cela finalement: un art de l'incongru.

