juillet 01, 2025

Mon journal 6

  Jardin d'été de Shinji Sōmai (1994).

  Notes de juin.

4 juin
Elles. Sur El llanto (les Maudites) de Pedro Martín-Calero.

5 juin
Un sommet de Sōmai — Jardin d'été. Mon troisième Sōmai, après le sublime Déménagement (1993), vu en 2023, et le fameux Typhoon Club (1985), vu en 2024. Sinon, il y avait tous les autres, dernièrement à la Maison de la culture du Japon, mais je n'en ai vu aucun. Alors Jardin d'été, beau film de l'enfance, qui fait de Sōmai, pas tant le papa naturel d'un Kore-eda, aux films par trop mièvres et artificiels, qu'une sorte de Comencini japonais, qui sait mêler grâce et gravité. Ici, à travers cette histoire d'amitié — le film est sous-titré The Friends —, moins entre les trois garçonnets du film, à cet âge davantage complices que véritablement amis, qu'entre le petit groupe qu'ils forment (bloc d'innocence) et un vieux solitaire (le thème "le vieil homme et les enfants", convenu mais que Sōmai saura transcender), entre l'enfance donc, propice à l'éveil, que représentent Lunettes, Sac d'os et Sumo, ainsi que l'homme les a surnommés, et la vieillesse qui, elle, favorise le repli... Le lien qui se noue — et se traduit par la remise en état par les enfants de la bâtisse du vieux et de son jardin laissé à l'abandon —, c'est assurément celui de la tradition et de la modernité, question essentielle au Japon, mais qui ici se double d'une autre question, autrement plus intime, qui touche à la mort, telle qu'elle est vue, de loin et sous forme de "curiosité" par les enfants (c'est parce qu'il est censé être proche de la mort que les enfants se sont rapprochés du vieil homme), et a été vécue, de près et sous forme de "trauma" par ledit vieil homme. Il faut toute la poésie et l'art vitaliste de Sōmai pour débroussailler le terrain quelque peu morbide sur lequel s'engage le film, et l'égayer, à la manière du jardin reprenant vie, pour qu'il en émerge cette tendre et douce mélancolie qui est propre aux grands films de l'enfance. Jardin d'été est une merveille.

8 juin
Je ne sais pas si la finale 2025 de Roland-Garros entre Jannik Sinner et Carlos Alcaraz — gagnée par ce dernier en cinq sets après une bataille de près de cinq heures trente et un "super tie-break" pour finir — est le plus grand match de tennis de l'Histoire (il y en a eu tellement, je me souviens de la finale 2012 de l'Open d'Australie, incroyable bras de fer entre Nadal et Djokovic), mais, forte de son scénario, totalement improbable avec tous ces retournements, elle restera assurément la meilleure mini-série vue cette année, et même depuis longtemps. Qui ainsi aura vu Sinner, sorte de Tintin haut sur pattes, affronter son (déjà) meilleur ennemi, qui est aussi sa "bête noire", non pas son Rastapopoulos ou son Général Alcazar (malgré la similitude du nom), ni même son Chiquito (pour le côté "artiste"), mais plutôt son Fakir, pour cette capacité qu'a Alcaraz de revenir, comme par magie, d'on ne sait quel "diable vauvert" (pour parler zitronien), effacer quatre balles de match à la suite, aligner une douzaine de points gagnants, recoller à deux sets partout et, au bout du bout, après avoir laissé croire à Super Sinner qu'il serait le super-héros de cette finale "herculéenne", lui balancer toute une caisse de kryptonite, qui le terrasse pour de bon.
10 juin
Les ondes Kiyoshi. Sur Chime et Cloud de Kiyoshi Kurosawa.

11 juin
Mort de Brian Wilson. Ainsi, de mes trois idoles de jeunesse, Brian Wilson, Ray Davies et Mark Hollis, il ne reste plus, aujourd'hui, qu'une seule encore en vie. Je réécoute "Surf's Up" (prévue initialement pour Smile, resté inachevé)... la version piano solo de 1967 (sur Sunshine Tomorrow, la réédition augmentée — sortie en 2017 — de Wild Honey) et celle de 1971 (sur l'album éponyme), avec ses clochettes spectoriennes, deux versions parmi d'autres qu'on retrouve dans le coffret The Smile Sessions, sorti lui en 2011. 
 Brian Wilson par David Anderle, 1967.

15 juin
Le plus petit commun multiple. Sur The Life of Chuck de Mike Flanagan.

20 juin
L'ébranlement. Note sur les Chevaux de feu de Sergueï Paradjanov.

27 juin
Mort de Lalo Schifrin. Je revois sur Arte (Blow Up) la "chronique musicale" que lui avait consacrée Thierry Jousse: Les B.O. de Lalo Schifrin.

28 juin
L'Accident de piano (lol), qu'est-ce que j'ai rigolé... Heave! Ho! Heave! Ho!... et puis le bruitage est génial (le bruit du piano chaque fois qu'il dévale l'escalier ou qu'il est simplement malmené). Sinon j'ai retrouvé l'adresse où le film a été tourné, c'est là:

juin 23, 2025

Oregon Country

  Showing Up de Kelly Reichardt (2022).

  Le grunge et l'esprit du pionnier.

Qui dit Portland, Oregon, dit le Nord-Ouest américain. Or le Nord-Ouest américain, ce ne sont que deux Etats, l'Oregon, donc, et son voisin du dessus, l'Etat de Washington, deux Etats difficilement dissociables, d'autant qu'à l'origine ils ne faisaient qu'un, et que Portland, la ville de Kelly Reichardt (et de Jon Raymond, son scénariste attitré), se trouve à la frontière des deux (il n'y a que le fleuve Columbia à traverser). Et qui dit Nord-Ouest dit grunge — via Washington, l'Etat, et Seattle, la ville de Kurt Cobain — mais pour Reichardt le grunge surtout en tant que style, un style dont Showing Up (2022) me semble revêtir (c'est le mot) toutes les caractéristiques. Par ce côté minimaliste que la cinéaste n'a peut-être jamais poussé aussi loin (au niveau de la forme comme du récit, fait de microfictions: ici, nourrir un chat, s'occuper d'un pigeon blessé, rendre visite à un frère psychiquement malade... la réalité du quotidien, comme celui des pionniers dans Meek's Cutoff ou du petit groupe terroriste dans la première partie de Night Moves). Un maxi minimalisme, pourrait-on dire, rappelant la deuxième histoire de Certain Women et bien sûr Wendy & Lucy, déjà avec Michelle Williams, qui en est donc à sa quatrième collaboration avec Kelly Reichardt, autant dire qu'elle est bien son actrice fétiche, sinon son double, après avoir incarné Wendy (se déplaçant avec "son" chien), Emily (faisant l'épreuve de l'Autre), Gina (témoignant de sa mélancolie) et maintenant Lizzy, une artiste-sculptrice préparant son exposition et dont le quotidien parasite le travail). L'aspect grunge du film commence avec la dégaine de l'actrice (fringues informes, aux coloris ternes, assortis à la terre qu'elle utilise pour ses sculptures, chaussettes tombantes et crocks — qu'elle remplace par des babouches quand elle sort!) (1), se poursuit à travers les sculptures elles-mêmes (des figurines en céramique, d'allure féminine, travaillées grossièrement et à l'expression aussi étrange qu'inquiétante), dont le générique de fin nous apprend qu'elles sont l'œuvre d'une artiste de Portland, Cynthia Lahti (une amie de Jon Raymond), et se propage à tout l'environnement disons "rudimentaire" du film, de l'atelier-garage (à demi ouvert) de Lizzy à l'espèce de "fourre-tout" artistique que représente le campus, où sont déclinées toutes les activités créatives possibles, du dessin au macramé en passant par la poterie et le métier à tisser... soit le côté arts and crafts de Showing Up, à l'instar d'une autre artiste basée à Portland, Jessica Jackson Hutchins, dont le travail — Reichardt en a fait un court-métrage: Cal State Long Beach, CA, January 2020 — repose sur l'assemblage d'objets usagés (cf. Lizzy au tout début du film récupérant des rebuts dans la rue) et l'utilisation, entre autres, du fil de fer et du papier mâché ("showing" résonne phonétiquement comme "chewing": se montrer, s'exposer, mâché, mastiqué, avec ce qui nous entoure, notre environnement de tous les jours). Et la dimension d'utopie qui, à la base, sous-tend ce type de mouvement (destiné au départ à l'ouvrier-artisan mais qui s'est par la suite généralisé vu que tout le monde peut être créatif, comme le rappelle Lizzy elle-même), mouvement prônant ainsi le recours à des matériaux naturels, la fabrication fait main et bien sûr l'inventivité (j'ai bien aimé la fille et sa combinaison multicolore décidant d'y adjoindre des scratchs plutôt qu'une fermeture éclair). Dans ce monde saturé de couleurs qu'elle côtoie plus qu'elle n'en fait partie, Lizzy, personnage "gris", grunge, à l'univers triste, fait tache évidemment. Elle représente le contrepoint, nécessaire au film pour lui éviter un aspect trop lisse, mais en même temps douloureux pour ce personnage désireux quand même d'égayer sa vie (trop centrée sur une famille passablement déréglée), à l'image de ses créations auxquelles Lizzy a fini par ajouter de la couleur, comme lui fait remarquer son père, lui-même ancien céramiste (personnage fantasque auprès duquel elle semble rechercher une reconnaissance, du moins artistique).
La beauté ingrate de Showing Up réside dans cette espèce de bloc glaiseux dans lequel se trouve prisonnière Lizzy (Michelle Williams, extraordinaire comme d'habitude) et dont elle voudrait s'extraire, la libérant de ses frustrations qui la rendent si peu aimable (deux demi-sourires en tout et pour tout dans le film, liés à son travail d'artiste: quand les sculptures sortent du four et que la cuisson s'est bien passée, puis à la fin, lors du vernissage, quand le père observe les sculptures et semble les apprécier). Le personnage, bien qu'au centre du film, y est comme effacé, sans relief, surtout par rapport aux deux extrêmes que sont Sean, le frère halluciné, génie créatif d'après la mère, mais qui ne fait rien hormis regarder de vieilles séries à la télé et se cuisiner des pâtes "bolo", sa spécialité, jusqu'au moment où, au plus fort de ses hallucinations, il se met à creuser un énorme trou dans le jardin, en quête, on l'imagine, de ces voix qui l'assaillent et qu'il appelle "les bouches de la terre"; et à l'autre bout Jo, la voisine asiatique (au tempérament cool), artiste elle aussi, mais à un niveau supérieur, presque professionnel, créant des installations que je qualifierais volontiers de solaires (les œuvres, faites de laine et de papier, sont celles de Michelle Segre qu'on peut voir au travail dans un autre court-métrage réalisé par Reichardt: Bronx, New York, November 2019) et qui loue à Lizzy la maison d'à côté, personnage à l'imagination toujours en éveil (cf. le travelling du début qui la suit dans la rue en train de faire rouler un pneu jusqu'à son jardin pour ensuite le fixer à la branche d'un arbre et en faire une balançoire). La tension du film — toujours minimum chez Reichardt mais suffisamment présente pour qu'on y ressente cette impression de "douce violence" qui sourd de ses films — porte ainsi sur ces deux "forces" opposées qui pèsent sur Lizzy, resserrant un peu plus l'étau affectif à quoi ressemble sa vie, à l'image du pigeon blessé, emmailloté dans sa boîte (le pigeon, animal grunge par excellence, au sens "propre" du terme, si je puis dire, dont il faut régulièrement changer le papier sali de la boîte, comme le rappelle Lizzy à Jo). Bref, d'un côté, l'horreur de la folie, qui atterre Lizzy quand elle voit son frère s'enfoncer de plus en plus profondément dans la folie; de l'autre, l'émulation que suscite le compagnonnage de la voisine, en même temps que s'y mêle un sentiment confus d'admiration et de jalousie, vu que tout semble lui réussir, ce qui pour Lizzy rend d'autant plus insupportable le fait que, faute de temps, Jo traîne des pieds pour faire réparer la chaudière, la privant d'eau chaude tout le long du film (c'est le running gag de Showing Up — le showering up — qui voit Lizzy plusieurs fois obligée d'aller prendre une douche à l'extérieur).

Et le Nord-Ouest dans tout ça? En dehors du grunge et de la géographie. Eh bien — mais là vous n'êtes pas obligés de me suivre — il apparaît à deux niveaux. Dans les deux images citées plus haut. D'abord celle des "bouches de la terre" qui confère au geste de Sean, si insensé soit-il, un côté "fouille" (the dig), l'image même, métaphorique, du retour aux sources, aux mythes fondateurs, de cette quête des origines qui traverse tout le cinéma de Kelly Reichardt. Puis l'image de la balançoire (the swing), que confectionne Jo avec son pneu (une image et son origine — le geste de Jo faisant rouler le pneu — que reproduira Lizzy dans une de ses sculptures). Difficile de ne pas y voir l'évocation nostalgique d'un territoire perdu, celui de l'Oregon Country, cet Oregon originel qu'arpente (en rêves) K.R. dans tous ses films, quels que soient les genres abordés... genres qu'on peut regrouper en un seul, le genre north-western. Dig & Swing. Creuser, se balancer... Et ainsi plonger plus profondément dans un monde aux couleurs naissantes, encore tremblant, celui que poursuit l'artiste du Nord-Ouest, via cet "esprit de pionnier" qui lui est propre. Est-ce ce monde que finit par apercevoir Lizzy à la fin, dans le ciel de Portland, après que Sean a libéré le pigeon et que, accompagnée de Jo, elle cherche l'oiseau des yeux. Le film ne le dit pas, mais oui peut-être...

(1) Etant entendu que le "vrai" grunge (question fringues), c'est dans Wendy & Lucy que Michelle Williams le portait.

Sur le cinéma de K. Reichardt, cf. Kelly Reichardt et le Nord-Ouest: une ode.

juin 20, 2025

L'ébranlement

  Les Chevaux de feu (les Ombres de nos ancêtres oubliés)
de Sergueï Paradjanov (1966).

Le plus célèbre des films de Paradjanov, celui qui l'a révélé, n'est pas le plus représentatif de "l'art paradjanovien", marqué non pas, comme dans ce film, par un déluge/délire d'images aux couleurs éclatantes et en perpétuel mouvement (jusqu'au vertige par moments), œuvre du chef-op Youri Ilienko, mais au contraire par le goût du cinéaste pour les tableaux vivants, au statisme assumé, inspiré entre autres de l'art arménien (l'enluminure médiévale dont dérive la miniature) —, ainsi qu'il apparaîtra dans les grands films suivants: Sayat Nova, la Légende de la forteresse de Souram, Achik Kérib —, la dynamique se situant pour le coup à l'intérieur de l'image. Les Chevaux de feu n'en demeure pas moins paradjovanien par sa picturalité et tout ce qui l'inspire au niveau culture, traditions et autres légendes, celles ici des Carpates ukrainiennes, là où vivent les Houtsoules, sans que s'y manifeste, de manière frontale, ce goût qu'avait donc Paradjanov pour le plan fixe, le fragment, les collages (qu'ils soient visuels ou sonores — cf. le très beau Hakob Hovnatanian, réalisé juste après les Chevaux de feu), ainsi que pour les collections d'objets (les plus hétéroclites), goût venu de son père qui tenait une boutique d'antiquités à Tbilissi, que le cinéaste a entretenu dans ses films, même pendant ses années de prison et a prolongé jusqu'à la fin de sa vie, via l'étonnant bric-à-brac qu'était devenue sa maison. Si on peut déceler ici ou là quelques influences cinématographiques (sur la base de ce que disait Paradjanov lui-même): Dovjenko (qui fut son professeur) et l'intensité de son lyrisme, Eisenstein (Ivan enfant ou encore la figure des boyards dans Ivan le Terrible) et Tarkovski (Ivan enfant rappelant également... bah l'Enfance d'Ivan), de même que Pasolini (le film produit en 1965 est contemporain du "cinéma de poésie" prôné par le réalisateur de l'Evangile selon saint Matthieu), on ne voit pas à l'inverse (même s'il en existe sûrement) de cinéastes directement influencés par Paradjanov... tout au plus peut-on évoquer Pelechian (qui était son ami) dans la séquence où Maritchka à flanc de montagne sauve une brebis mais, perdant l'équilibre, chute avec l'animal dans le torrent, séquence dont s'est probablement souvenu Pelechian dans les Saisons, son documentaire (sublime) sur les bergers arméniens. Si donc l'art de Paradjanov, par son chromatisme et la composition de ses plans, est plus proche de la peinture que du cinéma (dans sa forme, disons, attendue)... les Chevaux de feu, film à part dans l'œuvre, du fait de la caméra affolée d'Ilienko, fonctionne comme du cinéma à l'état brut, un bloc d'images et de sons qui (dès les premiers plans) ébranlent littéralement nos sens.

Pour aller plus loin, rien de mieux que ce texte de Patrick Cazals, extrait de sa monographie sur Paradjanov, parue en 1993:

Mars 1966. Aux projections des Chevaux de feu, le public et le critique européens découvrent un film des studios de Kiev si déroutant pour une production soviétique, filmé avec une telle virtuosité qu'on s'inquiète aussitôt de ses auteurs. L'œuvre révèle ainsi l'existence d'un cinéaste-peintre et conteur d'origine arménienne et d'un chef-opérateur ukrainien: Youri Ilienko.
Certains s'interrogèrent sur le parti pris baroque de l'esthétique paradjanovienne et crurent même discerner dans plusieurs séquences un formalisme académique tout aussi contestable que la grisaille ambiante des films soviétiques de l'époque brejnevienne.

L'attrait qu'exercent toujours les Ombres des ancêtres oubliés (titre original) près de trente ans après leur réalisation est pourtant l'un des critères d'une évidente réussite artistique. Ce qui n'aurait pu être qu'un film ethnographique, insolite et maîtrisé sur les mœurs des montagnards goutzouls d'un hameau perdu aux confins de l'Ukraine, devenait, grâce à Paradjanov et Ilienko, un opéra plastique et une fête lyrique (1).
Roméo et Juliette des Carpates, Ivan et Maritchka vont tenter de s'aimer. La haine historique que se portent leurs familles, la cruauté du destin, tout se ligue pour rendre leur amour impossible. Sur cette trame conventionnelle, cinéaste et opérateur trouvèrent une écriture originale, intimement liée aux émotions éprouvées par les personnages. Traitées le plus souvent en caméra portée, les séquences se fondent les unes aux autres par d'incessants balayages de paysages (contre-plongées vers la cime des arbres, filages, décadrages) qui pourraient laisser croire à une tentation maniériste s'ils ne trouvaient en fin de plan leur justification dans une composition rigoureuse.
Tenue par Ilienko, la caméra ne peut être un simple témoin. Elle dessine les arabesques d'une scène où viennent s'enlacer et se déchirer les deux jeunes héros. La caméra devient actrice lorsque le père de Maritchka lui assène un violent coup de bartka, cette hachette dont le bûcheron goutzoul ne se sépare jamais. Le sang inonde l'objectif et, en surimpression, se dressent les "chevaux de feu" (2). Plus tard la caméra se fera la complice du sorcier Yourko, jetant sur le village une nuée de maléfices dans une série d'intenses eaux-fortes, images arrêtées et calcinées. La dynamique des plans est souvent assurée par le travail très précis et inventif de l'opérateur. Lorsque Ivanko découvre le corps sans vie de Maritchka, déjà entourée de pleureuses, sur les bords du fleuve Tchérémoch, il traverse la rivière à gué, s'approche comme un félin et s'agenouille. La caméra, qui jusqu'alors était restée à six mètres de lui, fait une course rapide pour cadrer son visage bouleversé, ne dévoilant simplement sur sa gauche que les pieds nus de Maritchka et le bas de sa tunique. Plusieurs fois au cours du film, l'impact émotionnel d'une scène sera ainsi engendré par un mouvement de caméra.
Le traitement raffiné de la couleur et les recherches harmoniques lui apportent aussi une réelle richesse plastique. Les intérieurs d'églises, de hangars, d'auberges, les cérémonies de mariage, la fête funèbre, les processions vers le cimetière, les masques du Carnaval de la Noël, tranchent par leur débauche de détails et de nuances, sur l'austérité des paysages. Dans les lieux clos du village (cour intérieure d'une ferme, église, maison de la belle Palagna) comme au cœur des forêts de pins et de bouleaux, les bougies et les torches, la brume et les feux de broussailles, la neige et la boue créent un univers en constante mutation qui donne au récit sa dimension onirique. De multiples relais sonores rythment le film. Du plus profond des forêts jaillissent des appels, des chants, des coups de hache, des chutes d'arbres. Les plaintes lugubres des trembites (cors à longues trompes qui, selon la coutume, sonnent pour saluer les morts) sont aussitôt décodées au village et reprises en litanies, glas de cloches, bourdons des drimbas, ces guimbardes jouées par les bergers goutzouls.
L'une des astuces du filmage d'Ilienko est de voiler certaines scènes dans un tel mouvement circulaire qu'elles semblent avoir été tournées derrière un déroulant de feuillages et de branches. De même, lors de la danse clôturant la veillée funèbre du corps d'Ivanko, le panoramique à trois cent soixante degrés donne à la scène son vrai relief sabbatique. Une gamme très fournie de tons sombres et chauds souligne les références picturales voulues dès l'origine du projet: Rubens, Bosch, Goya, Bruegel, Ensor et Chagall...

(1) Si la reconnaissance internationale de ce film a sans doute permis à Paradjanov d'échapper dans les années soixante-dix à un sort plus dramatique encore, il marque aussi un tournant essentiel dans son esthétique. La complémentarité entre le choix image de Youri Ilienko et la réalisation de Paradjanov n'a pas été si évidente. Sur le tournage, de très nombreuses discussions ont précédé les prises. Ilienko cherchait en effet à transcrire le lyrisme du récit de Kotsioubinski par une caméra très mobile, et Paradjanov souhaitait au contraire approfondir dans ce tournage ses recherches plastiques. Il était davantage tenté par une approche contemplative, statique des thèmes.

(2) Commentaire d'Ilienko: "Ce plan viré au rouge sombre des chevaux sautant un fossé, c'est bien moi qui l'ai imaginé. Paradjanov trouvait cette idée stupide... Il faisait très froid... J'ai acheté quatre bouteilles de vodka, saoulé un jockey, creusé une tranchée et je m'y suis placé avec ma caméra. Les chevaux ne voulaient pas sauter! Finalement, tard dans la journée, ils se sont décidés... J'ai pris ensuite une poire à lavement pleine de peinture rouge et je l'ai vidée sur l'objectif. Au montage, Paradjanov a vu le parti qu'il pouvait tirer de ces scènes. Il y a, dans le film, de nombreuses astuces de ce genre."

Patrick Cazals, Serguei Paradjanov, éd. Cahiers du cinéma, 1993, pp. 97-100.

juin 18, 2025

Où est passé le rouge ?

  Conte d'automne d'Eric Rohmer (1998).

  Le point d'orgue.

  Notes sur le cycle "Contes des 4 saisons" (1990-1998).

Dans l'ordre: printemps, hiver, été, automne. Quatre saisons qui font de la "série", avec ses variations (sur différents thèmes, contrairement aux Contes moraux, et qui se répondent, contrairement aux Comédies et proverbes), ses rimes et ses échos, un tout, le Grand Conte, un sommet d'ingéniosité narrative et de maïeutique polychrome: vert, blanc, bleu, jaune... Loin des aspects faussement marivaudiens de l’œuvre (chez Rohmer c’est moins le jeu de l’amour et du hasard qui importe que, finalement, l’amour du jeu et du hasard), loin de l’éternel débat entre classique et moderne (que Rohmer, en maître dialecticien, a fini par rendre inopérant)... mais un système, fondé sur le désir et ses pérégrinations, que soutient la parole, mélange d’intrigues et de chausse-trappes, de chassés-croisés et de faux pas, de hasards et de possibles; et à côté de cela: des formes, des couleurs, une sorte de traité esthétique qui permet d'appréhender chaque film selon des critères chromatiques, climatiques, voire cosmologiques, faisant du système rohmérien une véritable maison, une architecture de pure sensation, à la fois solide et toujours en mouvement, et aujourd'hui parfaitement finie, car c'est ça aussi qui est beau chez Rohmer lorsqu'on regarde l'œuvre dans sa totalité: l'impression d'un accomplissement. Tout y semble achevé, non seulement les cycles — Contes et Comédies —, mais le reste également, jusqu'au dernier film, prélude et point final.

Printemps, hiver, été, automne. L'ordre est bon. C'est le printemps qui ouvre la série, et l'automne qui la referme. Entre les deux, l'hiver et l'été, peu importe l'ordre, l'essentiel est dans l'exécution, qui va du vert au doré, des prémices à l'arrière-saison, ce qui passe nécessairement par le bleu, le bleu azur, ensoleillé, quelle que soit la place du blanc, un blanc cassé, tirant même sur le gris, couleur qui de toute façon n'est pas une couleur. C'est le cycle de la vie, dans son processus de maturation, la pente ascendante (le déclin n'est pas rohmérien), c'est aussi le cycle d'une œuvre, dans sa dimension organique. Et si l'hiver y arrive trop tôt, c'est que, ayant valeur de synthèse — le blanc, synthèse de toutes les couleurs —, il aurait dû (théoriquement) terminer le cycle, qui dès lors se serait conclu sur cette réplique de Rosette, à l'adresse de Charlotte Véry: "Je sentais bien que tu sentais qu'il allait se passer des choses..." et non sur celle de Béatrice Romand à la fin de Conte d'automne: "S'il tient à moi, si je tiens à lui, on se reverra." Certes, ce sont les aléas (en particulier dans le choix des comédiens) qui ont fait que Conte d'hiver a été tourné avant Conte d'été et Conte d'automne, mais ça ne change rien. Non seulement parce que chez Rohmer, on le sait, tout est fortuit sauf le hasard, mais surtout parce que Conte d'hiver est plus qu'un conte d'hiver (un conte divers?). Déjà en s'immisçant dans les autres contes — via quelques touches météorologiques, comme la brume qui empêche de voir la forêt de Fontainebleau dans Conte de printemps ou encore le mont Ventoux dans Conte d'automne... (pour Conte d'été, Rohmer aurait aimé des ciels d'orage, qu'il pleuve pendant le tournage, comme il se doit en Bretagne, sauf qu'il a fait beau du début à la fin) — mais, plus encore, du fait que ce conte est lui-même un "condensé" des quatre saisons. Ainsi le prologue qui se passe en plein été et déjà en Bretagne, préfigurant le film suivant, puis l'histoire proprement dite qui commence quelques années après, à l'entrée de l'hiver, l'automne faisant office de parenthèse (une parenthèse de cinq ans), et non d'épilogue, ce qui aurait marqué la fin de l'histoire, cette histoire d'amour vécue pendant les vacances, et qui donc renaîtra, au décours d'un hiver aux allures finalement de... printemps, pour ce qui est de l'amour.

Cette position paradoxale de l'hiver témoigne du caractère non linéaire de l'ensemble, car basé sur des oppositions et des effets de symétrie (dixit Rohmer), qui voit Conte de printemps et Conte d'automne s'accorder autour d'un même dispositif (une possible machination), d'un même motif (le remariage), et encadrer Conte d'hiver et Conte d'été qui, eux, s'appuient sur un schéma différent: le "polygone amoureux" (pas un triangle mais un quadrilatère, un losange peut-être, pour rappeler la société de production de Rohmer), le schéma d'été (un homme/trois femmes) étant le miroir inversé de celui d'hiver (une femme/trois hommes). Une construction générale qui, au final, n'a rien d'évident, relevant plutôt d'un ordre secret, qui fait que si Rohmer a conçu son cycle dans l'ordre "attendu" des saisons (du printemps à l'hiver), il l'a tourné en fonction d'autres critères, tributaire de circonstances à la fois extérieures et, disons, plus intimes, qu'il ne nous appartient pas d'explorer, mais dont il est clair qu'elles confèrent au cycle une part de mystère qui le rend plus extraordinaire encore que chacun des films, pourtant admirables, qui le composent. Le "tout" plus éblouissant que la somme des parties, ce que n'offraient pas les cycles précédents. Le printemps est bien là, au commencement, parce qu'il ne peut en être autrement, mais c'est l'hiver qui suit, comme un retour de balancier, parce que l'été se fait attendre, un été tardif, se prolongeant du coup à l'automne, expliquant que les raisins, à l'heure des vendanges, y soient encore verts. La fluidité de l'ensemble est conservée, mieux: elle se trouve renforcée, qui tient, dans sa combinatoire même, à l'harmonie subtile qui s'y dégage. Harmonie au sens musical du terme. N'oublions pas que Rohmer, s'il a tourné, après "l'hiver" et en attendant "l'été", l'Arbre, le Maire et la Médiathèque, puis les Rendez-vous de Paris, il a aussi publié, une fois l'été passé mais dont l'écriture a dû accompagner l'ensemble du cycle, De Mozart en Beethoven, un "essai sur la notion de profondeur en musique", dans lequel l'auteur célébrait l'élan de la valse mozartienne, comme manifestation du désir, mais aussi les derniers quatuors de Beethoven, plus beaux encore car empreints d'une joie plus profonde, libérée de toute nécessité extérieure, de toute contrainte. On n'ira pas jusqu'à comparer les derniers quatuors et les Contes des 4 saisons, en particulier le premier, pour son rapport à la musique, introduite dès le générique avec "Le Printemps" (la sonate n°5 de Beethoven), et surtout le quatrième, devenu le deuxième, via l'allégresse dans laquelle il se termine, celle qui fait pleurer de joie... sinon de rappeler — non sans malice — que la place interchangeable du Conte d'hiver dans la chronologie du cycle est peut-être un écho à celle du 13ème quatuor, achevé après le 15ème et même le 16ème (si l'on tient compte du finale de substitution), le dernier des derniers quatuors.

Où est passé le rouge?

Donc un cycle de maturation. Du vert très vert, printanier, au vert doré, automnal, en passant par le bleu, celui du ciel en été. Et le blanc, le blanc de l'hiver, qui serait la synthèse. Sauf que — 1) pour faire du blanc, il faut des couleurs primaires, en l'occurrence du vert, du bleu et du rouge — 2) la couleur de l'automne n'est pas une couleur primaire, c'est une couleur secondaire, mêlant le vert, le rouge et le jaune — 3) dans Conte d'automne, le vert est très présent, fruit, on l'a vu, d'un été qui aurait débordé sur l'automne, les vignes se trouvant encore vertes au moment des vendanges, là où elles auraient dues être rouges (ce sont celles de la vallée du Rhône). Bref, le rouge, c'est ce qu'il manque dans Conte d'automne et, puisque c'est dans ce conte qu'il avait sa place, on dira, plus généralement, que c'est la couleur qui manque à l'ensemble du cycle. Du moins, au niveau du paysage. Car du rouge, il y en a tout de même, mais en tant que valeur ajoutée, sous forme de petites taches, judicieusement réparties dans le tableau. Où exactement? Eh bien, à chaque fois, au niveau d'un vêtement (je pense tout à coup, mais sans rapport avec Rohmer, à la robe rouge des juges dans l'Argent de Bresson, seul rouge du film). Ainsi, en remontant le cycle: le pull (couleur... bordeaux ou lie-de-vin!) de Béatrice Romand dans Conte d'automne, le maillot de bain (deux pièces) d'Amanda Langlet dans Conte d'été, l'écharpe (et le bonnet) de la petite Elise, la fille de Charlotte Véry dans Conte d'hiver et la jupe de Florence Darel dans Conte de printemps. Du rouge ("à doses homéopathiques", aurait dit Rohmer) pour rééquilibrer, sur le plan chromatique, le tableau et s'harmoniser avec — dans l'autre sens, cette fois — le vert, le blanc, le bleu et le vert-doré, surtout le vert et le bleu, les deux couleurs dominantes, une façon de retrouver les couleurs primaires évoquées plus haut: le vert, le bleu et le rouge, les couleurs préférées de Matisse, le peintre préféré de Rohmer.

Mais pourquoi des vêtements? Disons d'abord que des trois couleurs élémentaires, le rouge est de loin la plus discrète dans la nature et qu'elle ne s'y révèle que par "accident", pur effet de contraste. Ensuite, que les quatre vêtements rouges, ainsi repérés, sont des vêtements de saison (jupe/printemps, écharpe/hiver, maillot de bain/été, pull/automne), ce qui les intègre malgré tout au décor naturel. Enfin, et surtout, que ces vêtements apportent l'élément de matière nécessaire pour faire contrepoint à l'esprit, sur quoi est fondé tout le cinéma de Rohmer, cette "pensée" qui est le moteur de ses films, quelle que soit la forme qu'elle y prend. De sorte que le "vêtement rouge", s'il apparaît comme le petit plus dans le tableau, l'est à double titre: en tant que couleur rouge, touche d'insurrection contre la "tyrannie" du vert et du bleu; mais aussi en tant que textile, créant une sorte de tactilité qui s'oppose aux impressions purement chromatiques et climatiques, elles, impalpables, que distille chacun des contes. Soit l'élément en relief, certes dissonant mais indispensable pour que l'harmonie d'ensemble y gagne en intensité.
Voilà pour l'aspect esthétique. Qu'on ne saurait pour autant dissocier du reste, de ce qui se dit dans chaque film, et comment cela est dit. Ces petites notes de rouge sont l'équivalent des discordances (quiproquos, lapsus et autres confusions) qui parsèment le discours des personnages, lui-même empreint de circonlocutions, et font tout le sel de la parole chez Rohmer. Et ce qui est vrai pour la parole l'est aussi pour le geste. On sait l'extrême attention porté par le cinéaste aux gestes de ses actrices, des gestes qui font partie intégrante des personnages qu'elles incarnent (parfois de façon compulsive, comme Marie Rivière dans la Femme de l'aviateur, se passant systématiquement la main dans les cheveux lorsqu'elle s'exprime). Or, contrastant avec ces gestes, qui pour Rohmer renvoient à une grâce spécifiquement féminine, il y a ceux de leurs homologues masculins, trahissant par moments une évidente gaucherie — je pense principalement à Hugues Quester dans Conte de printemps et bien sûr Melvil Poupaud dans Conte d'été —, ce qui apparaît comme une forme de désaccord dans la gestuelle du film, à l'instar des taches rouges et des "ratés" de la parole, sans que cela signifie nécessairement une contradiction entre ce que dit le personnage et ce que révèlent ses gestes. Simplement une rupture, légère mais perceptible, qui ne peut qu'agrémenter la "chorégraphie" de l'ensemble.

Et les digressions philosophiques? Ne pourrait-on les interpréter de la même manière, comme des "heurts" dans la philosophie générale qui imprègne chaque film, à travers les joutes qu'elles provoquent. Avec cette particularité qu'il y aurait dans la succession des contes, et des saisons, comme un abandon progressif du savoir et du "bien-dire" pour quelque chose de plus intuitif. Une façon de revenir à la question du début concernant l'ordre des saisons et la place de Conte d'hiver. Reprenons. C'est dans Conte de printemps, le premier des contes, où l'on parle le plus de philosophie, à travers notamment la discussion entre Jeanne et Eve: il y est question de Kant, du transcendantal, de jugement synthétique a priori... En contrechamp: la musique, celle de Schumann jouée par Natacha, qui joue aussi les "entremetteuses" entre Jeanne, jeune prof de philo, et son père. Dans Conte d'été, qui suit, pas de références philosophiques, mais de longues discussions entre Gaspard et Margot, tout en se promenant au bord de la mer, sur le thème de l'indécision dans les sentiments amoureux, écho possible à Kierkegaard... En contrechamp: une chanson, "Fille de corsaire", écrite par Gaspard qui, courage fuyons, se dérobera au moment du choix. Dans Conte d'automne, enfin, pas de références philosophiques non plus... pire: le professeur de philo y est discrédité par son ex-maîtresse qui fut aussi son élève mais préfère dorénavant parler philo avec Magali, la viticultrice qui, sur la nature, la vie, la pensée, lui dit des choses beaucoup plus profondes que celles qu'il pouvait lui dire... Et pas de contrechamp, on reste au milieu des plants de vigne où pousse le muflier sauvage, comme le précise Isabelle (initiée par Magali) à Gérald, qu'elle a rencontré dans le but justement de lui faire rencontrer Magali... Et puis Conte d'hiver. Où là par contre on reparle philo, via Pascal et son fameux "pari", leitmotiv rohmérien, entre Loïc, l'intellectuel, et Félicie, qui a décidé de le quitter pour un autre, dans l'attente d'un troisième qui, dialectique oblige, n'est autre que le premier. En contrechamp: Shakespeare, dont la pièce Le Conte d'hiver fait aussi du dramaturge un philosophe de la nature. Que conclure, si ce n'est que Conte d'hiver ne pouvait être le dernier des contes (ni le premier d'ailleurs), et suivre ainsi l'ordre des saisons. Qu'il existait une autre approche, celle qui valorise la nature, justifiant que le cycle des 4 saisons s'achève avec Conte d'automne. Et Conte d'hiver de s'insérer alors entre le printemps et l'automne, film-contrepoint dans l'harmonie du cycle.

PS. Cette place de l'hiver qu'on pourrait qualifier de "poétique", avec ce que cela suppose aussi de mystérieux, contribue au charme des films de Rohmer, le charme au sens du "presque-rien" (ou du "je-ne-sais-quoi", je ne sais plus) dont parlait Jankélévitch. Mais ça, c'est une autre histoire...

juin 15, 2025

Life of Chuck

  The Life of Chuck de Mike Flanagan (2025).

  Le plus petit commun multiple.

Si la forme est plus proche d'un Zemeckis que d'un Spielberg, Life of Chuck de Mike Flanagan, d'après Stephen King, n'en reste pas moins un très beau film (c'est bien aussi Zemeckis), classique dans sa facture et dont l'émotion va crescendo, d'un cosmos (Carl Sagan) à un autre (Walt Whitman), de la fin probable du monde ("It's sucks!") à la contemplation à rebours/à venir de ce qu'est la vie, toute vie, même la plus anonyme ("Thanks Chuck!"), sans céder à la lourdeur métaphysique, s'inscrivant au contraire, via le genre musical — antidote à l'angoisse, collective, personnelle, qui traverse le film (c'est Cover Girl avec Rita Hayworth et Gene Kelly qui sert de fil conducteur) —, dans la lignée des œuvres à double-fond, profondément sombres mais joyeuses en surface, exemplairement It's a Wonderful Life de Capra auquel le film fait penser (outre le titre, les idées suicidaires auxquelles est en proie initialement James Stewart avant de s'en débarrasser, ce qui fait que j'ai aussi pensé au génial Damsels in Distress de Stillman où il est question de suicide et de danse, la sambola, pour y pallier).
C'est que Life of Chuck est un film "vaste", à la fois rock et folk: le côté "Chuck" (Chuck Berry évidemment, celui qui chantait "C'est la vie") et le côté "Krantz" (la bonne pâtisserie juive, qui confère au film son label de "feel good movie", à travers aussi la musique des Newton Brothers qui, par instants, les plus cosmiques, tend quand même à l'emphase, soit la couche de sirop versée sur le krantz). Un film qui surtout, à la manière du héros, "contient des multitudes", ainsi que l'écrivait Whitman dans son poème "Song of Myself", et que cite aussi Bob Dylan, symbole même du mixte folk-rock, dans une de ses dernières chansons... Ces multitudes qui sont toutes les choses qu'on est appelé à connaître, les vies à rencontrer, le monde en soi/à soi, si ordinaire soit-il, s'opposant aux "mèmes" de Chuck et ses répliques publicitaires vues au début du film (donc à la fin), Life of Chuck s'attachant, en remontant dans le temps, à dé-méméfier le héros (ça ne se dit pas mais je le dis quand même) pour en faire une sorte de PPCM, le "plus petit commun multiple", et ce depuis sa plus tendre enfance, où il se révèle un merveilleux danseur (qui plus est au "grand cœur"), et le restera toute sa vie, mais secrètement (puisque les mathématiques sont passées par là, qui feront de lui un comptable parmi d'autres, comme grand-papa)... le merveilleux s'immisçant alors dans ce qui remplira autrement sa vie, si courte qu'elle aura été (même pas quarante ans), surmontant l'attente angoissante d'une mort, la sienne, "vue" vingt ans plus tôt.

Life of Chuck relève du "film raconté au futur antérieur", et c'est tout l'art de Flanagan, issu, on l'imagine, de son expérience de la série, que de savoir conjuguer, à l'instar de Stephen King, un récit à temps multiples sans multiplier les boucles à l'infini, se contentant de déplier la trame en trois actes, inégalement répartis dans le temps (l'originalité est là): 1) un futur proche (aux allures de fin du monde), un presque présent, qui est celui de la mort de Chuck, atteint d'un cancer du cerveau; 2) un passé proche également, neuf mois avant, correspondant aux premiers signes de la maladie, en même temps qu'à la résurgence, subit et a priori sans lendemain, de ses talents de danseur tels qu'ils s'exprimaient quand il était enfant (séquence magnifique d'une dizaine de minutes, loin des gros morceaux lalalandesques d'un Chazelle); 3) un passé, lui beaucoup plus lointain, celui justement de l'enfance, période la plus développée, où tout s'est joué (je n'en dis pas plus). Soit un récit structuré en trois parties mais construit en deux temps, trois mouvements (d'abord un temps qui semble arrêté, temps de la catastrophe et pour le coup d'adieu au monde et à Chuck; puis un temps court, fugace, de pure allégresse; enfin le temps long, par son vécu, de l'enfance, temps à la fois merveilleux et angoissant).
L'émotion vient de cette progression inversée qui fait que le cumul émotionnel procède non pas de l'acquis (ce que le sujet a emmagasiné toute sa vie en termes de connaissances et d'expériences), mais au contraire de la révélation rétrospective que la vie, dans le fond, est un mystère. Et que c'est en tant que tel, qu'il faut la vivre, ce qui n'est pas sans angoisse, de cette angoisse qu'on dit "fondamentale". Et tout ça à notre échelle, qui est celle ni du grand tout universel (qu'affectionnent les récits dystopiques) ni de l'infiniment petit (notre moi "a-tomique"), mais celle qui fait lien entre les deux, notre propre "cosmos". Flanagan ne le dit pas explicitement, en tout cas de façon appuyée, ce qui rendrait son film par trop fumeux, mais le suggère de plus en plus fortement, à mesure que le film avance et remonte dans le temps, évitant la guimauve sentimentaliste, parfois de justesse (cf. le personnage du grand-père joué par Mark Hamill, on dirait Gepetto), se tenant ainsi sur la crête, entre le crépuscule du premier acte (qui voit les catastrophes s'enchaîner et les étoiles commencer à s'éteindre), le flash lumineux du deuxième (comme une ampoule avant de griller) et les premiers rayons du troisième, inondant la pièce située sous la coupole. C'est en cela que Life of Chuck est bouleversant.

juin 14, 2025

J'ose

  Jaws (les Dents de la mer) de Steven Spielberg (1975).

Note rédigée il y a quelques années sur le film de Spielberg et la critique qu'en avait fait à l'époque Pascal Bonitzer: "L'écran du fantasme 2":

Glop. "Il vous secoue, il vous passe à l'attendrisseur et... glop!" C'est le requin, le grand blanc (great white) décrit par Quint à la première apparition de celui-ci. On est tenté d'y voir aussi une définition de l'impact du film, voire du type de cinéma qu'il illustre: il vous secoue, c'est le premier degré, le suspense, la peur; il vous passe à l'attendrisseur, c'est le second degré, la sympathie pour les héros en danger, la communauté humaine qui, dans la salle obscure, devant l'infini des flots et l'horreur qu'ils recèlent, se ressoude; et glop! une fois de plus la loi du cœur, la paranoïa sociale, le familialisme petit-bourgeois vous ont happé insidieusement, au rythme des retours de la grande bouche dentée. On peut donc appliquer la phrase de Quint plus largement au système social tout entier, à la société des Grands Blancs (ce requin ne s'appelle tout de même pas comme ça pour rien), à la société, cette "fleur carnivore" comme le voulait un slogan de Mai 68...

Ce qui est intéressant c'est que Bonitzer, à travers son texte et mieux que Daney (dans l'autre texte qui suit, trop axé sur la fonction fascinante/fascisante de ce type de cinéma), fait ressortir toute la richesse du film et de ses "mâchoires", et ce, quand bien même il s'agirait d'un "grand film bourgeois"... On y devine une véritable jouissance à parler du film, à le décortiquer, à l'interpréter (anticipant ainsi son fameux "pourquoi se fait-on tellement chier?" à propos du manque de romanesque — la peur de raconter une bonne histoire — des films de l'époque et qui l'année suivante sonnera le glas des grands textes politico-théoriques), même si chez lui cela passe encore et toujours par la grille lacanienne. Au point d'ailleurs que je me demande si Lacan n'a pas été finalement pour Bonitzer (et d'autres qui en étaient férus, comme Oudart) une façon de ne pas sacrifier au culte du tout-politique, de se ménager — durant cette période d'idéologie extrême, marquée par le dogmatisme, les ruptures et autres excommunications — non pas une porte de sortie mais une forme d'échappée, qui permette de parler malgré tout de cinéma, d'échapper à tout ce discours plaqué que représentait l'idéologie maoïste appliquée aux films (i.e. contre les films). Parce que hein, quand même, Mao et Lacan, ça n'a rien à voir, c'est même antinomique... Autant dire que recourir à Lacan a certainement permis, et ce avec d'autant plus de force que la cinéphilie originelle y était refoulée (donc toujours prête à faire retour), d'écrire de grands textes-critiques, certes élitistes (mais la critique, la vraie, celle qui excite l'intellect, est forcément élitiste), au risque parfois d'une certaine illisibilité, sauf que ce n'était pas le cas chez Bonitzer, à l'aise avec les concepts lacaniens et pour le coup à même de les intégrer à ses propres textes sans que ceux-ci perdent ni de leur clarté ni de leur acuité.

Sac. Dans Jaws, tout est corps, c'est-à-dire sac, voire sac-poubelle. Un dedans et un dehors, un dehors qui enferme un dedans (son principe vital): au regard des dents de la mer, les différences s'abolissent entre un homme, un chien, un matelas pneumatique, un bateau à moteur, une bouteille d'oxygène. Comme le requin lui-même n'échappe pas à la règle, comme il est fait comme un sac, il est mortel. Les Oiseaux de Hitchcock étaient autrement plus redoutables. Cependant, cette obsession du corps comme un sac ou comme une boîte (soit la plus simple expression de l'imaginaire) appelle une remarque: l'horreur, c'est que le corps soit ouvert. La gueule béante du requin présentifie cette horreur sur le mode dramatique, et l'on ne manquera pas d'évoquer à cet égard le vagin denté, la castration, etc. (voir le récit de Quint: il vous fixe d'un œil mort, puis, quand il vous happe, il fait les yeux blancs, etc.). Plus intéressant, plus significatif cependant me semble ce qui cristallise la figure de l'océanographe: à savoir l'obsession — horreur et désirs mêlés — de voir ce qui se trouve à l'intérieur. A l'intérieur de quoi? du corps, c'est-à-dire ici, donc, de n'importe quoi: ça commence par des débris humains dans l'espèce de bac à glace de la morgue, puis le cadavre du pêcheur dans son bateau crevé, les déchets hétéroclites dans l'estomac du premier requin, enfin le requin lui-même comme ce qui se cache sous la surface de la mer. Compulsion de voir l'innommable, de faire sortir la puanteur des mauvais objets internes. C'est ainsi que le chasseur de requins et l'océanographe sont complémentaires, et forment un tableau cohérent de la névrose sociale de notre époque, et spécialement de l'américaine: la paranoïa du premier guide et coiffe la névrose obsessionnelle du second, paranoïa et névrose obsessionnelle dont le léger excès est corrigé et normativé par la figure du flic, l'Américain moyen. Histoire d'hommes, bien sûr, et d'homosexualité œdipienne de groupe: voir la séquence de l'exhibition mutuelle des cicatrices, les sérieuses, du chasseur et de l'océanographe, et celle dérisoire, mais si sympathique et humaine, de l'appendicite du flic (degré zéro de la scarification symbolique). Qu'est-ce qu'elles signent, ces cicatrices, plaies refermées et intégrées à la mémoire du corps, dans cette séquence de tendresse virile dont l'effet spéculaire est garanti dans la salle? La chaude appartenance à la tribu humaine, c'est-à-dire hors-sexe.
De quoi s'agit-il en définitive? Exactement de la même chose que dans l'Exorciste(où les prêtres étaient trois) dont Jaws est bien plus proche que des Oiseaux: c'est la morsure du sexe qu'il s'agit de conjurer, et de la grande secousse dont elle panique le corps. (P. Bonitzer, "L'écran du fantasme, 2.", Cahiers du cinéma n°265, mars-avril 1976)

J'aurais pu choisir un autre texte. Par exemple celui qu'a écrit Bonitzer quelques mois plus tard sur le film de Pierre Zucca, Vincent mit l'âne dans un pré (et s'en vint dans l'autre), et le thème "lacano-klossowskien" du simulacre, à travers les notions de mateur et de menteur, texte dont l'ouverture est une véritable profession de foi quant à ce qui, à l'époque, meut Pascal Bonitzer en tant que critique, à savoir la question du hors-champ:

Le cinéma qui nous intéresse est celui qui joue des hors-champs: vous devez commencer à le savoir, on ne cesse de le seriner (c'est drôle, on a l'impression d'être les seuls). Les grands cinéastes — Hitchcock, Lang, Mizoguchi, Tourneur, Dreyer, Duras, Straub, Godard — sont ceux dont la mise en scène, l'écriture, le montage, s'articulent d'effets de hors-champ, d'un fading de la représentation. Car c'est en jouant du hors-champ, des hors-champs, c'est-à-dire en ouvrant le film au pas-tout, que le réel à quelque chance d'y pointer, et d'être subvertie la répétition du même. (Cahiers du cinéma n°268-269)

Si j'ai choisi le texte sur Jaws c'est, outre la qualité du texte, que je tiens le film de Spielberg pour un très grand film, un grand film de fiction plus qu'un grand film d'horreur, dont certes l'efficacité, sur le plan dramaturgique, n'est pas exempte de roublardise (comme chez Hitchcock d'ailleurs), mais travaillée de telle sorte, qui conjugue émotions et intelligence — l'intelligence du récit et de la mise en scène pour faire naître les émotions —, qu'on devrait parler non plus d'efficacité, et le côté savoir-faire que cela sous-entend, mais d'efficace avec l'idée de "création" que cela suppose; non plus comme simple visée mais comme principe de fabrication. Et ce à tous les niveaux, qui ne soient pas que visuels, champs et hors-champs, ou sonores (ah la musique "fa-fa dièse" de John Williams), mais aussi poétiques (la figure du requin, dont le côté faux — on voit que c'est une maquette —, confère, à l'instar de King-Kong, une vraie poésie au film) et romanesques (cf. l'extraordinaire passage quand Quint raconte l'histoire de l'USS Indianapolis qui est aussi son histoire)... De sorte que la terreur dans le film n'a rien du "hou, fais-moi peur" (comme disait Daney) des films d'horreur traditionnels, qu'elle se situe à un autre niveau, faisant de Jaws l'égal de Psycho ou de Shining (même s'il y manque la femme, c'est le côté hors-sexe du film dont parle Bonitzer, parce que c'est peut-être aussi la peur de la femme qui s'exprime à travers l'image du grand blanc, qu'on traque, qu'on chasse, tout en le redoutant, tel l'Achab de Melville, figure récurrente chez Spielberg)... J'ose même affirmer qu'en termes de récit Jaws leur est supérieur. Oui je sais, c'est provoquant de dire ça quand on sait le crédit dont bénéficient auprès de tout cinéphile le film d'Hitchcock et celui de Kubrick, mais bon, Jaws c'est autre chose, c'est mon premier film de terreur, de terreur à la fois profonde, qui vous happe, vous dévore (il ne s'agit pas d'engloutissement), à l'instar de Quint le vieux loup de mer, et de surface, qui vous ramène du fond, autre mais entier, à l'instar de Hooper le scientifique, de sorte qu'on y retourne, qu'on aime y retourner, un film que j'ai d'ailleurs vu tellement de fois (à la différence des deux autres) que je le connais par cœur, que je pourrais le revoir les yeux fermés, le visualisant "à l'oreille" (à travers sa musique, ses bruits, ses cris, ses dialogues), ce qui me fait dire que "revoir" ainsi Jaws c'est un peu comme utiliser un lecteur d'écran pour non-voyants... vous me voyez venir, bah oui, un logiciel de type Job Access With Speech, JAWS... parce que Jaws c'est ça aussi, un grand conte moderne, marqué par ce qui est propre aux contes: la dimension orale. Un film-ogre que tout le monde connaît, sans forcément l'avoir vu, parce que circulant de bouche à oreille, via la mémoire des hommes, de ceux qui aiment le cinéma, tout le cinéma (qu'il soit d'auteur ou à gros budget). Ce qui fait que, plus de 40 ans après, il est toujours aussi présent.

juin 10, 2025

Les ondes Kiyoshi

  Chime de Kiyoshi Kurosawa (2024).

Le cinéma de Kiyoshi Kurosawa, on le sait, file allègrement la métaphore, à l'image de ses deux derniers films, Chime et Cloud (2024) — je passe sur la Voie du serpent, pâle démarcation du second, plus précisément de la seconde partie, dans le hangar, parce qu'à la sauce française, rappelant le style des vieux téléfilms français, qui ne tient que par le comique involontaire que produit (à l'instar du personnage joué par Damien Bonnard) le côté pataud de la mise en scène... nous rappelant surtout que loin de ses bases, comme avec le faiblard Secret de la chambre noire, le cinéma de Kiyoshi Kurosawa perd beaucoup de son inspiration et de sa vitalité.

Donc Chime et Cloud qui, eux, filent de manière autrement plus convaincante la métaphore: culinaire dans le premier, "nébulesque" dans le second...

Les ondes Kiyoshi.

Chime, par son haut degré d'abstraction, est un drôle d'objet, un objet en l'occurrence métallique qu'on aurait soumis à des radiations sonores (le "carillon" du titre, proche du bourdon), de sorte que le rapport à la cuisine, s'il passe d'abord par l'art de la coupe dans la cuisine japonaise (et le rôle qu'y joue le couteau, ici pour couper des oignons ou découper un poulet, véritable support de série B, genre slasher)... il n'ouvre pas pour autant sur un quelconque art de la table (kazirigiri), avec ce que cela suppose de raffiné et d'harmonieux; annonçant au contraire les dissonances qui sied si bien à l'art de Kiyoshi Kurosawa. Comme si le plat tout juste préparé, loin d'être subtilement cuisiné, était passé directement au micro-ondes... des ondes mystérieuses, inquiétantes, et probablement terrifiantes, elles-mêmes découpées (à l'image des lumières du métro aérien), par moments envahissantes, à d'autres étrangement absentes (comme tapies dans un monde devenu subitement sourd), mais au bout du compte, promptes à s'immiscer partout (via des passerelles), dans tout l'environnement ambiant, jusqu'à l'espace domestique — cf. le bruit que font, lorsqu'on les décharge, ces sacs gigantesques remplis de canettes vides... le son ultra-contemporain de la folie consumériste, emblématique du Japon, et plus généralement du non-partage égotiste qu'incarne le personnage principal (enseignant dans une école de cuisine), plus apte à parler de lui que de ce qu'il pourrait apporter aux autres (en tant que chef cuisinier). Si le message peut paraître simpliste, il n'en demeure pas moins parfaitement raccord avec le minimalisme de la mise en scène et, dans le cas présent, la durée du film, qui ne dépasse pas les trois quarts d'heure. Aussi dirais-je que Chime n'est pas, comme certains le regrettent, un film trop court, un "Kiyoshi pas entier", ajouterais-je pour filer une fois encore la métaphore culinaire (d'autant que la cuisine ici n'avait finalement rien de japonaise, on y parlait aussi de cassoulet!), mais un parfait concentré (sans tomates) de l'art pour le moins diététique de maître Kiyoshi.

Théorie du nuage.

Quant à Cloud, de quoi s'agit-il? D'abord de stockage. Car qui dit "cloud" dit stockage, sur des serveurs virtualisés, renvoyant donc à une réalité virtuelle, celle de la vente en ligne, sauf qu'il s'agit aussi de récupérer la marchandise et de la stocker physiquement dans un entrepôt, Kurosawa jouant de ce double mouvement de la marchandise, des rayonnages métalliques sur lesquels elle est remisée, à l'écran de l'ordinateur où elle figure virtuellement, permettant à Yoshii de suivre l'évolution de ses transactions (hautement spéculatives). D'où il ressort, via la manière dont le héros range ses caisses en carton, comme il classe ses dossiers sur son PC, une sorte d'art de la méthode, qui voit la marchandise entreposée de façon à optimiser l'espace disponible, à la manière dont on procède sur un ordinateur (Yoshii est de plus aidé par un "assistant", comme on en trouve dans les programmes informatiques). Méthode qu'on ne saurait toutefois rattacher à l'art japonais du rangement (danshari) — marqué, outre le minimalisme, par sa philosophie de la réduction (de tout ce qui est superflu et encombre) — dans la mesure où ici (la première partie du film) les transactions témoignent d'un matérialisme outré et sans scrupules (dont Yoshii est devenu dépendant, fonctionnant dans le plus-de-jouir), et d'autant plus qu'il se trouve encouragé par l'"assistant" (qui, lui, agit comme pousse-au-crime)... un matérialisme que symbolisent les grandes entreprises du web (la métaphore est là, les caisses en carton renvoyant à Amazon et tous ces sites de vente en ligne), ce qu'il va "payer au prix fort" dans la seconde partie, Cloud virant brutalement au film de vengeance (vengeance ourdie par ceux, clients ou partenaires, que le héros, à travers son business, a humiliés, trahis ou arnaqués). Soit le retour du réel, dans ce qu'il a de paradoxalement "irréel" (les victimes de ce matérialisme "débridé", pas spécialement japonais, se sont transformées en purs psychopathes), vu que, comme dans la première partie, réel et virtuel demeurent enchevêtrés: l'extermination des assaillants, un par un, dans le hangar rappelle autant les films de home invasion (de Assault on Precinct 13 de Carpenter à Knock at the Cabin de Shyamalan) que des jeux de tir sur PlayStation (jeux au demeurant addictifs, aussi addictifs que l'e-commerce, d'où la longueur de la seconde partie). Et le nuage, me direz-vous? Eh bien, il est dans l'obscurcissement qui gagne progressivement le film par la violence qui s'y déploie — les nuages s'amoncellent dans le ciel, dit un des personnages — jusqu'au finale où Yoshii, condamné à poursuivre son travail de revendeur compulsif, et ainsi nourrir une jouissance de plus en plus mortifère (de celle qui peut détruire le monde), se retrouve comme perdu au milieu des nuages — des nuages à la picturalité marquée, telle une fantasmagorie —, prêt à franchir les portes de l'enfer (consumériste). Fade to black.

juin 04, 2025

Elles

  El llanto (les Maudites) de Pedro Martín-Calero (2024).

  Le liant d'El llanto.

Vu les Maudites (El llanto) de Pedro Martín-Calero. Et dans le genre (le thriller horrifique), pas vu mieux depuis The Invisible Man, la version #MeToo réalisée par Leigh Whannell en 2020, dont s'inspire d'ailleurs Martín-Calero dans la partie finale du film, quand l'une des héroïnes (il y en a trois) est directement confrontée au "mal" (comme Elisabeth Moss avec ce salaud de Griffin), ce mal qui n'est visible qu'à travers des écrans numériques (téléphone portable, caméra vidéo), vu que les spectres, maléfiques ou non, c'est bien connu, n'impriment pas la pellicule; se manifestant aussi par des gémissements, "les pleurs" du titre original, celles des victimes qui, depuis un même bâtiment mystérieux, semblent traverser le temps (le film se déroule à deux époques différentes, séparées de vingt ans) et l'espace (situé à deux endroits différents, à dix mille kilomètres l'un de l'autre, Madrid et La Plata en Argentine). On ajoutera que la figure du mal et les pleurs qui l'accompagnent ne sont perçus que des trois héroïnes qu'un lien unit sans qu'elles le sachent. L'idée qui court en filigrane — la violence ancestrale, patriarcale, sexiste... dont sont victimes les femmes — est évidente (le mal est ici représenté par un vieil homme aux traits "craveniens", me faisant également penser à l'homme goule de Carnival of Souls incarné par Herk Harvey en personne), de sorte qu'il n'était peut-être pas nécessaire à la fin, comme le fait Martín-Calero, de mettre les points sur les i (et les barres sur les t), mais bon, l'auteur n'enfonce pas non plus le clou et cette fin, toute décevante qu'elle est, ne vient pas gâcher le plaisir pris jusque-là.

Parce que les Maudites est une vraie réussite, qui démarre par une séquence de musique trance dans une boîte de nuit, avec effets de lumière stroboscopiques, un prélude percutant, particulièrement violent, puisque matérialisant au présent le trauma originel, et qui va se prolonger tout au long du film, telle une "onde de choc" (la boîte de nuit se nomme "Blast"), par ces voix de femmes, témoignant, elles, du passé, des voix qui relèvent à la fois de la plainte et du chant (belle partition signée Olivier Arson). C'est la force du film. Relier présent et passé, et ainsi, par les voix entendues, la "malédiction" dont deux des héroïnes semblent porteuses, sous le regard de la troisième qui en sera elle aussi victime (l'actrice qui joue Camila a des faux airs de Kristen Stewart). Pour l'exprimer, et en même temps signifier la dimension universelle de cette violence, Martín-Calero recourt, comme pour les voix, à une sorte de fusion, au sein du genre qu'est le thriller horrifique, empruntant aussi bien à la tradition espagnole du film d'horreur qu'au fantastique contemporain, évoquant les premiers Amenábar et ce qu'on appelle le "réalisme magique" dans la littérature et le cinéma latino-américains, mais également, dans une approche postmoderne du genre, à un cinéaste comme De Palma et sa référence ici davantage antonionienne que hitchcockienne (manifeste dans la partie centrale du film)... le réalisateur privilégiant ainsi ce qui fait lien, le "liant" d'El llanto, sa ligature, comme celle du double "L", que renforce l'article "el".
Ll, el... entendu "elle" en français, soit Marie, le premier maillon (français) du film, elle-même perdue dans la longue chaîne de l'Histoire, celle de ces autres "elles", qui remonte à la nuit des temps.

juin 02, 2025

Mon journal 5

  Les Linceuls (The Shrouds) de David Cronenberg (2025).

— Linceul être vous manque, et tout est dépeuplé.
(comme disait ce cher Alphonse,
qui n'était pas Daudet mais aurait pu être Allais)

  Notes de mai.

2 mai
Le schmock — OK, le "schmock" c'est le asshole, le minable, à l'image du frère de Karsh dans les Linceuls de Cronenberg. Mais chez les Juifs c'est aussi le petit morceau de peau (le prépuce) qu'on détache du pénis lors de la circoncision et qui, s'il symbolise originellement l'alliance à Dieu, représente aussi le déchet, ce qui reste après l'opération — le reste appelé à pourrir, à devenir "schmutz", comme le corps du mort une fois enterré (alors que chez l'endeuillé, nous dit le dentiste au début du film, ce sont les dents qui pourrissent, à cause du chagrin). Cette question du "reste" est centrale dans les Linceuls. A la fois comme "alliance" (à la femme aimée et aujourd'hui disparue, mais aussi au cinéma que Cronenberg s'apprêterait à quitter?) et comme "déchet", le "palea", l'en deçà du désir, de ce désir inavouable, et pourtant avoué, pour un corps putréfié (bonjour la mélancolie), avec au bout... rien, juste un schmock. Le désir en tant qu'il est appendu à un objet coupé, "déconnecté", donc signifiant, y révélant sa vraie nature, loin de celui, trompeur, qui nous meut entre vivants (jusqu'à nous exciter via ces histoires idiotes d'espionnage et les interprétations qu'elles suscitent); désir si loin, si profond, que c'est par-delà la mort, par-delà un deuil impossible, dans le fantasme d'un corps démembré, qu'il trouverait sa plus terrifiante manifestation.

9 mai
Le crime ne paie pas. Sur You and Me (Casier judiciaire) de Fritz Lang.

15 mai
Le 2 juillet, outre le fait que Line Renaud aura 97 ans, sortiront l'Aventura de Sophie Letourneur et l'Accident de piano de Quentin Dupieux... Letourneur et Dupieux, peut-être les deux meilleurs auteurs (désolé pour l'inclusif, j'ai mal tourné ma phrase) de comédies en France, je dirais même "à la Française", non pour rétablir le féminin, mais pour ce que ces comédies ont de typiquement français, mêlant: chez la première, le trivial et ce qu'il peut avoir de génialement comique dans la vie d'un couple (avec ou sans enfants); chez le second, l'absurde qui régit nos vies et nous rend fatalement stupides, et pas qu'un peu chez Dupieux. De l'Aventura, je ne sais pas grand-chose sinon que, s'inscrivant dans une trilogie italienne dont il constitue le cœur, le film prolonge Voyages en Italie, et que si celui-ci, avec son "s" en plus, n'était pas rossellinien, celui-là, avec son "v" en moins, ne sera pas antonionien (et pas davantage "stone-et-chardenesque"). Quant à l'Accident de piano, j'en sais encore moins. Quid de l'accident? Je connais l'accident de guitare, en l'occurrence électrique, quand le guitariste se trouve électrocuté par sa guitare. Pour le piano, j'imagine le pianiste, la tête écrasée par le couvercle du piano, ou simplement les doigts si c'est le couvercle du clavier, mais ça n'a sûrement rien à voir. Réponse le 2 juillet.

18 mai
Il n'y a pas que Pink Floyd qui soit allé à Pompéi. Moi aussi, et c'était avec The Zombies. La preuve: .

20 mai
Ah The Phoenician Scheme. Pas encore vu le film de Wes Anderson... mais arrêtons-nous déjà sur le titre, "The Phoenician Scheme" (Le schème phénicien), "scheme" au sens non pas seulement d'intrigue (sinon Anderson aurait dit "plot"), ni même de programme (Anderson aurait dit "project" ou "plane"), mais bien de schème... peut-être pas au sens kantien (faut pas exagérer) mais au sens second de "représentation abstraite" (l'abstraction, une donnée de plus en plus marquée chez Anderson), en l'occurence de ce que recouvre ici le terme "phénicien", sachant qu'on ne sait pas grand-chose, justement, des Phéniciens, si ce n'est qu'ils occupaient ce qui constitue, plus ou moins, le Liban actuel, hommage probable à Juman Malouf, la compagne d'Anderson... et plus encore qu'ils voyageaient beaucoup et avaient le sens du commerce. Mais aussi que phénicien, étymologiquement parlant, ça renvoie à la couleur pourpre, au "rouge sang" (il parait que ça saigne pas mal dans le film) et par-là au "phénix", oiseau mythique censé renaître de ses cendres. Est-ce à dire que dans The Phoenician Scheme, s'ajouterait à la tonalité funèbre qui imprègne les derniers Wes Anderson (depuis The Grand Budapest Hotel — pensons également à l'exposition "Spitzmaus Mummy in a Coffin and Other Treasures" = Musaraigne momifiée dans un cercueil et autres trésors, conçue par Anderson et Juman Malouf)... oui eh bien, qu'à cette tonalité funèbre, s'ajouterait aujourd'hui l'idée de "renaissance". OK, tout ça est très abstrait, mais c'est justement ce que je voulais dire.

24 mai
C'est quoi le plan? Sur Mission: Impossible — The Final Reckoning de Christopher McQuarrie.

31 mai
Phénicie aussi. Sur The Phoenician Scheme de Wes Anderson.

  You and Me (Casier judiciaire) de Fritz Lang (1938).