septembre 28, 2025

OBAA Beach

  One Battle After Another de Paul Thomas Anderson (2025).

  Paysage après la bataille.

Seize ans après... c'est le moment où OBAA démarre vraiment, après une grosse demi-heure menée tambour battant mais aussi au pas de charge, rendant cette partie introductive pas si jouissive que ça, plutôt éreintante, d'autant que reposant moins sur l'idéologie révolutionnaire que sur la dimension sexuelle que PTA lui associe, via le "couple" improbable que finissent par former Perfidia (Teyena Taylor), une des combattantes noires, qu'on qualifiera de fougueuse, du groupe terroriste French 75 (c'est le nom d'un cocktail à base de gin, de jus de citron, de sucre et de champagne!) et le colonel Lockjaw (Sean Penn, impayable), personnage kubrickien, en plus dingo encore, la mâchoire bien serrée (lock-jaw = tétanos), qui pourchasse le groupe et se révèle sexuellement obsédé par Perfidia... laquelle, bah finit par donner naissance à une petite Charlene/Willa, si trognon qu'elle fait craquer Bob (Leonardo DiCaprio), l'amant terroriste, junkie et pour le coup complètement ramolli, de Perfidia. Autant dire que la révolution, sous sa forme terroriste, PTA il s'en fout un peu, celle-ci lui servant avant tout à préparer le terrain pour la "bataille d'après", et que si elle fait retour à la fin ce sera sous une autre forme... L'intérêt du film est ailleurs, dans l'autre bataille donc, le couple père-fille, "ma fille ma bataille" (en même temps c'est le cœur de Vineland, le roman de Pynchon qu'Anderson adapte ici très librement) que vont cette fois former Bob et Willa (Chase Infiniti), qui durant ces seize années s'étaient faits oubliés et qui se retrouvent de nouveau pourchassés par Lockjaw, encore plus cinglé qu'avant, désireux d'intégrer un groupe de suprémacistes blancs, de vrais nazis (le Club des Aventuriers de Noël), et qui pour cela doit savoir si Willa est sa fille et si c'est le cas la faire disparaître.

C'est à partir de cette configuration, qui n'a rien de très originale, que PTA est le meilleur, quand bien même son film, se poursuivant sur un rythme toujours endiablé mais mieux calibré, emprunte une trajectoire plus classique, plus hollywoodienne, plus proche de Phantom Thread et Licorice Pizza, ses deux derniers films, que de Inherent Vice, sa précédente incursion chez Pynchon. On peut le regretter, mais c'est un fait, c'est sur le terrain coeno-tarantinien que le film gagne en ampleur, tout en conservant son allant du début, aidé en cela par l'apport de nouveaux personnages, à commencer par Benicio Del Toro, en maître de karaté hébergeant clandestinement des familles de migrants mexicains, un Del Toro à la sérénité imperturbable, au point qu'on le dirait sorti, lui, de l'univers de l'autre Anderson (Wes)... Un film où surtout PTA fait montre d'une incroyable maîtrise dans la manière d'agencer, sans temps mort ni hâte excessive, toutes ces péripéties que le récit accumule (ça se passe dans le sud de la Californie, entre frontière et désert) et qu'accompagne la musique de Jonny Greenwood, l'ex guitariste de Radiohead (et musicien attitré du cinéaste), délaissant sa guitare pour un piano des plus percussif, vaguement bartokien par instants... musique qui confère à OBAA, notamment aux scènes d'action, comme les poursuites en bagnoles, une étrangeté saisissante, le point d'orgue étant bien sûr la dernière et longue poursuite à trois (Bob, Willa et celui chargé de la liquider) sur une route qui se met subitement à monter et descendre comme si le décor était devenu un grand parc d'attraction. Le mouvement ondulant ainsi créé (comparable à celui d'une mer agitée — les vagues d'OBAA) est à l'image du rythme très musical épousé par le film. Qui voit la satire pynchonienne, appliquée ici à une Amérique ultra-conservatrice non plus reaganienne mais trumpiste, via sa politique migratoire et ses dérives fascistes, eh bien prendre la forme d'une suite instrumentale (aux percussions de piano s'ajoutent fréquemment des glissandi de cordes, parfois sur fond de mini-symphonie)...

Qui dit suite dit progression (à l'instar du titre), avec ses hauts et ses bas, ce qui renvoie également au rôle du "traceur" dans le film, OBAA passant ainsi, à travers l'itinéraire de Willa, d'une forme de lutte (le terrorisme d'antan, celui de maman, qui était aussi celui de papa, aujourd'hui gros patachon, toujours à la traîne des événements — cf. la séquence un peu longuette du portable impossible à recharger et/ou du mot de passe impossible à se rappeler) à une forme davantage "dans les clous" de la contestation... sans qu'on sache d'ailleurs, PTA ne donnant pas la réponse, s'il s'agit d'un progrès (en termes de fiction, c'est quand même pas très fun, d'ailleurs cette nouvelle forme de lutte, qui marque notre époque, on ne la verra pas) ou tout simplement d'un retour à ce qui existait déjà avant les années 70-80, la lutte armée n'ayant été qu'une parenthèse, violente et vouée à l'échec, dans le combat politique (cf. le beau personnage incarné par Regina Hall). Qui ferait en définitive d'OBAA peut-être pas un "simple" retour des choses, avec tout ce que cela sous-entend de conformisme (étant entendu que l'amour père-fille, si gnangnan soit-il, n'a rien à voir avec le conformisme), mais, quelque part, via la structure choisie par PTA pour son film, un certain éloge du progressisme. Eloge virtuose, ça va sans dire, si virtuose qu'on le croirait par instants bien décidé à tout faire péter... oui mais non, Anderson n'est pas Aster, et c'est tant mieux.

septembre 27, 2025

Topissime

  Tip Top de Serge Bozon (2013).

  Un film rock.

"Quelles sont les choses heureuses qui donnent envie de tout casser? Ce sera la question de Tip Top (...) Je veux lier cette question de la destruction à celle des films virils, car je vois un lien entre les deux, à savoir la libération de l’énergie: faire un film où des femmes hautement morales peuvent avoir envie — par bonheur — de tout casser." (Serge Bozon)

Dans Tip Top, pas de rock, c'est le film lui-même qui est en prise (directe) avec le rockUn film sans rock et néanmoins rock, au sens de rupture:

— pas tant d'ailleurs avec les précédents films de Serge Bozon (Tip Top marque plutôt une inversion: le sentiment d'inquiétude qui imprégnait Mods et la France — l'humour ne surgissant que par accrocs, lors d'une réplique ou d'une situation, toujours cocasse, à la limite du nonsense —, se retrouve ici comme refoulé par toute cette énergie, nourrie de burlesque, de clash, claques, chocs et autre corps à corps, qui éclate la mise en scène, à grand coups de marteau, l'inquiétude se révélant, du coup par à-coups, sous des formes diverses: des poses alanguies sur un lit, le visage d'un enfant ou encore cette belle séquence de rock anatolien au fond d'un bistrot, la seule musique rock du film, et elle est turque!

— qu'avec un certain type de polar français (les "polars-gonflette", comme les appelle Bozon), Tip Top s'inscrivant, à ce niveau, davantage dans la lignée chabrolo-mockyenne, à travers son couple de femmes flics (Huppert/Kiberlain) autour duquel circule François Damiens en électron libre (lors de sa première confrontation avec Huppert, il nous fait un numéro à la Piéplu) et selon une esthétique très seventies (cf. la lumière blafarde, délavant les couleurs, dans les scènes de commissariat, jusqu'aux gros plans de face, projecteur en pleine gueule, comme s'il s'agissait d'un interrogatoire).

— pour retrouver — au-delà des clichés qui siéent au genre policier, incarnés donc par Isabelle Huppert et Sandrine Kiberlain, et de tout ce que le film détruit, non sans jubilation pour mieux repartir de zéro — une sorte de secret perdu, celui de la série B, qui va de Fritz Lang (cf. la scène SM entre Huppert et Naceri, scène appelée à devenir culte, qui prolonge celle de la grange dans la France, évoquant ici Gary Cooper et Marc Lawrence dans Cloak and Dagger, à Robert Aldrich (dont Chabrol justement vantait, à propos de Baby Jane, "ce goût du théâtral qui divise un scénario en actes, ces plans envoyés sur l'écran à la truelle, cette cruauté bien personnelle qui fait appeler un marteau, un marteau — encore un marteau — et une vieille peau, une vieille peau, cette hystérie parfois, ces hurlements — on pense au personnage magnifique de Négret — ces effets tellement énormes qu'ils en deviennent splendides..."), en passant par la petite ligne: tourneurienne (le gag de la goutte de sang sur le nez d'Huppert apparaît à la fois comme un manifeste anti-gore et un écho au filet de sang s'écoulant sous la porte dans The Leopard Man), voire lupinienne (le gag de la visite touristique en bus n'est pas sans rappeler la séquence des movie star homes à Beverly Hills dans The Bigamist, elle-même d'esprit très maccareyien...)

C'est que Tip Top est un film atypique, atopique, tip-topique, un film qui a du génie, c'est-à-dire dont le génie éclate par moments, pas tout le temps — un film ne peut être génial de bout en bout —, de sorte qu'à ce niveau, celui du génie, il est forcément inégal, comme le sont les grands burlesques (seule exception, certains deux-bobines où le génie éclate du début à la fin, exemple: Laurel et Hardy dans The Music Box). C'est pourquoi un film qui a du génie est aussi un film très simple, en termes de structure, Tip Top reposant sur une base quasi primitive: frontalité des plans, aplat et blancheur de l'éclairage (cf. ). On peut ainsi imaginer le film comme une petite toile tendue sur son châssis, qu'on aurait encollée et enduite, donc blanchie, avant d'y projeter la peinture à pleine main (le fait que Bozon ne connaisse pas grand-chose à la peinture ne change rien, c'est le geste qui compte). Le génie n'a pas de rapport non plus avec la beauté, au sens où celle-ci n'est jamais recherchée, et que s'il y a beauté elle ne peut être qu'accessoire. Le film se veut nu et sec, et c'est bien de cette nudité (qui n'est pas abstraction), de cette sécheresse (qui n'est pas dessèchement), de cette maigreur donc (Tip Top est un film dont on voit les côtes, comme la peau sur les os, la pellicule du cinéma à même son ossature, sans le gras des "effets", des effets visuels, ces "trucs" dont parlait Rohmer), que par instants le génie surgit, tel un coup sur une peau trop fragile, précipitant l'hématome, en écho avec ce qui cogne à l'intérieur du film, de manière plus sourde, plus diffuse, mais qu'on devine, notamment dans les scènes de nuit, à travers ces personnages qui regardent on ne sait trop quoi, les uns à leur fenêtre, l'autre devant sa télé... conférant au film sa douce mélancolie.

Evidemment le génie s'ignore. Un film a du génie sans le savoir. Ceux qui croient au génie de leurs films (suivez mon regard...) ne font jamais de films géniaux. A défaut ils peuvent faire des chefs-d'œuvre, ce qui n'a rien à voir. Le chef-d'œuvre rassemble là où le film de génie divise. Le génie d'un film on le supporte ou on ne le supporte pas, étant entendu que ceux qui ne le supportent pas n'y voient bien sûr aucune trace de génie. Le génie leur échappe, ils ne le comprennent pas. D'ailleurs même ceux qui le supportent ne le considèrent pas toujours comme tel (ils l'appellent autrement). Le génie est mystérieux. Il ne renvoie pas à un plan ou une scène en particulier, mais à ce qui jaillit, soudainement, au détour d'un plan ou d'une scène, qui vous fait dire "c'est génial", là où d'autres diront "c'est nul" ou "c'est débile". Le génie est volontiers asocial, c'est aussi pour cela qu'il dérange. On le ressent, on essaie de le décrire, mais on ne peut pas vraiment l'expliquer, sinon qu'il emporte tout le film, faisant oublier ce qu'il peut y avoir également de moins réussi voire de raté dans le film (alors qu'un chef-d'œuvre, bah non, s'il y a des ratés, ce n'est plus un chef-d'œuvre). Le génie est aussi étranger à l'idée de perfection qu'il l'est à la notion de beau. Voir Tip Top c'est exactement cela, c'est approcher au plus près ce qu'un film peut avoir de génial, au-delà ou plutôt en-deçà des critères généralement recherchés de perfection, de bon goût et de beauté, ce qui ne veut pas dire que le film soit volontairement imparfait, de mauvais goût ou laid, mais simplement que la question ne se pose pas en ces termes, que c'est comme le rock, le génie d'un morceau de rock procédant davantage de son rythme, de son énergie, de l'excitation qu'il provoque, à partir parfois d'un simple riff. Du reste on ne dit jamais d'un morceau de rock qu'il est parfait ou même sublime (termes réservés à la pop et bien sûr à la "grande musique") mais plutôt que c'est génial. Tip Top est authentiquement rock

Un tel film, débarrassé de ce qui encombre habituellement le cinéma d'auteur, "bien dégagé derrière les oreilles" comme dit Pierre Léon, n'est pas facile à appréhender. On cherche des repères, à quoi se raccrocher, et rapidement on en vient au petit jeu des références, exercice auquel on se livre systématiquement (moi le premier) à propos des films de Serge Bozon, sous prétexte de cinéphilie, jeu qui consiste, plus qu'à empiler les références, à dégager ce qu'il peut y avoir de commun entre l'énergie grossière d'un Aldrich, le comique destructeur d'un McCarey, les ruptures de ton d'un Mocky, la "platitude" téléfilmesque d'un Chabrol, l'humour "discrépant" d'un Moullet, l'éclairage agressif d'un Gordon Lewis ou encore la ligne minimaliste d'un Kaurismäki (la référence ne se limite pas au chien du film). Soit le cinéma sans ses atours culturels, sans sa virtuosité technique, sans son esthétique léchée, pas loin du "cinéma-art d'usine" cher à Skorecki, en tous les cas sur la voie de cette "série B populaire" dont rêve depuis toujours Bozon, avec ces plans balancés à la va-comme-je-te-pousse (pif paf boum!), ces running gags (la goutte de sang, on l'a déjà évoquée, qui perle au bout du nez d'Huppert et que celle-ci récupère avec la langue), ces coupes abruptes (ne conservant que le cœur d'une scène), cette lumière rude (éclaboussant les personnages), ce goût de la miniature (une butte, un petit lac...). Raúl Ruiz disait que "le cinéma se fait avec des gestes et des objets, des jeux d'espaces produits par la conjonction de ces deux termes". Gestes, objets, espaces, c'est l'essence du cinéma. C'est peut-être ce que vise Tip Top... soit une forme d'innocence. Et le moyen le plus direct, le plus simple, pour retrouver, ou du moins approcher, cette innocence, c'est, outre la série B, le burlesque, genre par excellence des gestes, des objets et des espaces, la seule forme vraiment "innocente" du cinéma (Chaplin, en abandonnant Charlot, a fait l'expérience de la perte d'innocence).

Si Tip Top est ainsi fait de gestes mais aussi d'accents et de regards, toutes sortes de regards: perdus, lointains, inquiets ou excités, c'est avant tout un film d'espaces. L'intrigue policière (l'enquête sur la mort d'un indic algérien) n'a évidemment aucune importance, comme chez Mocky ou Chabrol, ce qui compte c'est la manière dont les espaces s'emboîtent les uns dans les autres, qu'il s'agisse d'un espace de police (Huppert et Kiberlain) dans un autre espace de police (Damiens et le commissariat), de l'espace policier dans l'espace privé, de l'espace français dans l'espace algérien (on parle alors de communauté) et bien sûr de l'espace intime des deux femmes flics, deux espaces au départ contigus, séparés par une cloison, mais une cloison qui n'a rien d'étanche, favorisant la contamination de l'un (Kiberlain) par l'autre (Huppert), de sorte qu'à la fin les deux espaces se confondent. L'immixtion est vraiment le nerf du film, l'innervant, l'énervant, à travers tout un réseau de "fibres" qui correspond à l'activité d'un indic, qui surtout vient questionner, en la bouleversant, la notion même de mixité. Dans Tip Top, un Arabe (haut placé) parle français avec ses propres intonations, Damiens essaie de parler arabe mais prononce mal les mots ("cœur" devient "chien"), à ses moments perdus il lit "Comment être sérieux dans la pratique de l'Islam" (soit l'antithèse du film), les Françaises sont mariées à des Arabes, etc. Il y a là comme un contrepoint à la violence des rapports que le film figure par ailleurs (entre Français et Arabes, mais aussi dans une même population — cf. les émeutes algériennes à la télévision), qui voit les espaces non seulement s'entrechoquer, mais surtout s'interpénétrer, de façon à la fois ridicule et touchante, à l'image du lien qui unit Huppert, la petite qui tape, et Kiberlain, la grande qui mate. C'est que le film, heurté et "heurtant", sait aussi être émouvant. Tip Top c'est ça finalement: de l'émotion brute. Et c'est génial.   

septembre 24, 2025

La vie sur Mars

  Licorice Pizza de Paul Thomas Anderson (2021).

Du réglisse dans la vallée.

Lui (Gary), 15 ans, a la dégaine d'un beach boy (un peu de Brian, beaucoup de Carl) rondouillard et encore boutonneux; elle (Alana), 25 ans, a comme on dit un visage qui ne ressemble à aucun autre, si ce n'est que son nez serait typiquement juif, dixit un personnage du film, et qu'elle ressemble à Judee Sill qui, elle, n'était pas juive, pas plus que Joan Baez à laquelle on pense également, mais moins pour la ressemblance qu'à travers l'image des trois sœurs Baez, écho lointain dans leur rapport à la musique aux sœurs Haim présentes dans le film: Este, Danielle et donc Alana... Licorice Pizza, du nom d'un fameux magasin de disques de Los Angeles aujourd'hui disparu, où l'on écoutait en fumant des joints, affalés sur des sofas, tout ce que produisait l'industrie du disque (la "galette de réglisse"), des plus tendance aux plus confidentiels (cf. l'article de Boris Szames). C'était dans les années 70, l'âge d'or du vinyle, période bénie où se déroule le film de Paul Thomas Anderson, à San Fernando Valley (la "Vallée", haut lieu du cinéma, de Disney au porno), en 1973 pour être précis, année de American Graffiti et du premier choc pétrolier qui scinde la galette en deux parts égales, la crise surgissant au beau milieu, illustrée ici par la séquence du camion de livraison — on y livre un matelas à eau, très en vogue aussi à cette époque particulièrement hédoniste, au producteur Jon Peters (Bradley Cooper), le compagnon sexuellement obsédé et complètement barré de Barbra Streisand —, le sommet du film, pour ce qui est du comique, qui voit Alana, aux commandes du camion tombé subitement en panne d'essence, dévaler la pente en marche arrière et de nuit, des hauteurs de L.A. jusqu'en bas où se trouve la station-service.

PTA retrouve là le Los Angeles de ses débuts et de Inherent Vice, polar pynchonien qui se passait également au début des seventies, mais enrichi de The Master et Phantom Thread, quant à la rencontre, au départ improbable, entre deux êtres que tout semble opposer (et qui pourtant se trouvent attirés, mystérieusement, sans savoir pourquoi: cf. la belle scène du téléphone où chacun reste suspendu, sans parler, à l'écoute de l'autre). Gary, à la fois très gamin par ses blagues et très américain par son esprit d'entreprise, déjà bien marqué (après les matelas à eau, dont le marché risque de s'effondrer avec la crise, il se lance dans un autre type d'affaires: les flippers), et Alana, à la fois très mature quant à sa vision blasée de l'existence et parfaitement naïve en certaines circonstances (cf. son entretien pour être actrice où, suivant les conseils de Gary et déguisée en Blanche-Neige, elle répond "oui" à toutes les questions que lui pose la vieille directrice de casting, qu'il s'agisse de savoir monter à cheval ou de parler plusieurs langues, allant même plus loin — elle dit pratiquer le krav-maga et parler le portugais —, jusqu'à accepter de se dénuder)... De sorte que la différence d'âge entre Gary et Alana, invoquée par cette dernière au début du film, se trouve, à mesure que le film avance, de plus en plus réduite, pour finalement s'annuler, cet effacement allant de pair avec la "distance" que rompent plusieurs fois dans le film nos deux héros en courant l'un vers l'autre, mouvement dont la répétition suggère que la chose n'est pas si aisée, qu'elle doit passer par quelques digressions (Gary avec une copine de son âge — jouée par la fille de Spielberg —, Alana avec un vieux fanfaron alcoolique: Sean Penn dans la peau de William Holden, coureur de jupons avéré, se la jouant via ses films de guerre asiatiques et son ranch africain) (1).

D'où un récit ramifié, s'étalant à la manière de la cité losangélienne, qui est celle d'Anderson (Encino dans la San Fernando Valley), enraciné dans une époque, qui est celle de ses parents et plus encore du producteur Gary Goetzman, ami d'enfance dont le jeune héros, incarné par le fils de Philip Seymour Hoffman (acteur fétiche de PTA), est le portrait (Goetzman, avant de produire les films de Jonathan Demme, a bien été enfant acteur, jouant notamment avec Lucille Ball, et a bien ouvert à 18 ans un commerce de matelas à eau transformé ensuite en "palais du flipper"). Ce qui confère à Licorice Pizza une dimension de microcosme, à la fois familiale, voire clanique (outre les nombreux souvenirs personnels que l'auteur a utilisés pour son film, le fait qu'il recourt ainsi à des gens de son entourage, qu'il connaît depuis longtemps, jusqu'à engager toute la famille Haim, parents inclus), et ouvert à l'inconnu — l'âge adulte — via le rite de passage que représentent pour Gary toutes ces aventures. Un récit pour le coup très classique, pour ne pas dire convenu, mais qui pourtant diffère des habituels teen movies par ce qu'il recèle en sous-main. Au-delà du traditionnel boy meets girl, c'est une autre rencontre, plus complexe, que nous raconte le film, celle d'un goy et d'une Juive, justifiant après coup que la différence d'âge entre les deux se trouve gommée (d'autant que le milieu endogame auquel appartient Alana ne favorise pas l'émancipation sexuelle), car ce n'est pas sur ce plan que se joue la rencontre mais bien du point de vue culturel et même philosophique, qui voit d'ailleurs les stéréotypes s'inverser (Gary a le sens des affaires là où Alana cherche plutôt un sens à sa vie). Le fait que le Gary du film soit non juif, à la différence du Gary originel, témoigne de cette orientation qu'a voulu donner Anderson à son film. Pour que le lien amoureux se noue (enfin) entre Gary et Alana, et qu'ainsi se conjuguent le goût d'entreprendre du premier et l'énergie de la seconde, il faut que chacun dépasse ce qui le définit au départ (chez Gary, son surnom: "le palucheur", et plus généralement son comportement de beauf en puissance; chez Alana, les règles par trop étouffantes de son judaïsme), la bascule se situant probablement au moment de la crise pétrolière et de l'épisode du camion, le "retour en arrière", au point mort, marquant l'écueil que les deux doivent surmonter (sans le petit frère pour Gary, sans la famille pour Alana) pour aller véritablement l'un vers l'autre et que la rencontre ait lieu. Tout un mouvement, tantôt accéléré, tantôt freiné, mais toujours avançant, que PTA accompagne d'une flopée de chansons, de Nina Simone (la séance photo au lycée) à Taj Mahal (le générique de fin), en passant par Chris Norman, Bing Crosby, Sonny & Cher, The Doors, David Bowie (Life on Mars? quand Gary, au plus fort de la crise pétrolière, passe devant une station essence à l'arrêt, qu'il crie "c'est la fin du monde" et que Bowie chante "the film writ again"), Blood, Sweat & Tears..., comme si le film était ce magasin de disques que le titre évoque mais ne laisse jamais voir (2). Un ruban de réglisse, lové sur lui-même, que PTA se charge de dérouler pour retrouver l'éclat des "premières fois". Un délice de film.

(1) La séquence avec Jack (William) Holden suggère rétrospectivement que le casting passé par Alana était un clin d'œil au film Breezy de Clint Eastwood.

(2) Au contraire d'autres lieux de L.A. (le Tail o' the Cock, le Teenage Fair, la station de radio KMET...). Cela dit, le film devait s'intituler au départ Soggy Bottom — écho aux matelas à eau que vend Gary — et le titre définitif n'a peut-être été trouvé qu'après le tournage.

septembre 20, 2025

Ouais ouais

  Oui de Nadav Lapid (2025).

Lapid, c'est quoi le problème?

Bien que n'ayant pas vu ses deux premiers films (le Policier et l'Institutrice), la pente suivie par le cinéma de Lapid, via les trois suivants (Synonymes, le Genou d'Ahed et Oui), me semble aujourd'hui descendante, au sens où la forme y est de moins en moins raccord avec le fond, sauf à considérer le monde (et pas seulement Israël) comme un grand bordel sans nom, par le recours à une satire poussive, sous l'influence revendiquée de Grosz, le célèbre peintre berlinois (dont le tableau "Les Piliers de la société" ouvre Oui), à cette différence que la caricature chez Lapid n'a pas grand-chose à voir avec celle de Grosz. C'est que Oui relève moins de la caricature que d'une esthétique foutraque, bordélique à souhait (hormis la partie centrale du film), qui déforme la caricature, laquelle, au passage, si elle dénonce, est censée le faire sur un mode humoristique et non misanthropique, östlundien serait-on tenté d'écrire... Non pas que le film manque d'humour, il y en a bien sûr, mais que c'est un humour quand même trop de surface, trop ostensiblement du côté de la farce, qui parfois fait mouche (cf. la photo avec Y, aux côtés de "Netanyahu", le canard "Donald" Trump dans les bras) mais que Lapid, content de ses blagues, se croit obligé d'étirer (Exit du coup la spontanéité du trait caricatural). De sorte que, pour revenir à Grosz, la référence ici relève uniquement du symbolique (très marqué chez Grosz), davantage que de l'esthétique dans la mesure où y manque l'essentiel: l'intensité expressionniste (cf. les collages pseudo-dadaïstes du film, plus survoltés que virevoltants, en tout cas pas virtuoses pour un sou), au point qu'on peut se demander si, de Grosz dans Oui, il ne reste plus que la référence au titre de son autobiographie Un petit oui et un grand non, malicieusement retourné en "Un grand oui et un petit non" (ha ha)... ou que le choix par Lapid du nom Y pour son personnage principal (comme dans le Genou d'Ahed avec le personnage du cinéaste), prononcé "youd" dans le film, renverrait, sur le plan sémantique, moins à "yod", la première lettre en hébreu du Tétragramme, le nom de Dieu, qu'à "youde", terme péjoratif sinon injurieux pour désigner les Juifs (les nazis l'utilisait), en même temps qu'il évoquerait, symboliquement toujours, le geste de Grosz qui, antimilitariste et anti-bourgeois convaincu, farouchement hostile à tout ce que la société allemande de son époque incarnait, avait anglicisé son nom Groß en remplaçant l'eszett allemand ß par l'ancienne ligature "sz"... soit le Y comme une sorte d'équivalent, l'alter ego de Lapid, au sens propre du mot (à la fois lui et son autre, son autre ego), symbole du rejet par le cinéaste de la société israélienne — et dans sa totalité (puisque sans contrechamp sinon Lapid lui-même, ce qui en limite la portée) —, avec peut-être toute la cruauté groszienne voulue, mais trop "chien fou" dans son expression pour convaincre.

Avant d'aller plus loin, un rappel sur Synonymes (dont un extrait est utilisé dans Oui), inégal mais autrement plus riche: (billet écrit à la sortie du film)

Le coq israélien.

C'est quoi les synonymes de "synonyme"? Equivalent, approchant, paraphrasant?... C'est vrai qu'à sa manière Synonymes paraphrase, à l'instar de son héros Yoav (étonnant Tom Mercier) chez qui tout se bouscule — le corps, les mots — pour fuir un passé (l'armée, la patrie, la langue maternelle), un certain virilisme nationaliste, celui de l'Etat d'Israël, tel Hector, le "bon" héros troyen, cherchant à échapper à Achille, le grand guerrier grec, cette histoire que lui racontaient ses parents quand il était enfant... Et de fantasmer un pays qui serait l'exact contraire du sien, un pays d'accueil idéalisé... soit la France, belle, douce, élégante, cultivée, etc., ce qui fait de Synonymes un film protéiforme, passant par tous les états — des états d'urgence —, souvent inspirés (les souvenirs militaires, comme l'exercice de tir, exécuté au rythme de Pink Martini... la rencontre "musclée", proche du krav maga, entre Yaron, l'ami agent de sécurité, et un membre du Betar... les cours de "formation civique"), où l'humour n'est pas sans rappeler celui du cinéaste palestinien Elia Suleiman. Parfois c'est moins inspiré, et à un moment donné c'est même franchement détestable, je veux parler de la scène chez le photographe (1), qui voit Yoav en position dégradante obligé de reparler hébreu, sauf que c'est aussi la scène-synonyme de tous les qualificatifs jusque-là réservés à Israël (obscène, abject, répugnant...), autant dire que cette scène, volontairement provocante, fait sens, qu'il s'agit, dans son extrême trivialité, d'une forme de représentation (voire une performance) de tous ces mots/maux qui assaillent Yoav, celui-ci prenant conscience que sa fuite relève de quelque chose de beaucoup plus profond: un symptôme, qui ne se résoudra pas en changeant de pays — un symptôme ça s'exporte —, et dont il n'est même pas sûr d'ailleurs qu'il guérisse un jour.
Mais Synonymes apparaît aussi, via la propre histoire de Nadav Lapid, comme une façon inattendue d'évoquer tout un pan du cinéma français, cinéma qui irait, disons, de Godard (l'appartement bourgeois) à Carax (les ponts de Paris), de Garrel — on retrouve l'actrice de l'Amant d'un jour — à Desplechin — on retrouve l'acteur de Trois Souvenirs de jeunesse —, le couple d'amants fraternels évoquant même les Enfants terribles de Cocteau... Et pour cela: repartir de zéro, à travers ce qui serait la naissance d'un personnage, se retrouvant nu dans un appartement vide, avec comme seuls bagages ses histoires, son histoire (la fiction), où tout est à recréer, à partir de ce que le cinéma français a jadis produit (j'ai rêvé ou Bonitzer a participé à l'écriture du film?), autant dire à répéter, la répétition marquant aussi bien la litanie des synonymes qu'une forme de compulsion: Yoav en tant qu'objet de désir, inaccessible aux deux autres personnages (le couple), et surtout comme sujet, en quête de savoir, à travers la langue, mais pas celle du dictionnaire (et des synonymes), qui appartient à l'idiome... non, son propre langage, une sorte de lalangue, pour parler lacanien, la langue qu'on parle dans une autre langue, qui renvoie à un même savoir, celui de l'être parlant — qu'il parle hébreu ou français, peu importe — et qu'on essaie de dire, ou d'écrire, ici sous une forme zébrée, tout en striures, mais en vain, parce que touchant à un impossible (chez tonton Jacques on appelle ça le "réel"), d'où la répétition, à l'image de cette porte que Yoav, à la fin du film, cherche désespérément à ouvrir, à coups d'épaule, et contre laquelle il ne peut que se cogner. C'est tout ça que le film charrie, scories comprises, qui le rend aussi irritant qu'attirant.

(1) Dans cette scène, il est difficile de faire la part entre ce qui relève de l'épate-bourgeois et, à l'inverse, une sorte de geste anti-bourgeois, via cette position qui peut être interprétée comme une critique violente de la... psychanalyse, en tant que celle-ci, dont le nom "semble associer psyché et anus", comme disait Karl Kraus, associe surtout, historiquement, juif et bourgeois... et de voir alors dans la position allongée, le sexe exhibé, un doigt dans le cul, où la langue, l'hébreu, qu'on cherchait à refouler fait retour, quelque chose peut-être pas de cathartique (quoique) mais qui expliquerait cette espèce de "haine de soi juive" (expression contestée) qui ressort du film: moins ce qu'on appelle "l'antisémitisme juif" que le rejet, à travers ce que symbolise la psychanalyse, de la bourgeoisie juive et de la politique qu'elle soutient.

Lapid et moi (ou Lapidez-moi, c'est selon).

Quant au Genou d'Ahed, ce qu'on peut dire c'est que le film, en accentuant les défauts de Synonymes anticipait Oui. Outre les effets de style, très tape-à-l'œil, et la lourdeur insistante avec laquelle l'auteur nous assénait son discours (cf. la séquence du cyanure), il en était un (de défaut) que le Genou d'Ahed mettait particulièrement en avant: le côté antipathique du personnage principal — Y —, façade dont il ne se départait jamais, même quand il pleurait à la fin, ce qui rendait le film... bah, tout aussi antipathique. Pour le dire autrement: ce qui irrite chez Lapid n'est pas tant ce qui est dit que la manière dont c'est dit. Même si l'expression "haine de soi juive" est aujourd'hui controversée, Lapid semble la remettre au goût du jour, moins par ses propos (Dans Oui il confronte, comme je l'ai déjà écrit, l'amoralité de Y et avec lui de nombreux Israéliens, préférant fermer les yeux sur ce qui se passe autour d'eux, à l'immoralité de ceux, à commencer par le pouvoir en place, qui assoiffés de vengeance depuis le massacre du 7 octobre, y trouvant là le prétexte idéal, prêchent la destruction totale de Gaza.)... moins par ses propos, donc, que par le trop commode chaos de sa mise en scène (entretenu par la liberté qu'offre l'aspect "comédie musicale" du film) qui brouille les cartes et dénature la dimension subversive recherchée. (Il ne suffit pas, comme je l'ai écrit aussi, de faire chanter "Love Me Tender" à son personnage ou de le chausser de bottines en peau de serpent pour convoquer Sailor et Lula, et que s'il y a du Godard chez Lapid, ce serait plutôt celui, grotesque et quand même très couillon, de Vladimir et Rosa.)

Bref, le cinéma de Nadav Lapid manque trop de subtilité par rapport à ce qu'il dénonce. C'est pour cela qu'il fait ressurgir l'accusation de "haine de soi juive", qu'elle soit fondée ou non. Cela me rappelle le cas de l'écrivaine juive d'origine russe et d'expression française Irène Némirovsky, accusée (surtout par la critique anglo-saxonne) de cultiver dans ses romans cette fameuse "haine de soi juive". Sauf que chez Némirovsky, quand bien même il y aurait du vrai dans l'accusation (je n'ai lu que Suite française), cela ne représente qu'un aspect (mineur) parmi d'autres, infiniment plus subtils, de son œuvre. D'autres aspects qu'on chercherait en vain chez Lapid, en particulier dans son dernier film.

septembre 15, 2025

The Fly

  The Fly (la Mouche) de David Cronenberg (1986).

  Un bug dans la machine.

Je suis un insecte qui rêve
qu'il a été un homme et a aimé ça.

The Fly constitue à n'en pas douter le sommet de la première période de Cronenberg, celle des années 70-80, qui mêle science-fiction et horreur, de Shivers à Videodrome en passant par Rabid, The Brood (Chromosome 3) et Scanners. C'est par The Fly, qui clôt cette période (1), que Cronenberg accède à la renommée internationale, aussi bien critique que publique, donnant ses lettres de noblesse au body horror, sous-genre du cinéma d'horreur dont il fut l'un des pionniers. The Fly, on le sait, est le remake d'un film américain (en français la Mouche noire), réalisé en 1957 par Kurt Neumann à partir d'une nouvelle de George Langelaan, un ancien agent secret franco-britannique devenu écrivain, auteur principalement de récits fantastiques et de science-fiction. La grande différence avec le film de Cronenberg, outre une mise en scène très académique, est que dans la première version l'homme et la mouche sont fusionnés chacun de leur côté, l'homme étant transformé en un monstre hybride mi-homme mi-mouche, figuré par une tête (dans un premier temps dissimulée sous un tissu) et une patte de mouche sur un corps d'homme, alors que du côté de la mouche, c'est l'inverse, la tête, avec sa tache blanche, devenant à la toute fin seulement celle du héros, soit un homme avec un corps de mouche, qu'on découvrait pris dans une toile d'araignée et prêt à être dévoré — "help me", hurlait-il, avant d'être écrasé sous une pierre (2). Y manquait l'essentiel selon Cronenberg: la transformation lente et progressive du personnage — après une phase où il se révélait surpuissant, à la fois physiquement et sexuellement, tel un surhomme (le corps augmenté, performé, en accord avec la science du futur), aux capacités en fait équivalentes, mais sans qu'il le sache encore, à celles d'une mouche XXL — pour finir sous la forme d'une créature monstrueuse dont ne persistait plus d'humain que le regard. C'est le devenir-insecte, plus précisément le devenir-chose du héros, jusqu'à l'abject par la fusion opérée, que privilégiait Cronenberg, conférant à l'histoire d'amour, qui nourrit par ailleurs The Fly, entre Brundle et Veronica/Ronnie (incarnés par Jeff Goldblum et Geena Davis, au demeurant couple à la ville à l'époque du film) un impact émotionnel infiniment plus fort. Cet aspect "évolutif" est du reste ce qui caractérise tout le cinéma de Cronenberg, non seulement à l'intérieur de ses films mais aussi d'un film à l'autre, le cinéaste canadien offrant à chaque nouveau film une approche organique toujours plus complexe de ce qu'est le corps humain, vu aussi bien de l'extérieur que de l'intérieur, et généralement sous l'angle de la maladie, que celle-ci soit contagieuse ou tumorale (proliférative), ce qui assimile le processus à une forme précipitée de sénescence, plus exactement de dé-générescence (qu'ici Brundle cherchera à surmonter par la "procréation"), conduisant à la mort inéluctable du héros.

Ainsi la "transformation" dans The Fly, où le processus est suivi jusqu'au bout — à ce niveau on peut parler de "jusqu'au-boutisme" chez Cronenberg — associe-t-elle deux temps: celui, rapide, de la mutation, suite à l'accident survenu lors de la téléportation (qui se déroule elle-même en trois phases: analyse moléculaire, décomposition et recomposition du code génétique, ce qui, dans le cas présent, provoque la recombinaison des gènes de Brundle avec ceux de la mouche), puis le temps gradué de la métamorphose, au sens étymologique du mot (metá = après + morphé = forme), soit le stade ultime de la transformation; au sens également "entomologique" du mot, mais ici de façon détraquée, dans la mesure où ce qui sort à la fin du télépod (dont la forme s'apparente à celle d'un œuf), après la phase où "Brundlefly" est débarrassé de sa pupe, ne ressemble plus à rien, sinon cet effroyable machin fondu avec la machine (les effets spéciaux sont dûs à Chris Walas qui réalisera The Fly II). C'est en cela que la "chose" de Cronenberg se distingue non seulement de "celle" de Carpenter (1982), comme de "celle" au préalable de Nyby et Hawks (1951), davantage axées sur le principe de l'assimilation et le thème de la paranoïa (collective), mais aussi de l'Ungeziefer de Kafka, le mot utilisé par l'écrivain tchèque pour définir, au début de La Métamorphose (Die Verwandlung, littéralement "La transformation"), l'aspect pris par Gregor Samsa, tel que le personnage se découvre ("un beau matin au sortir de rêves agités") et dont la traduction française varie de "véritable vermine" (Vialatte) à "bestiole immonde" (dans la nouvelle édition de la Pléiade), en passant par "énorme cancrelat" ou encore "monstrueux insecte" (3)... Avec derrière, cette volonté chez Kafka de produire d'emblée auprès du lecteur non seulement une impression de saisissement mais surtout une réaction d'horreur et de dégoût, ce que Kafka renforce ensuite à travers sa description du corps de Samsa, qui renvoie à l'image que l'écrivain avait de lui-même, ce double sentiment de l'exclusion (par rapport au monde) et de l'indistinction (avec l'espèce animale). C'est à ce niveau que le film de Cronenberg ferait toutefois écho à la nouvelle de Kafka. Non pas que Cronenberg ait la même image de lui-même que Kafka, mais que son personnage de scientifique, qui est un peu lui au départ — on connaît l'intérêt de Cronenberg pour les sciences et la médecine; il tient dans The Fly le rôle d'un gynécologue (celui qui, dans le cauchemar de Ronnie, "accouche" celle-ci d'une larve géante), comme d'ailleurs dans Dead Ringers —, se situe socialement à l'écart du monde, et que l'hubris qui le gagne progressivement, marqué par l'orgueil et l'arrogance ainsi que l'agressivité (qui est celle de l'animal livré à ses instincts), le détache de plus en plus de l'espèce humaine.

Dans The Fly, le mouvement associe donc, à partir d'une mutation produite accidentellement, une lente transformation, pour le coup pathologique, menant à l'état "métamorphique" final, qui mêle l'immonde à l'informe, avec néanmoins un reste d'humain, ce regard qui accompagne la supplique de Brundle (non verbalisée, simplement par un geste des plus explicite) pour que Ronnie le tue et mette fin à ses souffrances. Ce regard dont on peut dire qu'il est au centre de The Fly, depuis le premier plan du film qui, prolongeant le flou du générique, correspond à une mise au point de l'objectif sur un groupe d'invités à une soirée scientifique, où se rencontrent les deux protagonistes, suivi du plan sur Goldblum et son regard globuleux (telle une mouche prédatrice), avec en contrechamp le regard d'abord fuyant de Davis (il y a là un jeu de regards qui va parcourir tout le film); cette première "mise au point" anticipant celle où la jeune femme filme l'avancée des travaux de Brundle sur la téléportation de la matière vivante et le credo qui l'accompagne: "Je n'en sais pas assez sur la chair. Je dois apprendre", ce qui, au passage, pourrait servir d'exergue à nombre de films de Cronenberg, jusqu'aux Crimes of the Future de 2022, alors que le tout dernier, The Shrouds (2024), viserait à le dépasser (la chair post-mortem). Quoi qu'il en soit, un regard qui relève d'abord du registre de l'observation, préalable à toute expérimentation, d'autant que chez Cronenberg celle-ci est toujours périlleuse (c'est la "dangerous method", propre à tous ses films); et qu'illustrent également dans The Fly les moments où Brundle s'observe dans une glace, dans le but, du moins au début, de comprendre (en tant qu'homme de science) ce qui lui arrive, l'amenant ainsi à "recueillir", comme on prélève des échantillons, les morceaux de son corps qu'il vient à perdre (ongles, oreilles, dents...), image même du "corps morcelé", dans son rapport à la science, de la dissection anatomique d'autrefois à l'imagerie médicale d'aujourd'hui... geste qui surtout vient traduire l'extrême mélancolie qui gagne le film (cf. la réplique placée en exergue du texte), Brundle finissant par se comparer à une "relique", considérant tous ces bouts de corps qu'il enferme dans l'armoire à pharmacie (son musée d'Histoire naturelle) comme les vestiges d'une époque révolue — Cronenberg disait de son film qu'il était comme "une histoire d'amour de quarante ans compressée en trois semaines", du fait de la déchéance accélérée d'un des deux amants.

Je ne m'attarderai pas sur la dimension "politique" du film, quant aux errements et dérives de la science et toutes les questions bioéthiques que cela soulève, concernant entre autres les manipulations génétiques et les transformations corporelles, non que ces questions n'aient pas d'intérêt, mais qu'elles sont systématiquement débattues à propos des films qui mettent en avant le côté démiurge du savant. — On rappellera toutefois (avec une pointe d'ironie) la tirade où Brundle, de plus en plus "insecte", dit à Ronnie, dans un moment de lucidité, que l'insecte n'a pas de politique, qu'il est brutal, sans compassion ni compromis et qu'on ne peut lui faire confiance. Je laisserai également de côté l'aspect plus sociologique qui fait correspondre chez Cronenberg organe biologique et organe social dans une sorte d'organicisme, pointant l'interdépendance, encore plus marquée de nos jours, qui existe entre ces deux types d'organe. Pour m'intéresser, plus spécifiquement, à deux autres aspects: le premier qui touche au nom "Brundlefly" et le second, qui lui est en quelque sorte corollaire, concernant le désir de Brundle, plus exactement Brundlefly à l'approche de la mort, de fusionner avec Ronnie lorsqu'il apprend que celle-ci est enceinte de lui.

— A quel moment Brundle, comprenant que son changement (physique, psychique, comportemental) vient du fait que son code génétique a fusionné avec celui d'une mouche... à quel moment, se nomme-t-il "Brundlefly" et met-il ainsi un nom sur quelque chose qui jusque-là n'avait jamais existé? Non pas au moment de la révélation par l'ordinateur de ce qui s'est passé ("fusion de Brundle et la mouche au niveau moléculaire et génétique"), mais quelque temps après, quand, une fois passé la phase dépressive, son goût de la recherche, qui est la passion même du chercheur, sa raison de vivre, mêlée à l'ambition de devenir un scientifique de renom, qui mérite le Prix Nobel (il a failli l'obtenir dans le passé)... eh bien fait retour dans une sorte de délire mégalomaniaque: "Brundlefly", la créature qui, en tant que progrès de la science (parce que venant, à ce stade du film, suppléer la téléportation), le ferait accéder à la postérité. C'est tout le sens de la scène où Brundlefly, "mouche de 80 kilos", explique, face caméra, donc face au monde, comment il arrive à digérer les aliments solides grâce à un enzyme corrosif (appelé dans la version originale "vomit drop") qui, en liquéfiant sa nourriture, lui permet de l'aspirer.
On le voit, nommer la chose est une façon pour Brundle de revendiquer la "paternité" de sa découverte, de la faire sienne: un nouvel être formé à partir de lui-même, manière de renaître après une première mort symbolique, que prolongera le fantasme de l'auto-engendrement (biaisé ici puisqu'il faut la présence de la femme et de l'enfant à naître, mais selon une perspective quand même anti-œdipienne), ainsi que l'explorait The Brood, sauf que cette renaissance s'inscrit également dans un réflexe de survie, et d'autant plus que s'est greffé chez Brundlefly, on l'imagine volontiers, l'instinct de survie de l'insecte. C'est que le film conjugue admirablement, à travers la lente dégénérescence de l'homme-mouche, l'intrication qui existe entre pulsion de vie et pulsion de mort. Si la trajectoire suivie s'apparente à une forme d'agonie, au sens de l'agonia, qui associe angoisse de la mort et lutte contre la mort, expliquant les réactions, par moments contradictoires, du personnage, qui voit alterner poussées délirantes, de type paranoïaque (quand il reproche violemment à Ronnie de ne pas vouloir faire l'expérience de la téléportation = plonger comme lui l'a fait dans "le bain de plasma" pour former tous les deux un "duo dynamique"), et crises d'angoisse avec l'ironie comme moyen de défense... elles témoignent d'une jouissance mortifère de plus en plus massive à mesure que l'on passe de Brundle à Brundlefly et que s'efface inexorablement, mais pas totalement, la composante humaine. Jusqu'au désir de fusion avec Ronnie et le bébé qu'elle porte...

— Ce désir/délire de fusion est l'étape ultime. Pas tant pour former le Un parfait que pour permettre à Brundlefly par le biais de l'auto-engendrement, de retrouver, via Ronnie, son "vrai moi" et par-là réussir la fusion idéale (la famille idéale), cette fusion à laquelle il aspire (sans jeu de mot) pour ne pas disparaître. Si elle échoue, sur le registre du Un, parce qu'elle n'est que délire (ce qu'on extrapolera facilement à l'illusion du Un dans le rapport amoureux), il n'en demeure pas moins qu'une fusion a lieu, celle grotesque de Brundlefly avec la porte et le câble du télépod, conséquence de la folie démiurgique du héros mais surtout "aboutissement" logique et grandiose de ce qui a couru tout au long du film, ce motif de la fusion qui structure The Fly, qu'il s'agisse de marier esthétiquement une image très réaliste (le quartier et le loft pour le moins lugubres où vit Brundle, figure au départ des plus terne) et les transformations toujours plus impressionnantes que subit le personnage... ou d'adjoindre au glauque de l'histoire une dimension, au final, puissamment tragique, et en cela digne d'un opéra (4). Surtout, la lente évolution (involution) du personnage permet de mieux saisir les éléments qui, formant le film, apparaissent, dans le mécanisme même de la transformation, comme des "pièces détachées" (des molécules) à recomposer. Avec en point d'orgue, ce qui constitue dans le finale la fusion ultime (donnant naissance à la créature en tant que "prodige", au niveau de la fiction comme de la technique — les effets spéciaux — qui permet d'en avoir une vision, à tout point de vue hallucinante)... la fusion des fusions, qui fait de The Fly un chef-d'œuvre tous genres "confondus", la fusion de deux genres au départ antinomiques (aussi antinomiques que peuvent l'être un homme et une mouche), à savoir la romance (cette histoire d'amour à laquelle on a de plus en plus de mal à croire à mesure que le film avance et que Brundle devient physiquement de plus en plus répugnant) et le body horror.

PS. Outre ce qui relève du body horror, largement abordé ailleurs, j'aimerais pointer ce qui chez Cronenberg est une part non négligeable de son cinéma, à savoir l'humour, un humour pas toujours bien perçu (cf. la réception de ses deux derniers films, 5) et dont on peut dire que, absent, la répulsion provoquée par certaines scènes serait difficilement tenable. De sorte que la question à poser concernant le body horror de Cronenberg est moins celle du dégoût proprement dit que celle du bon dosage entre humour et dégoût, sachant que l'humour ne peut être qu'à petites doses (sinon on tombe dans la parodie) mais qu'insuffisamment présent il peut amener le film au bord de l'écœurement. Dans The Fly, le dosage est parfait, fort de ces traits d'humour judicieusement répartis, depuis la révélation que le découvreur de la téléportation souffre depuis l'enfance du mal des transports, jusqu'à son addiction au sucre, après sa fusion avec la mouche, en passant par ses cinq vestes grises, tristement identiques, pour, comme Einstein, ne pas avoir à se demander chaque jour laquelle porter (scène qui au passage annonce la question du "même" posée ensuite avec la téléportation), de même que le couplet sur la "poésie du steak" (apprendre à l'ordinateur à devenir dingue de la chair, comme le sont les vieilles dames avec la peau du bébé) ou encore la scène avec le babouin agacé par la mouche. L'humour est parfois à peine perceptible, ainsi quand Ronnie récupère son bas (composé de nylon et de silicone) dans le deuxième télépod et que la forme rappelle celle larvaire d'un gros insecte, un bas que Ronnie laisse en souvenir à Brundle, préfigurant la suite... Cet humour est celui de Cronenberg, qu'il ne faut pas confondre avec l'ironie dont il dote son personnage, une fois celui-ci devenu Brundlefly, de cette ironie qui permet à ce dernier, on l'a dit, de se défendre contre l'angoisse... et se manifeste dans sa manière de voir les choses, quant à ces nouvelles aptitudes physiques (arpenter le plafond en est une) ou l'avantage de ne plus avoir à se ronger les ongles, ou encore lorsqu'il plaisante sur le fait que l'ordinateur l'a "accouplé" à une mouche sans qu'ils aient été présentés, ou à propos du livre pour enfants que pourrait écrire Ronnie sur "la vie et les mœurs de Brundlefly" (6). The Fly est un film terrifiant et en même temps très drôle.

(1) Dead Ringers (Faux-semblants), qui, lui, clôt la décennie, emprunte au body horror, via les aberrations anatomiques qui y sont filmées, mais de manière plus indirecte, annonçant déjà, par son côté "halluciné" et la structure du film, proche du thriller, le film suivant: Naked Lunch d'après Burroughs. Sur le body horror, cf. le dossier de Julien Djoubri sur son site Point'n think.

(2) Fidèle en cela à l'image disons "mythologique" du monstre, là où chez Cronenberg le monstre ressort davantage de la tératologie. Sinon comparez les deux fins: celle de Neumann qui relève de la pure terreur, par le choc produit; et celle de Cronenberg, autrement plus puissante, qui dépasse la notion même d'horreur, par tout ce qu'elle réunit de ce que le film a drainé jusque-là, et qu'elle excède en tant qu'apothéose, rendant le finale si bouleversant. A toutes "fins" utiles, on précisera que dans la nouvelle de Langelaan (où le savant, en réitérant la téléportation sur lui, se retrouve avec la tête à la fois de la mouche et du chat disparu dans une précédente tentative!) on apprend que l'épouse (internée après avoir expliqué comment elle avait réussi à écraser la "tête" puis le "bras" de son mari avec le marteau-pilon) s'est suicidée avec une capsule de cyanure. Une fin qu'Hollywood ne pouvait que censurer.

(3) Sachant que dans l'incipit Kafka joue avec les sonorités, l'assonance que forme le mot "ungeziefer" avec "unruhigen" (litt. non calme = "agité") et "ungeheueren" ("énorme", "monstrueux"), de sorte qu'il n'y a pas de traduction idéale, seulement approximative, qui fasse correspondre phonétiquement les trois termes.

(4) Cronenberg a d'ailleurs mis en scène en 2008, à partir du film, un opéra composé par Howard Shore, son musicien attitré, sous la direction musicale de Plácido Domingo et dans des décors de Dante Ferretti.

(5) On notera qu'avec Crimes of the Future et The Shrouds Cronenberg revient au body horror — du moins à une forme de body horror (plus arty?) — et que ce retour est survenu après une longue interruption, coïncidant entre autres avec la maladie et le décès de son épouse en 2017, comme si le body horror, finalement, était le genre le plus adapté pour traiter la question du deuil.

(6) Le nom "Brundlefly" relève-t-il de l'humour ou de l'ironie? Dans la mesure où il s'agit d'un mot composé (c'est-à-dire formé de deux mots dont chacun pris isolément ne permet pas de deviner le sens de l'ensemble) et non d'un mot-valise. Peut-être du passage de l'un à l'autre, à travers l'autodérision.

septembre 07, 2025

L'impromptu

  Bonjour la langue (impromptu) de Paul Vecchiali (2023-2025).

  Les deux amis.

Pour que nous soyons plus qu'un père et un fils,
pour que nous soyons deux amis.

C'est bien connu, les films les plus simples, les plus épurés, sont aussi ceux dont il est le plus difficile de parler, menacé que l'on se trouve de céder à la paraphrase. Bonjour la langue, le dernier film (posthume) de Paul Vecchiali, sorte d'addendum à Un soupçon d'amour, est de ceux-là. Je me contenterai donc de quelques notes, elles-mêmes à ajouter à mes précédentes notes sur Vecchiali (en vrac comme il se doit).

1. Le titre, écho en même temps que contrepoint (tout le monde l'a souligné) à l'Adieu au langage de Godard:

— d'abord parce que réalisé en octobre 2022, juste après la mort de l'oracle franco-suisse, et que si leurs films semblent aux antipodes, ils ont néanmoins en commun cette même conception d'un cinéma artisanal, sans concession, loin des sirènes du commercial, qui font de Godard et Vecchiali ce qu'on pourrait appeler des "amis en cinéma".

(se rappeler à propos d'amitié pas tant la blague de Godard, comme quoi le comble de l'amitié aurait été que Max Brod brûle les manuscrits de Kafka, que son aveu, à travers l'éloge qu'il rendit à Rohmer, que ce dernier était son ami)

(se rappeler aussi que dans le film le personnage du "fils" que joue Pascal Cervo se prénomme Jean-Luc et que Vecchiali dans le rôle du "père" lui rétorque que ce qu'il attendait... c'est qu'ils soient "deux amis" plus — et là c'est moi qui interprète — que ce qui aurait relié, en tant que famille et dans un rapport inversé, Godard à la place du fils, les films Diagonale à la Nouvelle Vague)

— ensuite parce que, empreint de cette mélancolie qui touche, plus encore qu'à l'attente (sereine) d'une mort que l'on sait proche, au sentiment de solitude due à la perte de ceux qui ont partagé votre vie, que celle-ci ait été familiale ou amicale (Vecchiali dédie son film à Maurice Hug, le décorateur de ses derniers films, et Guy Cavagnac, producteur à l'inverse d'un des tout premiers, l'Etrangleur, qui venaient de disparaître)

— de sorte que Bonjour la langue (à entendre également comme un hommage à Guitry, cf. le générique de fin), fait écho, via le thème du deuil, à un autre film de Godard, Grandeur et décadence d'un petit commerce de cinéma, de même qu'à tous ces "cahiers" que Godard a filmés à la fin (Film annonce..., Scénarios, Exposé du film annonce du film Scénarios), eux aussi posthumes, et que Vecchiali, de fait, ne connaissait pas, mais qui présentent avec Bonjour la langue, à défaut d'un lien de parenté, un vrai "lien" d'amitié.

2. Dans le titre, il y a "impromptu", au sens d'improvisation (tout le monde l'a souligné), mais également au sens de "petite pièce de théâtre", ici en trois actes, le premier, côté cour, où se trouvent exposés les reproches d'un fils à son père, qu'il retrouve après six ans d'absence, les reproches tournant autour du fait que ce dernier ne l'aurait pas suffisamment aimé; le deuxième, sur scène, celle d'une terrasse de restaurant, où la relation s'adoucit à l'évocation, autour d'une daube de bœuf puis d'une crème brûlée, du passé avec la mère — décrite comme une maniaque du ménage, ce qui fait que j'ai pensé à Marguerite Cassan dans le Petit Théâtre de Jean Renoir — et la sœur (décédées deux ans avant dans un accident de voiture); et le troisième, côté jardin (le film a été tourné au Plan-de-la-Tour, chez Vecchiali — la villa Mayerling —, avec la même chaise longue que dans Un soupçon d'amour, et au loin le massif des Maures), qui voit la distance entre le fils et le père enfin rompue (Exit le champ-contrechamp des deux premiers actes), à la faveur d'une révélation, signe peut-être pas d'une réconciliation (les mots ne peuvent pas tout), mais d'un apaisement, de celui qu'on désire, ardemment, avant de disparaître.

3. Et puis ce poème "C'est l'hiver que tout bouge" écrit par le père et que récite le fils: (extrait)

Dans mon cœur endormi / Le sang se fait plus rouge
Le plaisir s'affermit / C'est l'hiver que tout bouge
A l'appel de l'amour / le corps frissonne des pleurs
Craignant le non retour / Quand le désir affleure

... C'est l'hiver que tout bouge

Rien n'est pareil / Dans mon âme ravie
Et le matin vermeil / A vivre me convie
Printemps, automne, été / Jaune, beige et rouge
Manquent d'autorité / C'est l'hiver que tout bouge

Si la mémoire semble défaillante du côté du père (ne se rappelant pas ses crises jadis de somnambulisme), écho manifeste à Trous de mémoire, film lui aussi improvisé où Vecchiali donnait la réplique à Françoise Lebrun dans le rôle de l'épouse (celle évoquée dans Bonjour la langue porte le même prénom), elle semble aussi faire défaut à Pascal Cervo quand il récite le poème, dans la mesure où une strophe a visiblement disparu (coupée au montage du fait que l'acteur s'est trompé, comme le lui fait remarquer malicieusement Vecchiali? — expliquant en tout cas que c'est lui, Vecchiali, qui reprend le refrain "C'est l'hiver que tout bouge", lui conférant du coup une portée encore plus forte en termes d'émotions). De sorte que l'"erreur" de Cervo, renverrait (involontairement?) à son personnage de "mauvais élève" dans le Cancre où il jouait déjà le fils de Vecchiali, via une relation là aussi conflictuelle.

(c'est à ce niveau, celui de la poésie, que le titre peut se lire "Bonjour lalangue", pour parler lacanien, la lalangue quand le sens du poème vient à emprunter des voies plus difficilement accessibles, ce que matérialiserait d'une certaine façon la "strophe manquante") 

4. Si Bonjour la langue prolonge ainsi Trous de mémoire et le Cancre, mais aussi beaucoup d'autres films de Vecchiali, à commencer par le précédent, Un soupçon d'amour, il se présente également, à travers cette image d'apaisement final citée plus haut, comme une ultime déclaration d'amour au cinéma français; pas que français, certes, on y parle aussi de Seven Women, le dernier Ford, mais surtout français, dans un rapport non plus polémique, tel qu'il apparaissait chez Vecchiali dans sa monumentale Encinéclopédie qui égratignait quelques auteurs Cahiers et réévaluait à l'inverse certains "nanars" (terme dont il revendiquait la paternité), mais dans ce qui relève du geste de l'artiste au seuil de la mort, qui ne se contente plus d'embrasser le cinéma français des années 30, mais tout le cinéma, quels que soient ses représentants, pas seulement ceux qu'on aime plus que tout, comme Grémillon ou Demy, mais tous ceux qui d'une certaine façon ont manifesté, quelles que soient les réserves exprimées à leur sujet, un amour indéfectible pour le cinéma, de Renoir à Godard en passant par Guitry. Dans Bonjour la langue, Vecchiali se nomme Charles Gaumont. Charles comme Charles Pathé? Gaumont comme Léon Gaumont? Mais pas le "pâté Gaumont" né de la fusion des deux il y a une vingtaine d'années. Non, le vrai Pathé-Gaumont, celui des origines, le coq et la marguerite, d'où est sorti tout le cinéma français. Et surtout le parlant, ajouterait Vecchiali.

Parle-moi, me laisse pas seul... parle-moi, nom de Dieu!

septembre 05, 2025

Ozu

  L'ultimo di Ozu, septembre 2025. [version longue: ]

Rappel:

Koichi, le fils aîné de Chishū Ryū dans le Goût de saké, en train de faire des ronds de fumée, écho aux bulles de savon de l'enfance mais aussi, en ce qui me concerne, aux bulles de texte des bandes dessinées. "Pourquoi ces images provoquent-elles chez moi une telle jubilation? Parce qu'elles m'évoquent non pas la ligne épurée de l'art japonais, comme je l'ai cru pendant des années, mais, plus naïvement (c'est ce qui en fait le prix), la ligne claire de Jacobs et Hergé. Si l'œuvre d'Ozu m'émerveille à ce point, c'est aussi parce qu'elle vient réactiver en moi tout un univers secret, issu directement de l'enfance, celui de mes premières bandes dessinées."

août 31, 2025

Mon journal 8

  Locust (Gangs of Taïwan) de KEFF (2024).

  Notes du mois d'août.

4 août
Vu Locust (Gangs of Taïwan) de KEFF. La critique déplore la confusion du film, sa lenteur, son formalisme pas suffisamment ancré... or c'est exactement ce qui m'a plu dans Locust, pur film de genre(s) qui (em)brasse satire socio-politique (de la corruption rongeant la société taïwanaise à l'indifférence de l'île au sort de Hong Kong), film de gangs et romance, dans un drôle de tempo (KEFF est un ancien DJ) qui vous maintient en alerte, les séquences, tantôt fulgurantes tantôt languissantes, ne s'épuisant jamais dans le trop-plein de l'hyperviolence (la bande de voyous à laquelle appartient le héros, vague écho avec ses masques et ses battes de baseball à Orange mécanique) ou au contraire l'excès contemplatif (le mutisme du héros, démarcation lointaine du hitman delonien)... ainsi captif de ce que s'y passe, même (et surtout dirais-je) quand il ne se passe pas grand-chose, attentif qu'on se trouve alors aux petits détails du film, comme à ses symboles, nullement écrasants (la locuste, criquet inoffensif tant qu'il est solitaire; "l'éclair de Taïwan", la nouvelle pâtisserie qui attire les Taïwanais). Bref, un mixte postmoderne, peut-être trop ambitieux dans son propos, mais infiniment plus convaincant que toutes ces productions au formalisme outré qui aujourd'hui nous viennent de là-bas.

8 août
Le trait et l'Un. Revoir Yi Yi d'Edward Yang.

9 août
L'enfant et les sortilèges — Vu Weapons de Zach Cregger. Bon évidemment, à côté du dernier Dracula, la croûte de Besson, le film a tout du chef-d'œuvre... ce qu'il n'est pas bien sûr, même dans son "genre", celui qu'on appelle l'horreur. Vaguement shyamalanien, vaguement cravenien, très vaguement lynchien, surtout kingien avec son finale à la Shining... Weapons vaut moins par son côté purement horrifique, Cregger s'appliquant à bien réciter sa leçon, notamment dans la dernière partie (pour récompenser les geeks qui auront su patienter jusque-là), que dans ce qui se situe en amont, pas tant le début: le chapitre Justine (l'instit des enfants disparus) qui sert d'exposition et traîne en longueur (comme chez Peele), que ce qui suit et plus précisément les chapitres Paul (le flic violent, ancien alcoolique), James (le junkie chapardeur), pour moi le meilleur du film, pile-poil au milieu, et Marcus (le directeur d'école en couple avec son petit ami). Des chapitres qui ancrent le récit dans la banalité d'une petite ville américaine (zones pavillonnaires et middle class), agrémenté de l'habituel jumpscare.
Reste le mystère proprement dit, qui mêle à la parabole (la société étasunienne, trumpiste mais pas que, et sa paranoïa) le conte pour enfants (du Joueur de flûte de Hamelin à Hansel et Gretel en passant par Harry Potter), dont l'intérêt, on le sait, est moins dans son dévoilement que dans le cheminement enchevêtré et tortueux — à l'image de la branche de sorcier — suivi par le film (à reculons par moments) pour y arriver. Soit le ludus, le jeu à l'intérieur même du récit, avec ses fausses pistes et ses criss cross, à la Rashōmon (ou Incident at a Corner d'Hitchcock), ici multiples (les différents points de vue des personnages concernant quelques scènes-clés), délivrant au compte-gouttes les éléments de l'intrigue... Où l'on apprend progressivement, à moins d'avoir la comprenette difficile, qu'il sera question de sorcière, d'une maison au secret bien gardé, d'envoûtement et autres trucs vampiriques (ah la "consomption" et la soupe de nouilles au poulet Campbell!) sinon faustiens (le mythe de l'éternelle jeunesse)... Mais le vrai mystère est celui du titre original Weapons = armes, dont on ne saura jamais avec certitude à quoi il renvoie: des enfants s'enfuyant de leur maison comme des missiles à tête chercheuse au fusil-mitrailleur que voit lors d'un cauchemar Archer (le bien-nommé) au dessus de la maison cible... métaphore possible d'une Amérique malade de son 2e amendement.

10 août
Eva Victor, nouvelle Greta Gerwig? La Greta époque Sundance, le cinéma indé, Lady Bird... après le mumblecore, comme il y aura eu pour Eva (avant Comedy Central) l'expérience Twitter avec ses vidéos humoristiques. De cette période, il ne reste plus grand-chose dans Sorry, Baby (hormis quelques traits, ici et là, et le personnage très caricatural de Natasha, l'enseignante rivale). Eva Victor a écrit son premier long en référence à Virginia Woolf (To the Lighthouse) à laquelle elle ressemble d'ailleurs, physiquement. Woolf, la mélancolie, le deuil impossible, sous la forme ici d'un viol, non dramatisé, plutôt "éternisé" dans l'après-coup, la culpabilité, l'angoisse et les questions qui s'ensuivent. Sorry, Baby serait ainsi largement autobiographique (comme l'était aussi en partie Lady Bird). Cela dit Eva Victor se définissant comme non binaire, à l'instar de l'Orlando de Woolf? — cf. le sigle F⟷M qu'elle griffonne sur la fiche de renseignements qu'elle doit remplir pour être retenue en tant que jurée dans un procès —, son film l'est-il? Au sens où s'y trouvent adoucies (l'éloge du neutre cher à Barthes) les oppositions trop marquées entre non seulement les identités sexuelles (jolies scènes, tendres et délicates, entre elle, straight, et son amie gay, porteuse d'un bébé, de même qu'avec Gavin le voisin timide), mais aussi un trauma (a bad thing) et cette espèce d'entropie négative (a good sandwich) qui parcourt le film. Entre la vie et l'art (l'écriture). Eva Victor, assurément une auteur.e à suivre...

17 août
Vous l'aviez sûrement remarqué, parce que vous avez l'œil (avec l'e-dans-l'o), mais sur l'affiche de Together où l'on voit deux z'œils se faire face, les lettres du titre sont accolées, notamment le G avec le O, le G symbole de l'accord (la clé de sol) et le O symbole de l'unité (l'œuf, encore l'e-dans-l'o). Together raconte une histoire de fusion en branle, entre l'o et l'e, le point O (zéro) de l'homme (ici immature, autocentré sur sa musique) et le point G de la femme (du coup méconnu, l'homme et la femme davantage partners que faisant couple, ce que forment à la ville les deux comédiens du film)... Je laisse de côté la question de la co-dépendance, concept psycho-sociologique (bon pour les behavioristes) qui n'a pas grand intérêt, pour m'attacher, non pas au mécanisme même de la fusion, réduite ici à des considérations mystico-religieuses, en réponse au mythe platonicien de l'androgyne (sur la question de la fusion, Guiraudie a fait le tour avec son roman Pour les siècles des siècles, suite du génial Rabalaïre)... mais à son approche purement cinématographique, dans le cadre du film d'horreur. Et de ce point de vue, Together sans être déshonorant n'est pas totalement convaincant. La faute à l'incapacité du réalisateur (Michael Shanks) à s'écarter suffisamment de la ligne, étroite, sur laquelle il s'est engagé, se limitant à suivre la progression (inexorable) du maléfice, cette "attraction" de plus en plus forte entre l'homme et la femme, trop longtemps traitée comme un phénomène essentiellement physique, plus "électro-magnétique" que (al)chimique, qui irait ainsi en s'intensifiant... de sorte que le meilleur des "scènes de fusion" réside surtout dans leur dimension comique (cf. celle où pour résister les personnages se mettent à sniffer le diazépam, prescrit pour ses propriétés myorelaxantes!), davantage en tout cas que dans les trucages numériques, plutôt bébêtes, les comédiens ayant l'air de s'immiscer dans des gaines en latex, ou de faire de la pub pour la colle la plus puissante du monde (justifiant du coup le recours à la tronçonneuse, autre scène comique). C'est dans le court moment où chacun comprend qu'il n'y a pas d'issue possible s'il ne se sacrifie pas pour l'autre, ce qui passe par un lâcher-prise, celui de l'amour véritable capable de surpasser l'effet d'aimantation (sans bloquer le processus au stade de l'hybridation, tels les chiens du début), que le film sort enfin de ses rails. L'émotion est là, dans la réciprocité du sacrifice. La fin proprement dite, elle, reprend le fil du film, entérinant la victoire du Un (comme totalité) sur l'illusion de faire Un (dans le rapport amoureux). Seule voie permettant à l'être "manquant" de (re)trouver sa "moitié"? Le dernier plan (post-humain) est plus terrifiant encore que celui, pourtant monstrueux (cronenbergien), de l'autre couple égaré dans la grotte.

20 août
L'Alpha et le méga — Inutile de tourner autour du pot, c'est un fait, Alpha est très mauvais. De par son scénario, très "bêta", de par son style surtout, bout-à-bout de scènes boursouflées (ce que la musique et son lyrisme bidon n'arrangent pas), ce côté "méga" du film auquel n'échappe que la séquence de l'Aïd, parce qu'imprégnée des souvenirs de l'autrice qui, à l'instar de la famille dont rêve Golshifteh Farahani, ramènent le film à plus de simplicité, d'authenticité, un aspect bizarrement "lambda" qui tranche avec le reste. L'autre bonne nouvelle (oui quand même), c'est le body horror, certes lorgnant toujours du côté de Cronenberg (l'immeuble rappelle celui de Frissons) mais de façon ici plus personnelle par le caractère "marmoréen" que Julia Ducournau confère aux malades du film dans leur phase terminale (les rendant même beaux, comme le dit Alpha). A part ça Alpha est un film dont on aurait aimé qu'il soit un vrai nanar... hélas non, l'esprit de sérieux y règne trop. Dans Titane, Vincent Lindon apprenait à Agathe Rousselle comment réanimer un patient au rythme de "Macarena". Dans Alpha, Golshifteh s'exerce au moins trois fois au massage cardiaque sur le corps "tout en côtes" de Tahar Rahim (contrepoint à celui "tout en muscles" qu'arborait Lindon en pompier bodybuildé), sans la moindre trace d'humour (sinon les traces de piquouse). Le film est ainsi bardé de sous-textes et autres symboles poussifs, de la réalité d'une épidémie (le sida), et l'ostracisme dont ont souffert les victimes, à la légende berbère du "vent rouge" dans lequel on finit par disparaître. C'est censé se passer dans les années 80 et c'est bien ce qu'on ressent tout au long du film: l'esthétique des eighties, ce côté clip et clinquant des images, les couleurs trafiquées, le mauvais goût, esthétique qui fait de Ducournau l'héritière (datée pour le coup) de Beineix et de Besson voire de Carax. Décidément pas ma came.

22 août
Valeur sentimentale, "Ooh La La", comme le chante Ronnie Wood (période Faces), la chanson-phare du nouveau Trier, avec Renate Reinsve pour qui le réalisateur avait écrit le rôle de Julie (12 chapitres), alors qu'ici on monte d'un cran, c'est un cinéaste (Stellan Skarsgård) qui, décidé à faire un film sur sa mère (et son destin tragique), a écrit le rôle en pensant à sa propre fille, actrice de théâtre (re-Renate Reinsve), pour le jouer. On devine d'emblée les bons gros thèmes du cinéma auteuriste: l'art vs la vie, l'artiste vs la famille (les deux sœurs unies que le père n'a pas vues depuis des lustres et qu'il retrouve suite au décès de son ex-épouse), la maison familiale, sa "valeur sentimentale", les souvenirs, les traumas... et puis Tchekhov, Shakespeare, Bergman, surtout Bergman dont l'ombre plane sur le film (on pense à Sonate d'automne bien sûr, le cinéaste se nomme Borg comme le vieux professeur des Fraises sauvages et l'affiche avec les deux actrices norvégiennes n'est pas sans rappeler Persona — il y a d'ailleurs dans le film ce plan très laid qui mêle les visages du père et des deux sœurs, en écho au célèbre plan où Bergman accole les deux moitiés des visages de Liv et Bibi)... Bref un film d'Auteur, avec un grand A, paré pour les honneurs (ceux qu'on récolte dans les festivals), appréciable, le temps de sa vision, par la qualité (indéniable) de ses interprètes mais dont on doute, après coup, qu'il s'agisse d'une œuvre si forte que ça, justifiant un tel enthousiasme...
Pour le dire autrement: puisqu'il est question de "valeur", le film de Trier est-il supérieur à celui de son personnage-cinéaste dont on voit un extrait (et sur lequel pleure Elle Fanning lors de la rétro du cinéaste au festival de... Deauville!)? Sachant que l'extrait en question (un plan-séquence techniquement chiadé) rappelle ce que Biette appelait jadis, à propos de Wenders, le "cinéma filmé", cinéma volontiers "international" avec ses grelots culturels, sa tambouille scénaristique, ses plans tirés au cordeau et servis sur un plateau... Valeur sentimentale vaut probablement mieux, via quelques bonnes idées, hélas mal exploitées ou trop tardives (l'idée que l'artiste comprend des choses même s'il n'est pas là), quelques bonnes blagues (le tabouret IKEA, les DVD inappropriés qu'offre le cinéaste à son petit-fils), mais pas beaucoup mieux... De sorte que l'apport "affectif" du film vient davantage des morceaux de musique (folk, jazz, blues) que Trier, en bon DJ, parsème tout du long, de Dancing Girl de Terry Callier (qui ouvre le film) à Love Theme from Spartacus (la version de Yusef Lateef) en passant par Cannock Chase de Labi Siffre.

28 août
Quelque chose est passé... Sur Miroirs n°3 de Christian Petzold.

31 août
René Allio sur le Rayon vert. Impression que jamais Rohmer n’a été aussi classique. Maîtrise absolue de son écriture. Et liberté. Aisance totale. Tout ce que je dis sur l’exécution, c’est là. Le personnage est observé avec une cruauté bouleversante parce que c’est la comprendre encore mieux, avec une empathie totale, que de l’observer ainsi, sans la moindre complaisance, avec un détachement et une objectivité si apparents, et si vrais, que c’est être au plus près d’elle. Et quand elle parle, vers la fin, de ce qu’elle se sent capable de donner, mais qu’elle préfère garder en elle que de le jeter à tous vents, qu’elle sait que c’est une "éthique" (même si c’est un mot un peu fort pour ce qu'on nous a montré qu'elle est, même si l'on sait que c'est Rohmer qui parle par sa bouche à ce moment-là, avec ses mots à lui), c'est pourtant toute la part secrète de ses comportements si agaçants, de ses fuites, qui ne sont après tout que ses exigences. Toutes les scènes sont belles, fortes, admirablement conduites, filmées et jouées, et, en particulier, ce sublime morceau où l'on reste sur la Suédoise qui parle et où, à chaque instant, c'est à l'autre qui écoute et qu'on ne voit pas (ou presque pas) qu'on pense, parce qu'on sait comment elle l'entend. Un chef-d'œuvre vraiment. Un film qui donne envie à un autre cinéaste de faire un autre film, d'essayer de faire aussi bien. Même Bresson ne me fait pas cet effet-là.