octobre 25, 2024

Le gaucho


  Way of a Gaucho de Jacques Tourneur (1952).

Gene Tierney, allongée dans l'herbe, vient de se réveiller et découvre Rory Calhoun, le "gaucho", debout sur son cheval, en train de scruter l'horizon. La photo est célèbre, le plan, raccordé au regard de Tierney, sublime parce qu'il dit tout du cinéma de Tourneur: sa générosité, sa douceur, sa science, sans effet de manche, du paysage, du cadrage, du découpage... cette simplicité unique pour camper une action, faire naître une émotion, en deux ou trois plans. Et ici raccorder à la dimension romantique du film (incarnée par Gene Tierney) le caractère libertaire, insoumis, que représente la figure du gaucho; à l'intimité d'un sentiment, qui est celui de l'amour, secret parce qu'insaisissable (le regard bleu, légèrement voilé, de Gene), l'immensité d'une plaine, qui est celle de la Pampa. A perte de vue.

octobre 23, 2024

Dwan, 1955

  Escape to Burma (Les Rubis du prince birman) d'Allan Dwan (1955).

"Le cinéma, c'est Dwan."
(vieux proverbe des Balkans)

"Comme Jacques Tourneur, Dwan avait un secret de fabrication qui est au cœur du cinéma et qui s'est perdu. Pas parce que le cinéma aujourd'hui n'en est pas digne, mais parce qu'un secret de fabrication, c'est intransmissible. Dwan est au cinéma ce que Charles Ives est à la musique: un inventeur sans récompenses."
Jean-Claude Biette

Ce fameux secret de fabrication dont parle Biette à propos du cinéma de Dwan, je crois que c’est dans un film comme les Rubis du prince birman qu’on peut l'appréhender au mieux. Le film n’a peut-être pas la splendeur de Quatre Etranges Cavaliers (1954), Le mariage est pour demain (1955) ou encore Deux Rouquines dans la bagarre (1956), mais il dégage une telle poésie, un tel équilibre dans l’agencement de ses éléments, qu’on peut parler ici de secret. Dans le même registre, celui du film d’aventure exotique, la Perle du Pacifique Sud, que Dwan tourna la même année et qui en est le pendant, apparaît en comparaison bien pâle. Disons que la Perle a du charme, à l’image de son interprète principale — ah, les jambes de Virginia Mayo! —, là où les Rubis est un enchantement permanent.
Si Allan Dwan est un cinéaste important, c'est parce qu'il est resté, dit-on, "fidèle à l’esprit comme à la forme des chefs-d’œuvre de la Triangle" (c’est ce qu’on peut lire en 1955 dans la note que lui consacrent les Cahiers du cinéma dans leur "dictionnaire des réalisateurs américains contemporains"). Or, il est évident, lorsqu’on voit ses films de la dernière période, sans même avoir vu ceux qui l’ont précédée (les 4/5 ont de toute façon disparu), que le cinéma de Dwan a évolué, que le manque de moyens (encore plus flagrant, j'imagine, pour les films Republic de la période 46-54) n'a pas seulement permis de mieux révéler la simplicité originelle, griffithienne, de ses films, mais a conduit aussi à la dépasser pour atteindre ce bonheur que procure leur vision, un bonheur qui ne soit pas dû à leur seul classicisme, mais bien à une forme de poétique qui n'appartient qu'à Dwan — aidé en cela par toute une équipe: John Alton (photo), Van Nest Polglase (décors), Gwen Wakeling (costumes), Louis Forbes (musique), James Leicester (montage) et bien sûr Benedict Bogeaus (production). Ce qui caractérise les Rubis, c’est autant la science de l’espace de Dwan que sa capacité à transformer le cinéma d’évasion en évasion pure (le "escape" du titre), en purs moments de cinéma, à suspendre ainsi le Temps, à s’en affranchir le temps que dure le film, depuis le plan d’ouverture, celui du générique (une statue de guerrier dans la jungle), balayé par le vent — balayant par-là même les petits morceaux de réel qui pouvaient encore traîner et vous distraire du film —, jusqu’au baiser final, puisque, bien sûr, ce temps est aussi celui du sentiment amoureux. Vous allez me dire que c’est la vocation du cinéma d’évasion et qu’il n’y a là rien de spécifique. Oui, sauf qu’ici il y a plus, qui fait que l’on n’est ni dans la jouissance de ce qui nous est raconté, lorsqu'on sait à l'avance comment ça va finir, mais qu'on fait comme si on ne savait pas, ni dans le plaisir du récit dramatisé, lorsque, au contraire, on ne sait pas quelle sera l’issue (dilemme barthésien). Entre les deux, il y a cet état de bonheur que seuls les grands cinéastes sont capables de produire: lorsque le récit se suffit à lui-même, qu'il n'est pas entièrement déterminé par son dénouement, non pas que la fin de l'histoire n'ait pas d'importance mais parce que la question du dénouement ne se pose plus.
Je m’explique. Si Robert Ryan est poursuivi pour le meurtre d’un homme, en l'occurrence celui du prince birman évoqué dans le titre français, on se doute bien qu’il est innocent. Mais lui ne le dit pas, il ne cherche pas non plus à le prouver (optant pour une attitude étrangement fataliste — on n’est pas chez Hitchcock), même à celle qu’il aime. Lorsque Barbara Stanwyck lui demande s’il a vraiment tué le prince, il lui répond que, de toute façon, ce dernier était mieux mort que vivant. Réponse sibylline, qui laisse entendre que le prince était mourant, mais dont on ne saisira pleinement le sens qu’à la fin et qui, sur le moment, laisse planer un doute quant aux circonstances. Reste, et c’est là où je veux en venir, que le film n’impose pas de fin particulière (de la même manière que dans Le mariage est pour demain, la fin aurait très bien pu être inversée — en ce qui concerne le sacrifice d’un personnage pour un autre — sans que cela ruine l’économie du récit), le désenchantement du héros est si justement rendu, si équitablement intégré dans la logique du film, que l’on peut parfaitement concevoir deux fins possibles, triste ou heureuse. Pour le dire autrement: même si on sait que la fin ne peut-être que radieuse (le happy end étant de rigueur dans le cinéma hollywoodien, surtout d'évasion), une fin tragique n’aurait rien eu de choquant... Le bonheur est là quand on peut ainsi goûter d’un film sans se préoccuper de ce que sera la fin. Parce qu'il y a de tout dans les Rubis: aventure (on pense à Lang, évidemment, et son diptyque indien), amour (les relations passent toujours par un tiers chez Dwan, comme chez Lubitsch, Hawks ou Rohmer, leur conférant un aspect très moderne — a-t-on souvent entendu dans le cinéma hollywoodien des personnages évoquer explicitement comme ici l'acte sexuel?), humour (un éléphant fait le clown, imitant Charlot, et les singes sont plutôt farceurs — un drôle de bestiaire, vaguement hawksien là aussi)...
Bien sûr, pour que cela fonctionne, il faut que la forme soit à l'unisson. Et là encore, on est dans l'enchantement. Jungle luxuriante (le jardin des Deux Rouquines vient de là), exubérance chromatique: le film est divisé en trois parties correspondant aux foulards de couleur différente que porte Barbara Stanwyck: gris/vert pour la rencontre avec Robert Ryan, l'aventurier, et la séquence (sublime) de chasse au tigre, avant les premières étreintes; bleu pour la rencontre avec David Farrar, le policier qui pourchasse Ryan; orangé pour l'espèce de "ménage à trois" que Stanwyck, Ryan et Farrar finissent par former, jusque dans leur fuite pour échapper aux hommes du sawbwa, le père du prince tué... On nage en plein artifice. C'est du faux mais on s'en fout.
Ces foulards m'ont curieusement fait penser à Macadam à deux voies (Two-Lane Blacktop) de Monte Hellman (autre film en Technicolor et en Scope, mais des seventies celui-là, un des meilleurs de l'époque), à cause bien sûr des pulls de Warren Oates (GTO dans le film) dont la couleur changeait sept ou huit fois (de quoi s'y perdre — je crois me souvenir d'un plan où Oates ne portait pas le bon pull). Quel rapport entre Dwan et Hellman? Je ne sais pas, c'est vague, juste une idée. Dans Macadam, deux époques s'opposaient (même si ce n'était pas le propos du film), à travers l'affrontement des deux véhicules, une Chevrolet 55 grise et une Pontiac 70 jaune, soit respectivement l'année du film de Dwan et celle du film d'Hellman. D'où ma question: la différence entre le cinéma américain des années 50 et celui des années 70 ne se retrouve-t-elle pas dans l'utilisation que font, d'un côté, Dwan d'un foulard et, de l'autre, Hellman d'un pull-over? Dans les Rubis, les couleurs sont intégrées, certes au décor, de façon un peu naïve (gris avec le vert de la jungle, bleu avec l'ocre de la terre, orangé avec le bleu de la nuit et de l'orage...), mais surtout au récit, où elles traduisent, naturellement, les affects de l'héroïne (gris = solitude et domination, bleu = amour et aveuglement, orangé = angoisse et détermination). Dans Macadam, en revanche, les couleurs n'ont plus ce caractère affectif, se contentant d'égayer, sans goût véritable, les séquences. Entre les deux, quelque chose s'est perdu. Quoi? L'innocence, c'est sûr. Peut-être aussi le secret des couleurs.

(1) Les films de Dwan produits par Bogeaus ont cette particularité d'avoir des titres français plus beaux que les originaux. C'est pour cette raison que je les conserve.

Il y a dans Le mariage est pour demain d'Allan Dwan (belle histoire d’amitié entre deux hommes — on peut aussi considérer le film dans son rapport homme-femme et y voir, par exemple, l’itinéraire que doit suivre un homme pour apprendre à embrasser tendrement une femme), une scène étonnante. John Payne et Ronald Reagan viennent de s’évader de prison, ils s’enfuient à cheval, toute la ville est à leurs trousses, et que voit-on au plan suivant? Nos deux héros en train de s’enquérir de l'état de santé de Rhonda Fleming (qui, elle, venait d’être agressée par un quidam), avant de reprendre la fuite. Ce léger contretemps, dans une séquence de poursuite, est typique du cinéma de Dwan dont les films avancent, certes au rythme du récit, mais aussi au gré des personnages et de leur tempérament. John Payne prend le temps de se curer les ongles, même dans les situations les plus chaudes, alors que Ronald Reagan, lui, n'est pas du genre à traîner, surtout quand sa fiancée l'attend, qu'il se croit bafoué ou qu'un homme risque d'être abattu dans le dos. L’action chez Dwan est d'abord une suite de petits gestes et de regards, mi-inquiets mi-ravis, qui fait de ses films (du moins ceux, tardifs, produits par Bogeaus à la RKO — 1% de l'opus dwanien, comme disait Daney), à la fois des monuments de classicisme (de la construction de l’intrigue à la composition des plans, d’une simplicité élémentaire, quasi géométrique, en plus magnifié par la photo de John Alton) et des œuvres admirablement relâchées (magie de la série B), de par leur respiration, où Dwan semble, finalement, régler la durée des scènes en fonction du plaisir qu'il éprouve à les filmer, comme s’il était libéré de toute contrainte, allant non pas à l’essentiel mais au plus juste.

Complément: The River's Edge (1957).

Il y a donc du secret chez Allan Dwan: le secret de fabrication (Biette), secret perdu car non transmissible, comme chez Tourneur... celui aussi qui touche à l’intimité des êtres (Daney), qui fait que chaque film de Dwan serait "l’aventure d’un secret et de sa disparition"... l’intimité, parce que cette aventure, cette histoire, est aussi "celle de l’amitié comme secret, amitié d’un homme pour un autre, d’une femme pour une autre (les deux rouquines), amitié de l’homme pour ce qui l’entoure, pour le paysage où il est plongé". Revoyant The River’s Edge, je me disais qu’en effet il y a du secret (dans le découpage, dans l’utilisation des décors) et de "l’amitié comme secret" chez Dwan... oui mais où?
Le film met en scène un triangle amoureux, deux hommes et une femme, deux hommes pour une femme, encore une rouquine, mais seule cette fois, de sorte que l’amitié ici serait entre la femme (Debra Paget) et celui qui en est follement amoureux (Anthony Quinn), jusqu’à tout sacrifier, mais qu’elle n’a suivi que pour oublier son passé, étant entendu qu’avec l’autre (Ray Milland) qui, lui, l’avait séduite puis abandonnée (comme on dit), il ne saurait y avoir d’amitié, plutôt du désir, un désir subitement réveillé... pour mieux s'évanouir.
Sauf que non. Debra Paget est plutôt fade (ce n'est pas une vraie rousse), juste bonne à tuer les serpents, comme plus tard à les charmer (chez Fritz Lang). Quelque chose ne fonctionne pas dans sa relation avec les deux hommes, au contraire de ce qui se passe entre Quinn et Milland. Entre ces deux-là l'inimitié est totale, chacun rêve de tuer l’autre et d’ailleurs a l’occasion de le faire, à la fin, mais curieusement ne le fait pas. D'abord, quand Quinn se retrouve bêtement coincé sous un bloc de pierre, alors qu’il maîtrisait la situation, et que Milland l’abandonne; puis que s’offre à celui-ci, imposé par Quinn, le choix entre deux routes, celle qui lui permettrait de gagner la frontière, et donc d’échapper à la police, et celle qui lui permettrait de gagner le village, et ainsi d’alerter les secours (ce que Debra Paget, restée avec Quinn, aurait pu faire tout aussi bien), et que bien sûr, puisqu’on est dans un film de Dwan, il fait le bon choix, ce qui le perdra...
Cette rédemption dépasse l’entendement. Il y a là un mystère non résolu, donc un secret, celui qui liait les deux hommes mais dont nous ne saurons rien, qu’eux-mêmes peut-être ne connaissaient pas, en tous les cas que Milland emporte avec lui, non pas dans sa tombe mais dans le ravin, y laissant échapper son argent, tout cet argent volé qu’il transportait dans sa mallette, maigre butin voltigeant dans les airs, jusqu’au bord de la rivière.

octobre 20, 2024

Tout l'amour...


  Miséricorde d'Alain Guiraudie (2024).

Tout l'amour que j'ai pour toi... (1)

Les vraies richesses.

D'avoir lu Rabalaïre (et ses mille pages) avant de découvrir Miséricorde n'était peut-être pas une bonne idée, du moins pour aborder le film, trop tenté que j'ai été (au début) de vouloir établir des correspondances. Si on s'amuse ainsi à reconnaître, outre Jacques (le "rabalaïre", 2) en Jérémie, Rosine, la veuve, en Martine, son fils Eric en Vincent, Gabin en Walter et le curé de Gogueluz en abbé Griseul... on est aussi pas mal décontenancé tant les événements semblent s'enchaîner trop vite. C'est que Rabalaïre est un monument, probablement l'un des plus grands romans (tous genres confondus) de ces dix dernières années. Qui brasse, on l'a dit, tout Guiraudie... où l'on retrouve, entre autres, des films comme le Roi de l'évasion, Rester vertical, Viens je t'emmène et donc Miséricorde. Des films dont Rabalaïre finit pourtant par s'affranchir, via l'énergie de sa langue (dépliée, orale, le livre se lit à voix haute), la puissance de son imaginaire, s'aventurant par instants dans des territoires volontiers "batailliens", pas loin non plus, via sa monstruosité, du Jérôme de Martinet... ce que peut seule la littérature. De sorte qu'il s'avère dérisoire de vouloir comparer ces films à un roman qui, œuvrant sur un autre plan, les dépasse nécessairement. Miséricorde n'y coupe pas. Le film, tout en suivant le même schéma que dans Rabalaïre (pour ce qui est de la partie "Gogueluz", du nom du village devenu ici "Saint-Martial"), raconte à la fois la même chose et autre chose. Déjà parce qu'il y manque la Brigoule, le fameux élixir de... jouissance (distillé à partir de la "dourougne", elle-même tout droit sortie du Roi de l'évasion), mixte improbable d'EPO et de Viagra, permettant au héros d'enchaîner les cols en vélo en même temps qu'il décuple ses besoins sexuels (il bande durant une bonne partie du bouquin), et surtout lui confère une forme d'hyper-lucidité, prélude à ce vers quoi tend le livre: la fusion post-mortem du héros, du moins de son esprit avec celui du curé, et ce dans le corps de celui-ci, les deux se retrouvant ainsi "rassemblés par l'esprit — saint? — dans un seul corps" (point de départ de Pour les siècles des siècles, la suite de Rabalaïre, le mystique suppléant définitivement le charnel). Rien de tel dans Miséricorde, si l'on pense que la ligne du film se réduit au temps que mettra Jérémie pour rejoindre Martine dans son lit et rapprocher (enfin) son corps du sien (3). Au récit bouillonnant et foisonnant qui caractérise le roman, Guiraudie, redevenu cinéaste, substitue un incroyable travail de découpage — genre "pages arrachées au livre de Rabalaïre" — pour qui connaît donc le roman, à la fois par la maîtrise affichée et par le nouveau regard que le film offre sur cette partie du livre.

En premier lieu, on dira que c'est un film d'automne (4), pas tant pour le héros — plus jeune que dans le roman — que pour Guiraudie himself, trouvant avec Miséricorde l'équilibre longtemps recherché entre exigence formelle et liberté narrative... Peut-être lui était-il nécessaire de passer justement par cette forme d'écriture, qu'on dit "de l'extrême", de même que par la photographie (cf. ses installations avec ces photos prises à l'objectif 50mm pour leur côté "réaliste", correspondant à la vision humaine), deux voies différentes pour atteindre le mixte parfait, où tout est dit/raconté en quelques plans (5). Le résultat est là, qui fait du film une œuvre véritablement "à l'os", qu'il s'agisse de la forme, où l'on voit les personnages (du fils de Martine au couple de gendarmes en passant par le curé) surgir littéralement des plans, comme ex nihilo, ce qui leur confère un côté surnaturel, contrepoint à l'aspect plutôt ex materia du roman... ou du contenu, où le fait de marquer les temps forts du récit, telles des scansions, vient fixer le temps de chaque plan — pensons à celui, répété, du héros la nuit dans sa chambre où se détache l'heure numérique du réveil — dans une temporalité autre, plus exactement: qui leste chaque plan, même le plus banal, d'une gravité inattendue. Mais, et c'est là le génie de Guiraudie, qui affleure sans jamais s'imposer, recouverte qu'elle est (la gravité) par ce voile de légèreté et d'humour qui est propre à l'auteur — qu'il soit cinéaste ou écrivain —, trouvant dans la scène du confessionnal son plus bel exemple (6); cet humour qui permet de faire passer même les scènes les plus "limites" (les scènes de sexe dans le roman, celle notamment avec Gabin ou encore celle avec Lydia), sauf que dans Miséricorde, il n'y en a pas, elles ont disparu. Ce qu'on y découvre finalement, c'est un nouveau Guiraudie, plus proche, dans l'esprit, de ce qui se dégage à la fin de Rabalaïre et se poursuit dans Pour les siècles des siècles. Une réelle chasteté (dans les actes, s'entend, et avec un autre... pas en pensées), incarnée bien sûr par le curé, mais plus encore, comme transcendé par ce simple bonheur qu'éprouve le curé (et pas que lui) à dormir avec quelqu'un sans que rien ne se passe côté sexe (ce qu'évoquait déjà le finale de Viens je t'emmène). Certes, parce que dans Miséricorde il n'y a pas de Brigoule (le curé a bien une eau-de-vie mais on n'en saura pas plus) et que ce n'est pas le pastis de Walter qui pourrait la remplacer. Mais aussi parce que l'envie, autant dire le fantasme, qui règne en maître dans le film, ce que traduit la simple vue d'un sexe en érection (même si ce n'est pas n'importe lequel), eh bien, doit suffire. Je pense ici à l'autre grande scène du film: la mise en scène, échafaudée par le curé, pour faire croire au gendarme qui suspecte Jérémie du meurtre, que celui-ci était bien avec lui (le curé) la nuit du crime, bref qu'ils sont amants... 

Et le titre dans tout cela? Qu'en est-il de cette miséricorde que Pour les siècles des siècles approfondit jusqu'au vertige (le "grand frisson" ainsi que le décrit Guiraudie dans le livre, "qui remonte dans la nuque et va irriguer le cerveau") et qui est de l'ordre de l'amour, dans ce qu'il peut avoir d'absolu. Le film ne va pas jusque-là, évidemment, il reste même largement en-deçà. C'est que, comme le rappelle Catherine Frot (Martine), le curé passe plus de temps à se promener, à cueillir des champignons et surtout provoquer les rencontres... qu'à dire des messes. Mais il est pourtant là cet amour, qui ne se limite pas au seul curé. Guiraudie le décline à travers un ensemble de motifs, circulant aux quatre coins du film que sont la maison de Martine, celle de Walter, le presbytère et la forêt, soit un carré où se manifestent les différentes formes de l'amour: maternel/filial (ou son équivalent entre Martine et Jérémie), fraternel (ou son équivalent avec Vincent, retourné ici en son contraire, la rivalité), d'amitié (ou son équivalent avec Walter), spirituel (comme avec le curé, qui n'est que bonté), autant de formes d'amour que les assauts du désir (qu'il soit exprimé, refoulé ou encore sublimé) viennent perturber, agiter, parfois détruire. Et c'est là que j'ai pensé à Giono (davantage qu'à Pasolini et son Théorème). Pas seulement pour la ruralité, le Sud de la France (même si c'est plus à l'Ouest), ses paysages et ses villages (je passe sur le métier de boulanger)... mais par ce qui s'y joue, qui touche à la sensualité d'une œuvre, mieux: son homosensualité, telle qu'elle se dégage des relations de Jérémie avec les autres: le curé, Walter, voire le gendarme (personnage enclin au voyeurisme, il y en a souvent chez Guiraudie) et donc Vincent, qui dans le passé a été comme un frère pour lui (les parties de Yams): leur relation m'évoque Deux cavaliers de l'orage. Et que dire alors des Grands Chemins, le passage où le narrateur rencontre le curé, surtout celui où il retrouve l'artiste assassin, passages imprégnés de ce matérialisme mystique qui aujourd'hui prédomine chez Guiraudie. Miséricorde ou "les vraies richesses".

(1) Les premières paroles de la chanson de Dario Moreno auraient pu servir de titre au film, à l'instar de Voici venu le temps (la chanson de L'Île aux enfants) et de Viens je t'emmène (la chanson de France Gall)... même si l'insuccès rencontré par ces deux films n'invitait peut-être pas à renouveler l'expérience.

(2) Rabalaïre: "en occitan, désigne une personne seule qui n'est jamais chez elle, qui aime bien aller chez les gens". Pour ma part, j'y vois aussi un mot-valise, condensant Rabelais (pour l'hénaurme) et Lahire (le valet de cœur, ce que représente le curé pour le héros).

(3) Manquent aussi (parmi d'autres) deux personnages-clés que le film ne pouvait conserver, faute de place: Robert, l'amant perdu (et abandonné) du Lot et sa collection de Ciel & Espace, et surtout l'Enric, le très très très vieux paysan qui habite "là-haut", qui est aussi le découvreur de la Brigoule et qu'on imagine la nuit regardant les étoiles, soit la dimension cosmogonique du roman que matérialisent les scènes hallucinées où des personnages (dont le curé) se masturbent en pleine forêt pour "ensemencer" de leur sperme les dourougnes! Une dimension que Miséricorde ne fait que suggérer à travers quelques plans métonymiques, là des sommets vus de loin (du Mont Aigoual?), là les lumières d'une ville la nuit (Millau?).

(4) La saison des champignons? Pour les cèpes, oui, mais les morilles?

(5) Alain Guiraudie recourt ici au format "cinémascope" (2.35:1), celui de ses longs-métrages visuellement les plus convaincants (le Roi de l'évasion, l'Inconnu du lac, Rester vertical) où se déploie idéalement sa vision "panoramique" des lieux, mais aussi pour ce qu'il apporte d'intimité dans les gros plans et les plans d'intérieurs (on pense au Profils paysans de Depardon).

(6) Pensons encore à la scène, certes plus facile, de l'omelette aux champignons qu'a préparée Martine: ces petits phallus qui ont été cueillis non sans arrière-pensée par le curé à l'endroit où Jérémie a enterré sa victime, expliquant que ce dernier ait du mal à les manger.

Complément: extraits des Grands Chemins de Jean Giono (1951).

D’ordinaire j’y vois la nuit. Ici, la forêt fait l’obscurité si épaisse que j’ai beau écarquiller les yeux. A un détour, pourtant, où les arbres doivent être plus éclaircis, je vois une étoile en face de moi. Puis, je m’aperçois que ce n’est pas une étoile mais un feu fixe, très haut dans la montagne. J’en découvre deux ou trois autres, à côté du premier, qui brillent moins, étant, je suppose, masqués par des feuillages. A coup sûr, se sont les lumières d’un hameau. Je me rends compte qu’il a fallu que je m’enfonce sacrément bas dans le ravin pour voir des lumières de hameau si haut au-dessus de ma tête.
 Je suis cependant toujours bien sur la route. Une route sait généralement ce qu’elle fait; il n’y a qu’à la suivre...

"C’est pas un peu tard pour être sur les routes, monsieur le Curé? – Vous y êtes bien, vous." Il est culotté; je pourrais être n’importe qui et ce serait facile de lui compliquer l’existence. Il ajoute:
"Les gens d’ici aiment beaucoup mourir la nuit. Si ça leur convient, qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse?"
Il m’explique gentiment qu’il est allé aider une grand-mère. Je lui demande:
"A quoi ?" Il me répond: "A mourir chrétiennement."
On reste parfois baba; c’est le cas, surtout à cause de la nuit silencieuse et parfumée, de nos deux pas accordés, de la petite constellation du hameau que je vois toujours très haut dans la montagne et les feuillages de l’ombre, de la certitude que j’ai, maintenant, de pouvoir bientôt dormir à l’abri."

Rappel: Les Dits de Guiraudie et le résumé de Rabalaïre par Guiraudie.

octobre 18, 2024

Cry macho


Cry Macho de Clint Eastwood (2021).

Jeunesse de Milo.

L'avant-dernier Eastwood (en attendant Juré n°2) est un film étrange, raté par bien des côtés et en même temps d'une telle nonchalance qu'on se demande si tout ça n'est pas délibéré, si Eastwood n'a pas poussé le bouchon exprès dans la direction du film paresseux, se moquant (gentiment) autant de lui-même que de ses aficionados, qui ne manqueront pas de s'attendrir à la vue de ce vieux corps fatigué, toujours à la traîne dans les plans, jusqu'à s'imposer des pauses "sieste" pour ne pas brûler la machine. Un film mineur, donc, dans la filmo d'Eastwood, mais dont le caractère tardif justifie peut-être une autre lecture. Ainsi l'idée qu'Eastwood — dans le rôle de Mike Milo, une ancienne star du rodéo — fait tout ici pour que son film n'ait rien de testamentaire, au sens du "film ultime", et pour le coup suprêmement eastwoodien. Comme si Eastwood s'attachait à démonter aussi bien son propre mythe, comme il le fait déjà depuis pas mal de temps, que le mythe "tarte à la crème" du film-testament. D'où cette impression de laisser-faire qui s'en dégage, limite "je-m'en-foutiste", où l'auteur semble se foutre de l'histoire comme de sa première chemise (de cowboy), de même que du jeu des acteurs, pour le moins approximatif (si l'on excepte le coq, genre pitbull à plumes), surtout de celui qui joue l'ado, mauvais comme un cochon... Impression qui ferait du film une sorte de prolongement en roue libre de Gran Torino et de la Mule (qui jouait déjà sur l'idée de "relâchement"), les deux précédentes contributions du scénariste Nick Schenk aux films d'Eastwood (ici à partir d'un roman datant de 1975 que le réalisateur avait déjà failli adapter dans les années 80 — Cry Macho est d'ailleurs censé se passer à cette époque).

Sauf que cette impression, à mesure que le film avance, sonne de plus en plus faux, laissant penser qu'autre chose court en filigrane, qui touche à la part la plus intimiste du cinéma d'Eastwood, celle qui a toujours eu ma préférence, la part musicale. Si Cry Macho est un film mineur, c'est aussi en ce sens: écrit sur le mode mineur, avec l'effet bizarre que prend le bémol quand on recourt à ce mode d'écriture, qui fait ressortir les dissonances et autres grincements du film (et Cry Macho n'en manque pas, de "bémols", qu'il s'agisse du côté franchement mou de la mise en scène, en accord avec le corps usé d'Eastwood, ou des couacs narratifs qui ponctuent le récit). Cette musique, c'est celle de la country, une des deux musiques, avec le jazz, à laquelle Eastwood est toujours resté attaché, notamment pour accompagner ses films les plus fragiles et qui, dans Cry Macho, après une entrée en matière tonitruante, plus macho que cry, descend peu à peu la gamme, inversant le rapport macho/cry — d'autant que dans le film ce sont les femmes qui portent la culotte —, et relègue ainsi la mission-prétexte du début (ramener du Mexique le fils d'un ami envers qui le héros a une dette) à l'arrière-plan, pour que se dévoile le vrai motif qui pousse le héros sur la route: "trouver un nouveau foyer" (c'est la chanson-phare du film chantée par Will Banister, un chanteur de country). Mouvement qui ferait passer Cry Macho en douceur d'un genre à un autre, du road-movie bas de gamme — à la Doux, Dur et Dingue (le film est de James Fargo mais peu importe, c'est eastwoodien), avec ici un vrai doux (Eastwood), un faux dur (l'ado) et un drôle de dingue (le coq) — au mélo un rien gnangnan (Eastwood en papy craquant) que constitue la rencontre amoureuse, écho lointain, improbable, au chef-d'œuvre qu'est Sur la route de Madison, comme si Eastwood s'était décidé, 25 ans après, à effectuer le retour que son personnage de l'époque n'avait jamais fait... Et par ce trajet, boucler non pas la boucle (puisqu'on vous dit que ce n'est pas testamentaire), mais, plus simplement, un des nombreux détours réalisés par Eastwood à travers ses films. Dans Cry Macho, c'est quitter l'image de la ligne droite, qui marque le début du film, pour celle du cercle, du manège (où l'on débourre les chevaux) aux petits pas de danse du vieux couple dans le café, le cercle jadis brisé — le héros s'y était cassé le dos en pratiquant le rodéo — et aujourd'hui réparé, signe d'une unité retrouvée, mieux: d'une jeunesse retrouvée. C'est en cela que le film est beau.

octobre 15, 2024

Objectif Lune


  Apollo 10½ : les fusées de mon enfance
  de Richard Linklater (2022).

  L'encrier de Linklater.

Apollo 10½ a quelque chose de miraculeux, qui le classe parmi les plus beaux films que j'ai jamais vus touchant à l'enfance. C'est que sur le thème de l'enfance, Richard Linklater n'a pas d'égal aujourd'hui. Penser simplement à Boyhood, son chef-d'œuvre:

Ah Boyhood! Une suite de "présents" nous dit Linklater. Mais à l’arrivée, une fois le projet abouti, le film achevé, que représentent tous ces présents accumulés? A l’instar de la vie elle-même, quelque chose s'est construit progressivement, inexorablement, mais sans vision claire de l’avenir, ce qui fait que le film, avec son amoncellement de vécus (au présent), apparaît à la fois comme un condensé de souvenirs (chaque morceau choisi de la vie de Mason vaut moins par ce qu’il représente immédiatement que par ce qu’il vient déposer année après année) et comme une forme d’empêchement, quant à la capacité de se projeter dans le futur, même si, à mesure que les années passent, un horizon finit par se dessiner, qui fera de Mason un personnage accompli (Pour le dire autrement, on se revoit plus facilement jeune qu’on s’imagine vieux.) C’est le propre de tout récit, me direz-vous. Oui, à la différence que le dispositif voulu par Linklater fait superposer le devenir de Mason avec celui du jeune acteur qui l’incarne. Un même temps partagé se devine pour l’acteur et son personnage, avec cette idée merveilleuse que si au début c’est l'acteur qui nourrit le personnage, à la fin c’est plutôt le personnage qui nourrit l'acteur. Le temps dans Boyhood serait donc un temps bien particulier, celui non seulement de l'enfance/adolescence (boyhood) mais aussi, pour le personnage-acteur, sujet à la fois regardé (c’est lui le héros) et regardant (il est comme témoin de tous ces événements, familiaux ou non, importants ou non, qui rythment sa vie), le temps nécessaire pour passer du "moment qu’on saisit" (période d’observation) au "moment qui nous saisit" (stade de la contemplation). Soit l'apprentissage d'un regard, qui ne se contente plus d'enregistrer (on pourrait dire mécaniquement) quelque étape de la vie, mais prend acte, peu à peu, d’une forme de "présence au monde", regard d’autant plus beau qu’il s’accorde avec le devenir photographe de Mason et, plus encore, le propre regard de Linklater — difficile en effet de ne pas y voir aussi le désir du cinéaste de retrouver ce temps de l’enfance et de l’adolescence qui était le sien —, trois regards en un qui font de Boyhood un film rare et magnifique.

En 1969, l'année d'Apollo 11 et du premier pas sur la Lune, Linklater avait 9 ans. C'est son regard d'enfant sur l'événement qu'il nous offre, à travers celui de Stanley, le jeune héros du film, par le biais d'une technique d'animation, la rotoscopie, que le cinéaste avait déjà expérimentée pour Waking Life et A Scanner Darkly, deux films que j'ai découverts à la suite d'Apollo 10½ mais qui n'ont rien d'emballant, c'est le moins qu'on puisse dire, le premier, à prétention philosophique, se révélant effroyablement bavard une purge en bonne et due forme , alors que le second, bien que plus convaincant, souffre de son récit trop alambiqué (c'est adapté de Philip K. Dick). Il aura donc fallu Apollo 10½ pour que le troisième essai soit le bon, non seulement parce que la rotoscopie s'accorde mieux avec des récits plus classiques, mais surtout parce que ça résonne avec l'enfance, les dessins animés d'autrefois, ceux notamment des frères Fleischer, pionniers du procédé. Il est beau de se dire que les personnages ainsi créés "sortent de l'encrier" (Out of the Inkwell, titre de la série des petits films produits par Max Fleischer), comme s'ils étaient nés dans une salle de classe, dessinés à la plume... Bref, Linklater est dans son élément, l'enfance, mieux, le temps de l'enfance et sa durée si particulière: le présent continu, affranchi aussi bien du passé, qui n'existe pas, que du futur auquel on ne pense pas. Comme dans Boyhood, mais cette fois centré sur un événement: la mission Apollo, "objectif Lune", que Linklater resitue dans le contexte — familial, socioculturel — de l'époque, contexte qui sert de "cadre" à l'événement, celui-ci étant donc vu à travers les yeux de l'enfant, pure rêverie: l'enfant à la place de l'astronaute, aventurier miniature d'un voyage qu'il vit (du verbe vivre) plus réellement que ce qu'il verra (et non vivra) à la télévision. On parlerait volontiers de poésie, je préfère le terme d'alchimie, qui rend mieux compte de cet aspect miraculeux évoqué au début. A quoi cela tient-il? Peut-être à l'étrange combinaison qui voit le récit, à mesure que le film avance, pendre le pas sur la technique magie de la rotoscopie: on sait que c'est de l'animation et en même temps on l'oublie totalement, au contraire des grosses machines cameroniennes — et fait d'Apollo 10½ — idée géniale que ce "et demi", la rêverie entre deux réalités — une véritable expérience: un souvenir d'enfance, bien réel, dont on soulignerait les contours (à la manière du rotoscope) pour que s'y dégage toute la puissance d'une fiction.

octobre 12, 2024

Lost corridor


Lost Highway de David Lynch (1997).

La maison de Lost Highway.

Comparant une pièce d'habitation japonaise à un dessin à l'encre de Chine, Junichirō Tanizaki assimilait les shōji — cloisons coulissantes, recouvertes d'un papier tamisant la lumière — à la partie où l'encre est la plus diluée, et le toko no ma — recoin obscur de la pièce dont la décoration harmonieuse vient ajouter de la profondeur à l'ombre — à celle où l'encre est la plus épaisse (cf. Eloge de l'ombre). Dans l'architecture japonaise, c'est le jeu sur le degré d'opacité de l'ombre qui fait la beauté d'une pièce. C'est pourquoi les murs sont toujours "neutres": ils permettent à l'ombre d'exprimer toutes ses nuances. On retrouve dans Lost Highway, surtout dans la maison des Madison, qui était aussi celle de Lynch, une telle conception de la lumière (et de l'ombre). Les couleurs y sont tamisées par la multiplicité des sources d'éclairage, déclinant autant de zones d'ombre, absorbant les lieux dans l'harmonie de leur chromatisme. Pourquoi alors se dégage-t-il une impression d'angoisse terrifiante? Certes, le climat sonore — le chant des Sirènes — et le récit, où se mêlent suspense et trous narratifs, génèrent pour une grande part ce sentiment d'oppression qui caractérise le film dans sa première partie. Mais c'est aussi de la maison, de ce que Lynch nous en montre et la manière dont il nous le montre, que l'angoisse surgit. Il y a les fenêtres-meurtrières qui donnent à la maison l'allure d'une forteresse plus que d'une demeure japonaise. Il y a l'entrée du living-room, toujours vue sous le même angle, comme si l'image était celle d'un écran de vidéosurveillance... Mais l'essentiel n'est pas là. Plus que l'impression de dés-affection ressentie à la vision des lieux, c'est au contraire le sentiment qu'il existe, au sein même de la maison, une sorte d'affect monstrueux qui crée le trouble. D'où cela vient-il? Qu'y a-t-il de proprement monstrueux dans la maison de Lost Highway qui nous fasse pressentir le pire?

Disons d'abord que de cette maison, au design contemporain, on ne voit pas grand-chose. La partie inférieure est totalement occultée, comme si elle n'existait pas — ce qui apparente la maison à une construction sur pilotis, semblable au bungalow en feu vu par la suite (évoquant le finale de Kiss Me Deadly) —, et le premier niveau se réduit à deux pièces: 1) la salle de séjour, donc, composée essentiellement d'un canapé, d'un meuble pour le magnétoscope et d'un poste de télévision; 2) la chambre avec son rideau rouge, telle une scène de théâtre, figure récurrente de l'imaginaire lynchien. La salle de bains qui la prolonge n'est qu'entrevue, dans le reflet d'une glace. Quant à la salle à manger et la cuisine, elles ont carrément disparu (on voit furtivement une table lors de la visite des deux inspecteurs). Elles étaient pourtant mentionnées dans la scène 15 du scénario, une scène située juste après la découverte de la première vidéocassette et dans laquelle se révélait un peu plus la jalousie de Fred. La suppression de la scène témoigne de l'important travail de coupe effectué par Lynch pour rendre son film plus "obscur". Mais elle participe également d'une autre opération: raboter, en éliminant la salle à manger, les derniers reliefs de conjugalité qui persistaient dans le script original. Pas plus que l'amour (ce que montre la scène suivante) les repas ne sont véritablement partagés chez les Madison. Or la salle à manger représentait justement un espace de transition entre le séjour (scène 14) et la chambre (scène 16). En la supprimant, Lynch réduit cet espace à un simple couloir. Un couloir au statut particulier puisqu'il est le seul élément de la maison que Lynch a fait construire pour les besoins du film; un couloir, pourtant, qu'on devine davantage qu'il ne nous est réellement montré. A-t-il la même fonction que l'escalier absent dans les derniers films d'Ozu, selon l'hypothèse d'Hasumi? Séparer l'espace commun (le rez-de-chaussée dans la maison ozuienne) de l'espace intime (le premier étage chez Ozu, où se trouve, telle une pièce "flottante", la chambre de la jeune fille "qu'il faut marier"). On pourrait objecter que dans Lost Highway tout se passe sur un même niveau, mais ce serait oublier que le cinéma de Lynch est un cinéma à plat, où tout est là, accessible, comme étalé sur une bande, la bande monoface. En fait chez Lynch, la question n'est pas tant de savoir ce que le couloir sépare que de saisir le dualisme conjonction/disjonction qui le supporte. Dans Lost Highway, le couloir existe concrètement puisque lui seul permet d'accéder à la chambre. Mais d'un autre côté, on ne voit que Fred s'y aventurer, comme s'il pénétrait dans un autre espace. Le couloir semble à la fois un agent de liaison et un élément disrupteur. Cette indétermination est manifeste dans la séquence qui précède la vision du meurtre. De retour de la soirée où Fred a "rencontré" l'homme-mystère, le couple s'apprête à se coucher. Visiblement "ailleurs", Fred quitte la chambre et disparaît dans l'obscurité du couloir. On voit alors une ombre se déplacer sur les murs du salon. Retour à Fred avançant dans le "tunnel" face à la caméra. Il sort du couloir (par quel côté?) et, en même temps, du champ qui devient totalement noir... Dans le plan suivant, on retrouve Fred récupérant la troisième vidéocassette, celle où est filmé le meurtre (plus exactement, l'instant qui suit immédiatement le meurtre). Entre ces deux moments qui ne sont pas contigus, pendant ce laps de temps incertain où l'image est entièrement noire, Lynch effectue un... raccord. A peine visible, et pour cause, mais néanmoins perceptible. Lynch raccorde le noir plein champ du couloir à celui de l'écran de télévision. Dans ce trou noir qui est celui du "meurtre", il relie deux types d'image: l'image mentale et l'image vidéo.

Qu'en déduire? Peut-être ceci: chez Lynch, le couloir n'est pas que la métaphore — attendue — du désordre intérieur de son héros. Certes, Fred est probablement un schizophrène en proie à un délire destructeur qui le pousse à tuer sa femme. L'image est sous le régime de l'hallucination et, à ce titre, le couloir matérialise le Réel, cette réalité propre à la folie, telle qu'elle apparaît au héros. Le réseau des images que constitue la maison — entre la chambre qui produit rêves et fantasmes et le séjour où ceux-ci sont projetés — y est déconnecté. La scène qu'on voit sur l'écran de télévision peut bien avoir été filmée dans la chambre, l'horreur qui en émane semble venir d'ailleurs, peut-être du niveau inférieur, comme issue d'un monde primitif, indifférencié. Mais on peut aussi imaginer une autre version: Fred est possiblement un pauvre type victime d'une sordide histoire de snuff movie (ce que suggère vaguement la seconde partie du film). L'image serait alors sous le régime du simulacre. Nous serions dans le grand théâtre des semblants. L'horreur de la scène viendrait directement de la chambre dont le couloir serait, pour ainsi dire, les coulisses. En fait, peu importe le sens de la scène car, on l'aura compris, ce qui compte ici, c'est l'image non pas du meurtre mais de Fred dans son couloir; non pas l'image de l'horreur mais "l'image-horreur". Une image qui annonce l'événement, mieux: qui est l'événement, cette violence des sensations qui fait la douleur de l'être. C'est toute l'esthétique de Lynch qui est mise à nu dans Lost Highway. L'esthétique au sens premier du mot: "ce qui touche à la sensation". Où il apparaît que le cinéma de Lynch est empiriste: un cinéma de l'expérience, qui éprouve autant qu'il vous "éprouve". Le couloir serait un des champs de cette expérience. Une zone de haute tension aux potentiels infinis: ceux, électrisés, qui exacerbent les sens jusqu'au black-out de la pensée (en cela, le couloir préfigure celui qui conduira Fred à la chaise électrique). Mais, plus encore, les potentiels du récit, qui repoussent toujours plus loin les limites d'une œuvre. Au bout du compte, le couloir lynchien serait bien cet "espace quelconque", indéterminé, dont parlait Deleuze à propos de l'image-affection: "un espace de conjonction virtuelle, saisi comme pur lieu du possible".

octobre 10, 2024

L'ultimo di Ozu, 1


  Le Goût du saké de Yasujirō Ozu (1962).


Promenade au grand cerisier, qui commence déjà à bien fleurir. A partir de demain, Noda et moi, allons nous mettre enfin au travail. 

Yasujirō Ozu, Carnets, lundi 14 mai 1962.

Si je ne devais retenir qu'un seul film, parmi tous mes films de chevet, ce serait probablement le Goût du saké de Yasujirō Ozu. Mais dire pourquoi, j'en serais bien incapable. Ce faisant, en me promenant à l'intérieur du film, m'arrêtant ici ou là, sur un plan, une séquence, un souvenir, quelques bribes d'explications devraient finir par émerger. Oui, quand même... Donc allons-y, à l'instar d'Ozu et Kōgo Noda élaborant laborieusement leur scénario, au fil de journées où souvent rien ne se passe, hormis manger, boire, faire la sieste, se promener, suivre les matches de baseball ou les tournois de sumo à la télé... ainsi qu'il apparaît dans les fameux Carnets — au hasard, pour ce qui est du scénario: "le travail avec Noda a un peu avancé: on sait maintenant où on va" (17 mai)... "l'histoire commence à se préciser, mais comme d'habitude, c'est à ce stade que les difficultés se présentent" (3 juin)... "le travail avec Noda n'avance guère" (9 juin)... "toujours beaucoup de difficultés avec le scénario" (10 juin)... Allons-y donc, plus "sobrement" certes que Ozu et Noda, mais à petits pas nous aussi, au gré de l'inspiration...

Le goût des fleurs mauves

Suis allé acheter du papier
Sur le chemin
Des fleurs mauves pâles

Ce haïku d'Ozu, extrait des Carnets, n'existe pas. Ou alors "caché" à l'intérieur d'une note écrite par le cinéaste le 24 mai.

PS. Le papier qu'est allé acheter Ozu (il en a profité pour acheter aussi des udon = nouilles japonaises), c'est précise-t-il pour "construire" le scénario. Dans sa note, Ozu parle de "séquences mises en place à l'aide de cartes".

Un avant-goût...

Le Goût du saké, c'est d'abord une histoire de titre, comme souvent avec les films japonais. Il y a le titre original — Sanma no aji (La saveur du sanma), en caractères kanji: 秋刀魚の = Le goût du poisson-couteau d'automne —, titre qu'on imagine trop japonais pour l'exportation; puis le titre international: An Autumn Afternoon, et enfin le titre français: le Goût du saké. Le saké à la place du sanma, parce que le saké, ça lui parle au spectateur occidental, et que dans le film, on boit davantage de saké (et de bière) — à l'image d'Ozu et Noda — qu'on ne mange de sanma. Reste que pour Ozu l'esprit du film, dont le titre est le reflet, c'est le sanma, pas le saké. Mais c'est quoi le sanma? Un petit tour sur Wikipédia nous apprend que les idéogrammes — "poisson, couteau, automne" — qui composent le nom de ce poisson (appelé également "balaou") s'expliquent par le fait que son corps à la forme d'une lame de couteau et qu'il est très abondant en automne, saison où, au Japon, on le consomme massivement, servi le plus souvent entier, salé et grillé, accompagné de raifort râpé, de soupe miso et de riz (1). Le sanma est évoqué dans la scène du restaurant où le Pr Sakuma (surnommé "la Gourde") a été invité par ses anciens élèves, scène qui voit le professeur se délecter dudit poisson, qu'il découvre pour la première fois et dont il saisit vite comment écrire le nom (poisson + abondance). Bref, un titre — "Le goût du sanma" — qui rappelle à la fois la mer (Chishū Ryū, le père veuf du film est un ancien capitaine de la marine impériale) et l'automne. Ce double aspect, maritime et automnal, imprègne tout le film, lui conférant une force directionnelle qu'Ozu n'avait peut-être encore jamais atteint (sa maîtrise de l'ellipse y est ici exceptionnelle), comme un cap qu'il faudrait maintenir, contre vents et marées, et une mélancolie d'autant plus bouleversante que ce film sera son dernier.

(1) On ajoutera que, le sanma n'existant pas chez nous, on le traduit dans le film par congre ("anago" en japonais). Sauf que "le Goût du congre" comme titre, franchement ce n'était pas possible, à moins de préciser la recette, par exemple: "le Goût du congre mijoté au miso" (2), au risque d'y perdre définitivement l'idée d'automne. Alors que le saké finalement, dont on consomme généralement (du moins au Japon) la dernière édition dès le début du printemps, eh bien, peut aussi se consommer plus tard, en automne, c'est le saké Hiyaroshi, encore plus fermenté, plus mûr, qui n'est pas nécessairement celui que boivent (outre la bière Sapporo) les personnages du film, mais dont il me plaît d'imaginer que c'est à lui que fait référence le titre français, un saké pasteurisé en hiver, puis laissé vieillir tout l'été, avant d'être distribué à l'automne (Ozu ne disait-il pas lui-même que "plus le saké est âgé, meilleur est le goût")... soit, au bout du compte, la période de maturation du film, entre son écriture à Tateshina durant le printemps (alors que la mère d'Ozu — Asae — vient de décéder, elle est morte en février) et son tournage, pour l'essentiel à Ōfuna (dans les studios de la Shōchiku), entre août et novembre... le film sortant sur les écrans japonais le 18 novembre exactement.

(2) Comme il y a eu "le Goût du riz mariné au thé", traduction littérale de Ochazuke no aji — en français: le Goût du riz au thé vert (1952). D'une manière générale, les traductions laissent à désirer, entre le congre (en français) et l'anguille de mer (saury en anglais, anguila de mar en espagnol). Finalement, le meilleur compromis est le titre parfois utilisé dans les pays hispanophones: El sabor del pescado de otoño = "Le goût du poisson d'automne".

Rappel: Ozu et moi

Dans les bois de Tateshina




De gauche à droite: Shizu Noda, Kōgo Noda et Yasujirō Ozu.

Je relis donc les Carnets. A l'intérieur s'y trouve une petite note, glissée entre les pages 740 et 741 (il s'agit de la première édition, en français, celle qui a été publiée en 1996). Je reconnais mon écriture:

Sous le ciel, le printemps est tout en fleurs
Les cerisiers sont en bourgeons
Je me sens vague et songe au goût du sanma
Les fleurs sont fripées comme des chiffons
Le saké est amer comme un insecte.

Et au-dessous cette précision: "un extrait du journal d'Ozu, cité par Kōgo Noda".

Je recherche dans les Carnets le passage en question; il n'y est pas. Ces lignes ont-elles été rédigées ailleurs, sur un autre carnet (pas moins de cinq avaient été utilisés pour le recueil)? Un nouveau détour par Internet me donne un début de réponse. C'est au printemps 1962, après les funérailles de sa mère et une fois rentré à Tateshina, qu'Ozu les a écrites... Il y évoque le "goût du sanma", expression qui fait écho au titre du film qu'il s'apprête à réaliser (le scénario est encore balbutiant), sans que ce soit la mort de la mère qui l'ait directement inspiré puisque ce titre, il l'avait confié dès l'été 1961 à quelques membres de la Shōchiku venus se renseigner pendant qu'il tournait Dernier Caprice, le film qu'Ozu avait réalisé pour la Tōhō. Ce poème, on peut le lire dans le texte-hommage qu'a rédigé Noda à la mort d'Ozu, mais d'où sort-il précisément? Noda parle d'un "journal", probablement s'agit-il du Journal de Tateshina, ce fameux journal dans lequel Ozu — comme tous ceux qui s'arrêtaient à la "Unkosō" (= "la villa où passent les nuages", le chalet que possédait Noda à Tateshina) — était convié à écrire quelques mots (3). C'est d'autant plus probable que c'est dans ce même journal qu'Ozu évoque le moment où on lui annonce la mort de sa mère: "4 février: Ce soir, à 18 h 30, Yamanouchi (Shizuo) [ndlr: producteur à partir de Printemps précoce des derniers films d'Ozu à la Shōchiku] m'a appris le décès de ma mère survenu aujourd'hui à 17 h 15. Je dégustais alors de la gelée de poisson avec du saké..." Il apparaît ainsi qu'en ce printemps 1962, à l'heure d'écrire avec Noda le scénario de son nouveau film, Ozu se sent "vague", en lien bien sûr avec le deuil vécu, qui assimile les fleurs de cerisiers à des chiffons et le goût du saké à celui amer de l'insecte. Un deuil qui explique en partie le temps anormalement long que va durer l'écriture du scénario, si on compare aux deux précédents films, pourtant des films d'automne eux aussi: Fin d'automne et Dernier Caprice (l'Automne de la famille Kohayagawa, en anglais The End of Summer), faisant de l'automne dans le Goût du saké, un automne ni terminal ni inaugural, mais prolongé — "monotonal" pourrait-on dire —, qui s'étire dans le temps, empiétant sur l'hiver.

Si la tristesse n'est pas à ce point ressentie à la lecture des Carnets, c'est d'abord parce qu'Ozu n'est pas du genre à s'épancher, mais aussi parce que le travail de deuil, qui rend l'avancée du scénario particulièrement difficile, justifie le recours aux dérivatifs. J'évoquais plus haut les journées à Tateshina qui voyaient Ozu souvent paresser (dans son lit, dans son bain ou devant la télé), mais également se promener de longues heures avec Noda dans le bois environnant, recevoir la famille ou, à l'inverse, répondre à de multiples invitations, autant de journées où le scénario restait en plan, si l'on considère également que ces journées étaient rythmées, outre les repas concoctés par Shizu, l'épouse de Noda, par des soirées abondamment arrosées de Daiyagiku, le saké local. Certes, c'était la méthode de travail d'Ozu et Noda, et ce depuis Crépuscule à Tokyo, il n'empêche, cette espèce de vagabondage dans la construction du film est ici à son comble. Et d'autant plus que, parallèlement, Ozu s'occupe d'une autre construction, mais dont il ne verra même pas les prémices, celle de son propre chalet, à quelques encablures de celui de Noda (il ne sera d'ailleurs pas le seul, d'autres gens du cinéma, à commencer par Chishū Ryū, se feront construire une villa à Tateshina) (4). Ainsi Ozu reçoit-il régulièrement la visite du charpentier ou du menuisier pour discuter des travaux à venir (basés sur les plans que Tomoo Shimogawara, son chef-décorateur, a dessiné), en même temps que lui et Noda échafaudent leur scénario avec des cartes en papier.

Toute cette activité parallèle, sinon parasite, tranche avec l'écriture laborieuse du film. Quel sens lui donner? Si le "goût du sanma" renvoie au sentiment de solitude qui dans le film envahit le personnage du père après le départ de sa fille, enfin mariée, où se mêle à la satisfaction du devoir accompli (en tant que père), la douleur de se retrouver seul pour la fin de ses jours... la disparition conjointe de la mère d'Ozu ne peut que rendre ce goût du sanma plus amarescent encore, à l'image du saké, en superposant au sentiment, déjà douloureux, d'une fin de vie solitaire, celui plus terrible de la perte. Ce à quoi Ozu n'était pas préparé (à l'en croire, sa mère, même malade, n'était pas prête de mourir)... et cette impréparation, qu'on peut mettre chez lui sur le compte d'un certain optimisme (il en sera de même avec sa "grosseur" au cou, longtemps négligée), il la paye au moment d'écrire le Goût du saké. L'automne de ses deux derniers films, probablement sa saison préférée, n'a plus la même saveur. A la vieillesse (dont l'automne est le symbole) qu'Ozu était bien décidé à traiter comme à son habitude, avec ce mélange de mélancolie et d'humour qui lui est propre, est venue se greffer l'image de la mort qu'il lui faut dès lors conjurer, en la rejetant plus loin encore dans le film (le dernier plan, sublime), par plus d'humour et de mélancolie, de cette mélancolie miraculeuse qui imprègne tous ses films d'après-guerre. A travers aussi le personnage pour le moins imbibé du vieux professeur (l'acteur tenait un rôle similaire dans Voyage à Tokyo et Bonjour), l'autre face d'Ozu qui "redouble" en quelque sorte l'image du double que représente déjà Chishū Ryū dans les films d'Ozu, d'autant que le professeur, qui a gâché la vie de sa fille en voulant la garder près de lui, est comme une projection de ce qui attend Hirayama (Chishū Ryū) s'il commet la même erreur. Le cap dont je parlais au début, ce cap que le film se doit de garder, est là. Défi immense expliquant, à mon sens, les atermoiements d'Ozu et Noda dans l'écriture du scénario, en même temps que les échappatoires (cette activité connexe qui détourne le tandem de sa tâche), avant de trouver, fruit d'un long mûrissement, le dosage idéal, celui qui va conférer au Goût du saké son statut d'œuvre parfaite (pour moi en tous les cas).

(3) La "Unkosō" était une petite habitation construite loin de la ville, en pleine nature (Tateshina est située dans la préfecture de Nagano, elle-même située au cœur des Alpes japonaises). Bien que trop petite (la surface de la pièce principale équivalait à "huit tatamis"), elle servait d'agora pour les nombreux amis, notamment scénaristes, qui rendaient visite à Noda. Sa devise: "La montagne appelle les nuages, les nuages appellent les hommes..."

(4) Depuis 1956, Ozu louait un chalet baptisé "Kaku-unsō = "la villa des lointains", devenu en 1957 "Mugeisō" = "la villa de ceux qui n'ont pas de talent", suite à une blessure qu'il contracta en voulant jouer au baseball (il s'était rompu le tendon d'Achille!).

Où est passée la toile de chanvre?



Le film commence, c'est le générique... et première surprise, on ne retrouve pas la fameuse toile de jute (ou de chanvre, la différence n'est pas perceptible) qui, depuis près de trente ans, servait de fond aux génériques des films d'Ozu, que ceux-ci aient été muets, parlants, en noir et blanc ou en couleurs. Une décision qu'on imagine motivée par la mort de la mère. Surtout quand on sait que le premier usage de la toile de chanvre par Ozu — c'était pour le générique de Histoire d'herbes flottantes — faisait suite à la mort du père, survenue début 1934 pendant le tournage de Une mère devrait être aimée, film (au titre éloquent) réalisé juste avant. Mais voyons ça de plus près.

Une fois passé le logo de la Shōchiku (celui, célèbre, avec le mont Fuji) et le titre du film — 秋刀魚の — en caractères bleu marine sur fond orangé (le mariage de la mer et de l'automne), le générique se poursuit sur des peintures de branches mortes ou d'herbes séchées, de couleur différente à chaque nouveau carton (vert, marron, bleu, rouge...), alors que se fait entendre la musique de Takanobu Saitō. A première vue, cet aspect multicolore du générique semble contredire le caractère hautement mélancolique auquel renvoie le titre. Rien d'étonnant si on considère que le choix du titre précède la mort de la mère — et quand bien même le générique, lui, aurait été conçu après le tournage. Celui-ci fini, il est clair, comme il a été dit précédemment, que le "goût du sanma" fait écho, à travers le personnage du vieux professeur (miroir déformé de Chishū Ryū, lui-même alter ego du cinéaste), au sentiment d'Ozu au moment où, endeuillé, il entreprend avec Noda l'écriture de son film. Mais qu'en était-il au départ quand, alors qu'il était encore en plein tournage de Dernier Caprice, il révélait aux gens de la Shōchiku le titre du prochain film qu'il allait réaliser pour eux? Abstraction faite de la mort d'Asae, l'abandon de la toile de chanvre (et de sa couleur uniforme), remplacée par une sorte d'herbier au style "pop", pourrait témoigner d'un vrai désir chez Ozu: non pas de changement (sans en être précisément le remake, le Goût du saké reprend le thème de Printemps tardif) mais de renouveau, vu l'expérience que fut Dernier Caprice à la Tōhō (5), ne laissant pas que de bons souvenirs à Ozu (entre les acteurs-maison de la Tōhō, se plaignant des méthodes de tournage du maître — les prises interminables — et le comportement du producteur, désireux d'épouser Setsuko Hara!), expliquant la fatigue autant que l'agacement d'Ozu qui, pendant le tournage, n'aura eu de cesse de répéter qu'il s'agissait de son dernier film, sans qu'on sache précisément s'il voulait dire son premier et dernier film à la Tōhō ou son dernier film en général.

En fait, il faut distinguer le carton orangé qui annonce le titre ("le goût du sanma"), signe manifeste d'une volonté de renouveau chez Ozu, du générique qui suit avec toutes ces herbes de différentes couleurs. Que viennent traduire ces panneaux dont la répétition — vert/vert, marron/bleu, bleu/bleu, marron/gris, rouge/rouge, marron/marron — apparente l'ensemble à une sérigraphie... soit la technique du pochoir (au Japon, on parle de katagami) et par-là une nouvelle matière: le papier (au Japon, c'est le washi, extrait de l'écorce de mûrier ou d'autres arbrisseaux) à la place de l'éternelle toile de chanvre? D'aucuns pourraient y voir un soudain goût de... luxe chez Ozu. Non. La série n'est là que pour signifier que quelque chose est arrivé, justifiant — véritable révolution dans le cas d'Ozu — l'abandon de la fameuse toile. Certes, le Goût du saké marque une étape (hélas sans lendemain) dans ce que recherchait sur le plan esthétique (et de manière obsessionnelle) Ozu à la fin, qui passe entre autres par un meilleur usage (si cela était encore possible) de la couleur. Mais le "générique" (du latin genus, -eris: "origine, extraction, naissance") ne parle pas de ça. C'est bien la mort d'Asae qui a conduit Ozu à délaisser ce qui, esthétiquement parlant, le rattachait le plus à sa mère, donc à ses origines: cette toile de jute/chanvre qui jusque-là ouvrait tous ses films et que, pour ma part, j'ai toujours vue comme l'équivalent textile du tofu, ce drôle de fromage (au goût insipide) dont Ozu se plaisait à dire qu'il était comme son art: simple à fabriquer et (car) toujours pareil. Asae tout juste disparue, la toile est nécessairement repliée. A la place, des herbes stylisées qui, à bien regarder, font penser à des flammes. Des flammes? Le rapprochement me frappe subitement par son évidence. Ce dont témoigne le générique, c'est d'un rite, et pas n'importe lequel, celui éminemment japonais de l'incinération (6). Echo à Voyage à Tokyo. Je suis même tenté de faire le lien avec les cheminées d'usine rouge et blanc qui composent ensuite les premiers plans du film, ces cheminées vues de plus en plus près, la fumée qui s'en dégage allant jusqu'à leur conférer une dimension quasi surnaturelle lorsqu'elles se découpent, immenses, dans le cadre de la fenêtre du bureau où travaille Chishū Ryū. C'est dorénavant une certitude. A travers ce "nouveau" générique, sans toile de chanvre — supprimée pour toujours ou juste le temps du film (serait-elle réapparue dans Radis et Carotte?) —, Ozu rend bel et bien hommage à sa mère. Et cela, même s'il est tout aussi évident qu'autre chose opère, mystérieux, relevant de la "chose artiste", que le deuil de la mère ne saurait expliquer à lui seul, pas plus d'ailleurs que le retour d'Ozu à la Shōchiku, la maison-mère...

(5) Durant toute sa carrière, Ozu n'aura été que trois fois infidèle à la Shōchiku: avec la Shintōhō pour les Sœurs Munakata (1950), la Daiei pour Herbes flottantes (1959) et donc la Tōhō (via une filiale, la Takarazuka Eiga) pour Dernier Caprice (1961). On pourrait ajouter la Nikkatsu pour le film de Kinuyo Tanaka, La lune s'est levée (1955), dont Ozu avait écrit le scénario. Des infidélités à mettre en lien (du moins pour les trois derniers films) avec le fait qu'Ozu était devenu en 1955 le nouveau président de la Guilde des réalisateurs japonais (succédant à Mizoguchi) et que réaliser des films pour les concurrents de la Shōchiku témoignait moins d'une envie profonde que du besoin chez Ozu de ménager, en tant que président, la susceptibilité de chacun. Il s'agissait avant tout de répondre à une demande, qu'on imagine pressante, des deux gros studios de l'époque, la Daiei et la Tōhō.

(6) Rappelons que la crémation est obligatoire au Japon. Pour des raisons évidentes de "place" (l'urne par rapport au caveau), mais surtout parce qu'elle s'accorde avec l'idée toujours très forte chez les Japonais de la "transmigration" des âmes, expliquant qu'on ne laisse pas les corps se décomposer.

(à suivre)