
The Brown Bunny de Vincent Gallo (2003).
La première fois que j'ai vu The Brown Bunny, c’était lors de sa sortie il y a plus de vingt ans. Puis j’y ai repensé à chaque fois que j'écoutais la BO composée en partie par John Frusciante, l'ancien guitariste des Red Hot Chili Peppers, mais dont les cinq titres (sublimes) ne sont présents que sur l'album, Gallo ne conservant dans son film que la musique additionnelle (elle aussi sublime), de "Tears of Dolphy" de Ted Curson à "Smooth" de Francesco Accardo, en passant par "Come Wander with Me" de Jeff Alexander et interprété par Bonnie Beecher, "Beautiful" de Gordon Lightfoot et "Milk and Honey" de Jackson C. Frank. Pourquoi ont-ils disparu ces morceaux? Frusciante dit lui-même que sa musique et le film étaient pareils à des jumeaux. Et c'est vrai que la ligne mélodique des chansons épouse exactement celle, douloureuse et fragile, du film. Reste que les cinq titres manquants, qui feraient de la Fender de Frusciante le pendant de la Honda 250 de Gallo, elle-même cachée une bonne partie du film à l'intérieur du van, participent de cette impression d'étrangeté véhiculée par The Brown Bunny, une étrangeté qui tient d'abord au mouvement du film, avançant tout droit vers sa résolution finale, son "pipe-show" turgescent et son flash-back explicatif, mais aussi de tout ce qu'a retiré Gallo du film après sa présentation cannoise. Je ne connais pas la version qui avait été montrée à Cannes en 2003, mais la nouvelle, amputée de presque une demi-heure, soit un quart du film, serait celle voulue par Gallo — et pas, bien sûr, pour faire plaisir au public cannois qui l'avait copieusement sifflée, ni au critique Roger Ebert qui, lui, l'avait qualifiée de pire film jamais vu à Cannes, ce qui par la suite avait valu une belle bordée d'injures entre les deux hommes.
De tout ce qui a été coupé, le plus important est certainement la fin de la séquence dans le salar de Bonneville, où l'on voit Gallo, sur sa moto, flottant entre le bleu du ciel et le blanc des salt flats, et disparaître à l'horizon. Dans la première version, on le voyait ensuite revenir à son point de départ... Là non, ce qui crée une trouée dans le tissu du film, d'autant que la séquence se situe exactement au milieu et qu'un tel "point de non-retour" ne peut qu'éclairer différemment la seconde partie. Jusque-là, on avait affaire à un road-movie somme toute classique dans son déroulement minimaliste, ponctué de rencontres éphémères avec des inconnues aux noms de fleurs, comme celui de l'être aimé et à jamais perdu (Daisy). Et la sortie à moto sur le speedway s'inscrivait dans cette succession de petits faits insignifiants, soit une simple parenthèse dans l'itinéraire du film (la traversée Est-Ouest des Etats-Unis), le temps de se faire plaisir. Sauf qu'en supprimant le plan du retour, Gallo modifie la donne. D'abord au niveau de la forme. Par cette coupe, le cinéaste renforce encore plus la sensation d'aplat que dégage la séquence. La profondeur de champ est comme définitivement abolie. Le personnage s'efface progressivement, jusqu'à devenir un point minuscule où s'annule, via le flou de l'image, toute perspective. On nage en pleine abstraction, et pas n'importe laquelle: la colorfield painting de Rothko et B. Newman, avec ses bandes d'aplats monochromes (ici bleus et blancs). Plus encore: Gallo élimine le changement d'axe qu'aurait impliqué le retour du personnage et prolonge ainsi tous ces plans où il apparaît de dos, silhouette hirsute envahissant une partie de l'écran, qu'il soit au volant de sa camionnette ou en train d'embrasser une femme, ce qui accrédite l'idée d'un road-movie filmé comme une fuite en avant, jusqu'aux retrouvailles avec Chloë Sevigny où cette fois Gallo est vu de face, et pour cause (la modernité de Gallo passe par une utilisation assez désinvolte du champ-contrechamp).
Mais là n'est pas l'essentiel. Ce qui fait la grandeur du film, c'est sa temporalité. The Brown Bunny est un film de l'inconsolation et comme tout grand film de ce type, trouve sa force dans des questions moins de surface que temporelles (pensons à Vertigo, film matriciel s'il en est, et à la sublime séquence du séquoia, l'une des plus belles du film). Je m'explique. En ne nous montrant pas le personnage revenir de sa virée dans le désert, Gallo crée une fausse fin, en plein milieu du film, qui rend la seconde partie plus indécise, quant à l'enchaînement des faits, et à leur durée, d'autant que la séquence se trouve raccordée brutalement avec le plan du van avançant vers nous, en lieu et place de la moto. Et si c'était vraiment la fin? Je parlais plus haut des femmes rencontrées qui portent toutes des noms de fleurs: Violet, Lilly puis Rose, en attendant Daisy. Mais qui évoquent aussi des couleurs (Daisy se nomme Lemon, à la fois marguerite et citron) — ce qui renvoie peut-être aux pull-overs de couleurs différentes qu'arborait Warren Oates dans Two-Lane Blacktop de Monte Hellman, un film auquel celui de Gallo fait davantage penser qu'au Gerry de Gus Van Sant (sorti l'année d'avant), mais surtout identifie le personnage de Daisy à la Honda jaune de Gallo, et pour le coup le van noir à un fourgon mortuaire. Dès lors, comment ne pas voir la séquence du désert comme une sorte de cérémonie funèbre, à la fois moderne et romantique, autant dire ultra mélancolique, donc sans retour possible. The Brown Bunny ne serait rien d'autre qu'une version moderne du mythe d'Ophélie. Toute la seconde partie, au statut temporel incertain (puisque arrivant après la fin), témoigne de cette ophélisation, ce que confirmerait la sulfureuse scène finale puisque le personnage de Daisy y apparaît tel un fantôme (elle est bien morte) qui pourtant "existe" (c'est une hallucination, donc bien réelle pour celui qui en est la proie). Un peu vampire aussi, dans la mesure où, on le sait, les vampires la nuit...
Bonus: la bande originale du film.