Yi Yi (— —) d'Edward Yang (2000).
Le trait et l'Un.
Et un chef-d'œuvre, un! A la fois dernier chef-d'œuvre du XXe siècle (le film a été tourné en 1999) et premier du XXIe (le film est sorti en 2000), Yi Yi, — —, "Un un", l'opus ultime d'Edward Yang est le film du redoublement. D'abord entre deux époques, deux générations, celle du personnage principal NJ, de son épouse, de son beau-frère, de son amour de jeunesse retrouvé par hasard trente ans après... et celle de ses deux enfants, sa fille adolescente et son fils de 8 ans; deux générations attachées plus ou moins fortement à une troisième, celle de l'ancêtre, la grand-mère tombée dans le coma le soir du mariage du beau-frère et à qui chacun se doit de parler (non sans difficulté) pour la maintenir en vie. Redoublement aussi par rapport aux précédents films de Yang, dont il reprend en les condensant les principaux thèmes; par rapport également à la Cité des douleurs (1989) de Hou Hsiao-hsien, l'autre grande figure du nouveau cinéma taïwanais, fresque familiale au temps de la "terreur blanche", celle qu'exerça le Kuomintang après la guerre et la fin de l'occupation japonaise, et dont Yi Yi apparaît comme le pendant contemporain (Wu Nien-jen scénariste bien connu, qui joue ici NJ — mêmes initiales —, a co-écrit le film de Hou et à ce titre on peut voir l'ouverture de Yi Yi comme un clin d'œil — cf. la photo de famille lors du mariage — sinon un hommage à la Cité des douleurs). Redoublement encore des prénoms qui composent la famille de NJ, de Min-Min (l'épouse) à Ting-Ting et Yang-Yang (les enfants). Mais surtout redoublement du monde qui voit la réalité extérieure (Taipei, son cadre urbain, ici souvent nocturne) se réfléchir à travers toutes ces vitres qui démultiplient les interfaces, sur les vies de chacun, vues, elles, dans leur sphère intime. Par ce jeu entre l'intérieur et l'extérieur, le film crée une spatialité trouble, autant que troublante du fait que ces vies y apparaissent à la fois transparentes, puisqu'en reflet les unes dans les autres, et opaques, car singulières, propres à chacun, "enfermant" du coup les personnages: NJ dans le regret d'être passé à côté de sa vie; Min-min dans la dépression, confrontée au vide de son existence (jusqu'à aller s'enfermer dans un monastère); Ting-Ting dans l'imaginaire, confrontée, elle, aux tourments bien réels du sentiment amoureux; Yang-Yang dans l'éveil aux choses, merveilleux petit personnage découvrant la vie — Ozu + Saint Thomas —, s'en amusant (les ballons) comme s'en inquiétant car ne croyant qu'à ce qu'il voit (les photos qu'il prend pour visualiser les moustiques ou révéler aux autres cette partie du monde qu'ils ne voient pas puisque située dans leur dos). Soit un mixte d'ouverture et de repli dont témoignent toutes ces portes qu'on passe son temps à ouvrir et refermer, et que, de façon plus large, via justement ces plans larges auxquels recourt Yang, le film intègre dans une sorte d'espace bigger than life (cosmogonique?) où les personnages, filmés de loin, semblent perdus dans l'immensité du monde.
Mais encore. C'est quoi au fond ce "double un" qui donne au film son titre en même temps que sa structure (au mariage du début répondent à la fin les funérailles de la grand-mère)? Et plus précisément ce "trait horizontal", signe du 1 en tant que "premier" mais aussi caractère le plus "simple" de l'écriture chinoise. Un simple trait qui associé au 1 aurait à voir avec l'origine, et qui redoublé telle une "seconde chance", ainsi qu'il est dit dans le film, permettrait de repartir à zéro. Sauf que ça n'y changerait rien. C'est que le redoublement ici ne renvoie pas à une nouvelle vie, mais simplement à la compréhension que cette seconde vie ne serait que la poursuite de la première, que celle-ci soit riche d'enseignements (Yang-Yang et Ting-Ting même si dans son cas l'expérience est cruelle) ou se révèle rétrospectivement décevante (NJ et Min-Min). Décevante mais finalement acceptée, par le biais du second "trait" qui, à défaut de rendre la vie meilleure, nous apprend que la vie, il n'y en a qu'une et que croire, à l'instar du beau-frère, qu'une seconde chance serait l'occasion de recommencer sa vie n'est qu'illusion... dans la mesure où si un tel événement survenait, fruit du hasard et non effet des astres, la vie d'avant s'en trouverait certes modifiée mais sans signifier pour autant qu'un retour au point de départ, prélude à une nouvelle vie, est possible (faux espoir dont fait l'expérience NJ). De sorte que le deuxième "—" apparaît comme indispensable, lié qu'il est au premier (tels deux signifiants), ce que matérialise dans le film le jeu avec les reflets et qui, à bien regarder, concerne plus les grands que Yang-Yang, l'enfant saisi, lui, directement sur des écrans de vidéosurveillance, parce qu'encore très dépendant de l'Autre (le premier "—"), soit "un trait et demi", cet Autre qui lui permet de trouver du sens aux nombreuses questions qu'il se pose mais qui ne recouvre qu'à "moitié" son être (cette vérité encore inaccessible puisque relevant du non visible). Chez Ting-Ting et les adultes, au contraire, le "— —" est complet. Et la vie infiniment plus complexe, via les crises existentielles que chacun est amené à traverser.
Si intriquée soit donc sa narration, Yi Yi n'en est pas moins d'une incroyable fluidité, les trois heures du film filant à une vitesse folle (ils sont rares les films d'une telle longueur dont on voudrait qu'ils ne s'arrêtent pas). C'est sa musicalité (Edward Yang y apparaît d'ailleurs subrepticement en tant que pianiste). C'est aussi sa magie. Il y a dans le film cette scène où NJ rencontre à Tokyo un industriel japonais susceptible de racheter l'entreprise de logiciels qu'il dirige avec des amis et qui est menacée de faillite. L'industriel lui fait comprendre qu'il n'a pas de recette magique pour sauver l'entreprise et, pour illustrer son propos, fait un tour de cartes qui ne repose sur aucun "truc", simplement le fait qu'il connaît parfaitement la place des cartes dans le jeu (de celles en tout cas qu'il présente retournées à NJ). Yi Yi, c'est un peu ça. L'art de Yang est tel, dans la construction de son récit, la manière de mettre en scène ce qui le compose, de raccorder les plans, sans recourir au moindre "effet", se contentant de plans larges et fixes, les rares mouvements de caméra relevant de la plus stricte nécessité, qu'il confère au film un côté magique. Magique mais sans effet de magie. Parlons alors de génie chez Yang pour atteindre ainsi, à partir d'un matériau somme toute hétérogène, une unité aussi puissante, qui ne soit pas seulement stylistique mais également narrative. Dans Yi Yi, ça confine au vertige. Qui fait du film la réponse, meurtre compris, de ce que l'amoureux pour le moins perturbé de Ting-Ting et de sa voisine, définissait comme le plus du cinéma par rapport à la vie, cette idée qu'on "vivrait trois fois plus depuis l'invention du cinéma". Autrement dit que les films nous offrent d'emblée deux fois ("un, un", yi yi) ce que la vie, sur le moment, nous donne qu'une seule fois. Edward Yang s'y attèle avec une telle confiance en ses moyens, une telle croyance en ses personnages, qu'il peut même céder à quelques facilités (Beethoven ou Bach pour accompagner certaines scènes, un jeu vidéo pour figurer la violence du meurtre...) sans que son film en pâtisse. Revu vingt cinq ans plus tard, Yi Yi est toujours aussi bouleversant.