mai 22, 2024

Le livre ouvert


  Film de Samuel Beckett et Alan Schneider (1965).

  Esse est percipi.

De Beckett à Cronenberg en passant par Bacon (mais aussi Boehme et Berkeley). C'est la BBC.

Et pour commencer, le texte de Philippe Arnaud sur Film.

"Soit un film à deux "personnages": l’un est dans le champ (O), l’autre est un regard (OE), vision inconnue et longtemps sans visage. Ces deux perceptions se distinguent par leur place, mais aussi par le voile qui affecte le champ de la première, la taie de son regard. C’est Film, de Samuel Beckett et Alan Schneider (1965) commencé et terminé en gros plan sur la paupière plissée qui s’ouvre ou se ferme, éléphantisée par la proximité, gésine fatiguée de chair, sur un œil démesuré qui, trop proche, n’a presque plus de regard, est plutôt un astre. Le "esse est percipi" cité par Beckett, fonde Film. Tout fuit, d’abord suivant la pente du mur, où O de dos, en noir, une casquette sur la tête et un linge masquant son visage, bouscule un couple et court, dans une sorte de panique du percipi, puis dans l’escalier de son immeuble, où descend la voisine avec des fleurs, l’obligeant à se dissimuler de manière grotesque, avant qu’il puisse se réfugier dans sa chambre. Fausse quiétude pourtant, puisque poisson, chat, perroquet, miroir constituent une menace voyante, comme aussi les deux évidements du dossier de la chaise à bascule sont des yeux putatifs, ou le dessin qui, bien que déchiré, reste cet œil à terre; et même les surfaces inégales et creusées du mur sont dotées, de manière latente, d’une sorte d’intention, c’est-à-dire de perception possible. O s’épuise dans un monde sans repos, où tout est voyant. Le regard est ici tangible comme un embryon de rencontre, le premier acte qui, par métonymie, engage déjà O dans une spirale intersubjective. Si Film est extrême, c’est par cette radicalisation d’une impasse, l’impossibilité de créer un pur solipsisme: quelque chose menace, à travers une réciprocité même furtive, même d’objet, d’un dehors perçu comme annulatoire du sujet percevant. O est maintenant dans la chaise, après que la caméra a fait le tour de la pièce, c’est lui qu’elle regarde. Puis le contrechamp découvre son propre double, un bandeau noir à l’œil gauche, qui le contemple. Ce gris tantôt résillé de la vision floue, tantôt opalescent de la lumière filtrant comme un équivalent de regard, constitue la matière d’un monde impraticable et qui voudrait se dérober à toute extériorité, même celle de soi…" (Philippe Arnaud, sur "la Rencontre au cinéma", Dunkerque, 1996)

Continuons:

Film n’a rien de très moderne tant ce sont les formes du passé, celles du muet en l’occurrence (Eisenstein, le burlesque, etc.) qui s'y trouvent convoquées. Ce qu’il y a de beau dans le film est finalement moins le dispositif optique, imposé par Beckett (O fuyant l’œil-caméra que représente OE, et Keaton ainsi filmé de dos ou de trois-quart arrière — l’angle de vision ne devait pas dépasser 45° — jusqu’au "face à face" final), que cette envie chez lui, sans lendemain, d’expérimenter par le biais du cinéma le fameux précepte empiriste "Esse est percipi" (Etre c’est être perçu) autour duquel tourne toute son œuvre.

Pour se faire une idée de ce qu’est l’empirisme beckettien, voici un extrait du livre du psychanalyste Didier Anzieu — Anz’yeux forcément — consacré à Bacon, Irlandais comme Beckett et dont la peinture, en s’attaquant directement à la sensation, témoigne elle aussi d’un renouveau de la pensée empiriste (dans ses autoportraits "le peintre se voit sans yeux ou de dos", rappelle Anzieu):

"La sensation est la preuve immédiate de mon existence, inséparable de l’existence du monde. Elle est dans l’esprit la manifestation première de la vie. Je sens donc je suis. Je suis vivant tant que je sens. D’où le recours éventuel aux paradis artificiels pour que je me sente sentir. D’où la recherche éventuelle de la douleur pour me réveiller de l’état de non-être, de non-intégration à soi, pour rendre à mon esprit la conscience par l’expérience d’une sensation forte. Sensation est un mot insuffisant... S’il n’y a d’une part qu’un esprit, forme vide, pellicule sensible peu à peu impressionnée, interface, pour user d’un terme moderne, entre le monde et le conscient, et d’autre part des sensations qui s’inscrivent sur cette surface, deux questions se posent. Qu’est-ce qui permet à l’esprit, dépourvu de jugement au départ, de penser que ces sensations émanent d’objets extérieurs? Poser cette première question, c’est avoir mal compris la nature de la sensation. La sensation, c’est la présence de l’objet dans l’esprit, une présence forte, si forte qu’elle éveille, qu’elle suscite, qu’elle déclenche la conscience; la sensation n’est pas une idée abstraite (au sens français d’idée); elle est, au sens anglais, idea, envahissement du contenu de l’esprit jusque-là vierge. La statue vivante et intacte dont Condillac forge la fiction, quand on débouche sous son nez un flacon de parfum, devient tout entière odeur de rose. La sensation est croyance, également à double face, en l’existence du monde et en ma propre existence. Le monde existe en devenant un objet de conscience pour moi et j’existe en devenant un sujet conscient de l’existence du monde. Berkeley reprend une formule chère à la mystique rhénane illustrée par Jacob Boehme: Esse est percipi aut percipere (Etre c’est être perçu ou percevoir). La problématique de Beckett est liée à l’incertitude de cette perception. Comme il n’y a pas toujours une conscience humaine — limitée dans le temps et dans l’espace — pour maintenir l’objet dans l’être, Berkeley est amené à croire en l’existence d’un Esprit à la fois universel et personnel, conscient en permanence et qui entretiendrait ainsi toutes choses dans l’existence par création continuée à chaque instant. Dieu serait une immense conscience et les choses existantes existeraient en tant qu’idées (ideas) contemplées en permanence par Dieu. La seconde question est plus légitime. Toutes les sensations ne correspondent pas à la présence actuelle d’un objet. Comment l’esprit peut-il distinguer la présence d’un objet de la présence d’une image? La réponse de la philosophie empiriste est cohérente: la sensation comporte une qualité sensible intrinsèque qui assure de façon immédiate cette distinction. C’est la vividness. Encore un mot intraduisible en français. La sensation "vraie", c’est-à-dire émanant d’un objet présent et actuel, a plus de "vivacité" (on a proposé des néologismes: elle a plus de vividité, de vivance) que l’image qui subsiste dans l’esprit en l’absence de l’objet comme trace affaiblie de la sensation primitive. La sensation est vive, vivante, vivifiante, elle nous renseigne sur le monde vivant, elle rend l’esprit vif. Quand j’expérimente une sensation vivace, je me sens vivant: telle serait la formulation empiriste, la variante vive du trop rationnel cogito cartésien. En plus de ses qualités locales (visuelles, sonores, etc.) et de sa tonalité (agréable, douloureuse), la sensation a une qualité forte ou faible, une qualité quantitative en quelque sorte. Sa vivacité n’est pas signe de la présence de l’objet, elle est cette présence même. Dans le souvenir qui est pure image mentale sans réalité extérieure, la vivacité de la sensation rémanente s’estompe, s’affadit. Se remémorer, c’est raviver l’image, la recharger en pulsion de vie, retrouver la sensation qu’elle fut à l’origine, la saveur de la madeleine de Proust, la douleur des crucifixions de Bacon. La mémoire est la trace de la sensation qui subsiste sur la surface enregistreuse. La douleur de Beckett est la perte de cette trace…" (Didier Anzieu, Francis Bacon, 1993) .

On pense inévitablement à la séquence où O, assis dans sa berceuse, regarde des photos de famille avant de les déchirer selon un ordre précis qui a tout d’un retour aux origines, à l’état zéro — l'état 0.

Ce qui nous amène à Spider de Cronenberg:

Qui est Spider? Un nommé Dennis, un déni d’homme né. A renaître une seconde fois. Coupable d’être né, il lui faut naître à nouveau, renaître en mots, dans sa tête. Si Spider, avec ses allures de clochard hirsute, n’est pas sans évoquer un personnage de Beckett, voire Beckett lui-même, le film, avec ses allures d’autoanalyse, est peut-être l’œuvre la plus intime de Cronenberg. Un grand livre ouvert. Dans Spider le rapport au réel ne tient qu’à un fil, à un bout de ficelle, comme ceux que le personnage amoncelle dans ses poches; des objets qu’il accumule dans son "bas de laine", morceau de son être, vestige de l’histoire que lui racontait sa mère, le soir en tricotant, quand il était enfant: l’araignée qui tissait pendant la nuit son petit sac d’œufs; l’araignée qui se vidait de ses entrailles pour accomplir son œuvre. Mourir et renaître, c’est de cela qu’il s’agit dans Spider. Non plus la toile d’araignée mais le petit cocon de soie blanc suspendu à côté. A la fois l’achèvement de la toile et les prémisses de la suivante: la future araignée. Voir ainsi Spider comme un film charnière (avant le grand tournant néoclassique), à l’instar de M Butterfly, un film de ressourcement entre deux cycles. Un film qui, en prenant une certaine distance par rapport à l’ensemble de l’œuvre, viendrait l’éclairer d’un nouveau regard. L’œuvre dévoilée.

Chez Cronenberg le corps est toujours menacé de "défiguration". Perte de la figure humaine au profit d’une autre — la figure cronenbergienne — où l’humain se fond dans l’inhumain. Mais dans Spider la figure cronenbergienne a elle-même disparu, il ne reste qu’un être en mal d’espèce, d’espèce humaine s’entend. Vie psychique désagrégée, Spider cherche à reconstruire son histoire, à remonter la filière, à rembobiner le fil(m). Suivant le procédé — beckettien — du monologue intérieur, il écrit son journal, y consignant les "souvenirs" que le retour sur les lieux de son enfance fait surgir en lui. Cronenberg ne montre du journal que des pages remplies de gribouillis indéchiffrables. De même il remplace les paroles de Spider par une sorte de marmonnement incompréhensible. Seule la voix intérieure — voix in?, voix off? — reste "intelligible", comme les scènes de visions que Cronenberg nous livre à l’état brut, sans aucun artifice. Image des plus classique, pour ne pas dire archaïque, anticronenbergienne au possible, qui incorpore le personnage à l’intérieur de la scène qu’il est censé voir; image non pas du dédoublement mais du sujet dépossédé de son être; image du processus analytique qui, loin de n’être qu’une simple reconstitution du passé, est un lieu de rencontre entre le sujet et son histoire; image du procès créateur qui lui aussi est rencontre, au sens de la tuchè, entre l’artiste et son œuvre. Ainsi Cronenberg représente-t-il le lieu de la rencontre là où on s’attendait à ce qu’il signifie simplement la rencontre. Il prend ses distances au moment même où il touche au noyau psychotique de son personnage, quand le mécanisme de dissociation joue à plein. Dans ses films visuellement les plus forts (Videodrome, Naked Lunch, eXistenZ...), rien ne distinguait la folie destructrice des personnages de l’univers esthétique dans lequel ils évoluaient. Pas de dispositif, pas de représentation au sens théâtral du terme, tout se mélangeait dans une sorte de maelström de surface (la toile d’araignée). Une énergie puissante s’y dégageait. D’où vient alors ce sentiment d’impuissance qui par instants semble gagner Spider? La douleur terriblement humaine du personnage est-elle si forte que l’artiste ne peut s’en approcher? Plus exactement, l’artiste est-il si proche de son personnage qu’il ne peut ici que ressentir la douleur, sans pouvoir l’effacer?

L’ombre de Beckett plane évidemment sur Spider. Violence de la perception. Logique de la sensation. Quand la sensation permet à l’esprit de faire l’expérience du corps: je ressens donc je suis. Spider dévoile en Cronenberg son côté empiriste, ce mode de pensée au demeurant très anglais que les précédents films suggéraient déjà mais jamais de manière si frontale. Cronenberg: un artiste revendiquant farouchement son "extériorité" par rapport au système hollywoodien, et trouvant dans cette représentation du Londres des années cinquante, dans l’atmosphère morne (grisâtre) de l’Est londonien, l’éclairage blafard (jaunâtre) de ses pubs et le papier peint moisi (verdâtre) de ses petites maisons d’ouvriers, le terreau esthétique de toute son œuvre. Y retrouvant par la même occasion son berceau culturel, à mi-chemin entre la civilisation américaine à laquelle il appartient malgré lui, et ses origines européennes lointaines, quelque part en Europe centrale. C’est au-delà du roman œdipien que nous raconte inévitablement le film, au-delà de la métaphore arachnéenne qu’il file tout aussi manifestement — bref, au-delà de la référence attendue à Freud et à Kafka —, qu’il faut chercher le sens de l’œuvre. Au niveau, on l’a vu, de ce petit bulbe accroché près de la toile, prêt à se rompre. Interaction entre contenant et contenu. Expérience de la douleur primitive, cette violence du réel quand la membrane se déchire. Horreur des premières sensations à la découverte du monde. Expérience inscrite en chacun de nous et capable de se réactiver à tout moment. Ainsi à la rencontre de la sexualité ou de la mort, comme chez Spider. La mort de la maman-araignée. Sauf qu’ici le deuil n’a pas fait son travail. Le temps n’a rien effacé: la mort de la mère (vraisemblablement un suicide par le gaz) se conjugue toujours au présent. Pire, la scène est devenue "mise en scène": une scène extérieure au sujet, non symbolisée, pure construction sur le mode de l’hallucination (le meurtre de la mère par le père).

"Spider, c’est moi" a toujours répété Cronenberg. A entendre moins comme une nouvelle version de l’identification de l’auteur à son héros que comme la reconnaissance par l’auteur de cette interface fragile qui existe entre l’art et la folie. Entre le moi de l’artiste, beaucoup moins fort que ne l’affirme toute une psychologie de l’art, et le moi du psychotique, un moi altéré, fragmenté, disloqué. Ce qui chez Cronenberg était jusqu’à présent resté enfoui, dans le réseau inextricable de la toile, se trouve ici révélé au grand jour. La toile est déchirée, juste au centre. Au point où justement art et folie communiquent. Un point d’origine. Spider c’est l’histoire d’un pauvre hère, submergé par un trop-plein de douleur, assailli par l’image omniprésente de la mère — trois femmes en une: la maman, la putain, la matrone — qu’il cherche à conjurer, en "rejouant" indéfiniment le meurtre de la mère, ou en "s’asphyxiant" de la vision des gazomètres dans une extraordinaire confusion des sens. Autant de scènes qui visent à anesthésier la douleur. Détruire la douleur: telle est la peinture de Bacon, qui efface les organes de la sensation; telle est l’écriture de Beckett, qui supprime la souffrance de ne pas être perçu comme être. Spider entre Bacon et Beckett? De Bacon il ne reste que la structure du tableau: un cadre épuré, des plans rigoureusement construits à l’intérieur desquels le corps, habituellement torturé, a disparu. Disparu ne veut pas dire absent. Le corps est là mais trop fragile pour être exposé. Un corps sans enveloppe, transpercé par un déluge d’excitations. Cinq épaisseurs de chemises ne sauraient le protéger. De Beckett il ne reste que la voix intérieure: une voix d’"outre-monde", surgie de la nuit des temps. Une voix qui parle sans relâche, prisonnière de son propre écho. Des pages noircies par centaines ne sauraient l’étouffer.

Spider c’est aussi la douleur d’un artiste criant son impuissance à représenter, comme à nommer, la douleur de son personnage.