
Le Rire et le Couteau de Pedro Pinho (2025).
Y a-t-il une spécificité du cinéma portugais pour les films fleuve? Je pense à certains films d'Oliveira, de Monteiro ou encore de Gomes, qui n'ont rien en commun sinon que leur durée semble témoigner d'un même imaginaire, qu'on dira "fluvial", en lien, quelque part, avec le mythe des trois fleuves (le Douro, le Tage et le Guadiana), partis d'Espagne pour rejoindre la mer, au Portugal; sachant encore que, comme le disait Pessoa, "par le Tage, on va vers le monde". Pedro Pinho appartient manifestement à cette confrérie du fleuve-monde. Après l'Usine de rien (2h57), voilà le Rire et le Couteau (3h31), deux films qui présentent, outre leur durée fleuve, pas mal de similitudes, quant au regard qu'ils posent sur le monde: capitaliste et vu de l'intérieur (une fabrique d'ascenseurs en faillite à Lisbonne) pour le premier; postcolonial et tourné vers l'extérieur (la construction d'une route forestière en Guinée-Bissau) pour le second. Dans les deux cas, un même fond documentaire (Pinho a vécu en Mauritanie et y a consacré son premier film), une même structure, un même grain de l'ïmage (c'est filmé pour l'essentiel en argentique), ainsi que tous ces passages un tantinet verbeux (le péché mignon de Pinho, mais qu'on accepte volontiers: cf. dans le Rire et le Couteau les échanges entre Sérgio, le héros du film — un ingénieur portugais mandaté par une ONG environnementale pour étudier le projet routier, son prédécesseur ayant mystérieusement disparu, c'est le côté antonionien du film — et Gui le grand échalas queer venu du Brésil... voire les leçons de "morale" assénées à Sérgio par les deux belles Guinéennes, Diára la fêtarde qui l'attire irrésistiblement puis la prostituée avec qui au contraire ça ne marche pas)... sans oublier le jeu d'échos entre les deux films (tels les ouvriers acteurs de l'Usine de rien qu'on retrouve sur le chantier où se construit la route; ou encore les scènes de sexe filmés en gros plans, ici infiniment plus crues).
Le Rire et le Couteau est ainsi animé d'un mouvement longitudinal, à l'image du format 2:35 du film, d'abord dans le désert saharien puis à Bissau, la ville, qui voit le film charrier tout un ensemble de matières visuelles (très colorées) et sonores (très musicales) notamment lors des fêtes chez Diára, ou dans les séquences de boîtes de nuit... c'est la partie "rire" du film, que le rire y soit sincère, gêné ou même forcé, en rapport avec la place que, au milieu des Noirs, occupe ou plutôt cherche à occuper Sérgio, le Blanc idéalement "déconstruit" (en plus bisexuel), ce qui l'oppose aux membres de l'ONG et leur sourire paternaliste, quand ceux-ci, par exemple, se félicitent devant les villageois de leur avoir installer des latrines... étant entendu que la déconstruction n'abolira jamais totalement la frontière entre Noirs et Blancs, ainsi qu'il l'est rappelé à Sérgio, aussi parce qu'il demeurera toujours — à l'instar de Zé, le personnage principal de l'Usine de rien, vis-à-vis du capitalisme — un fond d'ambiguïté, lié au passé colonialiste de son pays. Le mouvement du film va ainsi de cette "image d'ex-colon" qui précède le Blanc, aux dires-mêmes de Pinho, au travail de la caméra chargée, elle, de suivre les personnages. A la première partie, fiévreuse, quasi rouchienne par moments tant la dimension ethnographique y est forte, se concluant avec le passage dans la boue de la rivière et l'épisode tumultueux sur le chantier, succède une partie plus étale, correspondant à la rencontre de Sérgio avec les habitants qui pratiquent au nord la riziculture et sont directement concernés par la construction de la route. Là, le film se met à glisser (à la manière de la pirogue s'avançant en silence dans la mangrove, mouvement vaguement conradien), fort de ce qu'il a accumulé en amont, qui doit permettre à Sérgio de se déterminer... Si on ne saura rien finalement de son rapport, du moins de sa conclusion, c'est qu'en fait il importe peu, que l'essentiel est ailleurs, dans la volonté chez Pinho de combiner politique et désir, au sens où pour le cinéaste la politique est affaire de désirs et que le désir est aussi politique.
Le Rire et le Couteau, c'est peut-être ça: le rire pour se distancier des grands discours politiques, le couteau pour trancher le nœud (gordien) qui fait obstacle au désir. La scène de triolisme, point d'orgue du film, serait à voir non seulement comme symbole de liberté, en l'occurrence sexuelle, mais surtout comme acte politique, qui voit un Blanc littéralement pris entre deux Blacks. Non pour traduire une quelconque revanche de l'Afrique sur l'Occident, seulement comme signe, au-delà de la question identitaire incarnée par le personnage de Gui (via la chanson de Tom Zé qui donne son titre au film) (1), de ce que serait pour un Blanc déconstruit, l'abandon — le temps d'une scène d'amour torride — de sa "blanchité". Débarrassé pour le coup de son regard de Blanc, de sorte que le Noir se trouve débarrassé, lui, de ce sentiment aliénant de se voir à la fois comme Noir et tel que le Blanc le perçoit. Un double regard que remplacerait celui qu'échangent sur la terrasse, dans un des tout derniers plans du film, Gui et Sérgio (que Gui était venu soigner) tout en dégustant une figue de Barbarie. La cactée partagée, signe d'une réconciliation, enfin possible et durable entre Africains (et apparentés) et Européens? Ou simple utopie?
(1) Où le couteau renvoie dans la chanson à la "coupure d'un baiser rouge", soit dans le film la scène où Sérgio embrasse précipitamment, et maladroitement, Gui, qui dès lors se plaint que Sérgio lui ait par ce geste effacé le rouge qu'il avait sur les lèvres, pire: que celui-ci en s'excusant y exprime un "désir regretté".