Lost Highway de David Lynch (1997).
La maison de Lost Highway.
Comparant une pièce d'habitation japonaise à un dessin à l'encre de Chine, Junichirō Tanizaki assimilait les shōji — cloisons coulissantes, recouvertes d'un papier tamisant la lumière — à la partie où l'encre est la plus diluée, et le toko no ma — recoin obscur de la pièce dont la décoration harmonieuse vient ajouter de la profondeur à l'ombre — à celle où l'encre est la plus épaisse (cf. Eloge de l'ombre). Dans l'architecture japonaise, c'est le jeu sur le degré d'opacité de l'ombre qui fait la beauté d'une pièce. C'est pourquoi les murs sont toujours "neutres": ils permettent à l'ombre d'exprimer toutes ses nuances. On retrouve dans Lost Highway, surtout dans la maison des Madison, qui était aussi celle de Lynch, une telle conception de la lumière (et de l'ombre). Les couleurs y sont tamisées par la multiplicité des sources d'éclairage, déclinant autant de zones d'ombre, absorbant les lieux dans l'harmonie de leur chromatisme. Pourquoi alors se dégage-t-il une impression d'angoisse terrifiante? Certes, le climat sonore — le chant des Sirènes — et le récit, où se mêlent suspense et trous narratifs, génèrent pour une grande part ce sentiment d'oppression qui caractérise le film dans sa première partie. Mais c'est aussi de la maison, de ce que Lynch nous en montre et la manière dont il nous le montre, que l'angoisse surgit. Il y a les fenêtres-meurtrières qui donnent à la maison l'allure d'une forteresse plus que d'une demeure japonaise. Il y a l'entrée du living-room, toujours vue sous le même angle, comme si l'image était celle d'un écran de vidéosurveillance... Mais l'essentiel n'est pas là. Plus que l'impression de dés-affection ressentie à la vision des lieux, c'est au contraire le sentiment qu'il existe, au sein même de la maison, une sorte d'affect monstrueux qui crée le trouble. D'où cela vient-il? Qu'y a-t-il de proprement monstrueux dans la maison de Lost Highway qui nous fasse pressentir le pire?
Disons d'abord que de cette maison, au design contemporain, on ne voit pas grand-chose. La partie inférieure est totalement occultée, comme si elle n'existait pas — ce qui apparente la maison à une construction sur pilotis, semblable au bungalow en feu vu par la suite (évoquant le finale de Kiss Me Deadly) —, et le premier niveau se réduit à deux pièces: 1) la salle de séjour, donc, composée essentiellement d'un canapé, d'un meuble pour le magnétoscope et d'un poste de télévision; 2) la chambre avec son rideau rouge, telle une scène de théâtre, figure récurrente de l'imaginaire lynchien. La salle de bains qui la prolonge n'est qu'entrevue, dans le reflet d'une glace. Quant à la salle à manger et la cuisine, elles ont carrément disparu (on voit furtivement une table lors de la visite des deux inspecteurs). Elles étaient pourtant mentionnées dans la scène 15 du scénario, une scène située juste après la découverte de la première vidéocassette et dans laquelle se révélait un peu plus la jalousie de Fred. La suppression de la scène témoigne de l'important travail de coupe effectué par Lynch pour rendre son film plus "obscur". Mais elle participe également d'une autre opération: raboter, en éliminant la salle à manger, les derniers reliefs de conjugalité qui persistaient dans le script original. Pas plus que l'amour (ce que montre la scène suivante) les repas ne sont véritablement partagés chez les Madison. Or la salle à manger représentait justement un espace de transition entre le séjour (scène 14) et la chambre (scène 16). En la supprimant, Lynch réduit cet espace à un simple couloir. Un couloir au statut particulier puisqu'il est le seul élément de la maison que Lynch a fait construire pour les besoins du film; un couloir, pourtant, qu'on devine davantage qu'il ne nous est réellement montré. A-t-il la même fonction que l'escalier absent dans les derniers films d'Ozu, selon l'hypothèse d'Hasumi? Séparer l'espace commun (le rez-de-chaussée dans la maison ozuienne) de l'espace intime (le premier étage chez Ozu, où se trouve, telle une pièce "flottante", la chambre de la jeune fille "qu'il faut marier"). On pourrait objecter que dans Lost Highway tout se passe sur un même niveau, mais ce serait oublier que le cinéma de Lynch est un cinéma à plat, où tout est là, accessible, comme étalé sur une bande, la bande monoface. En fait chez Lynch, la question n'est pas tant de savoir ce que le couloir sépare que de saisir le dualisme conjonction/disjonction qui le supporte. Dans Lost Highway, le couloir existe concrètement puisque lui seul permet d'accéder à la chambre. Mais d'un autre côté, on ne voit que Fred s'y aventurer, comme s'il pénétrait dans un autre espace. Le couloir semble à la fois un agent de liaison et un élément disrupteur. Cette indétermination est manifeste dans la séquence qui précède la vision du meurtre. De retour de la soirée où Fred a "rencontré" l'homme-mystère, le couple s'apprête à se coucher. Visiblement "ailleurs", Fred quitte la chambre et disparaît dans l'obscurité du couloir. On voit alors une ombre se déplacer sur les murs du salon. Retour à Fred avançant dans le "tunnel" face à la caméra. Il sort du couloir (par quel côté?) et, en même temps, du champ qui devient totalement noir... Dans le plan suivant, on retrouve Fred récupérant la troisième vidéocassette, celle où est filmé le meurtre (plus exactement, l'instant qui suit immédiatement le meurtre). Entre ces deux moments qui ne sont pas contigus, pendant ce laps de temps incertain où l'image est entièrement noire, Lynch effectue un... raccord. A peine visible, et pour cause, mais néanmoins perceptible. Lynch raccorde le noir plein champ du couloir à celui de l'écran de télévision. Dans ce trou noir qui est celui du "meurtre", il relie deux types d'image: l'image mentale et l'image vidéo.
Qu'en déduire? Peut-être ceci: chez Lynch, le couloir n'est pas que la métaphore — attendue — du désordre intérieur de son héros. Certes, Fred est probablement un schizophrène en proie à un délire destructeur qui le pousse à tuer sa femme. L'image est sous le régime de l'hallucination et, à ce titre, le couloir matérialise le Réel, cette réalité propre à la folie, telle qu'elle apparaît au héros. Le réseau des images que constitue la maison — entre la chambre qui produit rêves et fantasmes et le séjour où ceux-ci sont projetés — y est déconnecté. La scène qu'on voit sur l'écran de télévision peut bien avoir été filmée dans la chambre, l'horreur qui en émane semble venir d'ailleurs, peut-être du niveau inférieur, comme issue d'un monde primitif, indifférencié. Mais on peut aussi imaginer une autre version: Fred est possiblement un pauvre type victime d'une sordide histoire de snuff movie (ce que suggère vaguement la seconde partie du film). L'image serait alors sous le régime du simulacre. Nous serions dans le grand théâtre des semblants. L'horreur de la scène viendrait directement de la chambre dont le couloir serait, pour ainsi dire, les coulisses. En fait, peu importe le sens de la scène car, on l'aura compris, ce qui compte ici, c'est l'image non pas du meurtre mais de Fred dans son couloir; non pas l'image de l'horreur mais "l'image-horreur". Une image qui annonce l'événement, mieux: qui est l'événement, cette violence des sensations qui fait la douleur de l'être. C'est toute l'esthétique de Lynch qui est mise à nu dans Lost Highway. L'esthétique au sens premier du mot: "ce qui touche à la sensation". Où il apparaît que le cinéma de Lynch est empiriste: un cinéma de l'expérience, qui éprouve autant qu'il vous "éprouve". Le couloir serait un des champs de cette expérience. Une zone de haute tension aux potentiels infinis: ceux, électrisés, qui exacerbent les sens jusqu'au black-out de la pensée (en cela, le couloir préfigure celui qui conduira Fred à la chaise électrique). Mais, plus encore, les potentiels du récit, qui repoussent toujours plus loin les limites d'une œuvre. Au bout du compte, le couloir lynchien serait bien cet "espace quelconque", indéterminé, dont parlait Deleuze à propos de l'image-affection: "un espace de conjonction virtuelle, saisi comme pur lieu du possible".