janvier 17, 2025

La cybernétique de Bernie

  Bernie de Richard Linklater (2011).

"Je vins à Carthage, partout autour de moi je ressentais l'effervescence des passions honteuses."
Saint Augustin

Bernie (1) est un mockumentaire, un documenteur aurait dit Agnès Varda, enfin bref, une parodie, du faux où ça "moque" un max, sur les gens du Texas (dont est originaire Linklater — il est né à Houston comme Wes Anderson et vit à Austin comme Jeff Nichols), plus précisément du Texas de l'Est (qui jouxte la Louisiane), à ne pas confondre avec le reste du Texas... et, concernant cette partie "sudiste" de l'État, sur les gens de Carthage où se passe le film, à ne pas confondre avec ceux de San Augustine (2) où a été délocalisé le procès du héros (Bernie), de crainte qu'un jury composé de "carthaginois" ne soit trop partial (à l'image de Linklater lui-même, devenu ami avec le vrai Bernie), sauf qu'à San Augustine, comme le dit méchamment un habitant de Carthage, "c'est peuplé de débiles qui ont plus de tatouages que de dents") — pour ce qui est de la réalité, puisque c'est inspiré d'un fait divers bien réel, on se reportera au texte de Jonathan Rosenbaum. Mais Bernie, c'est surtout un film avec Jack Black (qui, lui, vient de Californie), l'hénaurme Jack Black et ses prestations XXL (extra-large, devrais-je dire), sa seconde collaboration avec Linklater après le tonitruant School of Rock — en l'occurrence très "angusyoungien": cf. le générique de fin.

Donc Bernie: une "black comedy", sous forme de reportage, sur Bernie Tiede, un entrepreneur de pompes funèbres très apprécié de ses concitoyens (pour sa gentillesse et son côté prévenant, surtout envers les veuves), spécialiste de la toilette mortuaire (géniale séquence d'ouverture où Bernie nous explique comment coller avec de la glu les paupières du mort), et qui un jour a tué de quatre coups de fusil — une carabine 22 Long Rifle qui servait à chasser le tatou, on notera au passage que c'est l'emblème du Texas (le tatou, pas la 22 Long Rifle) —, qui donc a tué de quatre balles dans le dos (même pas cinq, tempère une habitante) une riche veuve de 81 ans, personne, elle, détestée de toute la ville, décrite comme une vraie peau de vache, de surcroît raciste et grippe-sou (c'est Shirley McCaine qui s'y colle dans le rôle de l'horrible bonne femme), avec qui néanmoins Bernie vivait depuis la mort du mari — en dépit de leur différence d'âge: plus du double! — et dont il a par la suite caché le corps pendant plusieurs mois dans un congélo tout en dépensant sa fortune, non pas à des fins personnelles mais pour la communauté. Etait-ce un meurtre au premier degré (c.-à-d. avec préméditation), comme le plaide le procureur, celui qui s'essuie la bouche dans sa cravate avant de prendre la parole (Matthew McConaughey, lequel retrouve pour l'occasion Linklater avec qui il avait débuté dans Dazed and Confused)? Ou la conséquence de l'emprise de plus en plus étouffante qu'exerçait la vieille bique sur Bernie, jusqu'au jour où...? Peu importe, serait-on tenté de dire, le film est trop à l'avantage de Bernie pour qu'on puisse sereinement juger de la chose, l'intérêt est ailleurs: d'abord dans la description (peu valorisante, c'est le moins qu'on puisse dire) que nous fait Linklater de ce Texas-là, via les témoignages de ses habitants (ceux de Carthage ne valent pas mieux finalement que ceux de San Augustine qui ont condamné Bernie à perpète), des administrés triés sur le volet, on l'imagine, mais aussi interprétés par de vrais acteurs, pour donner plus de piment au film (la palme à Sonny Carl Davis qui est également directeur de casting); ensuite, et surtout (je me répète), dans l'incroyable performance de Jack Black dont l'allure et la rondeur de gros bébé se doublent de toute une panoplie de petits gestes maniérés, suggérant par là, sans jamais appuyer le trait, le côté gay du personnage (c'est encore Sonny Davis, je crois, qui, à propos du personnage, dit qu'il était un peu léger dans ses mocassins), de sorte qu'on pense moins au vrai Bernie, qu'on ne connaît pas de toute façon, qu'au bon gros Hardy de Laurel et Hardy (cf. le dernier plan du film, Bernie, vu de dos, s'éloignant dans le couloir) que tout le monde connaît et adore, à l'image de ce qu'était Bernie Tiede pour les gens de Carthage (et l'était resté quinze ans après quand le film a été tourné). La vis comica de Black s'y exprime avec une infinité de nuances, à laquelle s'ajoute une force d'émotion que l'acteur n'avait peut-être jamais encore explorée, qui rend son personnage si foncièrement attachant. C'est raccord avec la dimension libertaire du cinéma de Linklater, inaugurée avec l'expérimental Slacker, qu'on retrouve dans nombre de ses films, jusqu'au sous-estimé (parce que cette fois plus académique que rock?) et pourtant magnifique Last Flag Flying (Steve Carell y est bouleversant), et dont Jack Black se révèle chez Linklater l'incarnation idéale, initialement sous une forme débridée, "metalleuse" (School of Rock), ici plus intériorisée, plus ambivalente aussi, via le thème de la justice et de son corollaire: la vérité, ce qui n'est pas sans conférer au film, pour ce qui est de sa philosophie, un petit air eastwoodien (3). On peut trouver le propos un peu court, il n'en reste pas moins que Linklater nous offre avec ce film le portrait généreux d'un personnage (lui-même généreux) qui jusqu'au bout sera resté une énigme... et rien que cela, c'est très beau. Mais encore?

Bernie bon voisin.

Au-delà du jeu de mots facile qui associe Bernie et "bon voisin", à l'instar du leader de Trust — ce qui fait lien aussi avec le personnage AC/DCien que jouait Jack Black dans School of Rock —, il y a cette réalité: Bernie est un film sur le voisinage, se déployant sur plusieurs niveaux, à travers cette question: "comment voisiner avec l'autre". Une question qui concerne en premier lieu Bernie et ses concitoyens, et tout particulièrement la peu amène (euphémisme) Marjorie Nugent. Mais aussi Carthage et la "romaine" San Augustine... le Texas de l'Est et le "reste" du Texas... l'Etat du Texas, fief du Parti Républicain — pas tant trumpiste d'ailleurs que bushien (4) —, et les autres Etats, etc., on pourrait continuer: les Etats-Unis et le Mexique (ou le Canada), l'Amérique et le reste du monde... Tout ça pour dire que ce que met en avant Bernie, ce qu'il met en branle, en termes de mouvement, c'est une véritable cybernétique du voisinage. Au sens premier, wienerien, du mot: ce qui gouverne "mécaniquement" les êtres humains dans leurs relations, à travers les notions d'information, de communication, voire de rétroaction. Mais également dans ce que la cybernétique, appliquée aux sciences sociales, promeut pour lutter contre l'entropie (le désordre), vision jugée utopique par ses opposants, ce dont témoignerait in fine Bernie dans la mesure où le personnage reste identique à lui-même tout au long du film (d'où l'impression de ressassement que fustigent certains — à tort), qu'il s'agisse de sa relation avec un cadavre (qu'il faut conserver comme s'il était encore vivant), de celle avec la pire compagne qui soit (peu importe en fin de compte qu'elle soit vieille et riche), ou encore de celles, en prison, qu'il entretient avec les autres détenus (et qui le voit poursuivre une activité comparable à ce qu'il faisait dehors)... autant de relations qui tendent à niveler les antagonismes (bon/méchant, victime/bourreau, liberté/prison), tel un bug dans la machine relationnelle, expliquant le retour de l'entropie (ce que représente le meurtre, dans sa forme la plus extrême — 5). Et cela, dans une optique non pas révolutionnaire mais conforme à la vision humaniste qui est celle de Linklater. "Un meurtrier, c'est d'abord un être humain", rappelait Jack Black dans le préambule. "Et un être humain, ce n'est pas une machine", aurait-il pu ajouter. Bernie s'attache à le démontrer. Et y réussit pleinement, avec tout le brio d'un acteur d'exception.

(1) Le film réalisé en 2011 n'était jusque-là jamais sorti en France, du moins en salles, ce dont s'était étonné Linklater quand il était venu l'an dernier tourner son film Nouvelle Vague. C'est dorénavant chose faite. Linklater s'en félicite, en préambule, dans la copie qui est projetée actuellement.

(2) Le choix de San Augustine, écho à saint Augustin, n'est pas anodin. Voir la citation placée en exergue.

(3) Le titre de l'article, rédigé par Skip Hollandsworth (spécialiste des histoires de crimes) dans Texas Monthly, qui relatait l'affaire Bernie Tiede et a servi pour le scénario, s'intitulait "Midnight in the Garden of East Texas", en référence au film d'Eastwood et au roman de Berendt dont il était l'adaptation.

(4) Il est amusant de noter que dix ans après Bernie, qui le vit sortir du trou (critique) dans lequel il était tombé et enchaîner les rôles à succès (période de renaissance appelée non sans ironie "The McConaissance"), le beau McConaughey (avec son profil à la David Ginola), mais à la plastique devenue moins sexy, envisagea, en tant que Texan lui aussi, de briguer le poste de gouverneur, une idée qu'il a depuis abandonnée.

(5) Si le fait de placer le corps dans un congélateur est en accord avec le métier d'embaumeur de Bernie, c'est aussi, d'un point de vue thermodynamique, une façon de prolonger l'entropie (je plaisante).