décembre 18, 2025

Le geste d'Erice


  Fermer les yeux de Victor Erice (2023).

  Triste le roi.

"Fermer les yeux", nous dit Víctor Erice. Non pour ne plus voir, mais pour mieux se souvenir (pour mieux rêver aussi). Et de quoi se souvient-on dans Fermer les yeux? D'abord qu'Erice n'avait réalisé jusque-là que trois longs métrages en cinquante ans, le dernier étant El sol del membrillo (le Songe de la lumière) en 1993, que celui qui aurait dû être le quatrième remonte à plus de vingt ans et que si Erice a continué de travailler durant tout ce temps, réalisant quand même des films (de format moindre), écrivant des histoires, nourrissant d'autres projets, comme tout bon artiste, il était néanmoins resté marqué par la blessure que fut la non-réalisation de ce quatrième film, une adaptation du roman de Juan Marsé, El embrujo de Shanghai (le film sera réalisé par Fernando Trueba). Erice en publiera le scénario, La promesa de Shanghai, dans lequel se mêle le souvenir du film de Sternberg, The Shanghai Gesture, vu dans l'enfance, à la lecture, quarante ans plus tard, du livre de Marsé où il est question, outre le film de Sternberg, de la grisura du Barcelone des années 40, de maquisards anti-franquistes et de l'un d'eux, parti à Shanghai remplir une mission aussi secrète que périlleuse, un récit d'aventures que raconte au narrateur du roman (un adolescent) un second narrateur, le faisant ainsi rêver, comme on rêve à cet âge (c'est le embrujo du titre: le charme, le sortilège...), avant que la réalité ne vienne à la fin le réveiller brutalement... lui/nous rappelant que "dans la bouche des adultes, les rêves de jeunesse se corrompent", une sorte d'adage qu'on pourrait d'ailleurs appliquer aux deux grandes fictions d'Erice, l'Esprit de la ruche et le Sud.

Vingt ans après, comme dirait Dumas, Víctor Erice n'a pas l'intention de refaire le film qu'il n'a pas pu faire, mais il se souvient... De ce film qui n'existe pas, il se sert pour lancer la fiction. C'est le prologue de Fermer les yeux: un vieux Juif séfarade missionne un certain monsieur Franch — le vrai nom dans le roman de Marsé du personnage légendaire parti à Shanghai — afin que, aidé d'une photo, il retrouve et lui ramène sa fille, partie elle aussi en Chine, avec sa mère chinoise quand elle était petite, devenue Chinoise à son tour (on pense à The Searchers de Ford), qu'il n'a plus revue depuis, dont il imagine le "geste" avec son éventail (il gesto di Shanghai) et voudrait de nouveau croiser le regard avant de mourir. Soit "Le regard de l'adieu", une des deux séquences (tournées en 35mm), en l'occurrence la première, de ce qui s'avère être un film dans le film (écho au vrai film manquant de la filmographie d'Erice), film fictif débuté il y a vingt-deux ans mais interrompu pour toujours après la disparition de l'acteur principal, dont le corps n'a jamais été retrouvé, cette disparition coïncidant avec le départ en mission de son personnage... La première séquence est dévoilée lors d'une émission de télé consacrée à la disparition de l'acteur et à laquelle participe le réalisateur (qui n'a plus depuis refait de film), en attendant la seconde qui n'arrivera qu'à la toute fin, clôturant les deux films, ce qui veut dire, puisque l'acteur a disparu pendant le tournage, que la fin avait été tournée avec le début, au même endroit: une propriété baptisée "Triste-le-Roy", Erice convoquant ici Borges, via sa nouvelle La mort et la boussole, avec son portail et sa statue de Janus, le dieu à deux faces qui regarde l'avenir et le passé ("les couchants et les aurores", écrit Borges)... Sauf qu'il y manque la symétrie, le Janus d'Erice révélant deux visages différents, un Janus jeune et un Janus vieux, comme si le regard tourné vers l'avenir n'était pas contemporain de celui tourné vers le passé, mieux: que le présent n'existait plus en tant que tel, qu'il n'était qu'une éclipse, longue de vingt-deux ans, entre un passé définitivement révolu (le film qui ne s'est pas fait, l'ami perdu...) et un présent d'artifice, sans avenir, qu'on s'invente directement à partir du passé (l'ami retrouvé, le cinéma aussi). C'est le temps de la mélancolie. Et de la vieillesse qu'on affronte "sans peur" mais "sans espoir".

Pour cela, donc, faire appel à la mémoire, celle que Julio, l'acteur disparu, avait perdue, celle que Miguel, son ami réalisateur, réactive en fouillant par exemple dans une vieille malle (aux trésors, forcément) et cherchera à lui faire recouvrer, la revoyure finale de son film (la seconde séquence) se révélant, sans surprise, plus efficace que les nœuds marins (c'est sur les mers qu'ils s'étaient connus)... Quant à Erice, son travail de remémoration, qui à un niveau plus intime nourrit ce "quatrième" film, ne peut passer que par l'évocation des deux premiers: Ana Torrent, de retour cinquante ans après, l'enfant aux grands yeux noirs de l'Esprit de la ruche, elle qui déjà fermait les yeux pour parler au monstre (Frankenstein) — rappelez-vous: "C'est moi, Ana" —; ou encore, ces beaux fondus au noir qui rythmaient le Sud — un Sud qu'on ne voyait pas puisqu'il y manquait déjà la seconde partie — et qu'on retrouve ici à la conclusion de chaque chapitre, comme autant d'yeux qui momentanément se ferment. Une mémoire qui chez Erice remonte loin, au temps de son enfance, par la voie de la cinéphilie, une cinéphilie du coup très daneyienne (avec comme horizon mémoriel, à la différence de Daney, davantage la terreur du franquisme que l'horreur des camps), évoquant d'autres films des années 40-50, de They Live by Night de Nicholas Ray (l'affiche dans la cabine de Max, l'ami monteur) à Rio Bravo de Hawks, via "My Rifle, my Pony and Me", que chante Miguel lors d'une veillée dans le baraquement où il vit dorénavant, là-bas dans le Nord de l'Espagne (un retour aux sources pour Erice), y vivant tel Candide, en toute simplicité, de la pêche et de son potager, en passant par Ordet de Dreyer (le dernier cinéaste capable de nous faire croire aux miracles, rappelle Max)... Erice remontant encore plus loin, jusqu'à l'enfance même du cinéma, avec son flipbook de l'Arrivée d'un train de Lumière. Autant de souvenirs et de réminiscences qui, dit comme ça, font craindre une certaine lourdeur, voire un effet de saturation, et c'est vrai qu'à ce niveau Erice y va de "bon cœur".

La beauté du geste.

Ce qui fait qu'on est loin de l'épure attendue de la part d'un cinéaste de 82 ans... mais non promise si on considère que ce film, sans être celui qu'Erice aurait réalisé après le Songe de la lumière, l'est quand même d'une certaine manière, dans l'esprit en tout cas du cinéaste de soixante ans (à peine) qu'il était à l'époque, donc encore jeune, avec cette gourmandise toute borgésienne, mais à laquelle s'est ajouté le sentiment de manque, d'éclipse comme je l'écris plus haut, vécu durant plus de vingt ans. A l'arrivée, un film que d'aucuns pourront trouver décevant, parce que ne répondant pas à leur attente. Ainsi du finale qu'ils auraient voulu moins... prévisible (le cinéma qui fédère), surtout avec moins de pathos: les retrouvailles du père et de sa fille, sauf qu'il s'agit du film de Miguel dont rien ne dit qu'il fut un génie de la mise en scène. L'émotion qui se dégage, malgré tout, de ce finale provient non pas de son caractère mélodramatique, trop marqué en effet, mais du fait qu'Erice a décidé de finir son propre film avec celui de son alter ego, "Le regard de l'adieu", qui au vu des deux seules séquences tournées, très théâtrales, ne témoignait pas nécessairement d'un futur grand film... comme si le cinéaste (Erice) s'effaçait derrière son personnage (Miguel), bel acte d'humilité auquel il n'aurait peut-être pas cédé il y a vingt ans. C'est là que se manifeste au mieux la sagesse des cinéastes vieillissants, et c'est très beau. Ce qui fait que le film apparaîtra non pas décevant, car ne répondant pas aux attentes, mais plutôt déceptif, au sens de ce qui déjoue les attentes, concernant surtout le corps du film, sans les séquences placées aux deux bouts, sans les références non plus, ce qui reste du film pourrait-on dire, ce reste n'étant rien d'autre que le présent du film, un présent volontairement terne, sans fioritures, la fiction presque en berne... et qui, en ce qui me concerne, rend le film si touchant. C'est à ce niveau que le Erice d'aujourd'hui, et non le Erice d'autrefois, celui des chefs-d'œuvre, se révèle à nous dans cette nudité triste que sont un musée, un studio de télévision, une grande ville, là où s'archive la mémoire... mais aussi, loin de la ville: un lotissement de fortune, une séniorie tenue par des sœurs, des lieux où le temps semble figé... D'où, et c'est là ma vision toute personnelle, quoique borgésienne, du film, l'image d'un Erice comme fantôme lui aussi (à l'instar de toutes ces figures qu'il convoque), Erice tel Euridice, s'avançant dans la nuit, guidé par son amour du cinéma, lequel, par un mouvement inverse — les fantômes ne se réfléchissant pas dans les miroirs, c'est au cinéma de traverser les miroirs pour les rejoindre —, se rappelle à lui, interdit qu'il est, bien sûr, de se retourner (sur le passé), simplement se souvenir (dans le présent), en gardant les yeux bien fermés.

décembre 17, 2025

Gone Girl

  Gone Girl de David Fincher (2014).

La femme qui en savait trop.

Gone Girl est un film particulièrement retors. Sa force réside, outre le brio de sa mise en scène, dans sa construction emboîtée, à l’instar d’une boîte crânienne, qu’il faut ouvrir pour saisir ce qu'il y a dedans, avec en guise d’entrée cette question: à quoi peut bien penser Amy (Rosamunde Pike), la belle et si brillante épouse de Nick (Ben Affleck, le seul acteur qui soit plus expressif de dos que de face — on pense à George O'Brien dans Sunrise)? Des pensées d'autant plus impénétrables que c’est de bois dont il s’agit ici, le bois sous toutes ses formes: noces de bois (cinq ans de mariage, autrement plus durs à vivre que les mièvres noces de coton de la première année), hangar en bois (le woodshed du film, où sont entreposés d’improbables achats), matraque et autres marionnettes (Punchy, une sorte de Guignol, et sa femme Judy, le dernier des cadeaux de mariage) en bois elles aussi... A l’origine, ce n’était même pas de coton, mais bien de papier dont était faite Amy, l’Amy de l’Amazing Amy, un personnage, créé par sa mère écrivain (il a bercé l’enfance de nombreuses femmes), dont elle était le double (avec toujours une longueur de retard), façonnant en elle l’image détestée de la cool girl, de cette fille pathétique qui fait semblant d’être "la femme que l’homme voudrait qu’elle soit", image qu’elle a enfin décidé d'abandonner, suite à la crise financière (celle de 2008), qui a fait perdre à l'homme comme à la femme son emploi, et au comportement de Nick, redevenu lui-même, c’est-à-dire missourien, au grand dam d'Amy, contrainte de quitter New York pour Carthage, la ville d'origine de Nick, l'époux se révélant (à l'opposé de ce qui l'avait séduite) tout à la fois terne, avachi et lâche... jusqu'à la tromper avec une de ses étudiantes, reproduisant sur la bouche de celle-ci — suprême trahison — le même geste, tendre et amoureux, qu'avec elle.

Le film se présente ainsi comme un enchevêtrement de questions que le scénario relance en permanence (suspense) en même temps qu’il les reformule (rebondissements), des questions qui touchent aussi bien à la fonction du couple (au non-rapport sexuel diront certains), qu’au désir de la femme (à son manque diront les mêmes) et — ce qui n’est pas pareil — à celui d’être mère (abordé ici comme pur artifice, cf. infra)... Tout un programme, qui suppose que non seulement "la fille disparaisse" mais aussi que l’affaire passe de l’intime (qui bouleverse un couple) au privé (qui regarde la police) puis au public (qui intéresse les médias), pour qu’Amy devienne une héroïne, aussi célèbre que l’Amazing Amy de son enfance, même si c’est au prix d’un sacrifice: sa propre mort maquillée en meurtre, avec une accumulation d’indices qui doivent faire de Nick le coupable idéal. Sauf que bien sûr ça ne se passe pas comme prévu. Et Amy de modifier sa stratégie, en fonction des événements, du comportement de Nick (coaché par son avocat et sa sœur jumelle — cf. la scène d'apprentissage où, tel un singe savant, il est "dressé", bonbons à l'appui, pour faire bonne figure à la télé, scène des plus savoureuse), jusqu'à conférer au film les caractéristiques d'un grand jeu de société, où se mêlent réflexion, tactique, simulacre, compétition et même hasard (évoquant finalement, après Hitchcock pour le thème du "faux coupable", et Fritz Lang pour celui, plus général, de l'homme confronté, seul ou presque, à la société... eh bien De Palma), au point que le jeu semble inarrêtable, chaque protagoniste se révélant incapable d'y mettre un terme... C'est là, dans ce qui apparaît comme typiquement finchérien, que le film excelle: le jeu pour le jeu (à l'image des jeux auxquels s'adonne Nick au début, qu'il s'agisse de jeux vidéos ou de ceux, sous forme de coffrets, qu'il offre imperturbablement à sa sœur): la pure ludicité.

Las, le scénario, une fois le pot aux roses révélé, bifurque dans l'excès, pas tant satirique (le sensationnalisme des médias, l'acharnement obscène des animatrices télé, etc.) que "psycho-pathologique", via la relation entre Amy et Desi, son ancien petit ami (même si celui-ci nous gratifie de la meilleure réplique du film: à l'évocation par Amy d'un possible voyage à deux en Grèce, il répond enthousiaste: "soirée poulpe et scrabble?"), Fincher chargeant inutilement la barque, qui finit par basculer dans le grand-guignol, de sorte que finit aussi par se poser la question de la misogynie du film, plus exactement de son anti-féminisme, le cynisme et l'intelligence froide d'Amy (son savoir trop grand), au demeurant féministe vitupérante et alter ego de Fincher (en termes de mise en scène et de manipulation), prenant le pas sur sa folie vengeresse, ce qui tend à annuler son côté "Médée" ou "Lady Macbeth", cet aspect tragique, monstrueux et forcément sublime qui affleurait du personnage, au profit d'une image somme toute convenue de criminel psychopathe. A ce niveau, Fincher a du mal à conjuguer chez Amy l'image de la femme qui au départ souhaitait, de manière délirante, la mort de son mari infidèle (puisqu'au Missouri la peine capitale demeure) et celle de l'épouse qui ensuite se condamne à devenir mère pour faire revenir l'homme à la maison et le garder sous sa coupe (Gone Girl peut être vu comme une comédie — noire, très noire même — du remariage)... sinon de s'en tenir au seul registre de la psychopathe pure et dure. Car si la maternité est bien in fine la question qui parcourt en creux le film, le détour par le chalet high-tech de Desi (rappelant la maison moderne de Martin Vanger dans Millenium), aux apparences évidemment trompeuses, nous révèle en Amy un personnage si horriblement négatif que sa volonté (plus que son désir) d'"être mère" perd de sa force au niveau symbolique. Certes la grossesse n'entrait pas au départ dans ses plans, puisque le personnage était censé se suicider (une fois Nick exécuté), mais maintenant que cette grossesse lui apparaît comme la seule solution, médiatiquement parfaite, pour que Nick, qui correspond enfin à ce dont elle a envie qu'il soit (inversant la formule du départ — s'il y a une dimension féministe dans le film, elle est là), accepte qu'ils revivent "ensemble", l'épisode avec Desi (pauvre bougre, pas très clair dans ses intentions mais qui n'avait rien demandé à personne) ne se révèle au bout du compte qu'une grosse cheville narrative, permettant surtout de faire tenir l'ensemble (le retour d'Amy), là où on attendait un "tour d'écrou" supplémentaire, pour parler jamesien, qui embarque le film dans le "chaos" intérieur de ses personnages, et non celui, spectaculaire, du cinéma gore. Dans ce passage, qui confortera Nick et sa sœur qu'Amy est bien une dangereuse psychopathe, il y a comme une redistribution des cartes (tel un nouveau jeu), mais qui fait descendre la fiction d'un cran, au lieu de l'élever, rendant la fin beaucoup moins troublante qu'elle le devrait.

Pour autant, ce qui semble être une faiblesse du scénario n'efface pas tout ce que le film offre en amont, qui l'exonère à mes yeux de l'accusation de misogynie. Au sens où Fincher et Gillian Flynn (l'autrice du roman), s'il s'agissait bien pour eux de transposer au féminin une histoire de psychopathe (qu'on réserve habituellement à l'homme, tradition et réalité obligent) dans ce qu'on pourrait considérer comme une volonté de "parité fictionnelle" (par la suite Flynn co-écrira le scénario du film de Steve McQueen, les Veuves, un "film de casse" au féminin infiniment moins convaincant), et quand bien même la question de la maternité aurait méritée d'être davantage travaillée — qui n'en fasse pas qu'un simple ressort dramatique — pour justement ne pas limiter le personnage au seul rôle, en soi peu valorisant, d'un "équivalent féminin"... le fait que le moteur de l'intrigue ressorte exclusivement de la passion, registre, lui, éminemment féminin à travers ce à quoi peut conduire dans les meilleures tragédies la passion chez la femme (Amy nous est par ailleurs décrite comme une grande lectrice, qui ne lit pas que Jane Austen), tout ça assure au personnage suffisamment de puissance, en termes de fiction, pour surmonter l'écueil d'un finale où ne resterait d'Amy que l'image d'un être démoniaque au côté duquel un mari va devoir apprendre à vivre. D'abord, parce que c'est bien l'image d'un "monstre" qui nous est là proposée, et qu'à ce titre la question du genre (et donc de la maternité, et donc de la misogynie) ne se pose plus (peu importe que le monstre soit "mâle" ou "femelle" pourrait-on dire). Mais aussi (et surtout) que dans ce finale, il apparaît — si on veut rester sur la question de la femme — qu'on ne sait toujours pas, et qu'on ne le saura jamais, quelles étaient, au-delà de son désir de vengeance, les pensées véritables d'Amy. Le "bois" était trop dur (à pénétrer), c'était du bois d'Amazonie. Amazoning Amy.

décembre 14, 2025

Chernobyl

  Chernobyl, mini-série de Craig Mazin,
réalisée par Johan Renck (2019).

Puissance de la fiction.

Mettre en avant le réalisme de la série ou, à l'inverse, y déceler les erreurs, n'a pas grand intérêt. Ce qui compte, et plus encore dans une série, c'est bien entendu le récit. C'est là que se niche la vérité: la vérité de la fiction. A ce titre, Chernobyl est une grande série, parce que justement la vérité ne vient pas de la précision avec laquelle les événements sont reconstitués, pour que tout soit conforme à la réalité, mais des relations, forcément fictives, entre les personnages, eux-mêmes "modifiés" par rapport aux vrais personnages. Legassov, le physicien nucléaire, n'est pas exactement Legassov. Déjà parce qu'il représente, de façon métonymique, tous les autres physiciens qui, bien qu'absents dans la série, étaient présents à Tchernobyl, réquisitionnés pour comprendre ce qui c'était passé et trouver les solutions qui permettent de réduire, à défaut de prévenir, les "effets sanitaires de la catastrophe", mais aussi parce qu'il incarne un certain type de scientifique... le scientifique assujetti au pouvoir, rongé par la culpabilité et toutes ces "compromissions" qui, au nom de l'intérêt supérieur, l'empêchent de dire la vérité... d'où l'autre personnage, féminin, Ulana Khomyuk, qui lui n'a jamais existé (inspiré néanmoins du physicien biélorusse Nesterenko) et qui représente le scientifique vertueux, la bonne conscience en quelque sorte de Legassov. De même, Chtcherbina, l'homme politique, n'est pas exactement Chtcherbina. Non seulement parce qu'il n'a pas joué un rôle aussi actif, déterminant, dans les prises de décisions, mais surtout parce qu'il symbolise, par son évolution (type même de l'apparatchik borné au début, il acquiert progressivement la stature d'un dirigeant plus ouvert, socialiste à visage humain, pourrait-on dire — l'acteur fait penser à Kossyguine), l'ère de la perestroïka tout juste débutante... d'où également cette représentation des mineurs de Toula, symbole de tous les "liquidateurs" que l'Etat a utilisés et sacrifiés, souvent pour rien, et dont le côté "grande gueule", irrévérencieux vis-à-vis des autorités, témoigne moins de la réalité que d'une réalité: l'esprit contestataire qui commençait à se manifester en 1986 sans toutefois s'exprimer pleinement.

La vérité est dans ce "pas exactement": l'écart existant entre les vrais protagonistes et ceux qui les incarnent. Ecart qui en dit plus finalement que dans un récit purement historique (se contentant de relater fidèlement les événements), non pas simplement par le fait d'inventer, car la fiction n'a pas vertu à combler les trous, à révéler plus que ne le ferait un documentaire (les secrets demeurent), mais parce qu'elle dit autrement la vérité (quitte à s'arranger avec les faits), en recourant à de vrais artifices de narration, qui rendent celle-ci le plus clair possible pour le spectateur (au risque de trop schématiser, à la limite du manichéisme)... ainsi de ce qui organisait la vie en URSS: le mensonge institutionnalisé, à travers entre autres l'image du KGB, réduite ici au fameux proverbe russe (dont Reagan s'amusait): "Доверяй, но проверяй" ("Fais confiance, mais vérifie"), justifiant que ceux (du KGB) qui suivent les gens soient eux-mêmes suivis, de même que ceux qui font suivre... Cette lisibilité recherchée, par le biais de la fiction, est comme une forme de glasnost, symbolisée dans le film par les rideaux transparents qui, à l'hôpital, entourent les premiers blessés, ceux qui ont été directement exposés aux radiations, laissant voir l'horreur de la chose, et que franchit Lyudmilla, la femme du pompier, mettant ainsi, en bravant l'interdiction, sa vie en danger, et celle du bébé qu'elle attend... alors que — contamination n'est pas contagion — ces rideaux visaient surtout à protéger les victimes de complications infectieuses. Il y a là une évidente dramatisation (l'effet "bouclier" du bébé!), qui parcourt d'ailleurs tout le film, mais qui, là encore, s'inscrit, plus que dans la recherche du sensationnel, dans cette insistance à dire l'effroyable, cette menace "inimaginable" qui pesait sur Tchernobyl (via les réacteurs RBMK) en cas de dysfonctionnement, contrairement à ce qu'affirmait la propagande. La dramatisation participe, au même titre que la schématisation, de ce souci d'efficacité qui est propre au cinéma américain et dont le but ici est de permettre au spectateur de comprendre — en injectant tout au long de la série les éléments nécessaires — ce qui s'est réellement passé la nuit du 26 avril 1986 dans la salle de contrôle du réacteur n°4, soit la révélation finale par Legassov des causes humaines, scientifiques mais également politiques de l'accident ("le pourquoi du comment", comme dit l'un des chefs du KGB), au cours d'une extraordinaire scène de procès (là aussi largement fictionnalisée, Legassov n'y était même pas!), qui confère à la révélation une dimension d'injonction, pas loin de l'impératif kantien: Legassov doit dire la vérité, même si le procès est à huis clos, que ce qu'il dira sera étouffé et que lui sera mis à l'écart. Ça ne s'est pas passé comme ça, mais montré comme ça, c'est infiniment plus fort. Puissance de la fiction.

PS. A ceux que la question du réalisme taraude, voir la Bataille de Tchernobyl de Thomas Johnson (2006). C'est la base documentaire de la série, tout y est. Un détail m'a fait sourire (il faut bien): les hommes portent à peu près tous le même type de lunettes (très moches): des "gros carreaux" à montures en plastique... non pas que c'était le seul modèle en URSS mais parce que c'était la mode dans les années 80. 

PPS. Il y a aussi le livre de Svetlana Aleksievitch, La Supplication (1997).

NB1. "Cependant la puissance de la série réside aussi et surtout dans ce qu’elle montre, dans ce dont elle rend compte a posteriori, pour capter le spectateur et rejouer une peur que l’on ne mesurait pas (et pour cause). Pour ce faire, Chernobyl jouit d’une photographie, d’une lumière et d’une esthétique exceptionnelles: chaque plan et chaque séquence sont réalisés avec une précision et un parti-pris filmique qui touchent à la perfection. Les images de villes dépeuplées, de champs brûlés, les gros plans sur les mourants, les panoramiques sur la campagne ukrainienne, les huis clos sont soignés, travaillés. La série alterne le frontal (jusqu’à l’insoutenable) et l’elliptique, elle reconstitue l’époque à l’aune d’images brutes, de désolation et de silence. Dès lors, dans un contemporain où depuis le 11 septembre tout est image, vidéo et immédiateté, Chernobyl est-elle une série qui donne à voir ce que l’Histoire et les hommes pouvaient encore tenter de cacher?" (Dominique Bry, "La peur à rebours", Diacritik).

NB2. J'ai commencé à regarder la série de HBO en version originale, c'est-a-dire en anglais, avec cette particularité bien connue: des personnages russes qui parlent anglais avec l'accent anglais, ce qui, en fait, n'est concevable que pour le spectateur anglo-saxon. Pour le spectateur français, il est préférable de voir la série en version française, ce que j'ai fait, la gêne étant finalement moins grande, car on s'imagine alors regarder un film russe doublé en français, ce qui rend paradoxalement l'histoire plus "crédible".

décembre 13, 2025

Le plus-de-voir


  Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard (1989-1999).

  Ou encore.

Le texte d'Alain Badiou, probablement ce qui s'est écrit de mieux sur Histoire(s) du cinéma.

De quoi s’agit-il? Parlant de sa fresque, qu’il appelle des émissions, et que nous nommerons le "film", Godard monte la fiction d’un archiviste, évoque Foucault, situe son entreprise entre Histoire et Idée. Mais n’est-ce pas un propos dérivé, comme une strate supplémentaire, qu’on pourrait adjoindre à tout ce qui se profère à partir, ou autour, de l’homme au cigare et à la lampe (grand artiste-savant sous l’icône de Groucho Marx) dont le retour, avec le cliquetis de sa machine à écrire, signale, dans le "film", que tout cet effroi visuel titré Histoire(s) du cinéma est la biographie intellectuelle d’un seul homme?

Ou encore: la définition abstraite du cinéma est le croisement d’une image-mouvement et d’un réel. Est-ce de ce croisement que le "film" fait sa matière, par les artifices majeurs du montage virtuose, de la surimposition, de l’écart brusque entre le visible et l’audible, du murmure qu’en dessous des maximes on sait ne jamais cesser, comme si toute vérité s’extirpait laborieusement d’un bruit de fond composite? Mais de grands massifs textuels, ou des blocs de savoir allusif, l’image arrêtée sur le visage angélique d’une diseuse, font obstacle à cette idée d’un constant décroisement et recroisement (plier et replier, aurait dit Deleuze) qui n’aurait pour enjeu que de ressasser l’insaisissable justice des images, ou leur notoire injustice. On voit alors surgir, plutôt, le démêlé entre un artiste exagérément solitaire, et cet énorme trou noir du siècle qui a nom "Seconde Guerre mondiale".

Ou encore: on a dit que le sujet de Godard était la généalogie de la puissance du cinéma. Mais n’est-ce pas tout autant de son impuissance qu’il est question? L’impossible à filmer hante Godard depuis toujours, l’usine, le sexe, l’extermination. En sorte que cet immense palimpseste, le "film", viserait à cerner, par les ressources cumulées de la toute-puissance (nous pouvons faire, du conglomérat des images et des sons, ce que nous voulons), le point d’impuissance qui est, à la fin, tout le réel du cinéma, et la raison dernière de sa dissipation. D’où aussi le statut ambigu des livres, que dans le "film" Godard tire de sa bibliothèque, dont il cite les titres, ou des fragments. A la fois le conglomérat de la puissance les incorpore, les malaxe, les inscrit dans la polyphonie, et de-ci de-là subordonne leur force à celle dont le cinéma est capable, tant par sa ressource d’adresse (on compte par millions, là où le livre compte par milliers) que par la gravité réelle du montage des fictions (l’Espoir, le film, tout contre L’Espoir, le livre); à la fois il suggère que les livres restent en réserve, que leur visibilité n’est qu’apparente, et que cette disponibilité en retrait de l’écrit monte peut-être, au près du réel, une garde plus sûre que celle des images.

Ou encore: une totalisation symphonique. Une "restitution intégrale du passé", non par les moyens de sa citation ou de sa narration, mais par ceux, combinés, d’une désarticulation thématique (comment le cinéma croise-t-il la guerre, l’amour, la beauté des femmes, les révolutions, les massacres, les mythologies, les nations...?) et d’une contraction locale, qui rassemble en un point toutes les interprétations disponibles. De là un procédé de composition qu’on peut à juste titre comparer à celui de Mallarmé dans Un coup de dés. Quelques énoncés majeurs, souvent présentés dans le cadre en lettres majuscules (HISTOIRES DU CINEMA, FATALE BEAUTE, VOUS N’AVEZ RIEN VU, UNE VAGUE NOUVELLE, etc...) induisent des sous-textes, eux-mêmes escortés d’une rumeur presque inaudible, ou métaphorisés par des motifs musicaux, cependant que les citations filmiques sont traitées comme des supports de variations infinies, par coloriage, ralentissement, surimpositions, marche arrière, coupes, incises disparates, récurrence, cernes, mutilations visibles. Des constructions secondaires fonctionnent par ailleurs, non pas "en dessous" des énoncés cruciaux, mais à côté, comme des fortifications nues. C’est en particulier le cas des titres de films, qui tissent peu à peu, à part de tout le reste, la liste nominale, impavide, inaltérable, de ce qui demeure.

Mais on peut aussi bien revoir le "film" à partir de ce qui fait exception à ce traitement enchevêtré, ou l’étagement simultané du multiple visible et audible porte à la surface, comme l’océan fait d’un bateau, non seulement l’organisation sémantique du "film", mais l’ensemble des associations, virtuellement infinies, qu’une pensée à tout instant vigilante et mobile décèle dans la moindre affirmation, et que symbolisent, au niveau même des énoncés fondamentaux, les tentatives combinatoires sur les lettres ou sur les mots (ainsi du passage de NOUVELLE VAGUE à UNE VAGUE NOUVELLE, ou l’injonction subjective TOI tirée du mot HIS(TOI)RE, sans compter les amusettes du type SI JE NE MABUSE, et bien d’autres anagrammes). Exception: la douce terreur d’une séquence de la Nuit du chasseur, celle des enfants dans la barque, qu’on laisse filer sur la rivière nocturne sans altération ni coupe. Ou le retour calculé de la séquence de la mitrailleuse dans l’Espoir. Ou tel moment de parole nue portée par un visage. Ou telle insistance musicale, qui est comme la grâce d’une lenteur venue au tohu-bohu du visible. Ou même l’insertion fugace d’une scène pornographique, dont la laideur brutale se distingue comme une tache sur de la soie. Et l’on se dit alors que l’extrême science du montage, qui fait du "film" l’équivalent d’une conversation multiforme agencée par un Dieu, ou d’une polyphonie de la Renaissance, n’est là que pour faire désirer son suspens, comme nous guettons dans le monde dévasté les signes épars, et presque imperceptibles, d’une paix supérieure.

Ou encore: soutenir le défi de cet autre art du visible, la peinture. On ne compte plus, dans le "film", les moments où un visage de la Renaissance fait éclater sa couleur aux marges d’une séquence, ou derrière un photogramme en noir et blanc. Et c’est la même ambiguïté que celle qui s’attache au livre. Faut-il comprendre, ce que souvent désigne la trouée de l’image cinématographique vers la splendeur picturale, comme si elle lui était de toujours sous-jacente, que le cinéma continue à prononcer, fidèle à la peinture, les noces conflictuelles de la sauvagerie de l’histoire et de l’évidence corporelle de l’amour? Une autre technique est plus incertaine, celle qui organise le battement très rapide, presque douloureux, entre une image de cinéma et un fragment de tableau. On pourrait presque y voir que le cinéma, bien plutôt qu’il n’en est le continuateur, est le supplice de la peinture. L’expression de Malraux, "la monnaie de l’absolu", est un des syntagmes cruciaux du "film". Mais si on se demande parfois si "monnaie", s’agissant du cinéma, ne l’emporte pas à ce point sur "absolu" que pour équivaloir à quelque Adam et Eve de Michel-Ange, il faut l’entière poussière de tous les visages d’amants de toute la brève histoire du cinéma."

Ou encore: la mélancolie. Elle serait le vrai sujet de tout le "film". On sait assez que le style de Godard, acculant les autres et lui-même, épinglés vifs contre un mur, à la confession de leurs incertitudes maladives, ou saisissant l’emballement mortel des actes, ou exhibant — dans le contraste entre des sentences définitives (son côté moraliste français, Chamfort, La Rochefoucauld) et la pauvreté touchée par la grâce du paysage plat, ou de la table en fer blanc — le peu de foi qu’il faut accorder à ses propres élans, est matériellement mélancolique. Dans le "film", cette mélancolie est complexe. Le cinéma en est le support privilégié, de ce qu’il n’est qu’en apparence l’art de son temps. Un énoncé du "film" est: "Le cinéma, art du 19e siècle, a porté le 20e". Mélancolie de ce qu’il soit toujours trop tard, et d’autant plus que le cinéma, sans doute, est mort, comme le suggère l’inscription, presque terminale: C’ETAIT LE CINEMA. Le "film" dit aussi: "On peut tout faire, sauf l’histoire de ce qu’on fait". En sorte que cette "histoire(s) du cinéma", ou bien est impossible, ou bien atteste que ce dont elle témoigne, le "faire" du cinéma, est désormais forclos. Godard, témoin mélancolique d’une certaine abolition de son propre "faire" artistique? Y contribuerait que la "vague nouvelle", dont l’emblème tendre est l’image de Truffaut, soit désignée comme une sorte de paradis perdu où, guidés par Langlois (c’est-à-dire, déjà, par les histoires du cinéma), de jeunes gens arrachaient un art à sa légende académique mortifère pour l’exposer aux ressources du Dehors.

Mais aussi bien ce paradis, à l’envisager selon le réel massif de l’Histoire, était empoisonné, dit Godard, puisqu’il y avait, juste sur son bord, les "illusions perdues", la douleur des révolutions, l’obscur communisme, et finalement le mixte irreprésentable (auquel Godard fait, à mon goût, trop de concessions à la mode) des tyrans symétriques, Hitler et Staline. En sorte que la mélancolie se retourne. Car dans la puissance à dire ce qui est aboli, dans l’ouverture polyphonique du dossier complet de ce qui est clos, dans le zèle mis à compliquer à l’infini (style baroque, à la Leibniz, les monades du cinéma) les plis et les déplis de l’image et du réel, dans la mise à nu de ce que toute imposture emporte avec elle de vérité, l’artiste ouvre une autre époque, si même il ne sait pas ce qu’elle est. Un peu comme la saturation rétrospective, elle aussi marquée d’un inimitable ton mélancolique, des symphonies de Mahler, ouvre sans le savoir à la refonte de Schoenberg. Le visage fermé de Godard sous sa lampe, qui n’est pas sans rapport avec le masque de Mahler, est-il celui d’un archéologue virtuose et triste? Ou celui d’un homme qu’habite, avec tout le sérieux puritain de la Suisse, le plus essentiel courage, celui de vaincre la mélancolie avec ses propres armes, en en faisant le ton et le style d’une promesse cryptée?

Ou encore: le platonisme anarchique de Godard. Il est frappant que dans le "film", toute image soit l’index possible d’une autre image, et en même temps l’escorte de plusieurs textes simultanés. L’image ne renvoie jamais à un référent, tout mimétisme est exclu. L’image est bien plutôt l’écart entre elle-même et le peuple entier de ce qui a lieu dans le visible ou dans le dire. Le "film" est le mouvement de ces écarts superposés, entrelacés. Le cinéma a pour vocation, est-il prononcé, de lier, de mettre en rapport, ce qui usuellement ne l’est pas, précisément parce qu’il peut rapprocher, faire consonner, tramer polyphoniquement, par le moyen même de l’écart. Ainsi des Juifs et des Arabes (ISRAEL ET ISMAEL, titre le "film"), ou des Juifs et des Allemands en une seule image, écartée d’elle-même: deux jeunes soldats allemands traînent le cadavre d’un déporté. Mais alors, la question devient: quelle est l’essence de l’image, si elle ne reproduit rien, mais s’écarte synthétiquement de toutes les autres, au profit d’une invisible justice du visible? Au fond, l’organisation sérielle du "film", son écrasante subtilité dans le détail, sa mobilité tactique, composent les moyens d’une remontée vers l’essence, dont quelques plans suspendus (une tache bleue dans le noir, un visage de femme lentement déplacé, une maison dont les fenêtres s’éteignent...) délivrent le symbole, et dont les constants recours aux inscriptions abstraites sont comme les poteaux indicateurs, ou les résumés qu’un Socrate converti à l’essentialité de l’image fournirait à ses jeunes auditeurs que tant de sophistique apparente égare. Chef-d’œuvre, oui, au sens artisanal du terme: accompli et complet, solitaire, vaguement maniaque, tramant plusieurs visées, sans hiérarchie décidable.

Objections? Oui, tout de même. Une certaine pesanteur, un excessif sérieux, aux lisières de l’emphase, bien signalé dans le "film" par la voix claudélienne d’Alain Cuny. Le cinéma est convoqué devant le tribunal de sa responsabilité historique et de sa fatalité artistique. Est-ce lui rendre justice? Cet art impur est du samedi soir, de la famille qui sort, des adolescents, des chats sur les murs. Il oscille depuis toujours entre le burlesque de cabaret et le titanesque de foire. A la fois le clown et l’homme-le-plus-fort-du-monde. Ne faut-il pas lui accorder qu’il est, pour l’essentiel, innocent? Comme tout ce qui brille et rassemble, il fut propagandiste, c’est entendu, et publicitaire, et stupide. Et fugitivement capable, par une sorte d’épuration interne des ses matériaux indignes, de la plus haute destination. Il faudrait, au regard du "film", où comme toujours chez Godard s’impose la question délétère du Salut  l’amour contre l’Etat, la responsabilité du visible contre les chiens crevés de la "communication", le texte dur contre l’image déliquescente, etc... , une contre-histoire allégée, où l’on verrait qu’il ne faut pas faire, à propos du cinéma, tant d’histoire(s). Si grand soit-il, et si imbriqué dans notre époque, il s’enracine pour toujours, cet art du rassemblement général, dans le goût de toutes les classes, de tous les âges, et de toutes les nations, pour le spectacle d’un puissant qu’un vagabond asperge de purin, d’un énorme navire qui coule, d’un monstre affreux surgi des entrailles de la terre, du Bon qui, en plein soleil, après bien des déboires, tue enfin le Méchant, du gendarme-détective qui traque le voleur-maffieux, des mœurs étranges des étrangers, et des chevaux dans la plaine, et des guerriers fraternels, et du drame sentimental, et de la femme nue écartelée par l’Amour. Les plus grands artistes de cet art, Chaplin, ou Murnau, n’ont fait que relever cette provenance vulgaire, sans jamais, bien au contraire, tenter de l’abolir.

Si le cinéma est idée, visitation hasardeuse de l'idée, c’est au sens où le vieux Parménide, dans Platon, exige du jeune Socrate qu’il admette, à côté du Bien, du Juste, du Vrai, du Beau, des idées tout aussi idéelles, quoique moins convenables: celle du Cheveu, ou celle de la Boue.

(Alain Badiou, "Le plus-de-Voir", Art press, Hors série: Le siècle de Jean-Luc Godard, novembre 1998)

décembre 10, 2025

Lothringen


  Lothringen! de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (1995).

  En passant par la Lorraine...

Pourquoi Lothringen? ("Lorraine" en français, faut-il le rappeler). Pourquoi passer par la Lorraine? Parce que ce petit film (20mn) des Straub, tourné en 1994 et sorti en 1997, en complément de D'aujourd'hui à demain, a valeur de symbole: d'abord, pour ce qui est des relations franco-allemandes — d'avant-hier à hier —, marquées par "l'esprit de revanche" qui en 1871 sévissait des deux côtés du Rhin (le film est une libre adaptation de Colette Baudoche, un roman de Maurice Barrès — le chantre droitiste du nationalisme —, "l'histoire d'une jeune fille de Metz", au lendemain de l'annexion de l'Alsace-Lorraine par la Prusse, qui se trouve "attendrie" par un professeur allemand, lui-même tombant sous le charme de la région, de son paysage et de ceux qui l'habitent, et qui — la jeune fille —, après lui avoir laissé entrevoir de possibles fiançailles, lui annonce tout de go: "Je ne peux pas être Allemande!" — c'est Straub tout autant que Colette qui parle); mais aussi, en tant que réponse des Straub à une commande d'Arte, la nouvelle chaîne culturelle européenne, et surtout franco-allemande (avec La Sept à l'époque, côté français), soit une contre-proposition, dans la pure tradition straubienne, qui est la position contre de l'artiste en général (dans le même esprit, penser à France, tour, détour, deux enfants de Godard pour célébrer les cent ans d'un célèbre manuel scolaire).
Bref, Lothringen! ce n'est pas "Göttingen" (la chanson de Barbara)... A l'heure — 1994 — de l'Allemagne réunifiée et de "l'amitié franco-allemande", médiatisée à tout-va et dont Arte est culturellement le symbole, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (qui elle n'est pas de Metz) répondent, après s'être faits courtisés par la chaîne pour faire le film: "nous?... non réconciliés!", réponse claire et nette, exclamative, où s'expriment idéalement leur art de la condensation (20 minutes pour condenser un roman de Barrès quand il a suffi d'un quart d'heure pour condenser un roman d'Heinrich Böll, c'est Byzance) et leur sens incomparable du paysage — ah, le paysage lorrain, les vues sur Metz, la Moselle, la campagne alentour... c'est le vrai personnage du roman et du film, de sorte que le point de rencontre, le seul mais il n'est pas mince, entre Barrès et les Straub, c'est que tous les deux, tous les trois, savent regarder un paysage, le paysage comme motif esthétique mais aussi "patriotique", le paysage en tant qu'histoire, de celle qui témoigne d'une nation, le rendant irréductible à toute annexion.
A l'opposé des grandes tendances réconciliantes qui marquaient les années 90, passer par la Lorraine avec les Straub (et sans les gros sabots de la "visite touristique"), c'est se rappeler que le "non-alignement", en cette période de confusion critique (entre marges et centre, auteurs, super-auteurs et pseudo-auteurs...), où l'on considérait, par exemple, que le meilleur du cinéma américain était celui qui s'attaquait au système mais de l'intérieur (Hollywood contre Hollywood)... période qui, plus généralement, nécessitait pour les "non-alignés" de pactiser avec l'ennemi pour mieux subsister — et dans le cas de Lohtringen!, l'ennemi finalement était moins cette nouille de Barrès que Arte, assimilée à l'époque, par les autres chaînes "nationales" françaises, à une véritable "machine de guerre" (Arte achtung!, disait je ne sais plus qui) —, oui eh bien, le "non-alignement", c'était savoir faire la part des choses entre ce qui relève de la ruse (l'intransigeance des Straub n'exclut pas la ruse) et ce qui, bien souvent, n'est que pure hypocrisie (cette histoire, un peu trop commode, de critique endogène: l'artiste œuvrant dans le camp de l'ennemi, endroit idéal, soi-disant, pour en faire le procès). Ce jeu, les Straub, comme Godard, en acceptaient la duperie... sachant que "les non-dupes errent" et que, eux, savaient où ils allaient. 

décembre 08, 2025

Un agent très spécial

  L'Agent secret de Kleber Mendonça Filho (2025).

Souvenirs dormants.

On va partir de là où j'en étais resté — une petite note griffonnée après avoir découvert le film en avant-première —, à savoir la raison pour laquelle on voit autant de Volkswagen Coccinelle dans l'Agent secret. Et, comme personne n'a posé la question à Mendonça Filho, d'avancer ma propre réponse qui est — outre le fait que le modèle était très populaire au Brésil dans les années 70 — que Fusca, le nom brésilien de la Coccinelle, signifie également "flingue", autrement dit qu'à cette époque les flingues circulaient en nombre dans les rues du Brésil (et pas seulement au moment du carnaval). Il a par ailleurs été établi que Volkswagen avait collaboré avec les différents régimes en place, en surveillant soi-même ses employés pour y repérer les éléments potentiellement subversifs, ce qui renforce l'idée que les Fusca du film (hormis celle du héros, trop jaune pour se fondre dans la masse) symboliseraient les yeux de la dictature, partout présents dans la vie des Brésiliens. Parce que l'Agent secret se passe en 1977, et que pour Mendonça, 1977, c'est peut-être l'année des adieux de Pelé au football, c'est surtout l'apogée de la répression dirigée de concert par toutes les dictatures latino-américaines (dont celle au Brésil) contre les oppositions, quelles qu'elles soient, qualifiées au mieux de "subversives", au pire de "terroristes", et ce dans le cadre de l'opération Condor. Et qui dit répression là-bas, dit "escadrons de la mort", ces fameux groupes armés, paramilitaires ou de la police secrète, que dénonça en son temps le célèbre braqueur de banques Lúcio Flávio, dont l'histoire a été racontée par Héctor Babenco dans un film qui justement sortit en 1977 (film en partie censuré par le régime), Lúcio Flávio, o passageiro da agonia (cf. ), un des préférés de Mendonça Filho, lequel s'en est inspiré pour la dernière partie (la plus sanglante) de l'Agent secret (1).
Cela dit, en 1977, Mendonça n'avait que neuf ans. De cette époque, il a gardé un souvenir forcément confus, sinon fantasmé. A la réalité des faits, qui dans le film — les scènes situées en 2024 — passe par les archives (journaux et cassettes audio) sur lesquelles travaille une étudiante en histoire (hommage à la mère de Mendonça, elle-même historienne et dont le réalisateur a hérité de sa passion des archives) (2), se combine la vision de ce que fut l'époque pour un enfant, et qui se résume, pour aller vite, à un mythe et une légende. Le mythe est celui de Jaws (les Dents de la mer), traduit au Brésil par Tubarão ("Requin"), d'abord parce qu'en 1977 le film, comme partout dans le monde, connaissait un succès phénoménal — renforcé par le fait que sur les plages de Recife, la ville de Mendonça Filho où se déroule l'Agent secret, les attaques de requins n'étaient pas rares —, mais surtout parce que le film de Spielberg, interdit à sa sortie aux moins de 13 ans (ou simplement classé PG?), était devenu l'objet de tous les fantasmes pour Mendonça et les enfants de son âge. Quant à la légende, c'est celle de la "Jambe poilue" ("A Perna Cabeluda"), une légende urbaine originaire de Recife (cf. ), largement entretenue par les médias et la littérature populaire — la littérature de cordel produite essentiellement dans cette même ville de Recife et sa région. Un mythe + une légende, que condense l'image de la jambe humaine dans la gueule du requin, image qu'on pourrait croire sortie de l'imagination de Mendonça Filho, sauf que non, c'est encore un souvenir, celui, marquant et peut-être traumatisant, de la décoration d'un des chars du Carnaval de Recife (non pas en 1977 mais l'année d'avant), qui montrait, sur le toit d'une Chevrolet, la maquette d'un énorme requin, une jambe sortant de sa gueule.

L'Agent secret apparaît ainsi comme le brassage d'éléments divers, à partir d'un vivier de souvenirs, à la fois disparates, conférant à leur agencement un côté "carnavalesque" — qui mêle thriller politique, film de gangsters (via Scorsese et De Palma), série B et cinéma "bis", avec cette touche de fantastique typique des auteurs latino-américains —, et lointains, donc troublés, justifiant les allers-retours avec le présent. A cet effet, Kleber Mendonça Filho fait chevaucher son film sur plusieurs niveaux, historiques (passé/présent, souvenirs/archives) aussi bien que géographiques, à travers Recife, sa ville, dont il est viscéralement attaché — cf. O Som ao Redor, Aquarius avec Sônia Braga, et son documentaire Portraits fantômes, sur la disparition des salles de cinéma —, expliquant que lorsqu'il s'en éloigne, du côté du Sertão, comme dans Bacurau, en même temps qu'il se détourne du passé, pour envisager ce que pourrait être le futur du Nordeste (sous Bolsonaro, alias "Trumpico", le film est de 2019), son cinéma, à la métaphore toujours très appuyée, devient d'une terrible lourdeur... Plus que les lieux, c'est la mémoire des lieux (comme chez Modiano) qui fait la force des films de Mendonça Filho, exemplairement la salle de cinéma, et dans l'Agent secret, c'est le São Luiz où travaille en tant que projectionniste le beau-père de Marcelo, l'agent secret du titre (Wagner Moura), tout fier pour le coup de projeter Jaws, un cinéma qui existe toujours mais que Mendonça, dans l'esprit de Portraits fantômes, fait disparaître à la fin de son film (peut-être parce qu'il n'est plus aujourd'hui ce qu'il a été, peut-être aussi parce que, au contraire de The Omen de Donner, ce n'est pas au São Luiz mais au Moderno, son concurrent, que Jaws avait été projeté à l'époque), pour le transformer en un centre de transfusion sanguine (bonjour la métaphore, preuve que Mendonça Filho, quand il se projette dans le futur, n'est pas d'une grande finesse), l'occasion pour la jeune chercheuse de remettre à Fernando, le fils de Marcelo, devenu médecin (également incarné par Moura), les cassettes en question, sans qu'on sache s'il les écoutera, l'histoire de son père ne le préoccupant plus depuis longtemps.
C'est que l'intérêt de l'Agent secret n'est pas là, mais dans la manière qu'a le réalisateur de faire résonner le passé, geste non pas nostalgique, mais bien mélancolique, à la fois de tristesse, à travers tout ce que cette période, marquée par la peur, charrie de douloureux (à commencer par les nombreux "disparus" dont il ne reste souvent rien, au mieux des traces, inscrites dans la mémoire, quel que soit le support), et paradoxalement de bonheur, parce que vu avec les yeux de l'enfance, justifiant le format large du film, équivalent à un monde bigger than life, tel qu'il s'offrait à Mendonça en 1977; justifiant de même les couleurs bariolées, que le carnaval vient amplifier, aussi parce que les années 70, fussent-elles "noires", étaient très colorées, à l'image des cabines téléphoniques Orelhão, ces cabines publiques en forme d'œuf alors en plein essor; et bien sûr l'humour, largement présent dans le film et qui ne se limite pas à la "jambe poilue" (je pense entre autres au personnage de Dona Sebastiana qui héberge des réfugiés, personnage haut en couleur, au parler sans filtre, si âgée, dit-elle, qu'elle ne se souvient même plus quand elle a commencé à fumer).

Il ressort finalement de l'Agent secret un sentiment étrange, par l'impossibilité où l'on se trouve à saisir avec précision dans quelle direction va le film. Peut-être parce que, justement, il n'y a pas de direction, que ce que Mendonça Filho vise à nous transmettre c'est ce présent incertain dans lequel tout individu extérieur au régime se trouvait à l'époque, qui faisait qu'une simple altercation avec une personne proche du pouvoir vous transformait illico en opposant, qu'il faut donc éliminer, vous obligeant à fuir, à changer d'identité, comme ces exilés qui occupent la maison de Dona Sebastiana (de sorte qu'on ne sait plus qui est qui), et au bout du compte... disparaître. Un état de confusion d'autant plus fort que c'est vu par un enfant, qu'il se nomme Fernando ou Kleber, et que, de ce flou général, se distingue, parce que mieux dessiné, ce qui parle davantage à un enfant en termes de fantasmes, de rêves (ou de cauchemars), à savoir le film de Spielberg et l'histoire de la "jambe poilue". Qu'en est-il alors de cet "agent secret" qui donne son titre au film. S'il est clair que Marcelo n'est pas un agent secret, au sens de l'espion, infiltré dans des milieux hostiles au régime, il n'en demeure pas moins, dans le cadre même du récit, une sorte d'agent secret, au sens cette fois de ce qui à la fois agit (sens premier du mot, l'Agent secret est un film où il y a de l'action) et, plus secrètement, fait lien entre les différentes histoires, les différents personnages (qui touchent à son histoire, mais aussi à d'autres histoires, comme celles des réfugiés), les différents genres que le film emprunte, jusqu'aux différents looks que le héros arbore... soit l'agent de liaison parfait, qui assure au film sa cohésion, par-delà son aspect chaotique (qui est propre à l'époque). Plus encore: qui traduit cet esprit de communauté, certes favorisé par les circonstances de l'Histoire, mais qui est aussi celui des années 70 et qui s'est perdu avec le temps (cf. les deux Moura: Marcelo vs. Fernando la cinquantaine passée), et ce malgré les efforts (illusoires?) de la jeune historienne pour, à l'instar de Kleber Mendonça Filho, recréer le lien.

(1) Au Brésil, cela correspond à la période (1974-1979) où Ernesto Geisel fut au pouvoir et dont on a longtemps dit qu'elle aurait été moins dure par rapport aux autres dictatures; sauf que des documents récents ont révélé que Geisel avait poursuivi la même politique que ses prédécesseurs, les escadrons de la mort agissant majoritairement sous le contrôle de l'Etat.

(2) D'autant qu'au Brésil, au contraire des pays voisins, les policiers ou militaires ayant sévi à cette époque n'ont jamais été traduits en justice, protégés qu'ils furent par une loi d'amnistie.

décembre 05, 2025

La Grèce


  Une balle au cœur de Jean-Daniel Pollet (1966).

  Le pays des dieux et des héros.

Une balle au cœur a le charme et la beauté des films de la Nouvelle Vague dont il représente une sorte de "face cachée" (le film de Pollet qui n'a connu aucun succès à sa sortie — coïncidence amusante, il a été tourné entre le 24 mai et le 18 juillet 1965, soit, aux jours près, la même période que Pierrot le Fou de Godard — est resté par la suite longtemps invisible), en même temps qu'il fait écho à ses précurseurs: le scénario a été co-écrit par Pierre Kast, alors que pour le précédent film, Bassae, un court-métrage sur le Temple d'Apollon, c'est Alexandre Astruc qui avait collaboré au scénario. Kast et Astruc, c'est la génération de Bazin, de Doniol, de Rohmer... le début des Cahiers. Pour l'anecdote, on notera que le personnage du réalisateur qu'on voit dans le film se nomme "Kastruc". Kast et Astruc, donc, le mixte est étonnant tant les deux cinéastes diffèrent: légèreté, si ce n'est désinvolture (très NV pour le coup) chez le premier; gravité et goût du lyrisme (plus proche du cinéma classique) chez le second... Pollet les intègre pour mieux les dépasser. Une balle au cœur, c'est ça: une tragédie grecque filmée comme une série B. Mixte que résument les deux personnages féminins que rencontre Francesco (Sami Frey), bel aristocrate sicilien — un petit "guépard" — qui a été dépossédé de son palais, son seul bien, par un mafioso revenu d'Amérique (dont il veut dès lors se venger, tout en échappant à ses sbires): côté Astruc, Carla (Jenny Karézi), la chanteuse de bar (un faux air de Sylvie Vartan brune); puis côté Kast, Anna (Françoise Hardy), la jeune instit' fleur bleue (qui n'a pour palais qu'une salle de classe avec 28 têtes en rangs d'oignons), personnage pour le moins évanescent (c'est quasiment Françoise Hardy dans son propre rôle, s'essayant gauchement au cinéma), sans qu'on sache si l'interprète de "Mon amie la rose", devenue l'égérie de Courrèges, n'est là qu'en guest star, imposée par la production, ou si beaucoup de ses scènes ont été coupées au montage. Quoi qu'il en soit, c'est surtout sa plastique, se découpant sur les paysages, les décors naturels de la Grèce antique — à l'image des séminaristes allemands en soutane rouge —, qui semble justifier sa présence, conférant au film une grâce, certes artificielle (ah, le vert de la robe, la fuite éperdue à travers la dune, les oranges qui tombent du panier, puis le corps allongé dans l'herbe, telle "la dormeuse du val", au milieu des coquelicots), mais finalement très polletienne, pour contrebalancer l'aspect désabusé qui, à travers les autres personnages, imprègne le récit. S'y dégage une innocence qui, mêlée au tragique de l'histoire, à la majesté des temples visités, est celle du cinéma de Pollet, telle qu'on la trouve dans le reste de son œuvre (qu'il s'agisse de fictions ou de documentaires), celle dont témoigne Claude Melki, son acteur fétiche, innocence gravée à même le marbre (keatonien) de son visage. Si le film débute et se termine en Sicile, c'est bien la Grèce qui en est le cœur. La Grèce, du Parthénon à Skyros, "le pays des dieux et des héros", terre chérie par Pollet, berceau de notre civilisation et théâtre ici d'un monde corrompu auquel on ne peut échapper, que l'on s'enferme dans sa chambre ou qu'on se réfugie sur une île... un monde dont il ne reste plus qu'à disparaître.

décembre 04, 2025

Un conte voltairien

  L'Arbre de la connaissance d'Eugène Green (2025).

  Le mythe est le rien qui est tout.
(Fernando Pessoa)

Il se dégage des films d'Eugène Green, les rendant si délicieux à suivre, une sensation de douce euphorie où se mêlent (à l'impression de se retrouver dans un monde qui n'appartient qu'à son auteur), l'attrait de l'insolite, l'amour de la langue, le goût de la facétie... L'Arbre de la connaissance, le dernier en date, n'y échappe pas. Quinze ans après la Religieuse portugaise, Green retrouve Lisbonne (ça démarre sur la place du Rossio), aujourd'hui complètement dénaturée/défigurée par le tourisme de masse, incarné ici par les Américains, ses compatriotes d'origine qu'il qualifie de "barbares", l'occasion pour lui de renouer avec la langue portugaise, après la langue française (et ces fameuses liaisons que devaient marquer les acteurs) et dernièrement la langue basque (Atarrabi et Mikelats).

L'Arbre de la connaissance est un conte philosophique (le titre se suffit à lui-même), un récit d'apprentissage avec pour héros Gaspar, une sorte de Candide, initialement accro à YouTube (dans le film on dit "Toi-tuyau"), qui, désireux de "connaître" la vie, quitte sa banlieue (et sa mère) pour Lisbonne où il tombe sur un ogre (faustien, donc sans âme) qui transforme les touristes en animaux (au départ des cochons) pour ensuite les manger, plus exactement y goûter avant d'en faire de la viande qui sera revendue. Gaspar lui sert de rabatteur mais, se prenant d'amitié pour un chien au poil blond (un labrador "républicain" qui se révélera un beau Turinois, sorti on l'imagine de La sapienza) et surtout tombant amoureux d'une ânesse (la belle Hélène ainsi qu'elle apparaîtra par la suite)... lui et ses deux compagnons sont obligés de fuir. Poursuivi par l'ogre (aidé de son serviteur, eux-mêmes aidés d'une sorcière — macroniste? — qui a créé son entreprise, se déplace en balai-mobylette et dit respecter la propriété privée)... mais bon qui finira, je parle de l'ogre, bouffé par un crocodile capitaliste — le bestiaire chez Green est toujours génial, pensez à son film basque où les animaux étaient doués de parole — notre Candide trouve refuge chez Marie Ière (reine du Portugal au XVIIIe s.) qui chaque nuit rêve d'exécuter le marquis de Pombal (pour se venger de ce que celui-ci a fait subir aux Távora, et quand bien même c'est lui, Pombal, qui sauva le Portugal après le tremblement de terre de Lisbonne... catastrophe qui on le sait, parce que je viens de le lire, conduisit Voltaire à rédiger Candide).

Naviguant de Bresson (dont il reste ici surtout les plans sur les jambes et les mains) en Oliveira (la frontalité théâtrale, le même regard critique sur notre époque, mais aussi l'ogre et la sorcière, jadis amants, joués par Diogo Dória et Leonor Silveira, eux-mêmes amants dans Val Abraham, haha), Eugène Green rivalise d'inventivité et de poésie (ça va de pair) pour faire de son film une fable politique bien acerbe, contre donc le capitalisme et l'hypertourisme, en même temps qu'anti-américaine (Trump y est nommé "Engano" = Tromperie) et dans la foulée, anti-spéciste. Et tout ça sans l'arrogance de ces moralistes à la noix — inutile de les citer — qui collectionnent les prix dans les festivals, parce que chez Green le regard n'est jamais surplombant (bien que faussement innocent), associant au "baroque mystique" qui définit son art (cf. Monteverdi en ouverture du film), un humour toujours savamment dosé. Ainsi ce dernier trait que je cite parce que, survenant après le générique de fin, beaucoup l'auront raté (comme ce fut la cas pour Atarrabi et Mikelats avec le sanglier castillan dont était louée à la fin l'ouverture d'esprit — pour les besoins du film il avait accepté de parler basque!)... à savoir que dans l'Arbre de la connaissance aucun des touristes transformés en animal n'a été maltraité. Lol.

novembre 30, 2025

Mon journal 11

  L'Incroyable Femme des neiges de Sébastien Betbeder (2025).

  Notes de novembre.

5 novembre
Revu Un flic sur le toit de Bo Widerberg (1976), un film vraiment extraordinaire, digne des meilleurs polars américains, ceux à dimension politique (le film est une critique féroce de l'appareil policier). Ça commence par une séquence de giallo, se poursuit à la manière d'un Derrick (en plus drôle) et se termine comme un Don Siegel (mais sans Madigan et autre inspecteur Harry). La dernière partie est fabuleuse. J'ajouterai que le couple formé par Carl Gustaf Lindstedt (qui ressemble à feu Michel Ciment) et Håkan Serner, deux acteurs de séries télé (et de théâtre), est particulièrement savoureux.

12 novembre
Un vrai bolchevik. Sur Deux Procureurs de Sergei Loznitsa.

13 novembre
Quand l'Incroyable Femme des neiges démarre, on craint le pire tant le film a tout du "rendez-vous en terre inconnue" avec Blanche Gardin en (feu?) reine du stand-up, partie à la rencontre du peuple inuit. Ce qui fait qu'on pense aussi à son sketch sur les "réfugiés climatiques" et l'Inuit dont elle dit qu'avec sa capuche pleine de poils et ses grosses lèvres "on dirait mon cul quand j'ai bouffé indien"... Pas de quoi être rassuré, aussi vrai que si on se retrouvait devant un ours en furie ou un yéti complètement bourré. Alors? Eh bien, de cette incroyable patchwork, genre film-tupilak, qui mêle le show documentaire à la comédie-concept (de Nicloux à Dupieux en passant par Delépine et Kervern), l'empathie gnangnan (France TV) à l'humour potache (Canal+), se dégage pourtant une étrange et douce poésie, qui est celle du qivittok, derrière lequel se dessine une forme d'autoportrait, non pas de l'auteur (Betbeder) mais de Blanche Gardin herself, via tout ce que le personnage ("une bipolaire spécialiste des pôles") semble refléter de l'artiste et de ses fragilités, notamment dans son rapport aux autres, qu'ils soient loin (là-bas au Groenland) ou proche (les deux frérots du Jura, incarnés par Katerine et Bouillon)... Et à l'arrivée une bien belle émotion.

14 novembre
Ce bel objet formel. Sur A House of Dynamite de Kathryn Bigelow.

21 novembre
Julie (en 5 chapitres) — Revu La mariée était en noir de Truffaut. Toujours la même perplexité, qui mêle le plaisir à suivre cette intrigue pleine d'invraisemblances (c'est le côté à la fois irishien et hitchcockien, on peut dire "irishcockien", du film) et la gêne ressentie devant le trop grand écart qui existe à mes yeux entre:
1) la dynamique du polar (en l'occurrence américain), dont Truffaut a par ailleurs modifié la structure. (Dans le roman la raison de tous ces meurtres n'est précisée qu'à la fin, laquelle fin se trouve également changée, Julie apprenant de l'inspecteur que ceux qu'elle a tués n'étaient qu'une bande de joyeux fêtards qui passaient là par hasard, en voiture, au moment où le véritable assassin exécutait depuis une fenêtre le mari, lui-même un criminel, dans le cadre d'un règlement de compte. Soit pour Julie la double affliction d'avoir tué des innocents et d'avoir échoué à venger la mort de son mari.)
2) et la typologie des personnages masculins, chacun correspondant à un profil fortement marqué (le baiseur, le vieux garçon, le politicien, l'artiste, le truand), tels qu'on les retrouve dans le cinéma français.
De sorte que l'écart se trouve également marqué entre ces personnages sociologiquement déterminés et l'héroïne à la froideur psychopathique, différente en cela de la belle névrosée chez Hitchcock. C'est aussi que l'évolution du personnage joué par Jeanne Moreau, au début agréablement calqué sur la figure hitchcockienne (Vertigo, Marnie), demeure par la suite trop artificiel (en dépit de la belle partition de Bernard Herrmann), dans ce que le personnage est censé avoir de mystérieux et de fascinant; ainsi quand Truffaut le transforme en pure copie de Tippi Hedren (non plus comme personnage mais comme image iconique, photogénique: l'actrice fantasmée par Hitchcock) lors de la soirée qui prélude au premier meurtre, au point que le mot "apparition" prononcé par Brialy résonne un peu creux (ce que corrigera Truffaut avec Delphine Seyrig dans Baisers volés)... le personnage de Julie manquant par là de ce pouvoir envoûtant que dégageait p. ex. Jeanne Moreau dans la Baie des anges de Demy. Certes le personnage gagne progressivement en incarnation et en humanité, le rendant plus sympathique (surtout dans le chapitre avec Charles Denner, lequel de son côté préfigure l'Homme qui aimait les femmes), mais cette progression reste mal accordée avec l'enchaînement rapide des chapitres (d'autant que certaines scènes semblent par moments littéralement expédiées — je pense entre autres à celle où en deux minutes chrono Julie téléphone à la police pour innocenter, preuves à l'appui, l'institutrice inculpée à sa place).
Le film apparaît ainsi aussi plaisant que bizarrement ingrat, ce dont Truffaut semble avoir été conscient (La mariée serait sa Marnie à lui, non pas un "grand film malade" comme il qualifiait le film d'Hitchcock, mais son petit film malade), le conduisant à adapter de nouveau William Irish, avec la Sirène du Mississippi, mais où cette fois "bonheur et souffrance" seraient du bon côté, celui du héros et non celui, pour le moins frustrant, du spectateur.

27 novembre
La reine des abeilles. Sur Bugonia de Yórgos Lánthimos.

28 novembre
Vie privée de Rebecca Zlotowski. Si le film est plutôt agréable à suivre, il vaut surtout par le duo que forme Jodie Foster avec Daniel Auteuil, l'entrain qu'y instille Zlotowski, moins dans l'esprit des comédies hitchcockiennes ou de la screwball comedy (sachons raison garder) que dans celui des comédies policières de Pascal Thomas (la trilogie avec Frot et Dussollier), ce qui est déjà très bien. On regrettera toutefois que le rythme de l'enquête s'emballe sur la fin, altérant du coup la dynamique de la comédie, que la mise en scène, par ses effets, s'affiche un peu trop, que le scénario, très chargé (l'enquête + le roman familial + le thème du dibbouk...), rende par moments le film confus, et que le discours, très anti-psychanalyse, que le film énonce en filigrane, accumule les poncifs. Finalement ça fait beaucoup.
PS. Le vrai sujet du film, c'est peut-être cela: plonger une actrice américaine (so french mais aussi, forcément, un peu décalée) dans le bain de la comédie (d'auteur) française, aux situations convenues — d'où cette volonté chez Rebecca Z de faire montre d'originalité (un peu trop, je me répète) dans la façon de les traiter.

  La mariée était en noir de François Truffaut (1968).
Jeanne Moreau et son portrait par Charles Matton.