juin 18, 2025

L'ébranlement

  Les Chevaux de feu (les Ombres de nos ancêtres oubliés)
de Sergueï Paradjanov (1966).

Le plus célèbre des films de Paradjanov, celui qui l'a révélé, n'est pas le plus représentatif de "l'art paradjanovien", marqué non pas, comme dans ce film, par un déluge/délire d'images aux couleurs éclatantes et en perpétuel mouvement (jusqu'au vertige par moments), œuvre du chef-op Youri Ilienko, mais au contraire par le goût du cinéaste pour les tableaux vivants, au statisme assumé, inspiré entre autres de l'art arménien (l'enluminure médiévale dont dérive la miniature) —, ainsi qu'il apparaîtra dans les grands films suivants: Sayat Nova, la Légende de la forteresse de Souram, Achik Kérib —, la dynamique se situant pour le coup à l'intérieur de l'image. Les Chevaux de feu n'en demeure pas moins paradjovanien par sa picturalité et tout ce qui l'inspire au niveau culture, traditions et autres légendes, celles ici des Carpates ukrainiennes, là où vivent les Houtsoules, sans que s'y manifeste, de manière frontale, ce goût qu'avait donc Paradjanov pour le plan fixe, le fragment, les collages (qu'ils soient visuels ou sonores — cf. le très beau Hakob Hovnatanian, réalisé juste après les Chevaux de feu), ainsi que pour les collections d'objets (les plus hétéroclites), goût venu de son père qui tenait une boutique d'antiquités à Tbilissi, que le cinéaste a entretenu dans ses films, même pendant ses années de prison et a prolongé jusqu'à la fin de sa vie, via l'étonnant bric-à-brac qu'était devenue sa maison. Si on peut déceler ici ou là quelques influences cinématographiques (sur la base de ce que disait Paradjanov lui-même): Dovjenko (qui fut son professeur) et l'intensité de son lyrisme, Eisenstein (Ivan enfant ou encore la figure des boyards dans Ivan le Terrible) et Tarkovski (Ivan enfant rappelant également... bah l'Enfance d'Ivan), de même que Pasolini (le film produit en 1965 est contemporain du "cinéma de poésie" prôné par le réalisateur de l'Evangile selon saint Matthieu), on ne voit pas à l'inverse (même s'il en existe sûrement) de cinéastes directement influencés par Paradjanov... tout au plus peut-on évoquer Pelechian (qui était son ami) dans la séquence où Maritchka à flanc de montagne sauve une brebis mais, perdant l'équilibre, chute avec l'animal dans le torrent, séquence dont s'est probablement souvenu Pelechian dans les Saisons, son documentaire (sublime) sur les bergers arméniens. Si donc l'art de Paradjanov, par son chromatisme et la composition de ses plans, est plus proche de la peinture que du cinéma (dans sa forme, disons, attendue)... les Chevaux de feu, film à part dans l'œuvre, du fait de la caméra affolée d'Ilienko, fonctionne comme du cinéma à l'état brut, un bloc d'images et de sons qui (dès les premiers plans) ébranlent littéralement nos sens.

Pour aller plus loin, rien de mieux que ce texte de Patrick Cazals, extrait de sa monographie sur Paradjanov, parue en 1993:

Mars 1966. Aux projections des Chevaux de feu, le public et le critique européens découvrent un film des studios de Kiev si déroutant pour une production soviétique, filmé avec une telle virtuosité qu'on s'inquiète aussitôt de ses auteurs. L'œuvre révèle ainsi l'existence d'un cinéaste-peintre et conteur d'origine arménienne et d'un chef-opérateur ukrainien: Youri Ilienko.
Certains s'interrogèrent sur le parti pris baroque de l'esthétique paradjanovienne et crurent même discerner dans plusieurs séquences un formalisme académique tout aussi contestable que la grisaille ambiante des films soviétiques de l'époque brejnevienne.

L'attrait qu'exercent toujours les Ombres des ancêtres oubliés (titre original) près de trente ans après leur réalisation est pourtant l'un des critères d'une évidente réussite artistique. Ce qui n'aurait pu être qu'un film ethnographique, insolite et maîtrisé sur les mœurs des montagnards goutzouls d'un hameau perdu aux confins de l'Ukraine, devenait, grâce à Paradjanov et Ilienko, un opéra plastique et une fête lyrique (1).
Roméo et Juliette des Carpates, Ivan et Maritchka vont tenter de s'aimer. La haine historique que se portent leurs familles, la cruauté du destin, tout se ligue pour rendre leur amour impossible. Sur cette trame conventionnelle, cinéaste et opérateur trouvèrent une écriture originale, intimement liée aux émotions éprouvées par les personnages. Traitées le plus souvent en caméra portée, les séquences se fondent les unes aux autres par d'incessants balayages de paysages (contre-plongées vers la cime des arbres, filages, décadrages) qui pourraient laisser croire à une tentation maniériste s'ils ne trouvaient en fin de plan leur justification dans une composition rigoureuse.
Tenue par Ilienko, la caméra ne peut être un simple témoin. Elle dessine les arabesques d'une scène où viennent s'enlacer et se déchirer les deux jeunes héros. La caméra devient actrice lorsque le père de Maritchka lui assène un violent coup de bartka, cette hachette dont le bûcheron goutzoul ne se sépare jamais. Le sang inonde l'objectif et, en surimpression, se dressent les "chevaux de feu" (2). Plus tard la caméra se fera la complice du sorcier Yourko, jetant sur le village une nuée de maléfices dans une série d'intenses eaux-fortes, images arrêtées et calcinées. La dynamique des plans est souvent assurée par le travail très précis et inventif de l'opérateur. Lorsque Ivanko découvre le corps sans vie de Maritchka, déjà entourée de pleureuses, sur les bords du fleuve Tchérémoch, il traverse la rivière à gué, s'approche comme un félin et s'agenouille. La caméra, qui jusqu'alors était restée à six mètres de lui, fait une course rapide pour cadrer son visage bouleversé, ne dévoilant simplement sur sa gauche que les pieds nus de Maritchka et le bas de sa tunique. Plusieurs fois au cours du film, l'impact émotionnel d'une scène sera ainsi engendré par un mouvement de caméra.
Le traitement raffiné de la couleur et les recherches harmoniques lui apportent aussi une réelle richesse plastique. Les intérieurs d'églises, de hangars, d'auberges, les cérémonies de mariage, la fête funèbre, les processions vers le cimetière, les masques du Carnaval de la Noël, tranchent par leur débauche de détails et de nuances, sur l'austérité des paysages. Dans les lieux clos du village (cour intérieure d'une ferme, église, maison de la belle Palagna) comme au cœur des forêts de pins et de bouleaux, les bougies et les torches, la brume et les feux de broussailles, la neige et la boue créent un univers en constante mutation qui donne au récit sa dimension onirique. De multiples relais sonores rythment le film. Du plus profond des forêts jaillissent des appels, des chants, des coups de hache, des chutes d'arbres. Les plaintes lugubres des trembites (cors à longues trompes qui, selon la coutume, sonnent pour saluer les morts) sont aussitôt décodées au village et reprises en litanies, glas de cloches, bourdons des drimbas, ces guimbardes jouées par les bergers goutzouls.
L'une des astuces du filmage d'Ilienko est de voiler certaines scènes dans un tel mouvement circulaire qu'elles semblent avoir été tournées derrière un déroulant de feuillages et de branches. De même, lors de la danse clôturant la veillée funèbre du corps d'Ivanko, le panoramique à trois cent soixante degrés donne à la scène son vrai relief sabbatique. Une gamme très fournie de tons sombres et chauds souligne les références picturales voulues dès l'origine du projet: Rubens, Bosch, Goya, Bruegel, Ensor et Chagall...

(1) Si la reconnaissance internationale de ce film a sans doute permis à Paradjanov d'échapper dans les années soixante-dix à un sort plus dramatique encore, il marque aussi un tournant essentiel dans son esthétique. La complémentarité entre le choix image de Youri Ilienko et la réalisation de Paradjanov n'a pas été si évidente. Sur le tournage, de très nombreuses discussions ont précédé les prises. Ilienko cherchait en effet à transcrire le lyrisme du récit de Kotsioubinski par une caméra très mobile, et Paradjanov souhaitait au contraire approfondir dans ce tournage ses recherches plastiques. Il était davantage tenté par une approche contemplative, statique des thèmes.

(2) Commentaire d'Ilienko: "Ce plan viré au rouge sombre des chevaux sautant un fossé, c'est bien moi qui l'ai imaginé. Paradjanov trouvait cette idée stupide... Il faisait très froid... J'ai acheté quatre bouteilles de vodka, saoulé un jockey, creusé une tranchée et je m'y suis placé avec ma caméra. Les chevaux ne voulaient pas sauter! Finalement, tard dans la journée, ils se sont décidés... J'ai pris ensuite une poire à lavement pleine de peinture rouge et je l'ai vidée sur l'objectif. Au montage, Paradjanov a vu le parti qu'il pouvait tirer de ces scènes. Il y a, dans le film, de nombreuses astuces de ce genre."

Patrick Cazals, Serguei Paradjanov, éd. Cahiers du cinéma, 1993, pp. 97-100.