novembre 12, 2025

Un vrai bolchevik

  Deux Procureurs de Sergei Loznitsa (2025).

Une maladie terrible et inexplicable gangrénait jusqu'au cerveau de l'Etat.

Dans Deux Procureurs il y a deux procureurs: Kornev, le héros, un jeune procureur de province, tout frais émoulu, personnage fictif à la naïveté confondante, une vraie oie blanche, vierge qui plus est... et Vychinski, le procureur général de l'URSS, personnage bien réel, du temps des purges staliniennes, ici de la Grande Terreur (le film se passe en 1937), dont il fut l'architecte, la "justification" juridique, au nom de la nouvelle Constitution (et de la "légalité soviétique") décidée par papa Joseph et appliquée par Ejov (ou Iejov) le maître — d'un mètre et demi! — du NKVD... bref la légitimation des crimes de masse qui, outre les fameux "procès de Moscou", ont conduit à l'élimination par centaines de milliers de tous ces "ennemis du peuple", accusés arbitrairement d'être des contre-révolutionnaires, des SVE ("éléments socialement nuisibles"), et de ce fait, condamnés dans un premier temps à mort puis, le plus souvent — l'exécution étant surtout réservée aux anciennes élites et autres cadres du Parti —, à de longues peines de travaux forcés dans un Goulag dont il était rare qu'on revienne. En ce sens, Deux Procureurs, filmé en 1:37, soit le format du cinéma des années 30, est fidèle à l'esprit de la nouvelle de Demidov (1) qui, arrêté en 1938 pour "propagande antisoviétique", passa quatorze ans à la Kolyma, le plus terrible des goulags sibériens... A cette différence toutefois que de la nouvelle, Loznitsa a éliminé (la purgeant d'une certaine manière) les passages très didactiques dans lesquels Demidov décrit et analyse, en bon scientifique qu'il est, l'ensemble des mécanismes mortifères qui assuraient le fonctionnement du système, en même temps qu'il dote son héros d'un passé de bolchevik idéaliste qui croyait en la construction du socialisme (et à ce titre était près à dénoncer de "bonne foi" ceux qui l'entravaient), puis nous dresse le portrait et le parcours sans entraves de Vychinski, ce personnage machiavélique, au départ menchevik, qui survécut à Staline (on le surnomma le "nouveau Fouché"). De même que se trouve éliminé l'épilogue qui voit Kornev, à l'instar de Demidov, condamné au bagne dans les mines de la Kolyma (lui n'en reviendra pas), où la faim chez les prisonniers était telle que certains, les crevards, rendus fous, en étaient arrivés à se traîner jusqu'au cimetière pour découper le membre d'un cadavre et ainsi ajouter quelques débris d'ossements à leur soupe!

Loznitsa s'en tient surtout à l'aspect kafkaïen, très bureaucratique et foncièrement paranoïaque de la machine, à l'image de ces nombreuses portes verrouillées du bloc n°5 réservé aux détenus les plus dangereux, de ces couloirs sans fin que traverse le héros (dans la nouvelle il s'agit plutôt d'une galerie genre "panopticon"), là où est emprisonné et sauvagement battu Stepniak l'ancien professeur de droit dont la lettre écrite avec son sang est arrivée par miracle jusqu'au bureau du jeune procureur. Soit la volonté chez le réalisateur ukrainien, plus connu pour ses documentaires, de pointer le caractère déshumanisant du système, au risque de l'abstraction (que renforce la lumière bleu "acier", stalinienne?, dans laquelle baignent les scènes d'extérieurs) et d'une trop grande désincarnation des deux principaux personnages, lesdits procureurs, le petit et le grand, selon un dualisme quelque peu bancal: Vychinski est réduit à une figure totalement inexpressive, image du mal en général, banalisé, transposable à tous les fonctionnaires, du plus haut au plus bas, qui, dans un régime autoritaire sinon dictatorial, et quelle que soit l'époque (suivez mon regard), ne font rien d'autre qu'exécuter servilement les ordres. A ce niveau, le film n'est pas d'une grande finesse, Loznitsa n'hésitant pas à surligner son propos (déjà à la base peu nuancé et très édifiant), jusqu'à le redoubler dans la scène du train, la première (qui n'existe pas dans la nouvelle) — le train que prend Kornev pour se rendre à Moscou et rencontrer Vychinski — à travers le personnage très gogolien de l'homme à la jambe de bois, lequel racontant aux voyageurs sa rencontre avec Lénine la veille de sa mort, se trouve être interprété par le même acteur qui joue Stepniak. De sorte que, et c'est le paradoxe, le meilleur du film est moins du côté de la parabole, et ce à quoi elle renvoie trop lourdement, quant à la machine totalitaire et l'absurde bureaucratique, que du côté burlesque, centré ici sur le manque de sommeil du héros. Burlesque qui n'est pas sans rappeler Buster Keaton quand le personnage (qui ne sourit pas) est vu au milieu d'un décor imposant ou à l'arrière d'un plan (cf. celui où Kornev attend, jusqu'à s'endormir, dans l'antichambre du procureur général), et ce d'autant plus que l'acteur (Aleksandr Kuznetsov) a lui-même, en dépit de son nez affreusement cabossé, un petit air keatonien. De sorte encore, j'y arrive, que le meilleur du film se situe à la fin, quand Kornev reprend le train en direction de Briansk, son billet gracieusement offert par Vychinski, et que l'attendent dans le compartiment les deux "ingénieurs". Si l'issue est attendue, la soirée que passe le héros, accompagnée de vodka et de chansons, qui le verra pour la seule fois sourire et, ensuite, enfin pouvoir dormir, offre la respiration qui jusque-là manquait au film.

(1) La nouvelle, rédigée par Gueorgui Demidov entre 1969 et 1974, a paru dans le recueil Doubar et autres récits du Goulag, publié en français en 1991.