juillet 05, 2025

Le si bémol

  L'Accident de piano de Quentin Dupieux (2025).

  L'auteur et son personnage.

L'Accident de piano n'est pas un accident dans la filmo de Dupieux, sauf à considérer qu'on n'y rit pas comme des bossus (hormis quelques batailles de yaourts, et encore), que le film est de tous les Dupieux probablement le plus sombre, mais aussi l'un des plus émouvants (dans ce qui s'y dévoile derrière le personnage de Magalie), structuré qu'il est comme une petite pièce musicale en trois actes (le chalet, l'interview, l'accident) et un seul mouvement, celui de la "Marche funèbre" de Chopin, d'abord réduit à sa seule "main gauche" (le si bémol mineur), partie pour le coup un rien massive, puis poursuivi de façon hautement destructive (la Marche y est littéralement massacrée), quand Magalie alias Magaloche, impayable avec ses bagues aux dents ("Ma-galoche"), née le même jour qu'Internet et grande émule des "jackasseries" de MTV (mais sans l'esprit punk, trash et transgressif de l'émission), rencontre une journaliste à la diction, elle, so perfect — opposition des plus jubilatoire — jusqu'au finale, que rassurez-vous je ne divulguerai pas, sinon que le postlude, signé Chilly Gonzales, vient "ré-accorder" l'ensemble.

C'est que le film marque un aboutissement chez Dupieux (davantage qu'un accomplissement), au sens "jusqu'au-boutiste" du terme, quant à la "portraiture" (comme il y a eu la "monture" dans le Daim) d'un personnage au QI d'une enfant de 7 ans, moins perverse polymorphe que foncièrement mauvaise, du fait de son insensibilité à la douleur: à la sienne de douleur, physique (une maladie qui existe réellement) mais aussi à celle, morale avant d'être physique, que Magalie (Adèle Exarchopoulos) inflige aux autres, à l'instar de ce qu'on appelle les "antagonistes" dans les fictions populaires américaines, tel le personnage (emblématique) de Michael Myers dans la série des Halloween, qui souffrait de la même maladie — la salopette de garagiste que porte Magalie, lors de l'entretien avec la journaliste (Sandrine Kiberlain), qui pour le coup serait une sorte de Laurie Strode, la scream queen du film, s'en fait l'écho, de même que la dernière partie, dans la pure tradition du film d'horreur. Autant dire que réduire le personnage à sa seule fonction (sociale) de youtubeuse débile, élevée au rang de star grâce à ses contenus où, avec le plus grand sérieux, elle se bousille imperturbablement le corps, c'est faire l'impasse sur la dimension fictionnelle du personnage, héritée non seulement des grands idiots qui peuplent le cinéma de Dupieux mais aussi d'un certain type de production télévisuelle, celle low end des vidéos pourraves et "plus-con-tu meurs" de Jackass (que découvre Magalie ado, via les tests d'autodéfense exécutés par Johnny Knoxville), et plus encore, dans une forme elle aussi bas de gamme (celle qu'affectionne Dupieux), du thriller horrifique, les deux références, Jackass et le film d'horreur (en l'occurrence de slasher, comme dans le Daim) se rejoignant dans le plan où Magalie dégueule son yaourt. Avec cette particularité toutefois que:

1) là où généralement — si l'on excepte Robert, le pneu de Rubber, un pur et vrai méchant — le personnage dupieussien se révèle plus bête que méchant, ce qui le rend finalement sympathique, Magalie apparaît, elle, dans la lignée des personnages d'antagonistes, plus méchante que bête, ce qui la rend nécessairement moins sympathique (euphémisme). 
2) c'est pour la première fois un personnage féminin, même si sa féminité laisse à désirer (euphémisme, deux), Magalie s'affichant de manière sexuellement pauvre, sinon asexuée (sauf pour ses fans les plus aveugles, à l'image de celui que campe Karim Leklou), qui chez elle relève peut-être d'une homosexualité refoulée (elle prête d'emblée à la journaliste les intentions de vouloir coucher avec elle), en tout cas qui, lorsqu'elle associe son pseudo "Magaloche" à ses grosses "loches", témoigne non pas d'une identification féminine mais de l'image morcelée qu'elle a de son corps, celui-ci ne lui servant que de champ opératoire pour ses expériences de self-testing.

Ce que je veux dire par là, c'est que l'antipathie dégagée par le personnage n'implique pas nécessairement que le film soit lui-même antipathique (et pour le coup "fasse grincer les dents", si je puis dire). Magalie est certes dénuée de toute empathie (elle traite son assistant personnel joué par Jérôme Commandeur — servile à souhait mais pas dupe — de "pauvre larve"), mais cette "absence d'empathie", qui n'est pas synonyme d'antipathie, rappelons-le, n'est autre que la traduction littérale de son "insensibilité congénitale", comme il y a l'idiot congénital — cf. Mandibules dont Dupieux reprend d'ailleurs certains motifs, parmi lesquels les troubles de la parole du personnage incarné déjà par Adèle E., qui suite à un accident non pas de piano mais de ski ne pouvait parler autrement qu'en gueulant; voire le mystérieux contenu de la petite valise transportée par les deux débiles du film: une paire de dentiers en diamants que prolonge ici, d'une certaine manière, l'appareil dentaire de Magalie (on pense aussi, bien sûr, aux dents d'acier de Jaws, l'ennemi de James Bond). Bref, si Magalie, dénuée d'empathie, se révèle antipathique, la question est de savoir si cette antipathie, qu'on pourrait dire normale, du personnage, contamine le reste du film et le rend à son tour antipathique. La réponse est non, c'est ce que je vais tenter de démontrer.

L'épaisseur du personnage ne se limite pas aux trois couches de vêtements que porte l'actrice. Sans atteindre des sommets (n'exagérons rien), le personnage créé par Dupieux témoigne d'une réelle profondeur, qui fait de Magalie un joli petit personnage de fiction, que beaucoup trouveront insuffisamment consistant (à l'image du yaourt qui lui sert de repas et qui, au passage, veut dire "épais" en turc, haha), parce que s'arrêtant à son côté "vide", alors que tout est là justement, dans ce vide du personnage et la façon dont Dupieux le questionne via l'entretien avec la journaliste et le rôle de celle-ci dans le passage à l'acte de Magalie, ainsi confrontée à des questions dont elle ne veut et surtout ne peut répondre (quant aux "raisons" de toutes ces vidéos d'auto-mutilation qu'elle empile depuis des années), jusqu'à la pousser dans ses derniers retranchements (quant au pourquoi de toute cette horreur qu'elle a en elle, auquel s'ajoute la menace que soit révélé le secret de l'accident de piano), ce qui fait que la "méchanceté" de Magalie se trouve comme retournée, Simone la journaliste, avec ses questions "impossibles" à répondre, étant vécue comme un Autre méchant (Magalie l'appelle d'ailleurs "la sorcière"). De sorte que ladite Simone apparaît tout aussi antipathique et peut-être davantage encore, en tant que personnage, par son aspect horriblement lisse. (Faut-il voir dans le fait qu'elle se gargarise du mot "positif" comme une petite pique adressée à la vénérable revue lyonnaise dont on sait le peu de passion pour le cinéma de Dupieux? je ne crois pas mais l'idée m'a traversé et du coup bien amusé.) Bon d'accord, la satire est grosse (bah oui, on est chez Dupieux), qui confère au film un petit côté wilderien, où personne n'est épargné, une sorte de Big Carnival riquiqui, réduit, pour ce qui est le cœur du film, à une salle de gymnase et deux modules en bois... Et alors? si dans son genre, à partir d'un concept comme toujours très élémentaire, le film, en allant jusqu'au bout de son programme, y dévoile beaucoup plus que ce que le concept laissait présager au départ. L'Accident de piano est traversé par une véritable pulsion de mort (qu'accompagne la "Marche funèbre" en si bémol mineur de Chopin, affreusement exécutée sur un piano désaccordé), où se découvre petit à petit, sans que des mots puissent être mis dessus, puisque parfaitement ignorée, cette jouissance qui chez Magalie, à travers le flux ininterrompu de clips (en l'occurrence débiles mais peu importe), la faisait tenir, jusqu'à ce p... d'entretien. Voilà pour le personnage.
Et puis il y a la figure de l'auteur. Il n'aura échappé à personne que Dupieux fait du personnage du père de Magalie (rapidement entrevu), une sorte de double (même look avec la barbe et la casquette) mais un double grotesque qui ne fait que se bidonner (il n'a même pas de répliques), ainsi lorsqu'il découvre la première vidéo de sa fille (le test de la batterie de voiture qu'elle a branchée sur son appareil dentaire) et qu'il la partage... Rien de méta à ce niveau (ou alors plus que larvé, au même titre que le regard caméra de Commandeur quand celui-ci prépare le yaourt de Magalie et crache subrepticement dedans), mais simplement l'idée que de ce personnage totalement négatif qui pourtant le fait rire, il en est le créateur. Et que s'il tient à nous le rappeler c'est que ce personnage tranche avec ses habituels idiots, qu'il y a en Magalie quelque chose d'extrême, une radicalité. A la fin du film, Magalie, qui en voulant réparer sa connerie en a fait une plus grosse encore, a décidé d'en finir (j'essaie d'être le plus vague possible). Pour l'occasion, elle a chaussé une casquette promotionnelle qui fait écho à celle du père, donc à l'auteur, et se filme tout en écrasant pour la première fois une larme. Le fan au "scooter de gitan" (Leklou) et son petit frère sont là, planqués, en train de l'observer. Arrivant comme un cheveu (ou un poil de barbe) dans la soupe, le petit frère fait remarquer à l'ainé qu'il ressemble à leur père... Pourquoi cette réplique sinon pour y pointer la figure de l'auteur. Difficile en effet de ne pas voir là une volonté chez Dupieux de nous signifier qu'à travers le personnage jusqu'au-boutiste de Magalie quelque chose touche à sa fin (ce qu'annonçait déjà Daaaaaalí! avec entre autres le personnage du vieux Dalí). Comme si le cinéma de Dupieux était appelé à se régénérer. Aucune idée de ce que sera Signaux, le prochain film avec Eric et Ramzy, le tandem de Steak, si ce n'est peut-être le signal d'un renouveau. C'est en tout cas le sens donné par l'image du corbeau vu au début du film, écrasé sur le pare-brise de la voiture et balayé par les essuie-glaces, que Magalie décide ensuite d'enterrer dans la neige, espérant qu'il se réincarne en "un truc plus intéressant". A la toute fin, comme une postface au film, alors que s'entendent les jolis arpèges de Chilly Gonzales (dans l'esprit chopinien du "Finale" qui suit la "Marche funèbre"), l'oiseau — l'Oizo? — sort de la glace. Magalie réincarnée? Ou une promesse de Dupieux? Non pas que Signaux déjà en post-prod sera un truc plus intéressant, ça c'est pour le fun, mais différent de ce qu'on avait peut-être trop pris l'habitude d'attendre de la part de Dupieux. Le fait que le personnage de Magalie soit riche de toutes ses possibilités, de l'antagoniste au corbeau, et ainsi ne se limite pas à son statut d'horrible youtubeuse, ne la rend pas forcément plus sympathique (parce qu'un antagoniste, comme un corbeau, ça n'a rien de sympathique), mais en nourrissant généreusement le film, il contribue à rendre celui-ci non seulement plus sympathique mais surtout plus important qu'il n'y paraît dans l'œuvre de Dupieux. Un si bémol pas si mineur. CQFD.