octobre 23, 2024

Dwan, 1955

  Escape to Burma (Les Rubis du prince birman) d'Allan Dwan (1955).

"Le cinéma, c'est Dwan."
(vieux proverbe des Balkans)

"Comme Jacques Tourneur, Dwan avait un secret de fabrication qui est au cœur du cinéma et qui s'est perdu. Pas parce que le cinéma aujourd'hui n'en est pas digne, mais parce qu'un secret de fabrication, c'est intransmissible. Dwan est au cinéma ce que Charles Ives est à la musique: un inventeur sans récompenses."
Jean-Claude Biette

Ce fameux secret de fabrication dont parle Biette à propos du cinéma de Dwan, je crois que c’est dans un film comme les Rubis du prince birman qu’on peut l'appréhender au mieux. Le film n’a peut-être pas la splendeur de Quatre Etranges Cavaliers (1954), Le mariage est pour demain (1955) ou encore Deux Rouquines dans la bagarre (1956), mais il dégage une telle poésie, un tel équilibre dans l’agencement de ses éléments, qu’on peut parler ici de secret. Dans le même registre, celui du film d’aventure exotique, la Perle du Pacifique Sud, que Dwan tourna la même année et qui en est le pendant, apparaît en comparaison bien pâle. Disons que la Perle a du charme, à l’image de son interprète principale — ah, les jambes de Virginia Mayo! —, là où les Rubis est un enchantement permanent.
Si Allan Dwan est un cinéaste important, c'est parce qu'il est resté, dit-on, "fidèle à l’esprit comme à la forme des chefs-d’œuvre de la Triangle" (c’est ce qu’on peut lire en 1955 dans la note que lui consacrent les Cahiers du cinéma dans leur "dictionnaire des réalisateurs américains contemporains"). Or, il est évident, lorsqu’on voit ses films de la dernière période, sans même avoir vu ceux qui l’ont précédée (les 4/5 ont de toute façon disparu), que le cinéma de Dwan a évolué, que le manque de moyens (encore plus flagrant, j'imagine, pour les films Republic de la période 46-54) n'a pas seulement permis de mieux révéler la simplicité originelle, griffithienne, de ses films, mais a conduit aussi à la dépasser pour atteindre ce bonheur que procure leur vision, un bonheur qui ne soit pas dû à leur seul classicisme, mais bien à une forme de poétique qui n'appartient qu'à Dwan — aidé en cela par toute une équipe: John Alton (photo), Van Nest Polglase (décors), Gwen Wakeling (costumes), Louis Forbes (musique), James Leicester (montage) et bien sûr Benedict Bogeaus (production). Ce qui caractérise les Rubis, c’est autant la science de l’espace de Dwan que sa capacité à transformer le cinéma d’évasion en évasion pure (le "escape" du titre), en purs moments de cinéma, à suspendre ainsi le Temps, à s’en affranchir le temps que dure le film, depuis le plan d’ouverture, celui du générique (une statue de guerrier dans la jungle), balayé par le vent — balayant par-là même les petits morceaux de réel qui pouvaient encore traîner et vous distraire du film —, jusqu’au baiser final, puisque, bien sûr, ce temps est aussi celui du sentiment amoureux. Vous allez me dire que c’est la vocation du cinéma d’évasion et qu’il n’y a là rien de spécifique. Oui, sauf qu’ici il y a plus, qui fait que l’on n’est ni dans la jouissance de ce qui nous est raconté, lorsqu'on sait à l'avance comment ça va finir, mais qu'on fait comme si on ne savait pas, ni dans le plaisir du récit dramatisé, lorsque, au contraire, on ne sait pas quelle sera l’issue (dilemme barthésien). Entre les deux, il y a cet état de bonheur que seuls les grands cinéastes sont capables de produire: lorsque le récit se suffit à lui-même, qu'il n'est pas entièrement déterminé par son dénouement, non pas que la fin de l'histoire n'ait pas d'importance mais parce que la question du dénouement ne se pose plus.
Je m’explique. Si Robert Ryan est poursuivi pour le meurtre d’un homme, en l'occurrence celui du prince birman évoqué dans le titre français, on se doute bien qu’il est innocent. Mais lui ne le dit pas, il ne cherche pas non plus à le prouver (optant pour une attitude étrangement fataliste — on n’est pas chez Hitchcock), même à celle qu’il aime. Lorsque Barbara Stanwyck lui demande s’il a vraiment tué le prince, il lui répond que, de toute façon, ce dernier était mieux mort que vivant. Réponse sibylline, qui laisse entendre que le prince était mourant, mais dont on ne saisira pleinement le sens qu’à la fin et qui, sur le moment, laisse planer un doute quant aux circonstances. Reste, et c’est là où je veux en venir, que le film n’impose pas de fin particulière (de la même manière que dans Le mariage est pour demain, la fin aurait très bien pu être inversée — en ce qui concerne le sacrifice d’un personnage pour un autre — sans que cela ruine l’économie du récit), le désenchantement du héros est si justement rendu, si équitablement intégré dans la logique du film, que l’on peut parfaitement concevoir deux fins possibles, triste ou heureuse. Pour le dire autrement: même si on sait que la fin ne peut-être que radieuse (le happy end étant de rigueur dans le cinéma hollywoodien, surtout d'évasion), une fin tragique n’aurait rien eu de choquant... Le bonheur est là quand on peut ainsi goûter d’un film sans se préoccuper de ce que sera la fin. Parce qu'il y a de tout dans les Rubis: aventure (on pense à Lang, évidemment, et son diptyque indien), amour (les relations passent toujours par un tiers chez Dwan, comme chez Lubitsch, Hawks ou Rohmer, leur conférant un aspect très moderne — a-t-on souvent entendu dans le cinéma hollywoodien des personnages évoquer explicitement comme ici l'acte sexuel?), humour (un éléphant fait le clown, imitant Charlot, et les singes sont plutôt farceurs — un drôle de bestiaire, vaguement hawksien là aussi)...
Bien sûr, pour que cela fonctionne, il faut que la forme soit à l'unisson. Et là encore, on est dans l'enchantement. Jungle luxuriante (le jardin des Deux Rouquines vient de là), exubérance chromatique: le film est divisé en trois parties correspondant aux foulards de couleur différente que porte Barbara Stanwyck: gris/vert pour la rencontre avec Robert Ryan, l'aventurier, et la séquence (sublime) de chasse au tigre, avant les premières étreintes; bleu pour la rencontre avec David Farrar, le policier qui pourchasse Ryan; orangé pour l'espèce de "ménage à trois" que Stanwyck, Ryan et Farrar finissent par former, jusque dans leur fuite pour échapper aux hommes du sawbwa, le père du prince tué... On nage en plein artifice. C'est du faux mais on s'en fout.
Ces foulards m'ont curieusement fait penser à Macadam à deux voies (Two-Lane Blacktop) de Monte Hellman (autre film en Technicolor et en Scope, mais des seventies celui-là, un des meilleurs de l'époque), à cause bien sûr des pulls de Warren Oates (GTO dans le film) dont la couleur changeait sept ou huit fois (de quoi s'y perdre — je crois me souvenir d'un plan où Oates ne portait pas le bon pull). Quel rapport entre Dwan et Hellman? Je ne sais pas, c'est vague, juste une idée. Dans Macadam, deux époques s'opposaient (même si ce n'était pas le propos du film), à travers l'affrontement des deux véhicules, une Chevrolet 55 grise et une Pontiac 70 jaune, soit respectivement l'année du film de Dwan et celle du film d'Hellman. D'où ma question: la différence entre le cinéma américain des années 50 et celui des années 70 ne se retrouve-t-elle pas dans l'utilisation que font, d'un côté, Dwan d'un foulard et, de l'autre, Hellman d'un pull-over? Dans les Rubis, les couleurs sont intégrées, certes au décor, de façon un peu naïve (gris avec le vert de la jungle, bleu avec l'ocre de la terre, orangé avec le bleu de la nuit et de l'orage...), mais surtout au récit, où elles traduisent, naturellement, les affects de l'héroïne (gris = solitude et domination, bleu = amour et aveuglement, orangé = angoisse et détermination). Dans Macadam, en revanche, les couleurs n'ont plus ce caractère affectif, se contentant d'égayer, sans goût véritable, les séquences. Entre les deux, quelque chose s'est perdu. Quoi? L'innocence, c'est sûr. Peut-être aussi le secret des couleurs.

(1) Les films de Dwan produits par Bogeaus ont cette particularité d'avoir des titres français plus beaux que les originaux. C'est pour cette raison que je les conserve.

Il y a dans Le mariage est pour demain d'Allan Dwan (belle histoire d’amitié entre deux hommes — on peut aussi considérer le film dans son rapport homme-femme et y voir, par exemple, l’itinéraire que doit suivre un homme pour apprendre à embrasser tendrement une femme), une scène étonnante. John Payne et Ronald Reagan viennent de s’évader de prison, ils s’enfuient à cheval, toute la ville est à leurs trousses, et que voit-on au plan suivant? Nos deux héros en train de s’enquérir de l'état de santé de Rhonda Fleming (qui, elle, venait d’être agressée par un quidam), avant de reprendre la fuite. Ce léger contretemps, dans une séquence de poursuite, est typique du cinéma de Dwan dont les films avancent, certes au rythme du récit, mais aussi au gré des personnages et de leur tempérament. John Payne prend le temps de se curer les ongles, même dans les situations les plus chaudes, alors que Ronald Reagan, lui, n'est pas du genre à traîner, surtout quand sa fiancée l'attend, qu'il se croit bafoué ou qu'un homme risque d'être abattu dans le dos. L’action chez Dwan est d'abord une suite de petits gestes et de regards, mi-inquiets mi-ravis, qui fait de ses films (du moins ceux, tardifs, produits par Bogeaus à la RKO — 1% de l'opus dwanien, comme disait Daney), à la fois des monuments de classicisme (de la construction de l’intrigue à la composition des plans, d’une simplicité élémentaire, quasi géométrique, en plus magnifié par la photo de John Alton) et des œuvres admirablement relâchées (magie de la série B), de par leur respiration, où Dwan semble, finalement, régler la durée des scènes en fonction du plaisir qu'il éprouve à les filmer, comme s’il était libéré de toute contrainte, allant non pas à l’essentiel mais au plus juste.

Complément: The River's Edge (1957).

Il y a donc du secret chez Allan Dwan: le secret de fabrication (Biette), secret perdu car non transmissible, comme chez Tourneur... celui aussi qui touche à l’intimité des êtres (Daney), qui fait que chaque film de Dwan serait "l’aventure d’un secret et de sa disparition"... l’intimité, parce que cette aventure, cette histoire, est aussi "celle de l’amitié comme secret, amitié d’un homme pour un autre, d’une femme pour une autre (les deux rouquines), amitié de l’homme pour ce qui l’entoure, pour le paysage où il est plongé". Revoyant The River’s Edge, je me disais qu’en effet il y a du secret (dans le découpage, dans l’utilisation des décors) et de "l’amitié comme secret" chez Dwan... oui mais où?
Le film met en scène un triangle amoureux, deux hommes et une femme, deux hommes pour une femme, encore une rouquine, mais seule cette fois, de sorte que l’amitié ici serait entre la femme (Debra Paget) et celui qui en est follement amoureux (Anthony Quinn), jusqu’à tout sacrifier, mais qu’elle n’a suivi que pour oublier son passé, étant entendu qu’avec l’autre (Ray Milland) qui, lui, l’avait séduite puis abandonnée (comme on dit), il ne saurait y avoir d’amitié, plutôt du désir, un désir subitement réveillé... pour mieux s'évanouir.
Sauf que non. Debra Paget est plutôt fade (ce n'est pas une vraie rousse), juste bonne à tuer les serpents, comme plus tard à les charmer (chez Fritz Lang). Quelque chose ne fonctionne pas dans sa relation avec les deux hommes, au contraire de ce qui se passe entre Quinn et Milland. Entre ces deux-là l'inimitié est totale, chacun rêve de tuer l’autre et d’ailleurs a l’occasion de le faire, à la fin, mais curieusement ne le fait pas. D'abord, quand Quinn se retrouve bêtement coincé sous un bloc de pierre, alors qu’il maîtrisait la situation, et que Milland l’abandonne; puis que s’offre à celui-ci, imposé par Quinn, le choix entre deux routes, celle qui lui permettrait de gagner la frontière, et donc d’échapper à la police, et celle qui lui permettrait de gagner le village, et ainsi d’alerter les secours (ce que Debra Paget, restée avec Quinn, aurait pu faire tout aussi bien), et que bien sûr, puisqu’on est dans un film de Dwan, il fait le bon choix, ce qui le perdra...
Cette rédemption dépasse l’entendement. Il y a là un mystère non résolu, donc un secret, celui qui liait les deux hommes mais dont nous ne saurons rien, qu’eux-mêmes peut-être ne connaissaient pas, en tous les cas que Milland emporte avec lui, non pas dans sa tombe mais dans le ravin, y laissant échapper son argent, tout cet argent volé qu’il transportait dans sa mallette, maigre butin voltigeant dans les airs, jusqu’au bord de la rivière.