Herbes flottantes de Yasujirō Ozu (1959).
Les couleurs Agfa d'Ozu.
"Il y a différentes variétés de couleurs, mais je ne mets pas de couleur que je n'aime pas. Ce n'est pas parce que le film est en couleurs que je vais introduire diverses couleurs, c'est parce que le film est en couleurs que je compte en enlever. C'est l'esprit de soustraction, je taille les couleurs, je les amenuise. C'est comme si l'image était à la fois colorée et sans couleur. L'image a l'air de ne pas porter de couleur, et pourtant les couleurs sont présentes quelque part." (dialogue entre Yasujirō Ozu, Akira Iwasaki et Shinbi Iida, recueilli dans "Plus le saké est âgé, meilleur est son goût, visite des décors du film Fleurs d'équinoxe à la découverte de l'art d'Ozu", Kinema Junpo, n°212, 1958, p. 48).
Tel est le discours que tenait Ozu devant les critiques venus le voir dans les studios alors qu'il était en plein tournage de son premier film en couleurs, Fleurs d'équinoxe (1958). Ozu y racontait ce qui avait motivé son choix de la pellicule couleur de la société allemande Agfa, alors que, depuis sept ans, dès le premier long-métrage japonais véritablement en couleurs (Carmen revient au pays de Keisuke Kinoshita, 1951), l'industrie du cinéma tendait vers l'utilisation de pellicules japonaises ou de l'Eastmancolor Kodak. Cependant, on saisit mal l'intention d'Ozu quand il parle "de soustraire les couleurs". S'il utilisait les pellicules Agfacolor au moment de la sortie de ses films, leur mauvais état de conservation ne permet plus d'en apprécier les spécificités. En fait, lorsque nous regardons sur grand écran les copies survivantes des six films d'Ozu en couleurs, chaque plan minutieusement composé présente non seulement des tableaux de peintres de style japonais nihonga, mais aussi des actrices en kimono aux motifs multicolores et chatoyants, et des accessoires aux couleurs pop parsemées ça et là. Plus encore, le rouge spécifique apprécié d'Ozu — qui aimait à dire qu'"Agfa donne un rouge magnifique" — est utilisé avec l'intention évidente de "tourner une scène avec sa présence quelque part dans le plan"; et il est en effet difficile de trouver une scène où le rouge n'apparaît pas. Loin d'être effacées, les couleurs sont présentes jusqu'à envahir tout l'écran. Ainsi, quand le National Film Archive of Japan (anciennement le National Film Center affilié au National Museum of Modern Art, Tokyo) participa comme conseiller technique à la restauration numérique d'Herbes flottantes (1959; projet codirigé par Kadokawa Corporation et la Fondation du Japon), il récupéra l'analyse et les données du rendu des couleurs des films de l'époque, présentés dans l'article "Le rendu des couleurs d'Agfacolor" d'Eiga Gijutu (ingénierie cinématographique) publié avant la sortie du film, afin de réussir à reproduire les intensités et les teintes qu'Ozu avait imaginées à l'époque. Bien sûr, il est possible que la marque de pellicule d'Herbes flottantes soit différente de celle mentionnée dans l'article. Mais, comme il s'agissait d'Agfacolor, nous avons eu recours à ces données et les mêmes formules pour obtenir une gamme de couleurs spécifique uniquement reproductible par celles-ci. Nous l'avons utilisée lors de l'étalonnage, avec le résultat suivant: pour le vert et le bleu, l'intensité de la coloration baisse, ils sont moins saturés et paraissent plus ternes, pour le rouge, la teinte change. Nous avons pu retrouver les couleurs Agfacolor d'Ozu. En conséquence, nous avons reproduit précisément la soustraction des couleurs qu'avait imaginée Ozu, en rendant "la couleur du ciel blanchâtre comme un film en noir et blanc". De même, en baissant l'intensité des couleurs de l'ensemble, le rouge témoigne de sa présence: ainsi nous avons des scènes de dispute entre Komajuro (Ganjirō Nakamura) et Kayo (Ayako Wakao) qui deviennent d'autant plus attrayantes qu'elles se déroulent plusieurs fois devant une affiche à l'encre rouge: "Attention au feu"; tandis qu'à la dernière scène, celle des retrouvailles dans la gare, le lien entre Komajuro et Sumiko (Machiko Kyō) se consolide par l'incandescence de leurs cigarettes. Ainsi, nous nous sommes rendu compte que le rouge et l'univers du film sont beaucoup plus étroitement liés que nous l'aurions pensé. J'espère que cela pourra vous donner un nouvel aperçu sur les œuvres d'Ozu, qui continuent à être l'objet de multiples interprétations. (Masaki Daibo, traduit par Yura Tomoshige, in 100 ans de cinéma japonais, 2018)
PS. Concernant la scène des retrouvailles entre Komajuro et Sumiko, il ne s'agit pas du bout incandescent de leurs cigarettes mais de la petite flamme de l'allumette que tend Sumiko à Komajuro pour allumer sa cigarette. [c'est moi qui précise]
Supplément:
Ozu en couleurs.
Extraits d'un texte de Fabien Gaffez (Positif n°721, mars 2021) sur "les six films en couleurs d'Ozu, ses six derniers tournés entre 1958 et 1962. De Fleurs d'équinoxe, initialement prévu en noir et blanc, au testamentaire Goût du saké en passant par le tatiesque Bonjour, le stricto sensu sublime Herbes flottantes, les retrouvailles flamboyantes avec Setsuko Hara pour Fin d'automne, la jouvence de Dernier Caprice.":
Le cycle des saisons (la floraison)
Ozu serait venu tardivement à la couleur. On évoque sa réticence devant les avancées techniques. On la nomme mal en parlant de réticence. Ozu avance à son rythme. La main forcée par une industrie condamnée, face à la télévision, à voir plus grand. Mais la couleur n'a pas attendu 1958 pour entrer dans l'art d'Ozu. On la voit dans ses dessins, dans ses calligraphies, elle vit, elle vibre partout. En 2014, une exposition du National Film Center de Tokyo révéla l'univers iconographique du cinéaste. Hidenori Hokada, co-commissaire de l'exposition, évoque "le raffinement de l'art d'Ozu, cet éternel ultramoderne"; les couleurs "révèlent son sens de l'élégance et de la gaieté (1)" Ainsi, les couleurs apparaissent dans ses cahiers de travail, de la calligraphie des titres aux croquis préparatoires. Le cinéaste crée aussi des logos pour lesquels il dessine lui-même les idéogrammes. Dans ces six films, la couleur rehausse la monde d'Ozu, elle stylise davantage qu'elle ne naturalise: l'espace chromatique absorbe les corps dans sa matière. Chaque objet, chaque silhouette, chaque visage, devient une touche qui n'a de sens que sa durée, qui n'a plus d'autre destination que son extase domestique. La couleur est un climat et les saisons, dont le cycle façonne film après film le récit, donnent le sentiment de la couleur. Si Ozu peut évoquer, dans ses carnets, les "magnifiques couleurs automnales des laquiers dans la faible lumière du soleil couchant " (13 novembre 1933), il en transpose le sentiment au cinéma, le plan devenant l'étui de ces blocs de temps. Qu'est-ce que le sentiment d'une couleur? Un souvenir projeté, une forme stylisée, une nuance arrimée au regard des acteurs. Ainsi de ce rouge fétiche déposé çà et là comme trace et souvenir: le rouge vif des fleurs d'équinoxe et celui des poissons du bassin de son enfance, qu'il évoque dans ses carnets. L'enfance est une floraison de la mémoire, une rougeur laissée sur l'esprit par le passage du temps. La floraison est le motif, miraculeux et candide, d'une expérience intérieure, ainsi que le rappelle Marc Pautrel dans son beau roman biographique, parlant du spectacle annuel de la floraison des cerisiers. La floraison désigne l'achèvement de la patience (la fleur invisible et attendue finit par éclore), le scandale de la beauté (la beauté ne sait pas durer dans le monde extérieur, mais marque nos vies intérieures) et la fatalité de sa disparition (tout est de tout temps fané). Durant la semaine des sakura, les morts et les vivants se rejoignent et se partagent le monde: "Les disparus ressuscitent sur les branches des arbres et jouissent du soleil et du ciel (2)". Le cinéma d'Ozu a cherché avec persévérance ce temps ouvert par la floraison; il a cherché la floraison intérieure du temps.
(1) Cahiers du cinéma, "IconOzu", n°697, février 2014.
(2) Marc Pautrel, Ozu, Arléa, 2020.
Le cycle des raisons (la répétition)
Au cycle des saisons correspond le cycle des raisons. Celui d'une rationalité qui organise le récit, et d'images qui justifient le réel, qui lui donnent des raisons d'exister. Les six derniers films d'Ozu sont marqués par la répétition, formant les ostinatos existentiels d'une œuvre sereine (chaque film est le remake plus ou moins lointain de films précédents). Le monde transposé et transformé par Ozu se décompose en séries de plans, de mouvements, de paysages, de visages, qui façonnent l'éternel retour de ce qui est au bord de disparaître. Le sublime définitif, celui que chaque artiste chasse en poète, est bien celui-ci: saisir la fragilité, fixer la vanité, épingler le fugitif. Tout penser à l'aune d'une durée réformée par le cinéma. Ce qui dure est ce qui meurt, ce qui mérite le plan est un pays en reconstruction. On y voit l'interstice où le passé évanoui touche à l'avenir en chantier. L'un se recourbant sur l'autre, tel un cercle dessiné à la main, un hula hoop donnant le vertige (Bonjour). Les films d'Ozu donnent cette impression d'un système (fixité basse de la caméra, valeur des plans, mêmes acteurs et actrices, lieux et espaces qui reviennent), mais cette impression est fausse, mais cette fausseté est méthodologique, nécessaire à l'avènement ou au dévoilement, on ne sait pas bien, de quelque chose d'autre et de familier à la fois. Ces films sortent au contraire de la logique du système, pour en faire imploser les petites bastilles du déjà-vu.
Et lorsque Ozu tourne à deux reprises pour d'autres studios que la Shōchiku, il s'éloigne de Tokyo, c'est un cinéma buissonnier qui révèle les fadeurs du système et expose un regard hors normes. Ozu, en sa période de coloriste, travaille alors avec deux autres directeurs de la photographie, se passant exceptionnellement du fidèle Yūharu Atsuta. Pour Herbes flottantes (film maritime sublime, d'un bleu Matisse trempé de soleil) et la Daiei, Kazuo Miyagawa s'y colle; quant à Dernier Caprice, tourné pour la Tōhō, c'est Asakazu Nakai, le légendaire opérateur de Kurosawa, qui se plie à l'art feutré des sonates ozuesques. D'un côté, les plans durent plus longtemps qu'à l'ordinaire, l'été dilatant les poses; de l'autre, la chape patriarcale se craquèle au contact de la modernité des mœurs sixties. Autant de différences qui raffinent la répétition.
Le cycle des maisons (l'obstination)
Au cycle des raisons correspond le cycle des maisons. Ozu questionne l'espace intérieur, non seulement le lieu domestique mais encore cette chambre du cœur dont parlait saint Augustin: l'identité mobile du moi. Car, au fond, qu'est-ce qui, chez Ozu, remonte à la surface du plan? Qu'est-ce qui affleure et nourrit chaque couleur à l'écran? La guerre que l'on a gagnée et celle qui nous a perdus, un pays humilié qui se reconstruit, le vieillissement toujours, l'amour secret qui renforce et affaiblit. Qu'elles soient zen ou chrétiennes, les grandes pensées spirituelles, les profondes méditations de l'homme, en arrivent toujours au seuil de cette idée: il existe un espace à l'intérieur de soi qu'il faut habiter. Le cinéma d'Ozu, par lent labeur et attention aux autres, a su en dessiner les contours et, souvent, en ouvrir les intimités. La vie des êtres humains est traversée, elle est en même temps façonnée, par l'obsession de l'intériorité; sinon l'obsession, à tout le moins la sourde persévérance à se voir exister. Le cinéma s'est engouffré dans cette climatologie de l'intime, il a tenté de transformer cette obsession et cette façon en un spectacle réjouissant. Ozu en a livré une version unique, si bien que l'on s'échine à en détailler le système esthétique ou à en émietter le japonisme, alors qu'il s'agit, ni plus ni moins, d'un homme qui a su concentrer son regard au moyen technique d'une caméra. Rien d'oriental ni d'occidental: la simple nudité de l'homme civilisé.
Les trains que l'on prend et ceux que l'on regarde partir, les maisons que l'on quitte, celles que l'on habite, ne trouvent pas de résolution dans ces derniers films. Qui habite la maison? Comment un espace neutre devient-il une maison? Comment habite-t-on? Et, bien entendu, par quoi, par qui, sommes-nous habités? On se souvient, Ozu se souvient, d'Il était un père, et le désir inassouvi d'un fils d'habiter avec son père ou de l'enfant sans-abri de Récit d'un propriétaire qui cherche un toit hospitalier. Celui qui occupe le plan doit aussi habiter l'espace.
Ainsi s'explique la plus simple des idées: la tension et le dialogue qui s'installent entre le social et l'intime. Un beau jeu entre la surface sociale (le costume, le bureau, les bars, l'extraversion) et la profondeur intime du chez-soi (le kimono, la maison, l'introspection). Ce qui fait lien, c'est le temps qui dans l'intervalle se recharge comme une batterie, ce sont les souvenirs qui remplacent la mémoire. Ce sont, aussi, les plans d'une nature, fût-elle urbaine, qui rassemblent ces dissidences humaines. On se rapportera alors à Proust, façon note de bas de page, qui distingue le moi social ou superficiel du moi privé ou profond. Ozu et Proust, même compas.
Le dernier plan du Goût du saké, qui est le dernier plan de l'œuvre, a quelque chose de funèbre. Un père se retrouve seul chez lui, Chishū Ryū nous tourne le dos que le poids de la tristesse voûte à mesure que la nuit remplit l'écran. Si la maison est vide, ses anciens habitants ont le champ libre. Le champ libre est ce hors-champ qui éclôt et ne se noie plus dans les larmes qu'Ozu a la bonne idée de nous cacher. Il est grand temps, nous dit-il, que je vous laisse à la vie que vous délaissez. Ce dernier plan est un tombeau impermanent, son creusement est le "rien constant" gravé sur la tombe du cinéaste. Il est bien rare qu'une œuvre toute entière s'évide en son dernier plan. La couleur permet ce retour au noir le plus profond, à cette ombre patinée dont Tanizaki fit l'éloge.
Le linge qui sèche
Le linge qui sèche, accroché à de longues tiges de bois horizontales. Ces plans surpeuplent les films, depuis la couverture mouillée par le garçon de Récit d'un propriétaire jusqu'au caleçon souillé qui clôt Bonjour. Durant son séjour à Singapour, à la fin de la guerre sino-japonaise, Ozu dessine une vue en contre-plongée de la ville, et déjà les touches de couleur du linge qui sèche sont la discrète métonymie d'une vie humaine. Le linge qui sèche est le souvenir du corps qui l'a porté et la promesse qu'il le portera de nouveau. Le vêtement s'offre au vent, il signale un effacement (la transpiration du travail, la fatigue de l'effort, la saleté des humeurs), une durée (le cycle des jours, l'usure du vêtement, l'appel d'une civilisation en mouvement) et une appartenance (à cette maison, à ce temps que le laisse passer). A qui voudrait bien s'atteler à une rigoureuse phénoménologie du linge qui sèche apparaîtrait l'usage d'un monde qui croit en sa permanence. Ce linge qui sèche permet à la présence humaine de s'inscrire dans un plan d'où le corps s'est absenté. Le motif ressort des natures prétendues mortes d'Ozu. Ces plans vides ne le sont pas réellement. Les natures ne sont pas mortes ni les paysages la dépouille inerte du réel. La patine de l'existence les sauve de ce néant. Ces plans suturent les bords des fameux champs contrechamps, et ces regards caméra qui en réalité nous gardent de l'erreur. Ainsi ces plans, comme des virgules, signent avec le spectateur un pacte inouï, qui lui garantit appartenir à la même espèce. De l'espace à l'espèce il n'y a que le pas de sa disparition. La couleur exaspère cette condition humaine, au sein de laquelle les choses égalent les êtres. Ce qui prend et reprend des couleurs dans ces six films, c'est une perception nouvelle (à titre d'exemple, la vision de la paternité qui évolue depuis la rigidité jusqu'à l'empathie), l'évolution de la société, c'est le legs aux nouvelles générations, après la guerre, après les nuages des bombes A, après la ruine d'un modèle archaïque. La peau sèche pour qu'une nouvelle humanité la revête. Ozu lui-même trace un sillon qui le sépare de la nouvelle génération de cinéastes (Oshima et consorts) qui le perçoivent comme le représentant d'une tradition à liquider...