
Lost Highway de David Lynch (1997).
Lost Highway est-il un "bardo-film"?
David Lynch, on le sait, était un fervent adepte de la méditation transcendantale. Soit chez lui une sensibilité à l'hindouisme et pourquoi pas au bouddhisme, les deux religions partageant certaines croyances, quant à la réincarnation et au cycle karmique (pensez également aux "tulpas" de Twin Peaks). Si on veut s'éloigner de la piste psychanalytique défendue précédemment, on pourrait, à travers la seconde partie, considérer Lost Highway comme un "bardo-film", ainsi que Michel Chion, grand spécialiste de Lynch, qualifiait certains films, sauf qu'il ne parlait pas des films de Lynch (son texte date de 1983) mais de ceux de Raoul/Raúl Ruiz, où l'"on retrouve une structure plus ou moins labyrinthique, une consistance bizarre de la réalité, l'impression que les actes n'ont pas lieu qu'une fois pour avoir des conséquences sans retour, mais qu'ils tournent plus ou moins en rond dans la recherche d'un centre... et aussi le moment d'une mort que celui qui l'a vécue n'a pas encore vraiment réalisée". Cette idée de "bardo" est séduisante. Je ne la développerai pas, me contentant de reproduire le début du texte de Chion (sur le film de Ruiz, le Borgne).
"Plus connu chez nous sous le nom de Livre des morts tibétain, le Bardo Thödol est un recueil d'invocations et d'exhortations destinées à être lues au mourant, et au mort, pour l'aider à passer le cap de cette période difficile, longue de 49 jours au plus, qui suit immédiatement le décès et qui précède, au mieux, une accession à l'état "détaché" de Bouddha, donc une sortie du cercle infernal de la réincarnation, ou bien au pire une renaissance nouvelle dans un autre corps. Au long de cette période intermédiaire (c'est le sens de "bardo": entre deux), l'esprit du mort peut mettre un certain temps à réaliser qu'il est mort, car il continue de voir ses amis et ses parents, il les appelle, sans être entendu d'eux alors qu'il les entend de son côté. Il peut voir aussi son propre corps de vivant et tenter en vain d'y rentrer. Mais le corps qu'il possède, lui, est à présent un corps subtil, sujet à la souffrance mais capable de passer les murailles et les matière solides (sauf un Bouddha, ou le sein d'une mère). Il perçoit le monde "comme on le voit en rêve" et peut longtemps errer à la recherche d'un corps matériel. Bientôt viennent des apparitions plus ou moins terrifiantes, où il s'agira pour lui de reconnaître ses propres projections, pour éviter d'être piégé par elles et enfermé dans la terreur. Il subit donc un véritable stage, un apprentissage de la conscience, où il doit absolument se défaire de ses identifications." (Cahiers du cinéma n°345, mars 1983)
Dans Lost Highway, cela ne se passe pas exactement comme ça, parce qu'on a affaire à un cerveau particulièrement "dérangé", aussi parce que les "bardo-films" ne sont pas des décalques du Bardo Thödol, de même que la psychanalyse lacanienne ne saurait rendre compte de tous les aspects du film. A ce titre Lost Highway est un film foncièrement hybride dont l'imaginaire relève par endroits de l'esprit mystico-onirique de Lynch tout en se prêtant (à d'autres endroits mais parfois les mêmes) à une lecture plus psychanalytique. Ainsi le passage où Fred devient Pete peut-il être vu comme une des étapes du "bardo" que connaîtrait le personnage en train de mourir (sur la chaise électrique?), mais un "bardo" incomplet puisqu'il retrouve à la fin son corps initial (quoique, à la toute fin...). Reste que si l'on garde à l'esprit que le film peut aussi se lire de manière inverse, on en arrive à la conclusion que ce qu'a vu Fred au moment de mourir, dans une sorte de "claire lumière" (la scène d'amour irradiée avec Alice), c'est, outre l'insaisissabilité de la femme, la conviction (fausse ou non, peu importe) qu'il n'a pas tué Renee, plus précisément qu'il n'a pas pu la tuer, que cette image terrifiante de sa femme sauvagement assassinée (les flashs du meurtre laissent à voir un possible cannibalisme) n'existe pas, une image dont il faut dès lors se "libérer" en éliminant, de manière tout aussi hallucinatoire mais cette fois positive, Mr Eddy, l'incarnation même de sa jalousie (dans sa forme maladive, paranoïaque), en tant également que Surmoi en trop (justifiant l'aide active de l'Homme Mystère). En faisant disparaître Mr Eddy, il fait disparaître l'idée de jalousie et par là efface le meurtre, notamment cette image du corps démembré qui le hante. Ce qui fait qu'à la fin, avec l'annonce renouvelée de la mort de Dick Laurent, le film peut non seulement se rembobiner, qui fera de Fred le récepteur du message, mais aussi se conclure, par la reprise complète du générique – après l'ultime crise (plus violente encore que les précédentes, toujours à l'image d'une électrocution mais qui ici aurait pour Fred valeur d'électrochocs) –, permettant au personnage de s'échapper définitivement sur la "route perdue", laquelle, à défaut de mener quelque part, l'accueillerait "bénéfiquement", puisque mort ou tout au moins débarrassé de ses visions, le projetant dans une autre dimension, affranchie de l'espace et du temps, dimension typiquement lynchienne, une de plus me dira-t-on, oui mais là vraiment spirituelle – twinpeaksienne –, et non plus simplement sensorielle (qui le sorte du cauchemar qu'a représenté même la "partie Pete"), où Fred pourrait enfin connaître la paix intérieure.