octobre 01, 2024

La nuit, la forêt



  Miséricorde d'Alain Guiraudie (2024).

I. En complément de mon texte Les Dits de Guiraudie: le résumé de Rabalaïre, le roman d'Alain Guiraudie publié en 2021, tel que le livre l'auteur dans le prologue de Pour les siècles des siècles (2024) qui en est la suite. Véritable somme (mille pages) de l'univers guiraudien, Rabalaïre rappelle par bien des aspects des films comme le Roi de l'évasion, Rester vertical et Viens je t'emmène (on pense aussi à son premier roman, Ici commence la nuit), en même temps qu'il anticipe ce que sera Miséricorde.

"En flânant, en vélo ou en voiture ou même à pied, Jacques Bangor a peu à peu intégré le village de Gogueluz, il s'est notamment lié à Rosine, qui tenait le bar du village avec son mari, Raymond. Mais Raymond est mort quelques jours à peine après que Jacques avait fait sa connaissance. Et comme il s'est beaucoup rapproché de Rosine, Jacques a eu des problèmes avec leur fils: Eric. Eric Fabre avait très vite compris que Jacques Bangor voulait coucher avec sa mère et ça lui plaisait pas du tout, il a cherché en vain à lui interdire de revenir à Gogueluz mais Bangor ne s'en est jamais laissé conter et ça les a conduits à des bagarres de plus en plus violentes, enfin, c'était surtout Eric qui tapait sur Jacques, jusqu'au soir où ce dernier a pris le dessus et a déchaîné toute sa violence pour tuer Eric Fabre. Il l'a enterré dans la forêt et le corps est resté là pendant des semaines, des mois. Jacques s'était aussi lié à Marc Gabin, un homme moche et mal foutu mais très attachant, qui lui avait fait goûter la Brigoule, un alcool clandestin (distillé à partir de la dourougne, un tubercule très rare dans le pays) qui augmente la libido, la puissance sexuelle, la force musculaire, l'endurance et même la lucidité. Jacques n'a rien eu de plus urgent que d'en voler un peu pour la faire goûter à Jean-Claude Maurin, un homme d'affaires de Clermont-Ferrand dont il avait très envie. Mais ça n'a servi à rien vu que Maurin n'était pas homosexuel, en tout cas, pas à l'époque. Ça n'a pourtant pas manqué de l'intéresser et il s'est mis en quête de ce trésor secret et une fois qu'il l'a découvert, il l'a commercialisé à plus grande échelle à Clermont-Ferrand, et pour ça, il s'est associé à Jean-Paul Mortier, qui n'était autre que le mari de Lydia, une prostituée avait laquelle Jacques Bangor avait couché le fameux soir de l'attaque terroriste de Clermont-Ferrand et dont il était un peu tombé amoureux, et elle aussi, d'ailleurs, était tombée amoureuse de lui. A tel point qu'elle était venue le rejoindre dans son appartement à Bellegarde (c'est-à-dire à trois cents kilomètres au sud de Clermont). Mais comme Jacques Bangor était très occupé ailleurs, il délaissait son appartement, et donc Lydia, qui s'était mise à y vivre avec Abdou, un jeune Arabe que Jacques avait pris en stop justement le fameux soir de l'attentat de Clermont-Ferrand. On n'a jamais trop su si Abdou était un terroriste, il avait un parcours très flou, même si Aïcha, la voisine du dessous de Jacques, était persuadée qu'il en était un. On ne sait pas trop non plus comment Abdou et Lydia se sont retrouvés à Gogueluz, le tout est qu'Abdou a été aperçu (y compris par Jacques Bangor) dans la forêt du col de l'Homme mort située au-dessus de Gogueluz, et Lydia s'est retrouvée à la colle avec Gabin, c'est d'ailleurs chez lui qu'elle a mis au monde un enfant mort-né juste avant de mourir elle-même.
Quant à Abdou, il s'est lié avec Jordan, un jeune homme (environ vingt ans) qu'on a d'abord cru en couple avec Jessica, une jeune bergère. Tous les deux vivaient chez l'Enric et Adeline, deux vieux (très vieux) paysans. Jacques sentait bien (et nous avec) qu'il y avait quelque chose entre Marc Gabin et Jordan, et effectivement, il a compris peu à peu que Jordan ne couchait pas avec Jessica, c'était juste une copine, et que Jessica partageait son lit avec l'Enric, tandis que la vieille Adeline (troisième ou quatrième femme de l'Enric, c'était pas très clair) partageait parfois le sien avec Jordan. Tout ça jusqu'à l'arrivée d'Abdou, qui se faisait appeler là-haut Kilian. Les deux amis ont fini par disparaître de la forêt, on n'a même pas vu Jordan à l'enterrement de l'Enric, et Jacques n'a revu son visage que sur des photos de vidéosurveillance que la télé s'est mise à diffuser après l'attaque de La Gaule, un café de Clermont-Ferrand connu pour ses fréquentations libertines et plaque tournante du trafic d'Oxtyonox — le nom sous lequel est vendue la Brigoule à Clermont.
Comme Eric Fabre ne réapparaissait pas, les gendarmes de Roquebrune se sont enfin décidés à mener une enquête. L'adjudant Grégory et sa jeune collègue se sont avérés très perspicaces, ils ont compris beaucoup de choses sans qu'on sache comment. Jacques Bangor a dû changer plusieurs fois de versions, et du coup, il est devenu suspect, l'adjudant Grégory s'est fait de plus en plus pressant, il a usé de moyens violents pour faire pression sur Jacques, allant même jusqu'à lui broyer les testicules.
Mais l'homme vers lequel Jacques revenait encore et toujours, celui qui devait l'attacher irrémédiablement à ce pays, c'est bien Jean-Marie Berthomieu, le curé de Gogueluz. Un curé très singulier qui va dormir avec les veuves (et parfois les veufs) qui viennent de perdre leur conjoint. Il peut aussi arriver que des paroissiens lui demandent de dormir avec un enfant sujet à des terreurs nocturnes. Lui et Jacques Bangor ont tranquillement appris à se connaître puis à s'apprécier, et leur relation a pris une autre dimension quand le curé lui a confessé (au sens propre, dans un confessionnal) qu'il sait qu'il a tué le fils de Rosine, qu'il sait même où repose le corps. Mais qu'il n'en dira rien aux gendarmes. Ce secret les lie pour toujours, et les deux hommes ont même été jusqu'à déterrer le corps d'Eric Fabre pour lui offrir une sépulture digne de ce nom dans le cimetière. Jacques, lui aussi, s'est peu à peu pris d'amour pour ce curé, il a pris goût à dormir avec lui, dans son lit, au presbytère, les deux hommes s'aiment d'un amour chaste, même si Jacques voudrait bien que ça aille plus loin mais sans non plus trop savoir s'il a envie de sexe avec ce curé. Et surtout les deux hommes partagent un autre secret — plus qu'un secret, une grande expérience: le curé emmène à deux reprises Jacques au royaume des morts, c'est un voyage hallucinatoire qu'ils arrivent à faire grâce à une infusion de dourougne. Elle les transporte dans une autre dimension, quelque part dans l'éther, et là, ils retrouvent la grande chaîne de l'éternité, la chaîne de tous les morts de tous les temps dans laquelle ils arrivent à distinguer, à retrouver et même à fusionner avec les morts qui les ont quittés, que ce soit Raymond (le mari de Rosine), Eric, leur fils assassiné, ou l'Enric (qui s'est suicidé parce qu'il en avait marre de vivre et après que Jessica l'ait quitté pour un homme beaucoup plus jeune). Et à force d'amour et d'infusion, et de désir de fusion, et sans doute aussi parce que c'est la seule échappatoire pour Jacques Bangor, tant l'étau de l'enquête de gendarmerie se resserre autour de lui, lors d'un dernier voyage ils fusionnent pour de bon, l'esprit de Jacques se fondant dans le cerveau du curé. Nous les avons laissés tous les deux dans le corps du curé, alors qu'au petit matin ils venaient rendre visite à Rosine"... (Alain Guiraudie)

II. A suivre, le texte sur Miséricorde. (et aussi Pour les siècles des siècles)