The Brutalist de Brady Corbet (2024).
Le noyau dur de la beauté.
"Le noyau dur de la beauté, c'est de la substance concentrée."
Peter Zumthor, Penser l'architecture.
C'est probablement une coïncidence mais février semble devenu depuis quelque temps le mois du "gros machin qui sort sur les écrans". Après Tár de Todd Field (2023) sur la figure "despotique" de l'Artiste puis The Zone of Interest de Jonathan Glazer (2024) sur Auschwitz "côté jardin", voici donc le film XXL de 2025, en l'occurrence The Brutalist de Brady Corbet, l'histoire – fictive mais traitée comme un biopic – de László Toth (Adrien Brody), un architecte juif hongrois, émigré aux Etats-Unis après avoir connu l'enfer des camps (c'est un rescapé de Buchenwald qui, comme Dachau, était un camp de concentration, pas d'extermination), deux thèmes, l'architecture et les camps, sur lesquels Corbet greffe un plus gros thème encore – qui ici fait tache parce que surligné au marqueur –, à savoir les rapports entre d'un côté, l'art contemporain, notamment industriel, et de l'autre, le capitalisme, dans une vision qu'on dira adornienne, qui fait correspondre, via la figure de Sade, nazisme, culture et néolibéralisme, d'où cette image dans le film d'un artiste littéralement "sadisé" par son commanditaire (et au départ mécène), un riche industriel de Philadelphie. Et le réalisateur, comme si ce n'était pas suffisant, d'en rajouter encore dans la vie torturée de son héros, lui collant sur le dos tous les clichés de l'artiste de génie, qui n'est pas seulement visionnaire et névrosé, mais aussi toxicomane, égocentrique et, parce que tout ça est lié, rongé par l'antisémitisme ambiant ("Nous vous tolérons" lui rappelle le fils de l'industriel)... A ce niveau, Corbet n'y va pas de main morte. C'est d'autant plus regrettable que cette pente que suit The Brutalist à partir de la deuxième partie (intitulée "The Hardcore of Beauty"), et l'arrivée de son épouse en fauteuil roulant, accompagnée de sa nièce mutique (survivantes elles aussi des camps), une deuxième partie trop axée sur les trauma de l'artiste, finit par abîmer tout ce que le film a de beau par ailleurs, qui concerne le génie artistique de Toth, d'abord seulement soupçonné à travers ces petits meubles design qu'il crée à l'intention de son cousin qui espère les vendre (un cousin qui, lui, est 100% américanisé), puis confirmé par la bibliothèque (avec ses panneaux géants qui s'ouvrent comme on tourne des pages), conçue pour Van Buren, le futur mécène (qui dans un premier temps rejette son travail), avant d'éclater avec ce qui sera son grand œuvre, l'ensemble architectural (regroupant un gymnase, un théâtre, une bibliothèque et une chapelle!), conçue à la demande là encore de Van Buren et qu'il doit ériger sur une colline (la chapelle avec ses effets de lumière évoque la Rothko Chapel de Houston).
Ce que le film a de réussi se situe là (et uniquement là): le courant artistique dont se réclame László Toth et la spiritualité qui se cachait dans ses œuvres, tout particulièrement la chapelle, reproduisant harmonieusement, tel un nombre d'or, la distance qui, dans sa cellule de Buchenwald, le séparait du "puits de lumière", expliquant que la hauteur doit être proportionnellement de 15m et non de 12. Soit:
1) le Bauhaus, que Toth a connu en tant qu'étudiant à Dessau (1) et que rappelle le graphisme des deux génériques du film (à considérer dès lors comme un Baufilm: un "film-bâtiment"), puis bien sûr le brutalisme qui en est issu et dont la caractéristique est moins la monumentalité que le côté assemblage, sous forme de blocs, et le recours à des matériaux préfabriqués, donc peu onéreux, exemplairement le béton. Si The Brutalist a quelque chose du film-béton, c'est autant par son esthétisme que par son économie (en dépit de son format hors norme, équivalent par sa durée – 3h35, excusez du peu – et l'usage du procédé VistaVision aux Dix Commandements de Cecil B. DeMille, le film n'aurait pas coûté très cher), mais aussi, paradoxalement, par tout ce qui s'en détourne, qui touche donc à l'aspect intimiste du film. C'est à ce niveau qu'on peut ironiser et voir, à l'instar de certains, The Brutalist comme l'anti Megalopolis, et, toujours ironiquement, imaginer la réplique de Dustin Hoffman lancée à Adam Driver (l'inventeur du Mégalon): "Béton, béton, béton... acier, acier, acier", comme la réponse de Corbet à Coppola, dont le film épousait, lui, la forme hypermalléable (ça se pliait dans tous les sens) du Mégalon. Alors que The Brutalist qui démarre sous le règne encore léger de l'acier (les fauteuils en métal style Bauhaus), se prolonge sous celui du béton (avançant dès lors par gros blocs narratifs), avant de se conclure (la scène où Erszébet, l'épouse de Toth, rend visite aux Van Buren) dans une sorte d'amalgame (du béton armé?) totalement inepte.
2) le spirituel qui émerge progressivement de l'œuvre de Toth, mais pas vraiment du film, avec la croix inversée, renvoyant à la Statue de la Liberté que découvre, à l'envers, le héros en arrivant à New York, tassé qu'il est dans le bateau, comme il avait dû l'être dans un de ces convois qui le conduisait à Buchenwald... ce qu'on interprétera comme un symbole d'humilité (la croix de Saint-Pierre), sachant que la chapelle en question se voulait inter-confessionnelle (c'est le sens de l'épilogue). Pourquoi pas, mais si on suit la trajectoire de plus en plus avilissante de Toth, on peut voir aussi l'inversion comme le signe chez lui, peut-être inconscient, en tout cas gardé secret, d'un rejet. Le rejet de l'Amérique et de ce qu'elle promettait – le "rêve américain" –, terre aussi hostile finalement que l'Allemagne nazie (2).
C'est ce qui enrage. Qu'un film plutôt prometteur au départ (dans l'esprit du There Will Be Blood de P.T. Anderson, œuvre massive elle aussi mais qui conservait jusqu'au bout toute son ampleur), un film dont L'Amérique de Kafka pourrait être le fil caché (la Statue de la Liberté retournée et brandie contre Toth à la manière d'un glaive), autant dire la clé de l'énigme, celle de l'arrivée (ainsi que l'annonçait le titre de la première partie)... oui eh bien, qu'un film se saborde à ce point, faute de s'en tenir, dans la seconde partie, au "noyau dur de la beauté", expression à prendre dans son acception purement esthétique, que j'imagine empruntée à l'architecte suisse Peter Zumthor (adepte lui aussi des effets de lumière dans ses œuvres) et que je cite en exergue... mais que Corbet détourne dans un esprit disons punk, jouant, j'ai l'impression, sur le double sens du mot "hardcore". Dans le passage sur ce mystérieux noyau dur qu'évoque Zumthor, l'auteur précise: "Mais où se trouvent les champs de force de l'architecture, qui font justement sa substance, par-delà la superficialité et l'arbitraire du quelconque?"... Corbet ne cherche pas la réponse – il n'est pas Tarkovski bien qu'il soit fan d'Andreï Roublev – et c'est mieux ainsi, mais il ne la transcende pas non plus (la question), s'embourbant au contraire dans les facilités d'un portrait trop lourdement doloriste. Voir ainsi le passage à Carrare où Toth et Van Buren sont venus choisir le marbre pour la chapelle. Il y avait là matière à questionner ladite "substance", mais Corbet n'en tire rien sinon une scène de beuverie conclue par un viol, privilégiant ainsi le côté brutal, brutalisant, davantage que brutaliste de son film, l'insistance sur les turpitudes que subit le héros finissant par rendre celui-ci limite masochiste, et ce jusqu'à en jouer de façon comique – la référence au nez de Brody que son personnage se serait cassé on ne sait pas comment, c'est vraiment n'importe quoi, de même que le générique de fin, se déroulant sur "One for You, One for Me" de La Bionda, un choix qui laisse rêveur: faut-il y voir un hommage à Carmelo La Bionda, récemment décédé, de la même manière que le film est dédié à Scott Walker, le musicien des deux premiers Corbet? Quelle que soit la réponse, cette touche finale sur du disco me conforte dans l'idée que non seulement The Brutalist n'est pas le chef-d'œuvre annoncé un peu partout (ah, la critique!), mais, plus encore, que Brady Corbet, loin du Grand Auteur qu'un tel film révélerait, est surtout (pour l'instant) un petit malin.
(1) Le personnage de László Toth s'inspire-t-il aussi (outre Marcel Breuer) de Franz Ehrlich, un architecte allemand qui n'était pas juif mais qui avait étudié au Bauhaus, était connu pour ses activités communistes et qui fut également interné à Buchenwald? Ehrlich est resté célèbre pour avoir conçu la plaque située sur le portail du camp, une plaque orientée vers l'intérieur et sur laquelle était inscrit dans le style du Bauhaus "Jedem das Seine" ("A chacun le sien"), ce qui était censé narguer les prisonniers alors que c'était les nazis eux-mêmes que la plaque narguait.
(2) D'aucuns feront le lien avec l'Amérique d'aujourd'hui, celle de Trump, mais aussi, en tant qu'industriel, d'Elon Musk qui soutient l'AfD, le parti d'extrême droite allemand.