juin 21, 2025

J'ose

  Jaws (les Dents de la mer) de Steven Spielberg (1975).

Note sur le film de Spielberg et la critique qu'en avait fait à l'époque Pascal Bonitzer: "L'écran du fantasme 2":

Glop. "Il vous secoue, il vous passe à l'attendrisseur et... glop!" C'est le requin, le grand blanc (great white) décrit par Quint à la première apparition de celui-ci. On est tenté d'y voir aussi une définition de l'impact du film, voire du type de cinéma qu'il illustre: il vous secoue, c'est le premier degré, le suspense, la peur; il vous passe à l'attendrisseur, c'est le second degré, la sympathie pour les héros en danger, la communauté humaine qui, dans la salle obscure, devant l'infini des flots et l'horreur qu'ils recèlent, se ressoude; et glop! une fois de plus la loi du cœur, la paranoïa sociale, le familialisme petit-bourgeois vous ont happé insidieusement, au rythme des retours de la grande bouche dentée. On peut donc appliquer la phrase de Quint plus largement au système social tout entier, à la société des Grands Blancs (ce requin ne s'appelle tout de même pas comme ça pour rien), à la société, cette "fleur carnivore" comme le voulait un slogan de Mai 68...

Ce qui est intéressant c'est que Bonitzer, à travers son texte et mieux que Daney (dans l'autre texte qui suit, trop axé sur la fonction fascinante/fascisante de ce type de cinéma), fait ressortir toute la richesse du film et de ses "mâchoires", et ce, quand bien même il s'agirait d'un "grand film bourgeois"... On y devine une véritable jouissance à parler du film, à le décortiquer, à l'interpréter (anticipant ainsi son fameux "pourquoi se fait-on tellement chier?" à propos du manque de romanesque — la peur de raconter une bonne histoire — des films de l'époque et qui l'année suivante sonnera le glas des grands textes politico-théoriques), même si chez lui cela passe encore et toujours par la grille lacanienne. Au point d'ailleurs que je me demande si Lacan n'a pas été finalement pour Bonitzer (et d'autres qui en étaient férus, comme Oudart) une façon de ne pas sacrifier au culte du tout-politique, de se ménager — durant cette période d'idéologie extrême, marquée par le dogmatisme, les ruptures et autres excommunications — non pas une porte de sortie mais une forme d'échappée, qui permette de parler malgré tout de cinéma, d'échapper à tout ce discours plaqué que représentait l'idéologie maoïste appliquée aux films (i.e. contre les films). Parce que hein, quand même, Mao et Lacan, ça n'a rien à voir, c'est même antinomique... Autant dire que recourir à Lacan a certainement permis, et ce avec d'autant plus de force que la cinéphilie originelle y était refoulée (donc toujours prête à faire retour), d'écrire de grands textes-critiques, certes élitistes (mais la critique, la vraie, celle qui excite l'intellect, est forcément élitiste), au risque parfois d'une certaine illisibilité, sauf que ce n'était pas le cas chez Bonitzer, à l'aise avec les concepts lacaniens et pour le coup à même de les intégrer à ses propres textes sans que ceux-ci perdent ni de leur clarté ni de leur acuité.

Sac. Dans Jaws, tout est corps, c'est-à-dire sac, voire sac-poubelle. Un dedans et un dehors, un dehors qui enferme un dedans (son principe vital): au regard des dents de la mer, les différences s'abolissent entre un homme, un chien, un matelas pneumatique, un bateau à moteur, une bouteille d'oxygène. Comme le requin lui-même n'échappe pas à la règle, comme il est fait comme un sac, il est mortel. Les Oiseaux de Hitchcock étaient autrement plus redoutables. Cependant, cette obsession du corps comme un sac ou comme une boîte (soit la plus simple expression de l'imaginaire) appelle une remarque: l'horreur, c'est que le corps soit ouvert. La gueule béante du requin présentifie cette horreur sur le mode dramatique, et l'on ne manquera pas d'évoquer à cet égard le vagin denté, la castration, etc. (voir le récit de Quint: il vous fixe d'un œil mort, puis, quand il vous happe, il fait les yeux blancs, etc.). Plus intéressant, plus significatif cependant me semble ce qui cristallise la figure de l'océanographe: à savoir l'obsession — horreur et désirs mêlés — de voir ce qui se trouve à l'intérieur. A l'intérieur de quoi? du corps, c'est-à-dire ici, donc, de n'importe quoi: ça commence par des débris humains dans l'espèce de bac à glace de la morgue, puis le cadavre du pêcheur dans son bateau crevé, les déchets hétéroclites dans l'estomac du premier requin, enfin le requin lui-même comme ce qui se cache sous la surface de la mer. Compulsion de voir l'innommable, de faire sortir la puanteur des mauvais objets internes. C'est ainsi que le chasseur de requins et l'océanographe sont complémentaires, et forment un tableau cohérent de la névrose sociale de notre époque, et spécialement de l'américaine: la paranoïa du premier guide et coiffe la névrose obsessionnelle du second, paranoïa et névrose obsessionnelle dont le léger excès est corrigé et normativé par la figure du flic, l'Américain moyen. Histoire d'hommes, bien sûr, et d'homosexualité œdipienne de groupe: voir la séquence de l'exhibition mutuelle des cicatrices, les sérieuses, du chasseur et de l'océanographe, et celle dérisoire, mais si sympathique et humaine, de l'appendicite du flic (degré zéro de la scarification symbolique). Qu'est-ce qu'elles signent, ces cicatrices, plaies refermées et intégrées à la mémoire du corps, dans cette séquence de tendresse virile dont l'effet spéculaire est garanti dans la salle? La chaude appartenance à la tribu humaine, c'est-à-dire hors-sexe.
De quoi s'agit-il en définitive? Exactement de la même chose que dans l'Exorciste (où les prêtres étaient trois) dont Jaws est bien plus proche que des Oiseaux: c'est la morsure du sexe qu'il s'agit de conjurer, et de la grande secousse dont elle panique le corps. (P. Bonitzer, "L'écran du fantasme, 2.", Cahiers du cinéma n°265, mars-avril 1976)

Si j'ai choisi ce texte c'est, outre la qualité du texte, que je tiens le film de Spielberg pour un très grand film, un grand film de fiction plus qu'un grand film de terreur, dont certes l'efficacité, sur le plan dramaturgique, n'est pas exempte de roublardise (comme chez Hitchcock d'ailleurs), mais travaillée de telle sorte, qui conjugue émotions et intelligence — l'intelligence du récit et de la mise en scène pour faire naître les émotions —, qu'on devrait parler non plus d'efficacité, et le côté savoir-faire que cela sous-entend, mais d'efficace avec l'idée de "création" que cela suppose; non plus comme simple visée mais comme principe de fabrication. Et ce à tous les niveaux, qui ne soient pas que visuels, champs et hors-champs, ou sonores (ah la musique "fa-fa dièse" de John Williams), mais aussi poétiques (la figure du requin, dont le côté faux — on voit que c'est une maquette —, confère, à l'instar de King-Kong, une vraie poésie au film) et romanesques (cf. l'extraordinaire passage quand Quint raconte l'histoire de l'USS Indianapolis qui est aussi son histoire)... De sorte que la terreur dans le film n'a rien du "hou, fais-moi peur" (comme disait Daney) des films d'horreur traditionnels, qu'elle se situe à un autre niveau, faisant de Jaws l'égal de Psycho ou de Shining (même s'il y manque la femme, c'est le côté hors-sexe du film dont parle Bonitzer, parce que c'est peut-être aussi la peur de la femme qui s'exprime à travers l'image du grand blanc, qu'on traque, qu'on chasse, tout en le redoutant, rappelant l'Achab de Melville, figure récurrente chez Spielberg)... J'ose même affirmer qu'en termes de récit Jaws leur est supérieur. Oui je sais, c'est provoquant de dire ça quand on sait le crédit dont bénéficient auprès de tout cinéphile le film d'Hitchcock et celui de Kubrick, mais bon, Jaws c'est autre chose, c'est mon premier film de terreur, de terreur à la fois profonde, qui vous happe, vous dévore (il ne s'agit pas d'engloutissement), à l'instar de Quint le vieux loup de mer, et de surface, qui vous ramène du fond, autre mais entier, à l'instar de Hooper le scientifique, de sorte qu'on y retourne, qu'on aime y retourner, un film que j'ai d'ailleurs vu tellement de fois (à la différence des deux autres) que je le connais par cœur, que je pourrais le revoir les yeux fermés, le visualisant "à l'oreille" (à travers sa musique, ses bruits, ses cris, ses dialogues), ce qui me fait dire que "revoir" ainsi Jaws c'est un peu comme utiliser un lecteur d'écran pour non-voyants... vous me voyez venir, bah oui, un logiciel de type Job Access With Speech, JAWS... parce que Jaws c'est ça aussi, un grand conte moderne, marqué par ce qui est propre aux contes: la dimension orale. Un film-ogre que tout le monde connaît, sans forcément l'avoir vu, parce que circulant de bouche à oreille, via la mémoire des hommes, de ceux qui aiment le cinéma, tout le cinéma (qu'il soit d'auteur ou à gros budget). Ce qui fait que, 50 ans après — le film est sorti aux Etats-Unis le 20 juin 1975 —, il est toujours aussi présent.