
The Life of Chuck de Mike Flanagan (2025).
Le plus petit commun multiple.
Si la forme est plus proche d'un Zemeckis que d'un Spielberg, Life of Chuck de Mike Flanagan, d'après Stephen King, n'en reste pas moins un très beau film (c'est bien aussi Zemeckis), classique dans sa facture et dont l'émotion va crescendo, d'un cosmos (Carl Sagan) à un autre (Walt Whitman), de la fin probable du monde ("It's sucks!") à la contemplation à rebours/à venir de ce qu'est la vie, toute vie, même la plus anonyme ("Thanks Chuck!"), sans céder à la lourdeur métaphysique, s'inscrivant au contraire, via le genre musical — antidote à l'angoisse, collective, personnelle, qui traverse le film (c'est Cover Girl avec Rita Hayworth et Gene Kelly qui sert de fil conducteur) —, dans la lignée des œuvres à double-fond, profondément sombres mais joyeuses en surface, exemplairement It's a Wonderful Life de Capra auquel le film fait penser (outre le titre, les idées suicidaires auxquelles est en proie initialement James Stewart avant de s'en débarrasser, ce qui fait que j'ai aussi pensé au génial Damsels in Distress de Stillman où il est question de suicide et de danse, la sambola, pour s'en prémunir).
C'est que Life of Chuck est un film "vaste", à la fois rock et folk: le côté "Chuck" (Chuck Berry évidemment, celui qui chantait "C'est la vie") et le côté "Krantz" (la bonne pâtisserie juive, qui confère au film son label de "feel good movie", à travers aussi la musique des Newton Brothers qui, par instants, les plus cosmiques, tend quand même à l'emphase, soit la couche de sirop versée sur le krantz). Un film qui surtout, à la manière du héros, "contient des multitudes", ainsi que l'écrivait Whitman dans son poème "Song of Myself", et que cite aussi Bob Dylan, symbole même du mixte folk-rock, dans une de ses dernières chansons... Ces multitudes qui sont toutes les choses qu'on est appelé à connaître, les vies à rencontrer, le monde en soi/à soi, si ordinaire soit-il, s'opposant aux "mèmes" de Chuck et ses répliques publicitaires vues au début du film (donc à la fin), Life of Chuck s'attachant, en remontant dans le temps, à dé-méméfier le héros (ça ne se dit pas mais je le dis quand même) pour en faire une sorte de PPCM, le "plus petit commun multiple", et ce depuis sa plus tendre enfance, où il se révèle un merveilleux danseur (qui plus est au "grand cœur"), et le restera toute sa vie, mais secrètement (puisque les mathématiques sont passées par là, qui feront de lui un comptable parmi d'autres, comme grand-papa)... le merveilleux s'immisçant alors dans ce qui remplira autrement sa vie, si courte qu'elle aura été (même pas quarante ans), surmontant l'attente angoissante d'une mort, la sienne, "vue" vingt ans plus tôt.
Life of Chuck relève du "film raconté au futur antérieur", et c'est tout l'art de Flanagan, issu, on l'imagine, de son expérience de la série, que de savoir conjuguer, à l'instar de Stephen King, un récit à temps multiples sans multiplier les boucles à l'infini, se contentant de déplier la trame en trois actes, inégalement répartis dans le temps (l'originalité est là): 1) un futur proche (aux allures de fin du monde), presque présent, qui est celui de la mort de Chuck, atteint d'un cancer du cerveau; 2) un passé proche également, neuf mois avant, correspondant aux premiers signes de la maladie, en même temps qu'à la résurgence, subit et a priori sans lendemain, de ses talents de danseur tels qu'ils s'exprimaient quand il était enfant (séquence magnifique d'une dizaine de minutes, loin des gros morceaux lalalandesques d'un Chazelle); 3) un passé, lui beaucoup plus lointain, celui justement de l'enfance, période la plus développée, où tout s'est joué (je n'en dis pas plus). Soit un récit structuré en trois parties mais construit en deux temps, trois mouvements (d'abord le présent, temps qui semble arrêté, temps de la catastrophe et pour le coup d'adieu au monde et à Chuck; puis le passé, temps aussi bien court, fugace, de pure allégresse, que long par son vécu, celui de l'enfance, temps à la fois merveilleux et angoissant).
L'émotion vient de cette progression inversée qui fait que le cumul émotionnel procède non pas de l'acquis (ce que le sujet a emmagasiné toute sa vie en termes de connaissances et d'expériences), mais au contraire de la révélation rétrospective que la vie, dans le fond, est un mystère. Et que c'est en tant que tel, qu'il faut la vivre, ce qui n'est pas sans angoisse, de cette angoisse qu'on dit "fondamentale". Et tout ça à notre échelle, qui est celle ni du grand tout universel (qu'affectionnent les récits dystopiques) ni de l'infiniment petit (notre moi "a-tomique"), mais celle qui fait lien entre les deux, notre propre "cosmos". Flanagan ne le dit pas explicitement, en tout cas de façon appuyée, ce qui rendrait son film par trop fumeux, mais le suggère de plus en plus fortement, à mesure que le film avance et remonte dans le temps, évitant la guimauve sentimentaliste, parfois de justesse (cf. le personnage du grand-père joué par Mark Hamill, on dirait Gepetto), se tenant ainsi sur la crête, entre le crépuscule du premier acte (qui voit les catastrophes s'enchaîner et les étoiles commencer à s'éteindre), le flash lumineux du deuxième (comme une ampoule avant de griller) et les premiers rayons du troisième, inondant la pièce située sous la coupole. C'est en cela que Life of Chuck est bouleversant.