
L'Aventura de Sophie Letourneur (2025).
Le présent composé.
Trivial: dérivé de trivium, "carrefour à trois voies", pour qualifier les trois arts mineurs qu'étaient au Moyen Âge: la grammaire, la rhétorique et la dialectique (par rapport à l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie et la musique), soit l'art à la fois de bien écrire, de bien parler et de bien raisonner, dont le plus bel exemple au cinéma fut probablement Rohmer, cinéaste génialement trivial, et dont Sophie Letourneur représente non pas l'antithèse mais la forme élémentaire (incarnée dans le film par le personnage de Claudine, la préadolescente — l'actrice avec son petit air buté, on imagine Béatrice Romand au même âge —, où "écrire, parler et raisonner" ne relève pas tant du bien que du tant bien que mal, qui combine les trois arts à l'état brut, parce qu'enregistrés (ici sur un smartphone et non plus un dictaphone comme dans Voyages en Italie) au plus près du réel, de la vie non pas "à vif" (ça c'est le naturalisme dans toute sa crudité), mais saisie sur le vif, à la manière d'un Pialat, lui-même à la manière des frères Lumière (cf. la longue séquence de la sieste, étirée comme dans les premiers films, lorsqu'on tournait les scènes à la manivelle le temps que durait la bobine, d'où l'impression d'épuisement qui finit par se dégager et conférer à la scène son "poids" de réel). Tant bien que mal, autrement dit cahin-caha, voire câlin et caca, vu que dans l'Aventura c'est Raoul (l'enfant de trois ans) l'agent "entropique" du film, lui qui non seulement ne tient pas en place mais en plus est susceptible de déféquer à tout moment et n'importe où, aussi bien sous la table qu'au milieu de la plage.
Etat brut, disais-je, pas tout à fait non plus, étant donné le travail en amont qui chez Letourneur préside à la réalisation d'un film (je n'y reviens pas, cela a été suffisamment évoqué à propos de Voyages en Italie), avec la particularité que le présent dans l'Aventura ne relève pas, au final, du passé (une suite de souvenirs) mais se trouve être tout le long du film un vrai présent, où l'on cherche seulement à se rappeler où l'on était et ce qu'on a fait les jours précédents, présent que la réalisatrice brouille à dessein en mélangeant direct et replay, soit un film au présent composé, à la temporalité indécise et ce d'autant plus que les vacances, lorsqu'il s'agit comme ici d'une famille, dans un cadre immuable (celui de la Sardaigne), où l'on fait toujours à peu près les mêmes choses (se baigner, profiter des attractions, manger des glaces ou des pizzas...), ont un caractère joyeusement bordélique. D'où à l'arrivée ce matériau qu'il faudra des mois à Letourneur pour qu'elle le démêle et en assure le montage. Ce que l'Aventura donne à voir c'est autant le côté "aventureux" de telles vacances (par rapport au Voyages, en couple et mieux organisé), que l'aventure, pour le coup vertigineuse, que sera le montage (à la différence de L'avventura d'Antonioni où l'aventure fut plutôt le tournage, un vrai cauchemar), avec cette montagne d'enregistrements à isoler, déplacer, replacer — soit la fabrication même du film. De sorte que le caca, quand bien même il renverrait au stade anal de la théorie freudienne (le plaisir chez l'enfant à déféquer voire à faire de son excrément un cadeau pour maman), ou encore traduirait chez Letourneur une petite pente scato (à rattacher à l'obsessionnalité dont témoigne justement le temps qu'a pris le montage), je le vois aussi comme l'image même de la création, de celle qui sort des tripes de l'artiste et fait de Sophie Letourneur une vraie cinéaste, qui se salit les mains, tripatouille ses productions sans se soucier des effluves, au contraire de ceux et celles qui ne produisent rien sinon des œuvres formatées qui sentent bon la rose.
Ainsi le film nous est-il livré, non pas tel quel, mais au contraire bouillonnant de tout ce qui le compose (du fond autobiographique qui, montant et redescendant dans la marmite, fait naître la fiction). Entre cinéma expérimental et film de famille, prises à la volée et plans de cartes postales... le tobu-bohu de la tribu et le Prélude en do majeur de Bach, soit le trivial et le sublime... bref, le vide ("il se passe rien" dit Katerine) et le plein ("il se passe tout" lui répond Letourneur), l'Aventura, incroyable maelström de remémorations en tout genre, ne peut que finir en morceaux. Celui qui accompagne non sans ironie (ça rigole) le générique de fin, puisque célébrant, à travers la chanson éponyme de Stone et Charden — avec deux "v", comme le film d'Antonioni mais là, qui sait, en tant que "w", le double "v" en italien pour dire "viva" — une histoire d'amour entre Sophie et Jean-Phi, déjà déclinante dans Voyages en Italie et qui dans l'Aventura ne tient plus qu'à un fil, à l'image des échappées de Jean-Phi, à ce stade encore limitées — jolie scène quand il s'en va sur les rochers et que se moquent Sophie et Claudine — mais déjà annonciatrices de ce que devrait être, j'imagine, Divorce à l'italienne. Reste que le plus beau morceau de cette fuite inexorable de l'amour, imprégnant l'Aventura d'une tendre mélancolie, c'est le sort réservé au chapeau de paille (probablement d'Italie), de plus en plus déstructuré à mesure que le film avance, à peu près complet au début quand il est sur la tête de Sophie (bien qu'ayant déjà souffert), puis aux bords ridiculement pendants quand c'est Jean-Phi qui le porte, enfin réduit à une calotte de paille informe (les bords ayant été arrachés) une fois atterri, c'est le dernier plan, sur la tête de Raoul... Bah oui, l'amour d'une mère pour son enfant sera toujours plus fort que celui éprouvé pour le père. Mais surtout: un film-chapeau de paille, si finement tissé en son cœur, aux mailles si denses, qu'il tiendra, solide, jusqu'au bout, même si par moments l'effet de répétition fait que ça s'effiloche sur les côtés. L'Aventura est vraiment un très beau film.