février 21, 2025

Ô Marthe...

  Quatre Nuits d'un rêveur de Robert Bresson (1971).

La nuit, des lumières qui scintillent, le Pont Neuf, la Seine qui miroite, les bateaux-mouches glissant mélancoliquement à la surface, des corps droits comme des "i" (la démarche de Jacques, Marthe/Isabelle Weingarten dans sa longue cape noire – cf. quand au début elle se tient debout, en haut du pont, prête à se jeter dans le fleuve), un corps que la jeune femme cherchera par la suite à "déraidir" (l'incroyable érotisme de la scène où elle se regarde nue dans le miroir, écho incertain au prologue où Jacques, parti en stop à la campagne, fait des galipettes dans l'herbe)... des voix: voix off, celle enregistrée de Jacques, se réverbérant via un magnétophone jusqu'à l'obsession, voix neutre, blanche, typiquement bressonienne, ici contrebalancée par les accents colorés d'une chanson brésilienne ou encore de musique folk (dans l'esprit "hippie" du moment)... des couleurs sous forme également de grands aplats: Jacques est peintre – comme l'était Bresson qui s'attaque là à son deuxième film en couleurs après Une femme douce, déjà adapté de Dostoïevski – et pas spécialement moderne (cf. la scène très drôle avec l'ami des Beaux-Arts passé lui rendre visite dans son atelier), des couleurs où domine le rouge (des tableaux de Jacques à l'écharpe qu'il offre à Marthe, avant qu'elle retrouve l'étudiant qu'elle aimait encore mais dont elle disait que "ça passera... ce soir", en passant pas cette flaque de sang, plan étonnamment godardien avec le revolver à côté, dans la parodie de néo-western que Marthe et sa mère sont allées voir au cinéma)... bref le "cruel sublime" de Bresson pour dire la solitude de l'être, celle de Jacques, de cette solitude que l'amour ne saurait vaincre, sinon au contraire de le maintenir prisonnier, enfermé dans ses rêves d'amoureux ("Ô Marthe... Marthe, Marthe, Marthe..."), purs et innocents, peut-être productifs pour ce qui est de sa peinture, mais détachés (à jamais?) de la vie. Seul dans son atelier, son "sous-sol" à lui.

NB. Pour l'anecdote on notera que Guillaume des Forêts qui interprète Jacques était le fils de l'écrivain Louis-René des Forêts. Repéré dans Aline (1967), le film (où jouait son père) de François Weyergans, qui par ailleurs venait de réaliser "Robert Bresson: ni vu ni connu" pour la collection Cinéastes de notre temps, il n'a pas pour autant poursuivi dans le cinéma, fidèle en cela à la "tradition" bressonienne. Il est aujourd'hui professeur émérite d'astrophysique, spécialiste du milieu interstellaire. La scène où il force Marthe à regarder la Lune prend rétrospectivement une saveur toute particulière. De la Lune au milieu interstellaire, on peut dire que le "rêveur" a fait son chemin...

Complément: Nuits blanches sur la jetée de Paul Vecchiali (2015).

Un homme, une femme, une jetée... Non, nous ne sommes pas chez Marker, mais chez Vecchiali. La jetée n'est pas celle d'un aéroport, même si un avion passe dans le ciel et que la femme demande à l'homme si c'est son avion, mais celle d'un petit port de la Méditerranée, ce qui fait qu'on entend aussi un bateau et que la femme demande aussi à l'homme si c'est son bateau. Ça se passe la nuit, découpée en quatre nuits. Un homme, une femme... Et un texte. Adapté de Dostoïevski, Les Nuits blanches bien sûr... après Visconti et Bresson, auxquels Vecchiali rend hommage, des "hommages furtifs", parmi d'autres, plus vecchialiens... Parce que le film est d'abord vecchialien. Du Vecchiali qu'on trouvera abstrait, mais du Vecchiali quand même, filmé chichement (Canon 5D et iPhone), entre ombres et lumières, rythmé par l'éclairage bleu-vert d'un phare, mais aussi le bruit métallique des amarres et le clapotis des vagues, d'où se détachent, parfaitement claires, deux voix qui dialoguent: celle, aigrelette et lumineuse, de Natacha (Astrid Adverbe) et celle, plus suave et ténébreuse, de Fédor (Pascal Cervo). Un dispositif des plus épuré, juste corrompu par quelques plans de jour (où n'apparaît que l'homme) et la séquence de la danse (qui n'appartient qu'à la femme: un extrait ). C'est très beau. Et en même temps très étrange. Si Fédor est un masochiste et Natacha, sa "créature", inventée à seule fin d'en tomber amoureux et qu'au dernier moment, quand elle aussi se dit amoureuse, elle le quitte "pour le rendre heureux de son malheur" (dixit Vecchiali), il est étonnant d'avoir mêlé aux Nuits blanches, œuvre de jeunesse, sous-titrée "roman sentimental (souvenirs d'un rêveur)", Les Carnets du sous-sol, œuvre-charnière, préfigurant les grands romans à venir, tant le masochisme du personnage n'est certainement pas le même dans les deux récits. Des récits qui s'opposent, créant ainsi au sein même du film un autre type de conflit – la contradiction – puisqu'il touche au même personnage (en l'appelant Fédor, Vecchiali l'assimile d'office à l'écrivain). D'un côté, l'expérience du Bien, vouée à l'échec; de l'autre, la force du Mal, toujours triomphante. Entre les deux, une sorte de hiatus, une énigme qui restera irrésolue. Sauf à imaginer qu'il y a deux Fédor, deux personnages en un, celui qui rêve de Natacha et l'homme méchant du souterrain, tel qu'il apparaît dans le prologue et qui, lui, a peut-être connu Natacha dans le passé. Ce qui ferait finalement de Nuits blanches sur la jetée moins un grand film dostoïevskien (pas sûr d'ailleurs que Vecchiali aimait Dostoïevski) qu'un beau film fantastique, c'est-à-dire subtilement pervers.