mai 10, 2024

Le tableau voilé

  Le Tableau volé de Pascal Bonitzer (2024).

  L'Hypothèse de l'hypothèse du "Tableau volé".

Du bon Bonitzer. Avec son quintette à cordes (la musique d'Alexeï Aïgui): deux violons (Alex Lutz et Léa Drucker), un alto (Louise Chevillotte), un violoncelle (Nora Hamzawi) et pour le cinquième, qui serait l'instrument mal assorti de l'ensemble, non pas une contrebasse mais, disons... une guitare (Arcadi Radeff). Je ne vous rappelle pas l'histoire des "Tournesols", le tableau disparu d'Egon Schiele, spolié par les nazis et réapparu miraculeusement soixante ans plus tard, tout le monde dorénavant (grâce au film) la connaît. C'est juste la base à partir de laquelle Bonitzer nous brode son histoire à lui, sur le monde de l'art et des ventes aux enchères, par de véritables requins n'hésitant pas (car y trouvant leur plaisir) à se bouffer entre eux.
Après, c'est monté à la hussarde, des bouts entiers semblent avoir disparu, peut-être pour faire série B, donnant en tout cas l'impression d'avoir été volés eux aussi, comme la lettre d'Edgar Poe: le scénario plié en quatre dont on ne percevrait que la partie visible qui sert d'enveloppe: la surface, les apparences, les semblants (l'art et son commerce, la vie sociale des personnages...); ou bien comme l'autre tableau, celui de Raúl Ruiz, la pièce manquante car inscrite dans une "série" qu'il nous appartiendrait alors de rétablir (c'est l'hypothèse), qui expliquerait pourquoi tel personnage, typique du héros "peine-à-jouir" de Bonitzer, a besoin d'être détesté, un autre de prendre des bains pour se sentir bien, un troisième de mentir à tout bout de champ, le quatrième d'aller en Autriche pour faire du ski (alors que la Suisse est tout prêt), et le dernier, pourtant devenu riche, de continuer à travailler la nuit à l'usine...
La réponse, on l'imagine cachée, parmi un trousseau de fausses clés comme disait Truffaut à propos d'Hitchcock, parce qu'il y a aussi du Hitchcock (plus que du Rivette) dans cette histoire de tableau — moins volé d'ailleurs que "dérobé au regard", quand bien même il a réapparu —, de chausses-trappes, de maison Scottie's et de salles des ventes... en fait parfaitement accessible, à l'image de ladite "lettre", une histoire qui ici fait écho à la tradition juive et au mois d'Adar, le mois du "don", sachant que la nouvelle de Poe a été publiée initialement dans une anthologie d'histoires intitulée The Gift (un livre-cadeau pour Noël) et que le don — de l'héritage aux cadeaux d'anniversaire, en passant par le renouveau amoureux ou le partage de carnets d'adresses — c'est ce que le tableau de Schiele finira par favoriser, "reliant" ainsi les personnages entre eux, en accord avec la série ruizienne. Et au-delà, rattachant le film au "conte de Noël", un conte à la Dickens (dixit Bonitzer), qui ferait du commissaire-priseur une sorte de Scrooge, de son associée une Jacob Marley au féminin, et de l'ouvrier chimiste et son avocate, l'équivalent, pourquoi pas, des Cratchit.
Qu'en est-il alors du tableau? L'œuvre n'intéresse pas spécialement Bonitzer dont l'esthétique est à l'opposé de celle de Schiele, marquée, elle, par ses fameuses lignes — les lignes de Schiele — qu'on décrit comme successivement ornementale, expressive, combinée, fragmentée et même amputée (cf. le catalogue de la récente exposition), là où chez Bonitzer, la ligne, certes expressive, se rapproche plus de la "ligne claire", à l'image des affiches que Floc'h a réalisées pour nombre de ses films, ce qui n'est pas un hasard (on rappellera la devise du dessinateur comme quoi "la forme c'est le fond ramené à la surface"). Ce qui importe pour Bonitzer c'est moins le tableau en lui-même que ce à quoi il renvoie en termes de fiction, d'abord par ce qu'il représente, sur le plan historique (la Shoah, bien sûr) et financier (sa valeur marchande, inestimable), mais aussi par son étonnant pouvoir d'évocation (les tournesols comme un "champ" de possibles en matière de fiction), de sorte qu'il se révèle autant l'objet cause du désir pour André, le commissaire-priseur, que l'objet du scandale pour Martin, l'ouvrier chimiste, les deux pôles du film, eux-mêmes redoublés par les deux femmes (Bertina, l'associée et ex-épouse du premier, Maître Egermann, l'avocate du second), jouant pour chacun le rôle de l'ange gardien (comme chez Capra); de sorte encore que du quintette évoqué au début, l'élément le plus mystérieux, le plus troublant, c'est finalement le personnage d'Aurore, la stagiaire mythomane. C'est elle en effet le cœur du quintette, le centre fuyant, comme creusé de l'intérieur, à l'image du tableau, tout le temps où il avait disparu, et qui, maintenant qu'il a refait surface, garderait quand même son secret, du moins ne dirait pas tout de son histoire, tout en en disant suffisamment... et dans le cas d'Aurore, sous forme de mensonges, soit (pour rester dans l'esprit de Poe) le "cœur révélateur" du film.
Le Tableau volé, c'est ça, un tableau voilé, parce qu'œuvrant dans le "mi-dire". Non pas le mi-dire en tant que "dire à moitié", mais parce qu'on ne peut tout dire, et que dès lors on "ment", par omission (même Martin à la fin, à ses deux amis) ou en racontant des salades. Aurore pas plus que les autres, mais simplement sans retenue. Ce "sans retenue", qui s'affiche de manière impudente, comme une réponse au cynisme d'André, est la belle idée du film, et celle qui l'incarne, Louise Chevillotte, dont les joues semblent rosir à volonté, y est incroyable de justesse, toujours au diapason. Ses mensonges touchent à la fonction paternelle, sachant que le "mi-dire" est justement ce par quoi on peut accrocher quelque chose à ce niveau, bon d'accord, chez Lacan seulement (les lacaniens auront reconnu le "Nom-du-père"), ce qui n'est pas un problème, Bonitzer étant lacanien. Tout le film est sur ce registre, qu'il s'agisse du "nom propre" du commissaire-priseur (le fait de se nommer, mieux: d'être nommé, André Masson, "comme le peintre"), du père mort de Martin (qu'il remplace), ou encore de ce que symbolise la figure paternelle pour Bertina et Maître Egermann, personnages probablement d'origine allemande (elles comprennent la langue) peut-être même d'origine juive, "expliquant" (sans l'expliquer) le trouble de la première lorsqu'elle évoque le destin de la famille Wahlberg (celle du collectionneur que les nazis ont spolié et dont l'épouse et une des filles sont mortes gazées à Auschwitz) et le besoin chez la seconde, qui souffre d'un covid long, d'aller se ressourcer en Autriche. Quant à Aurore, c'est dans son rapport compliqué au père (Alain Chamfort, excellent) que la fonction paternelle se trouve interrogée, via la question de la paternité, question pour le moins conflictuelle (cf. la scène du test ADN). La paternité, soit le sujet faussement caché du film, renvoyant évidemment à la paternité d'une œuvre (l'authenticité du tableau d'Egon Schiele) mais, plus encore, à ceux qui en héritent, quelle que soit la manière... Ce qu'il en est aussi du goût de la comédie — de celle qu'on dit classique: fluide et enjouée, bref efficace — que Bonitzer, inspiré, arrive à nous transmettre.

  "Soleil d'automne (Tournesols)", Egon Schiele, 1914.