février 28, 2025

Un troisième tour (2)


  Lost Highway de David Lynch (1997).

Lost Highway est-il un "bardo-film"?

David Lynch, on le sait, était un fervent adepte de la méditation transcendantale. Soit chez lui une sensibilité à l'hindouisme et pourquoi pas au bouddhisme, les deux religions partageant certaines croyances, quant à la réincarnation et au cycle karmique (pensez également aux "tulpas" de Twin Peaks). Si on veut s'éloigner de la piste psychanalytique défendue précédemment, on pourrait, à travers la seconde partie, considérer Lost Highway comme un "bardo-film", ainsi que Michel Chion, grand spécialiste de Lynch, qualifiait certains films, sauf qu'il ne parlait pas des films de Lynch (son texte date de 1983) mais de ceux de Raoul/Raúl Ruiz, où l'"on retrouve une structure plus ou moins labyrinthique, une consistance bizarre de la réalité, l'impression que les actes n'ont pas lieu qu'une fois pour avoir des conséquences sans retour, mais qu'ils tournent plus ou moins en rond dans la recherche d'un centre... et aussi le moment d'une mort que celui qui l'a vécue n'a pas encore vraiment réalisée". Cette idée de "bardo" est séduisante. Je ne la développerai pas, me contentant de reproduire le début du texte de Chion (sur le film de Ruiz, le Borgne).

"Plus connu chez nous sous le nom de Livre des morts tibétain, le Bardo Thödol est un recueil d'invocations et d'exhortations destinées à être lues au mourant, et au mort, pour l'aider à passer le cap de cette période difficile, longue de 49 jours au plus, qui suit immédiatement le décès et qui précède, au mieux, une accession à l'état "détaché" de Bouddha, donc une sortie du cercle infernal de la réincarnation, ou bien au pire une renaissance nouvelle dans un autre corps. Au long de cette période intermédiaire (c'est le sens de "bardo": entre deux), l'esprit du mort peut mettre un certain temps à réaliser qu'il est mort, car il continue de voir ses amis et ses parents, il les appelle, sans être entendu d'eux alors qu'il les entend de son côté. Il peut voir aussi son propre corps de vivant et tenter en vain d'y rentrer. Mais le corps qu'il possède, lui, est à présent un corps subtil, sujet à la souffrance mais capable de passer les murailles et les matière solides (sauf un Bouddha, ou le sein d'une mère). Il perçoit le monde "comme on le voit en rêve" et peut longtemps errer à la recherche d'un corps matériel. Bientôt viennent des apparitions plus ou moins terrifiantes, où il s'agira pour lui de reconnaître ses propres projections, pour éviter d'être piégé par elles et enfermé dans la terreur. Il subit donc un véritable stage, un apprentissage de la conscience, où il doit absolument se défaire de ses identifications." (Cahiers du cinéma n°345, mars 1983)

Dans Lost Highway, cela ne se passe pas exactement comme ça, parce qu'on a affaire à un cerveau particulièrement "dérangé", aussi parce que les "bardo-films" ne sont pas des décalques du Bardo Thödol, de même que la psychanalyse lacanienne ne saurait rendre compte de tous les aspects du film. A ce titre Lost Highway est un film foncièrement hybride dont l'imaginaire relève par endroits de l'esprit mystico-onirique de Lynch tout en se prêtant (à d'autres endroits mais parfois les mêmes) à une lecture plus psychanalytique. Ainsi le passage où Fred devient Pete peut-il être vu comme une des étapes du "bardo" que connaîtrait le personnage en train de mourir (sur la chaise électrique?), mais un "bardo" incomplet puisqu'il retrouve à la fin son corps initial (quoique, à la toute fin...). Reste que si l'on garde à l'esprit que le film peut aussi se lire de manière inverse, on en arrive à la conclusion que ce qu'a vu Fred au moment de mourir, dans une sorte de "claire lumière" (la scène d'amour irradiée avec Alice), c'est, outre l'insaisissabilité de la femme, la conviction (fausse ou non, peu importe) qu'il n'a pas tué Renee, plus précisément qu'il n'a pas pu la tuer, que cette image terrifiante de sa femme sauvagement assassinée (les flashs du meurtre laissent à voir un possible cannibalisme) n'existe pas, une image dont il faut dès lors se "libérer" en éliminant, de manière tout aussi hallucinatoire mais cette fois positive, Mr Eddy, l'incarnation même de sa jalousie (dans sa forme maladive, paranoïaque), en tant également que Surmoi en trop (justifiant l'aide active de l'Homme Mystère). En faisant disparaître Mr Eddy, il fait disparaître l'idée de jalousie et par là efface le meurtre, notamment cette image du corps démembré qui le hante. Ce qui fait qu'à la fin, avec l'annonce renouvelée de la mort de Dick Laurent, le film peut non seulement se rembobiner, qui fera de Fred le récepteur du message, mais aussi se conclure, par la reprise complète du générique – après l'ultime crise (plus violente encore que les précédentes, toujours à l'image d'une électrocution mais qui ici aurait pour Fred valeur d'électrochocs) –, permettant au personnage de s'échapper définitivement sur la "route perdue", laquelle, à défaut de mener quelque part, l'accueillerait "bénéfiquement", puisque mort ou tout au moins débarrassé de ses visions, le projetant dans une autre dimension, affranchie de l'espace et du temps, dimension typiquement lynchienne, une de plus me dira-t-on, oui mais là vraiment spirituelle – twinpeaksienne –, et non plus simplement sensorielle (qui le sorte du cauchemar qu'a représenté même la "partie Pete"), où Fred pourrait enfin connaître la paix intérieure.

février 22, 2025

Un troisième tour


  Lost Highway de David Lynch (1997).

  Retour sur Lost Highway.

On l'a dit et répété, Lost Highway est structuré comme une bande de Möbius, qui commencerait avec le fameux générique de "l'autoroute perdue", se déroulant sur la chanson de David Bowie "I'm Deranged" et son intro programmatique: "Funny how secrets travel..." (cf. ), où l'on voit les noms des crédits venir s'écraser sur ce qu'on imagine être le pare-brise d'une voiture, et se terminerait sur le même générique mais précédé cette fois du contrechamp sur le conducteur: Fred Madison, le héros masculin du film (avec Pete, son "autre" lui-même), dont on a découvert qu'il était à la fois le récepteur et l'émetteur du message-clé "Dick Laurent is dead" qui ouvre et clôt le film (Dick Laurent alias Mr. Eddy que Fred vient de tuer et dont il conduit d'ailleurs la Mercedes noire, poursuivi par la police)... Fred Madison, et sa schizophrénie paranoïde, dont le cerveau a fini par imploser (sur la musique du groupe allemand de metal industriel Rammstein: cf. ), comme sous l'effet d'une électrocution (ce à quoi il est/était destiné), le générique qui boucle la bande se dévidant alors de façon presque apaisée, post-critique, peut-être même post-mortem.

La bande de Möbius, rappelons-le aussi, est une figure topologique (chère aux lacaniens) que l’on peut construire à partir d’un ruban dont l’un des deux bouts aurait été tordu d'un demi-tour sur lui-même avant d’être joint à l’autre. Il ne persiste qu’une seule face, ondulante, tantôt interne tantôt externe. Mais encore: si l’on parcourt deux fois la bande, on revient au point de départ. Peu importe le sens dans lequel s’effectue le second tour, il nous ramène toujours à l’endroit d’où l’on est parti. Ainsi l'énigmatique "Dick Laurent is dead", entendu au départ par Fred, se trouve-t-il répété, prononcé par Fred lui-même, à l'issue du deuxième tour, et ce indépendamment de l'épilogue, de ce qui vient après la répétition du message et engage le héros sur la voie du "non retour", ainsi que l'exprime la chanson. Si Lost Highway est scindé en deux parties (qu'il suture en même temps), celles-ci correspondent donc aux deux tours nécessaires, sur une bande de Möbius, pour revenir au point d'origine. Le premier tour se déploie jusqu'au premier meurtre, celui perpétré par Fred sur sa femme Renee, meurtre dont il semble ne pas se souvenir, sauf des flashs, puis sa condamnation à la chaise électrique et, alors qu'il attend son exécution dans le couloir de la mort et est en proie à d'effroyables maux de tête qui l'empêchent de dormir, sa "transformation" en Pete, qui serait lui mais plus jeune et radicalement différent: la même personne incarnée par deux acteurs (respectivement Bill Pullman et Balthazar Getty), alors que la femme, elle, réapparaîtra sous la forme plus classique du double: la même actrice (Patricia Arquette) pour incarner deux personnages: la brune Renee et son double fantasmé, la blonde Alice (on pense à Vertigo, bien sûr).

Quels sont ces deux tours qui constituent les deux parties du film? Je m'appuierai pour cela sur ce qu'en ont dit des auteurs comme Todd McGowan, Christian Dubuis Santini et Slavoj Žižek, selon une approche psychanalytique, et plus précisément lacanienne, non pas que la psychanalyse lacanienne soit plus à même d'expliciter les films, mais que, concernant Lost Highway, elle m'est apparue comme à la fois la plus pertinente et la plus fructueuse. Le premier tour correspondrait à la réalité: une réalité triste et morne du point de vue conjugal, si on considère le couple que forment Fred et Renee, lui, jaloux et – cause ou conséquence – incapable de satisfaire sexuellement sa femme, elle, du genre silencieuse, effacée, secrète (1)... soit un premier tour marqué par l'inhibition, le manque, une réalité certes encore soutenue par le fantasme mais où plus rien ne se passerait. Alors que le second tour témoignerait du fantasme proprement dit (d'aucuns parleront de purgatoire ou de monde parallèle – dickien, burroughsien? –, mieux: "alternatif" comme il y a le courant alternatif, avec ses deux sens) (2): Pete en tant que fantasme de Fred, qui pour le coup assurerait au niveau sexuel – "il voit plus de chattes qu'une lunette de chiottes" dit un des deux flics chargés de le surveiller –, un second tour marqué par la pulsion, l'excès, le fantasme dans son rapport au réel, où la femme, ici dominatrice et duplice, se révèle homologue à l'image attendue de la "femme fatale" (3). A ces deux dédoublements, Fred/Pete et Renee/Alice, s'ajoutent les deux figures complémentaires que sont pour Fred/Pete, d'abord dans la première partie l'Homme Mystère, rencontré lors d'une soirée et dont le pouvoir de bilocation a laissé Fred interdit (cf. ), puis dans la seconde partie Mr. Eddy (un ami de l'Homme Mystère), figure même de "l'obscène père-la-jouissance" (dixit Žižek), équivalent aux personnages de Frank dans Blue Velvet et de Bobby Peru dans Wild at Heart, à ceci près qu'il ne supporte pas, quand il est au volant, ceux qui collent aux pare-chocs (cf. ), se positionnant comme une instance surmoïque qui à la fois ordonne de jouir et se fait défenseur, pour le moins brutal, du respect des règles (la Loi). Un Surmoi baroque, excessivement gourmand, là où l'Homme Mystère est plus difficile à cerner, se présentant avant tout comme une figure d'enregistrement, filmant les fantasmes les plus profonds de Fred (4), les archivant – par le biais de vidéocassettes? – dans l'inconscient de celui-ci (que représenterait le bungalow sur pilotis), pas franchement surmoïque, au sens où il ne vient que si on l'y invite... et pourtant suffisamment démoniaque (avec son visage de clown blanc et son rire sardonique) pour faciliter la pulsion meurtrière de Fred, l'aidant ainsi à tuer Mr. Eddy. (5)

Si les deux parties ne racontent pas la même histoire, tout en se faisant écho, via la répétition de certaines situations, de certaines répliques, de certains passages musicaux, elles témoignent du même constat d'échec entre l'homme et la femme (Fred avec Renee, Pete avec Alice), échec qui touche à la jouissance: – 1) celle qui chez l'homme est normalement soumise à la castration, sauf que chez Fred celle-ci est niée, désir et jouissance se confondant, de sorte qu'au décours d'une crise de paranoïa il va massacrer sa femme, convaincu qu'il est de son infidélité, comme plus tard exécuter Mr. Eddy, le père tout-puissant qui fait obstacle à sa propre jouissance; – 2) celle qui chez la femme est sans limite, une jouissance dite autre, non complémentaire à celle de l'homme et que résume la célèbre formule "il n'y a pas de rapport sexuel", formule à laquelle s'est heurté Fred dans la première partie et que rappelle Alice à la fin de la seconde quand, au terme d'un coït incandescent avec Pete (accompagné du "Song to the Siren" de This Mortal Coil, entendu cette fois à plein volume: cf. ), elle glisse à l'oreille de celui-ci, alors brûlant de désir ("I want you", répète-t-il): "You'll never have me", avant de se diriger vers le bungalow, scène qui précipite la réapparition de Fred à la place de Pete.

Vu comme ça, le film pourrait sembler d'une simplicité biblique. Il n'en est rien évidemment. Lynch ne se prive pas de malmener son récit, qu'il laisse en suspens en plusieurs endroits, parce que relatif à des événements dont ne se souviennent pas les personnages (p. ex. ce qu'a fait Pete la nuit qui a précédé le changement d'identité, rappelé sans être révélé par ses parents et sa petite amie, en résonance avec la nuit où Fred a tué sa femme) ou parce qu'ils ne veulent pas se souvenir (ainsi du passé de Renee/Alice dans le milieu du porno) ou encore parce que Lynch, du fait de coupes dans le scénario, isole des scènes qu'il est difficile, sinon impossible, de rattacher logiquement au reste du film, laissant la poétique faire son œuvre. Autant d'éléments qui justifierait chez certains de ne pas accorder trop de crédit à ce que raconte Lost Highway, pour s'en tenir à l'aspect purement expérimental, sensoriel, du film, qui porte sur les différents régimes d'images (cf. la mauvaise définition des images vidéos, écho possible à un monde inférieur, indifférencié, où le bien et le mal ne seraient pas distincts) et surtout l'extraordinaire travail sur le son, Lynch étant ici son propre sound designer (sans l'apport d'Alan Splet dont on sait le rôle dans les premiers films du cinéaste, quant au côté matiériste du son chez Lynch, une sensibilité à la matière sonore que Splet devait en partie à sa déficience visuelle) (6).

Or si le son dans Lost Highway tend à fonctionner de manière empiriste (qui favorise l'expérience et la sensation, jusqu'à l'inouï), à travers une multitude de bruits (bourdonnement sourd se prolongeant en toile de fond, grésillement rappelant celui d'ampoules électriques défaillantes, etc.), des bruits pour la plupart acousmatiques (on ignore la source), que j'interprète comme des ondes de choc résiduelles, issues, tel un rayonnement fossile, du film-matrice et hypersonorisé qu'est Eraserhead (surtout dans sa version restaurée de 1994)... cela n'empêche pas de concevoir le son chez Lynch aussi comme à vocation narrative, jusqu'à parfois offrir un éclairage inattendu. Il est de coutume de faire démarrer Lost Highway, au niveau de la fiction, par la sonnerie de l'interphone annonçant à Fred que Dick Laurent est mort, mais, à bien écouter, le bruit de l'interphone est précédé de deux autres bruits, dont un difficile à identifier et pourtant décisif dans la construction du film. Il y a le bruit qu'on imagine être celui d'un store électrique qui se lève, éclairant ainsi le visage de Fred en train de fumer, suivi de la sonnerie de l'interphone qui fait sortir le personnage de sa torpeur. Mais avant, on perçoit un premier bruit, à peine audible, de ce qui semble être un magnétoscope enclenchant la lecture d'une vidéocassette, à moins qu'il en termine le rembobinage (si on considère les deux bruits ensemble). Un bruit qu'on trouvera peut-être trop accessoire pour jouer un rôle dans la compréhension générale de Lost Highway, d'autant qu'il pourrait en fait correspondre à la commande qui déclenche l'ouverture du store, mais en même temps qu'on ne saurait sous-évaluer dans la mesure où il apparaît en premier et comme isolé, Lynch ne l'ayant pas introduit par hasard, surtout en ouverture de son film, fut-ce de manière quasi subliminale, de la même façon qu'il raccordera à la fin de la première partie (via la figure du "trou noir" qui scande régulièrement ses films) le couloir, où s'aventure Fred avant de revenir, visiblement "ailleurs", et l'écran de télévision sur lequel sont vues les VHS, soit le raccord entre deux types d'image: l'image mentale et l'image vidéo (j'en avais parlé ). Tout ça pour dire qu'on ne peut faire l'économie de cette présence sonore du magnétoscope au tout début du film (si hypothétique soit-elle, une présence plus stimulante à analyser que s'il s'agissait uniquement du bruit du store), l'important étant d'ailleurs moins le magnétoscope que le sens de lecture de la vidéocassette à l'intérieur, posant plus largement (et d'entrée) la question du sens dans lequel se déroule Lost Highway, plus largement encore que le sens du second tour de la bande de Möbius (7). Ainsi, pour le dire autrement: la phrase "Dick Laurent is dead" entendue par Fred (en tant que récepteur du message) inaugure-t-elle vraiment le récit ou doit-elle être au contraire envisagée comme sa conclusion? On serait tenté de souscrire à l'idée que c'est Fred en tant qu'émetteur du message qui ouvre le film (nous obligeant à lire Lost Highway à l'envers, à l'image du bungalow qui explose – écho à Kiss Me Deadly d'Aldrich? –, projetée en mode reverse) (8), parce que logiquement le personnage se parle à lui-même plutôt qu'il s'écoute parler... mais chez le schizophrène, comme dit Lacan à propos du désir (ce qu'on peut bien extrapoler au fantasme), la réponse précède généralement la question, soit le récepteur avant l'émetteur, ce qui remettrait le film dans le sens que perçoit le spectateur, sens qui donc ne répond pas à la logique, aussi parce qu'on est dans un film de Lynch.

En plus du travail sur les formes, il y a ainsi tout ce jeu autour de la "perplexité" – au sens étymologique du mot, du latin perplexus: "enchevêtré", lui-même issu de per et plexus, soit littéralement: "à travers les plis" –, de cette perplexité, en cela baroque, que produit le film et que Lynch entretient de manière cohérente, en toute co-errance pourrait-on dire, puisqu'y intégrant le spectateur.

(1) La coiffure arborée par Patricia Arquette n'est pas sans évoquer le personnage que joue Jean Brooks dans la Septième Victime de Mark Robson (1943), personnage suicidaire cherchant à se libérer de l'emprise d'une secte, que représenterait ici le petit monde de Mr. Eddy, gangster spécialisé dans la production de films pornos (voire de snuff movies si l'on considère ce qui arrive au personnage incarné par Marilyn Manson).

(2) Lost Highway présente par ailleurs, comme le relève Slavoj Žižek, des similitudes avec Naked Lunch, le roman de William S. Burroughs que Cronenberg avait adapté en 1991 en y mêlant la vie de l'écrivain. Ainsi le fait que le héros tue sa femme par jalousie, puis rencontre dans "l'Interzone" (espace halluciné, sous l'effet de la drogue), son sosie, joué par la même actrice, ou encore la figure maléfique du Dr Benway dont les pouvoirs semblent préfigurer ceux de l'Homme Mystère.

(3) Rappelons que "le fantasme est un écran, une surface où se projette ce film qu'on nomme 'réalité', s'interposant entre le sujet et le réel. Avec cette particularité que dans la psychose, "le sujet ne peut se retrancher du tableau" (fantasmatique)... "qu'il est captif de la scène dont il ne peut dès lors se détacher que dans le passage à l'acte" (Gilles Mouillac).

(4) D'où le fait que Fred ne possède pas de caméra, ainsi qu'il le dit aux deux inspecteurs venus enquêter et qui s'interrogent sur l'origine des vidéocassettes, leur précisant qu'il "préfère garder son propre souvenir des choses", ce dont se charge en quelque sorte l'Homme Mystère.

(5) On notera que l'image de la "route perdue" ne se limite pas aux deux génériques. Lynch l'utilise, associée au plan sur le bungalow, d'abord à la fin de la première partie, pour annoncer le changement d'identité entre Fred et Pete (lequel apparaît sur le bord de la route), ensuite à la fin de la seconde partie, avant que Pete et Alice arrivent au bungalow, fassent l'amour sur la plage et qu'Alice lui déclare que jamais elle ne sera à lui, puis quand Fred, harcelé par l'Homme Mystère en train de le filmer, s'enfuit régler son compte à Mr. Eddy (qu'il va retrouver au... Lost Highway Hotel). Trois temps qui marquent donc chez Fred la division du Moi, l'énigme de la femme et le passage à l'acte. La logique du film est là: le réel que constitue pour Fred (et sa psychose) l'inaccessibilité de la femme le conduit – via "the lost highway" – au meurtre.

(6) Qui dit fantasme et hypersensibilité aux sons, dit nécessairement l'objet voix chez Lynch, que le cinéaste valorise, met en relief, via tout un réseau de correspondances visuelles et sonores, souvent fulgurantes, faisant ainsi communiquer l'image d'une oreille à celle d'une bouche (filmées en gros plan), de même que la fonction d'un récepteur à celle d'un émetteur. Des correspondances également plus souterraines, telles celles qui relient les voix, dont on suppose est bombardé Fred, à l'organe "oreille" et le rôle essentiel que joue celui-ci, aussi bien pour Fred (il est saxophoniste dans un club de jazz et lorsqu'il part dans ses solos endiablés on veut bien croire que c'est pour réduire au silence les voix qu'il a dans la tête) que pour Pete (lui est mécanicien dans un garage et, en tant que "meilleure oreille de la ville", aime régler les moteurs, autrement dit se concentrer sur d'autres "voix"). Par le choix des thèmes et des motifs, mais aussi la manière dont le film est construit, il se dégage de Lost Highway une indéniable musicalité, au point que la formule "fugue psychogénique", abondamment citée pour qualifier le film, en fait inventée à des fins promotionnelles, doit peut-être s'entendre dans un sens justement musical: la fugue comme art du contrepoint, avec ses quatre voix que seraient les "couples" Fred/Pete et Renee/Alice, voire six si l'on y ajoute Mr Eddy et l'Homme Mystère.

(7) Les esprits "rationnels" m'opposeront qu'il n'y a qu'un seul bruit, celui du store électrique, fonctionnant comme un "lever de rideau". Mais puisqu'on ne le voit pas, qu'on ne sait pas qui l'actionne (Fred semble seul) et surtout qu'on se trouve dans un film de Lynch, soyons suffisamment lynchien pour envisager l'hypothèse la moins rationnelle, quant à la source du bruit, qui soit à l'inverse la plus en accord avec le film, à travers ce qu'elle évoquerait aussi, en plus, par-delà le bruit d'un store: le rembobinage d'une vidéocassette, l'éclairage du visage de Fred, qui le fait ainsi sortir de l'ombre, annonçant (rétroactivement?) la seconde partie du film, et l'idée développée par la suite que cette seconde partie où Fred est Pete serait comme un "bardo". (cf. )

(8) Soit la deuxième partie, non pas précédant la première mais la répétant lors du second tour, sous une forme "torsionnée", dans l'esprit toujours de la bande de Möbius.
(à suivre)

février 21, 2025

Ô Marthe...

  Quatre Nuits d'un rêveur de Robert Bresson (1971).

La nuit, des lumières qui scintillent, le Pont Neuf, la Seine qui miroite, les bateaux-mouches glissant mélancoliquement à la surface, des corps droits comme des "i" (la démarche de Jacques, Marthe/Isabelle Weingarten dans sa longue cape noire – cf. quand au début elle se tient debout, en haut du pont, prête à se jeter dans le fleuve), un corps que la jeune femme cherchera par la suite à "déraidir" (l'incroyable érotisme de la scène où elle se regarde nue dans le miroir, écho incertain au prologue où Jacques, parti en stop à la campagne, fait des galipettes dans l'herbe)... des voix: voix off, celle enregistrée de Jacques, se réverbérant via un magnétophone jusqu'à l'obsession, voix neutre, blanche, typiquement bressonienne, ici contrebalancée par les accents colorés d'une chanson brésilienne ou encore de musique folk (dans l'esprit "hippie" du moment)... des couleurs sous forme également de grands aplats: Jacques est peintre – comme l'était Bresson qui s'attaque là à son deuxième film en couleurs après Une femme douce, déjà adapté de Dostoïevski – et pas spécialement moderne (cf. la scène très drôle avec l'ami des Beaux-Arts passé lui rendre visite dans son atelier), des couleurs où domine le rouge (des tableaux de Jacques à l'écharpe qu'il offre à Marthe, avant qu'elle retrouve l'étudiant qu'elle aimait encore mais dont elle disait que "ça passera... ce soir", en passant pas cette flaque de sang, plan étonnamment godardien avec le revolver à côté, dans la parodie de néo-western que Marthe et sa mère sont allées voir au cinéma)... bref le "cruel sublime" de Bresson pour dire la solitude de l'être, celle de Jacques, de cette solitude que l'amour ne saurait vaincre, sinon au contraire de le maintenir prisonnier, enfermé dans ses rêves d'amoureux ("Ô Marthe... Marthe, Marthe, Marthe..."), purs et innocents, peut-être productifs pour ce qui est de sa peinture, mais détachés (à jamais?) de la vie. Seul dans son atelier, son "sous-sol" à lui.

NB. Pour l'anecdote on notera que Guillaume des Forêts qui interprète Jacques était le fils de l'écrivain Louis-René des Forêts. Repéré dans Aline (1967), le film (où jouait son père) de François Weyergans, qui par ailleurs venait de réaliser "Robert Bresson: ni vu ni connu" pour la collection Cinéastes de notre temps, il n'a pas pour autant poursuivi dans le cinéma, fidèle en cela à la "tradition" bressonienne. Il est aujourd'hui professeur émérite d'astrophysique, spécialiste du milieu interstellaire. La scène où il force Marthe à regarder la Lune prend rétrospectivement une saveur toute particulière. De la Lune au milieu interstellaire, on peut dire que le "rêveur" a fait son chemin...

Complément: Nuits blanches sur la jetée de Paul Vecchiali (2015).

Un homme, une femme, une jetée... Non, nous ne sommes pas chez Marker, mais chez Vecchiali. La jetée n'est pas celle d'un aéroport, même si un avion passe dans le ciel et que la femme demande à l'homme si c'est son avion, mais celle d'un petit port de la Méditerranée, ce qui fait qu'on entend aussi un bateau et que la femme demande aussi à l'homme si c'est son bateau. Ça se passe la nuit, découpée en quatre nuits. Un homme, une femme... Et un texte. Adapté de Dostoïevski, Les Nuits blanches bien sûr... après Visconti et Bresson, auxquels Vecchiali rend hommage, des "hommages furtifs", parmi d'autres, plus vecchialiens... Parce que le film est d'abord vecchialien. Du Vecchiali qu'on trouvera abstrait, mais du Vecchiali quand même, filmé chichement (Canon 5D et iPhone), entre ombres et lumières, rythmé par l'éclairage bleu-vert d'un phare, mais aussi le bruit métallique des amarres et le clapotis des vagues, d'où se détachent, parfaitement claires, deux voix qui dialoguent: celle, aigrelette et lumineuse, de Natacha (Astrid Adverbe) et celle, plus suave et ténébreuse, de Fédor (Pascal Cervo). Un dispositif des plus épuré, juste corrompu par quelques plans de jour (où n'apparaît que l'homme) et la séquence de la danse (qui n'appartient qu'à la femme: un extrait ). C'est très beau. Et en même temps très étrange. Si Fédor est un masochiste et Natacha, sa "créature", inventée à seule fin d'en tomber amoureux et qu'au dernier moment, quand elle aussi se dit amoureuse, elle le quitte "pour le rendre heureux de son malheur" (dixit Vecchiali), il est étonnant d'avoir mêlé aux Nuits blanches, œuvre de jeunesse, sous-titrée "roman sentimental (souvenirs d'un rêveur)", Les Carnets du sous-sol, œuvre-charnière, préfigurant les grands romans à venir, tant le masochisme du personnage n'est certainement pas le même dans les deux récits. Des récits qui s'opposent, créant ainsi au sein même du film un autre type de conflit – la contradiction – puisqu'il touche au même personnage (en l'appelant Fédor, Vecchiali l'assimile d'office à l'écrivain). D'un côté, l'expérience du Bien, vouée à l'échec; de l'autre, la force du Mal, toujours triomphante. Entre les deux, une sorte de hiatus, une énigme qui restera irrésolue. Sauf à imaginer qu'il y a deux Fédor, deux personnages en un, celui qui rêve de Natacha et l'homme méchant du souterrain, tel qu'il apparaît dans le prologue et qui, lui, a peut-être connu Natacha dans le passé. Ce qui ferait finalement de Nuits blanches sur la jetée moins un grand film dostoïevskien (pas sûr d'ailleurs que Vecchiali aimait Dostoïevski) qu'un beau film fantastique, c'est-à-dire subtilement pervers.

février 14, 2025

The Brutalist


  The Brutalist de Brady Corbet (2024).

Le noyau dur de la beauté.

"Le noyau dur de la beauté, c'est de la substance concentrée."
Peter Zumthor, Penser l'architecture.

C'est probablement une coïncidence mais février semble devenu depuis quelques années le mois du "gros machin qui sort sur les écrans". Après Tár de Todd Field (2023) sur la figure "despotique" de l'Artiste puis The Zone of Interest de Jonathan Glazer (2024) sur Auschwitz vu "côté jardin", voici donc le film XXL de 2025, en l'occurrence The Brutalist de Brady Corbet, l'histoire – fictive mais traitée comme un biopic – de László Toth (Adrien Brody), un architecte juif hongrois, émigré aux Etats-Unis après avoir connu l'enfer des camps (c'est un rescapé de Buchenwald qui, comme Dachau, était un camp de concentration, pas d'extermination), deux thèmes, l'architecture et les camps, sur lesquels Corbet greffe un plus gros thème encore – qui ici fait tache parce que surligné au marqueur –, à savoir les rapports entre d'un côté, l'art contemporain, notamment industriel, et de l'autre, le capitalisme, dans une vision qu'on dira adornienne, qui fait correspondre, via la figure de Sade, nazisme, culture et néolibéralisme, d'où cette image dans le film d'un artiste littéralement "sadisé" par son commanditaire (et au départ mécène), un riche industriel de Philadelphie. Et le réalisateur, comme si ce n'était pas suffisant, d'en rajouter encore dans la vie torturée de son héros, lui collant sur le dos tous les clichés de l'artiste de génie, qui n'est pas seulement visionnaire et névrosé, mais aussi toxicomane, égocentrique et, parce que tout ça est lié, rongé par l'antisémitisme ambiant ("Nous vous tolérons" lui rappelle le fils de l'industriel)... A ce niveau, Corbet n'y va pas de main morte. C'est d'autant plus regrettable que cette pente que suit The Brutalist à partir de la deuxième partie (intitulée "The Hardcore of Beauty"), et l'arrivée de son épouse en fauteuil roulant, accompagnée de sa nièce mutique (survivantes elles aussi des camps), une deuxième partie trop axée sur les trauma de l'artiste, finit par abîmer tout ce que le film a de beau par ailleurs, qui concerne le génie artistique de Toth, d'abord seulement soupçonné à travers ces petits meubles design qu'il crée à l'intention de son cousin qui espère les vendre (un cousin qui, lui, est 100% américanisé), puis confirmé par la bibliothèque (avec ses panneaux géants qui s'ouvrent comme on tourne des pages), conçue pour Van Buren, le futur mécène (qui dans un premier temps rejette son travail), avant d'éclater avec ce qui sera son grand œuvre, l'ensemble architectural (regroupant un gymnase, un théâtre, une bibliothèque et une chapelle!), conçue à la demande là encore de Van Buren et qu'il doit ériger sur une colline (la chapelle avec ses effets de lumière évoque la Rothko Chapel de Houston). 

Ce que le film a de réussi se situe là (et uniquement là): le courant artistique dont se réclame László Toth et la spiritualité qui se cachait dans ses œuvres, tout particulièrement la chapelle, reproduisant harmonieusement, tel un nombre d'or, la distance qui, dans sa cellule de Buchenwald, le séparait du "puits de lumière", expliquant que la hauteur doit être proportionnellement de 15m et non de 12. Soit:
1) le Bauhaus, que Toth a connu en tant qu'étudiant à Dessau (1) et que rappelle le graphisme des deux génériques du film (à considérer dès lors comme un Baufilm: un "film-bâtiment"), puis bien sûr le brutalisme qui en est issu et dont la caractéristique est moins la monumentalité que le côté assemblage, sous forme de blocs, et le recours à des matériaux préfabriqués, donc peu onéreux, exemplairement le béton. Si The Brutalist a quelque chose du film-béton, c'est autant par son esthétisme que par son économie (en dépit de son format hors norme, équivalent par sa durée – 3h35, excusez du peu – et l'usage du procédé VistaVision aux Dix Commandements de Cecil B. DeMille, le film n'aurait pas coûté très cher), mais aussi, paradoxalement, par tout ce qui s'en détourne, qui touche donc à l'aspect intimiste du film. C'est à ce niveau qu'on peut ironiser et voir, à l'instar de certains, The Brutalist comme l'anti Megalopolis, et, toujours ironiquement, imaginer la réplique de Dustin Hoffman lancée à Adam Driver (l'inventeur du Mégalon): "Béton, béton, béton... acier, acier, acier", comme la réponse de Corbet à Coppola, dont le film épousait, lui, la forme hypermalléable (ça se pliait dans tous les sens) du Mégalon. Alors que The Brutalist qui démarre sous le règne encore léger de l'acier (les fauteuils en métal style Bauhaus), se prolonge sous celui du béton (avançant dès lors par gros blocs narratifs), avant de se conclure (la scène où Erszébet, l'épouse de Toth, rend visite aux Van Buren) dans une sorte d'amalgame (du béton armé?) totalement inepte.
2) le spirituel qui émerge progressivement de l'œuvre de Toth, mais pas vraiment du film, avec la croix inversée, renvoyant à la Statue de la Liberté que découvre, à l'envers, le héros en arrivant à New York, tassé qu'il est dans le bateau, comme il avait dû l'être dans un de ces convois qui le conduisait à Buchenwald... ce qu'on interprétera comme un symbole d'humilité (la croix de Saint-Pierre), sachant que la chapelle en question se voulait inter-confessionnelle (c'est le sens de l'épilogue). Pourquoi pas, mais si on suit la trajectoire de plus en plus avilissante de Toth, on peut voir aussi l'inversion comme le signe chez lui, peut-être inconscient, en tout cas gardé secret, d'un rejet. Le rejet de l'Amérique et de ce qu'elle promettait – le "rêve américain" –, terre aussi hostile finalement que l'Allemagne nazie (2).

C'est ce qui enrage. Qu'un film plutôt prometteur au départ (dans l'esprit du There Will Be Blood de P.T. Anderson, œuvre massive elle aussi mais qui conservait jusqu'au bout toute son ampleur), un film dont L'Amérique de Kafka pourrait être le fil caché (la Statue de la Liberté retournée et brandie contre Toth à la manière d'un glaive), autant dire la clé de l'énigme, celle de l'arrivée (ainsi que l'annonçait le titre de la première partie)... oui eh bien, qu'un film se saborde à ce point, faute de s'en tenir, dans la seconde partie, au "noyau dur de la beauté", expression à prendre dans son acception purement esthétique, que j'imagine empruntée à l'architecte suisse Peter Zumthor (adepte lui aussi des effets de lumière dans ses œuvres) et que je cite en exergue... mais que Corbet détourne dans un esprit disons punk, jouant, j'ai l'impression, sur le double sens du mot "hardcore". Dans le passage sur ce mystérieux noyau dur qu'évoque Zumthor, l'auteur précise: "Mais où se trouvent les champs de force de l'architecture, qui font justement sa substance, par-delà la superficialité et l'arbitraire du quelconque?"... Corbet ne cherche pas la réponse – il n'est pas Tarkovski bien qu'il soit fan d'Andreï Roublev – et c'est mieux ainsi, mais il ne la transcende pas non plus (la question), s'embourbant au contraire dans les facilités d'un portrait trop lourdement doloriste. Voir ainsi le passage à Carrare où Toth et Van Buren sont venus choisir le marbre pour la chapelle. Il y avait là matière à questionner ladite "substance", mais Corbet n'en tire rien sinon une scène de beuverie conclue par un viol, privilégiant ainsi le côté brutal, brutalisant, davantage que brutaliste de son film, l'insistance sur les turpitudes que subit le héros finissant par rendre celui-ci limite masochiste, et ce jusqu'à en jouer de façon comique – la référence au nez de Brody que son personnage se serait cassé on ne sait pas comment, c'est vraiment n'importe quoi, de même que le générique de fin, se déroulant sur "One for You, One for Me" de La Bionda, un choix qui laisse rêveur: faut-il y voir un hommage à Carmelo La Bionda, récemment décédé, de la même manière que le film est dédié à Scott Walker, le musicien des deux premiers Corbet? Quelle que soit la réponse, cette touche finale sur du disco me conforte dans l'idée que non seulement The Brutalist n'est pas le chef-d'œuvre annoncé un peu partout (ah, la critique!), mais, plus encore, que Brady Corbet, loin du Grand Auteur qu'un tel film révélerait, est surtout (pour l'instant) un petit malin.

(1) Le personnage de László Toth s'inspire-t-il aussi (outre Marcel Breuer) de Franz Ehrlich, un architecte allemand qui n'était pas juif mais qui avait étudié au Bauhaus, était connu pour ses activités communistes et qui fut également interné à Buchenwald? Ehrlich est resté célèbre pour avoir conçu la plaque située sur le portail du camp, une plaque orientée vers l'intérieur et sur laquelle était inscrit dans le style du Bauhaus "Jedem das Seine" ("A chacun le sien"), ce qui était censé narguer les prisonniers alors que c'était les nazis eux-mêmes que la plaque narguait.

(2) D'aucuns feront le lien avec l'Amérique d'aujourd'hui, celle de Trump, mais aussi, en tant qu'industriel, d'Elon Musk qui soutient l'AfD, le parti d'extrême droite allemand.

février 10, 2025

Playtimes

  Mulholland Drive de David Lynch (2001).

  Un texte publié sur Balloonatic en mai 2008.

Voir successivement Mulholland Drive de David Lynch et Femme fatale de Brian De Palma est une expérience doublement passionnante. D’abord parce que les deux films renouvellent, chacun à leur manière et avec une réussite diverse le même territoire, celui archi-fréquenté des frontières entre fiction et réalité; ensuite parce qu’ils présentent d’indéfectibles liens, comme des traits de parenté, qui font que par instants ils semblent même communiquer entre eux. On ne s’attardera pas sur le fait qu’au départ le film de Lynch devait servir de matériau à l’"ouverture cannoise" du film de De Palma, si ce n'est pour regretter le vertige que n’aurait pas manqué de créer un tel emboîtement. De même, nous n’insisterons pas sur la citation wilderienne, Sunset Boulevard dans le film de Lynch, Double Indemnity dans celui de De Palma, sauf à rappeler le caractère "rétrospectif" des deux films de Wilder puisque, si dans le premier c’est un mort qui nous raconte l’histoire, dans le second c’est la confession du coupable, juste avant de mourir, qui organise le récit. Simple sésame cinéphile (sur le temps de la narration) permettant d’entrouvrir une des nombreuses portes — en l’occurrence la première — que doit franchir le spectateur s’il veut accéder au secret du film. Mais de ce secret, là non plus, nous ne dirons rien. Non pas qu’il soit plus inaccessible qu’ailleurs, mais parce qu’il nous paraît secondaire en regard de ce qui se trame en amont, au niveau de la fiction et des formes qu’elle produit. Pour le dire autrement: si la jouissance féminine peut bien être ce fameux secret, identique dans les deux films — à travers la troisième femme, mystérieuse, qui dit "silencio" chez Lynch ou qui recèle les diamants chez De Palma —, c’est une autre jouissance qui s’exprime avec force dans Mulholland Dr. et Femme fatale: la jouissance de l'artiste, dans l'acte même de créer. Inutile alors de s’arrêter sur le contenu d’un coffret bleu ou le reflet d’un pendentif, sinon par réflexe interprétatif, tant il est vrai qu’interpréter est une façon de lutter contre l’égarement quand des films bousculent à ce point notre rationalisme. Mais à l’inverse, se laisser simplement porter par l’œuvre, la déclarer ouverte à tous les possibles et ne voir dans les méandres du film de Lynch que l’univers fantasmatique d’une actrice de cinéma, ou dans les ressacs du film de De Palma que les coups de force du rêve (ou du destin), c'est céder un peu trop vite à la fonction, disons déréalisante, du cinéma. Non, ce qui compte dans Mulholland Dr. et Femme fatale, ce ne sont pas les zones d’ombre que les deux films abandonnent malicieusement à l’imagination du spectateur, mais au contraire ce qu’ils ont de plus lumineux en eux, leur extraordinaire puissance fictionnelle et formelle; l’agencement de la fiction, le déploiement des formes, l’énergie bouillonnante qui en découle. Et par là, le plaisir que procure un tel jeu, car c'est bien d'un jeu qu'il s'agit ici.

Potentiel de fiction, liberté d’action (dans un cadre délimité et suivant certaines règles), dimension autarcique, on peut voir Mulholland Dr. et Femme fatale comme deux grands films-jeux. Où il s’agirait, dans le premier, de jouer à "faire semblant", à la manière de ces jeux qui ont structuré notre enfance, et dans le second, d’élaborer une stratégie, comme dans tous les jeux où intervient le hasard. Où il s’agirait d’éprouver l’exaltation des jeux de vertige: vertige de la perdition dans Mulholland Dr., vertige de la "chute" dans Femme fatale (homologue à l’ivresse de la vitesse qui gagnait Mission: Impossible). Où il s’agirait de saisir la tension qui existe chez le cinéaste-joueur entre le besoin élémentaire de jouer et le ludisme proprement dit; entre la pulsion ludique et ce que Roger Caillois nomme le ludus, ce "plaisir qu’on éprouve à résoudre une difficulté créée à dessein, telle que le fait d’en venir à bout n’apporte aucun autre avantage que le contentement intime de l’avoir résolue". Voir ainsi chez Lynch, ce besoin irréfrénable de déplier pour mieux replier la matière de ses films. Et chez De Palma, ce plaisir tout aussi "libidinal" à découper les images pour mieux les recoller. Entre jubilation et jouissance...

Mais si Mulholland Dr. et Femme fatale sont des jeux, quelle en est la règle? A quelle loi interne répond leur construction? On pourrait l’énoncer par une autre question: si l’œuvre est toujours une lutte symbolique contre la mort, une course contre le temps, comment retarder celui-ci? Par quels subterfuges différer le plus longtemps possible la fin de l’œuvre? Ou encore: comment "prolonger" l’œuvre sans la maintenir en état de perpétuel inachèvement, de work in progress permanent? D’abord rompre avec la linéarité. Du récit comme du temps. Trafiquer avec le temps. Jouer sur la mémoire. De l’amnésie dans Mulholland Dr. à l’impression de déjà-vu dans Femme fatale, c’est toujours la mémoire qui déraille. Et le film avec. Des raccords manquent ou se répètent. On peut y voir les "ratés" de l’inconscient mais il y a autre chose. Ce temps qui s’enroule, s’inverse ou recommence n’a plus rien de commun avec les flashbacks de Wilder. C’est un temps différent que le spectateur perçoit, un temps affranchi de sa dramaturgie classique, un temps toujours dramatisé, mais dans lequel le drame se jouerait ailleurs. Non plus dans la réactualisation d’un événement passé (principe du flashback) mais dans une sorte de spasme temporel où viendraient se télescoper fantômes du passé et illusions de l'avenir. Pas le temps bergsonien qui nie la réalité de l’instant. Moins abstrait. Ni le temps barthésien, celui du "ça-a-été" photographique. Moins intuitif. Un temps de l’entre-deux, instable, oscillant entre une remémoration fragmentée — le cinéma moderne est de plus en plus proustien — et une reconstruction labyrinthique — le cinéma moderne est aussi borgésien. Entre mélancolie (l’origine d’une image) et inquiétude (son devenir). Où tout se condenserait dans le "présent" de la fiction. Pluralité d’instants à la chronologie incertaine dans Mulholland Dr.; dilatation du temps (à 15h33) ou sa concentration (deux fois sept ans) dans Femme fatale. Un temps différent donc, mais pas nécessairement nouveau. Simplement un temps définitivement débarrassé des règles classiques de la narration. Le temps de la fiction où il ne s’agit plus d’enchaîner les événements de façon rationnelle mais de les ré-agencer de telle sorte que l’œuvre elle-même crée du temps. Qu’elle puisse ralentir le Temps en créant sa propre temporalité. Un temps virtuel, gratuit: un temps pour jouer (a time to play), jouer à gagner du temps (to play for time). Le temps de la ré-création (playtime).

Dans Mulholland Dr., Lynch conglomère toutes les potentialités du récit dans une sorte de pelote fictionnelle qu’il faudrait dérouler pour saisir le fil conducteur. Soit un labyrinthe où la peur de rester prisonnier (le réel de l’amour et/ou de la folie) se mêle au plaisir de s’égarer (l’imaginaire de la passion). Où il s’avère que le plaisir n’est pas tant de trouver la solution (la "sortie" du labyrinthe) que de la chercher indéfiniment. Dans Femme fatale, De Palma réorganise la chaîne des événements à partir d’une situation présente (la scène de la baignoire) pour déterminer un futur (récupérer l’argent du butin) qui ne dépende plus du passé (le vol des diamants). Un tel agencement fait intervenir de multiples facteurs, tous aléatoires, depuis le suicide "manqué" du sosie jusqu’à l’éblouissement du camionneur. Car si la survie du "double" conditionne toute la suite, d’autres événements sont nécessaires pour que l’héroïne efface son passé. Surtout il faut que chaque événement dépende uniquement de celui qui le précède. Comme dans une chaîne de Markov. Or le récit est incomplet. La chaîne est cassée en plusieurs points, isolant des blocs narratifs, forçant les événements à se succéder brutalement, sans lien manifeste. Des "lacunes" qui rendent le film de De Palma invraisemblable — ce qui n’est pas un défaut — alors que celui de Lynch serait plutôt hermétique (le fil est si enchevêtré qu’on ne sait plus ce qu’il raccorde). La fragmentation du récit dans Femme fatale contraint le spectateur à combler lui-même les "trous", à rétablir des connexions qui n'en demeurent pas moins grossières — la ficelle est d’autant plus grosse que l’histoire est invraisemblable — car les événements qu’il relie ne sont jamais réellement contigus. Il manque toujours des maillons dans la chaîne, des micro-événements indispensables pour arriver à la "logique" du plan final. Où le plaisir du film consiste, là encore, moins à reconstruire la chaîne du récit qu’à prolonger l’état de perplexité — to puzzle veut dire "rendre perplexe" — provoqué par tous les chaînons manquants. La jouissance de Mulholland Dr. et de Femme fatale réside bien dans cette poétique de l’égarement qui voit l’œuvre, soit emprunter des chemins de traverse (l’incongruité de certains plans, résidus de la série télé avortée, qui ponctuent le film de Lynch), soit rebrousser chemin pour mieux repartir (la répétition des signes — les horloges arrêtées à la même heure, l’affiche "Déjà Vue"... — qui jalonnent le film de De Palma comme dans un jeu de piste). Pas tant d’ailleurs pour égarer le spectateur que pour ralentir le temps, retarder au maximum l’apparition du mot "Fin".

NB. Le fait que le film de De Palma se révèle au bout du compte inférieur à celui de Lynch n’a ici aucune importance.

  Femme fatale de Brian De Palma (2002).

février 07, 2025

Génie de Monteiro


  Lettera Amorosa de João César Monteiro (1995).

— Eugénie de Montijo?
— Non, Génie de Monteiro!

(jeu de mots à la mémoire de Jean-Claude Biette,
dédié aussi à Marcos Uzal, le papa de Sylvestre)

Quand je lis certains articles comme par exemple le texte sur "la trilogie de Dieu" de Monteiro dans les Cahiers, je me dis qu'une vraie critique post-MeToo reste à inventer, qui ne se contente pas d'épingler le problème que poserait un auteur en suivant une grille de lecture très réductrice, au sens de ce que peut avoir de réducteur le recours à une grille (on l'a vu dans le passé avec la psychanalyse, le structuralisme et déjà le féminisme), mais au contraire intègre ces nouveaux critères, d'ordre disons éthique, aux autres critères (esthétiques, politiques...) qui servent à l'analyse d'une œuvre, le travail critique consistant, fort de ces éléments et de leur interaction, à faire ressortir les tensions internes et souvent contradictoires qui nourrissent toute création. C'est d'autant plus vrai pour un auteur comme Monteiro que, son œuvre prêtant facilement le flanc à des jugements moraux sinon moralisateurs, on ne peut faire l'économie de ce qui sous-tend chez lui ses "fantasmes" érotico-poétiques (Sade, l'abjectionnisme, etc).

Bonus: 3 courts-métrages de João César Monteiro: Lettera Amorosa — Passeio com Johnny Guitar — O Bestiário, réalisés en 1995, la même année que la Comédie de Dieu.

Et puis un texte: "Journal intime de Jean de Dieu". Tout Monteiro est là, à commencer par l'humour.

Lundi 8 juillet
Les culottes de la fille de Madame Assomption ont disparu de la corde à linge.

Mardi 9 juillet
J'oublie toujours d'acheter un vase pour planter quelques petits pieds de persil.

Mercredi 10 juillet
Il y a des jours où un homme ne peut pas sortir de chez lui.

Jeudi 11 juillet
L'obstination de Stavroguine m'échappe quand il assure à Chatov, les yeux dans les yeux, qu'il n'a jamais abusé d'enfants.

Vendredi 12 juillet
Le tremblement de terre de 1755 ne suffit pas à expliquer cette mystérieuse rumeur nocturne.
Abyssus abyssum invocat...

Samedi 13 juillet
J'ai passé cette âpre journée sans aigreur d'estomac. Bénis soient les petites épinoches avec le riz aux poivrons.

Dimanche 14 juillet
Branlette? Soit! Eh oui!
A ce propos: les culottes de la fille de Madame Assomption sont réapparues sur un amas de décombres. L'honneur du couvent est sauf.

(João César Monteiro, Une semaine dans une autre ville. Journal parisien & autres textes, trad. Pierre Delgado, La Barque, 2012)

février 05, 2025

Mon journal

  Double Destinée (La otra) de Roberto Gavaldón (1946).

  Notes de janvier.

4 janvier
Fin de partie. Sur Eephus de Carson Lund.

8 janvier
Vu la Voyageuse (A Traveler's Needs). Pourquoi les films de Hong Sang-soo où joue Isabelle Huppert me séduisent moins? La question est née d'un constat: si dans In Another Country, Huppert donnait l'impression d'être relativement soluble dans le cinéma de Hong, List, le court-métrage qu'avait tourné ce dernier, dès le lendemain, avec les mêmes acteurs, sauf Huppert repartie en France, et la même trame narrative, jusqu'à réutiliser les scènes du début, oui eh bien, ce second film, plus hongien, se révélait finalement beaucoup plus séduisant. De même, si l'on considère deux films présentés en 2017 à Cannes, à savoir la Caméra de Claire (tourné à Cannes l'année d'avant) et le Jour d'après, on peut dire que le premier souffre cruellement de la comparaison tant le rôle d'Huppert, écrit dans la marge, ne semble là que comme valeur ajoutée... Quant à la Voyageuse, c'est quand même bizarre que la partie la plus stimulante du film soit celle où le jeune poète (qui héberge Huppert) se fait engueuler par sa mère (en l'absence justement d'Huppert), scène où l'on parle enfin coréen (et non anglais comme dans le reste du film) et où se dégage un peu de tension... Je pose la question car je n'ai pas vraiment la réponse. Peut-être qu'en présence d'Huppert, Hong se trouve moins inspiré, peut-être que c'est parce que chez Hong, Huppert, on ne sait pas pourquoi, a tendance à minauder... ou tout simplement parce qu'elle n'est pas à la base une actrice suffisamment rohmérienne pour convenir totalement au cinéma de Hong. 

10 janvier
Chambre avec vue — Pas trop convaincu par la Chambre d'à côté, le dernier Almodóvar. L'auteur traite son sujet (le suicide assisté) avec élégance, Tilda Swinton et Julianne Moore sont très bien, évidemment, mais le cadre très sophistiqué dans lequel tout cela évolue, avec vue imprenable sur la skyline de New York puis cette maison futuriste, intégrée au paysage, où se replient les deux personnages (c'est la Casa Szoke située au nord de... Madrid), bref toutes ces lignes qui découpent l'espace, associées à la gravité du thème, confèrent au film un côté bel objet, à la fois esthétique et théorique, un peu trop "sous cloche" pour que s'y dégage une véritable émotion. Pour le dire autrement: à trop vouloir contrebalancer le morbide de la situation par une mise en scène aérienne, lumineuse, colorée, etc. qui soit du côté de la vie, Almodóvar finit, faute d'aménager un peu d'ombre dans le tableau, par affadir son film. Tout y est étonnamment lisse, sans aspérités, à l'image du personnage de la fille jouée également par Swinton (comme dans Eternal Daughter de Joanna Hogg). On est loin des mélos passionnés d'antan (qu'ils soient hollywoodiens, ou almodovariens, ah la Fleur de mon secret!), ce que n'arrange pas non plus toutes ces considérations politico-philosophiques, bien dans l'air du temps, qu'Almodóvar se croit obligé d'ajouter via le personnage de Torturro... De sorte qu'à la fin, lorsque le flic "pro-life" interroge Moore, on se prend à rêver d'un nouveau film qui débuterait, un bon petit polar comme en a fait aussi Almodóvar, mais non... fausse piste.

16 janvier
David Lynch est mort.

17 janvier
La cybernétique de Bernie. Sur Bernie de Richard Linklater (2011).

30 janvier
Plus belle la vie — Beaucoup aimé la Pie voleuse. Du pur Guédiguian, avec sa troupe habituelle (qui vieillit bien), son quartier habituel (L'Estaque à Marseille), ses thèmes habituels, qui croisent Pagnol et Victor Hugo: les Pauvres Gens, comme dans les Neiges du Kilimandjaro. On pourrait trouver ça simpliste, voire caricatural, sauf que les personnages y sonnent vrai, dans ce qu'ils expriment, dans ce qu'ils éprouvent (la palme à Meylan, mon préféré de la bande), Guédiguian élaborant son petit récit de façon très fluide, très musicale, à l'image de toutes ces partitions pour piano qu'il utilise pour l'accompagner, et d'où finit par sourdre une réelle émotion (de la pie voleuse à la pie qui chante), gage que son film a bien atteint son but.

31 janvier
Vu sur arte.tv Double Destinée de Roberto Gavaldón (1946), un superbe mélo mexicain à l'esthétique de film noir, Gavaldón ayant fait ses gammes à Hollywood. Film marqué en même temps par ce qui est peut-être le style propre du réalisateur (c'est le premier film de lui que je voie), à savoir une vraie science de l'espace, de la scénographie, qui non seulement l'éloigne du cinéma réaliste qui prévalait à l'époque au Mexique, mais aussi confère au film noir, par l'intégration des décors au drame qui s'y joue, une dimension "architectonique", qui mêle dans un même espace le rêve de grandeur de l'héroïne (Dolores del Río) et le sentiment que cet espace n'est qu'un leurre, se réduisant comme une peau de chagrin jusqu'à ne plus former qu'un minuscule carré, aux allures d'oubliette.