L'Hypothèse du tableau volé de Raúl Ruiz (1979).
Cannes par Fargier.
Cannes c'était, c'est et ce sera toujours ça. Extrait — le préambule — d'un texte de Jean-Paul Fargier paru dans les Cahiers du cinéma: son compte-rendu, via une quinzaine de films, du Festival de Cannes 1978.
"Aurais-je autant aimé la Femme gauchère de Peter Handke si je ne l'avais vu le jour où je suis arrivé à Cannes, donc au maxi de ma disponibilité? J'ai peur que non — même s'il me paraît impossible de passer totalement à côté d'un tel film. Car ce Festival est une effroyable machine qui effrite l'attention, défraîchit le regard, frelate l'attention, avarie le plaisir et détraque le jugement (qui, en tout état de cause, chez celui qui en fait profession, est déjà et ne peut être qu'une forme de délire). Jamais en si peu de temps, dans un espace aussi réduit, je n'ai entendu, et moi-même tenu, autant de jugements catégoriques. Avant toute considération sur des films vus là-bas, c'est cela qu'il faut dire: Cannes est un lieu monstrueux et fascinant, fascinant parce que monstrueux, où se concentrent, s'accélèrent et s'amplifient toutes les avanies qui font et défont la vie des films.
Accumulation insensée des œuvres, succession sans trêve: comme un clou chasse l'autre, les films s'effacent, s'annulent, s'entravent mutuellement, ils fulgurent un instant et s'évanouissent, à moins qu'ils ne peinent à briller par manque de tapage. D'où cette inflation de l'enthousiasme ou du mépris, c'est selon les tempéraments. D'où cette consommation, véritablement étourdie, de maîtrise en dépit de tout (bon ou mauvais) sens, hors de toute prise en compte du sujet. Réaction d'auto-défense? Peut-être, car comment compatir à tant de bonnes causes, souscrire à tant de visions du monde, s'investir dans tant de problématiques, sympathiser avec tant de bonheurs ou de malheurs sans avoir une girouette à la place du cœur? Mais quand même... Et puis encore: modes, cabales, copinages, emballements, intox, bévues systématiques, bonnes consciences et mauvaises querelles, rivalités mesquines et flatteuses réputations, préjugés tenaces et perfides sous-entendus, surenchère des arguments d'autorité, escalades des postures pionnesques, chacun se fantasmant en juré, impôts plus ou moins directs sur vos impressions premières prélevés diligemment par les attaché(e)s de presse qui s'en vont aussitôt les monnayer ailleurs. Tout cela n'est pas nouveau, c'est même constitutif de l'existence du cinéma, c'est sa vérité (qu'il est inutile de chercher ailleurs, dans une quelconque et illusoire pureté séparée), tout cela n'est pas nouveau mais cela se trouve multiplié par cent. Effet de loupe: Si Cannes est le pire des endroits pour voir les films (sans différence de nature toutefois avec les conditions de travail du critique ailleurs), c'est par contre la meilleure loge sur le cinéma. Sur la mixture cinématographique. Effet de centrifugeuse: toute distance s'abolit entre sens des affaires et affaires du sens. La moindre parole, qu'elle le veuille ou non, participe de la pub. La critique moins que jamais est un métalangage. Elle produit, à vue, de la plus ou de la moins-value. Effet de mappemonde: Cannes n'est ni le boulevard des films, ni l'avenue royale du cinéma, c'est un monde de ruelles où l'on change de fuseaux horaires en traversant une chaussée. On peut s'y perdre — si l'on cherche à s'y (re)trouver. Comment s'en sortir? Avec quel fil d'Ariane? Surtout ne pas vouloir s'en sortir. Simplement, au milieu de toutes ces circonstances sans conditions, jouer le jeu — quitte et dupe..." (Jean-Paul Fargier, "Cannes 78: I. Les ruelles du conditionnel", Cahiers du cinéma n°290-291, juillet-août 1978)
A noter que dans le même numéro, on parle deux fois du film de Ruiz, l'Hypothèse du tableau volé, par l'entremise de Fargier donc, puis de Bonitzer qui avait déjà parlé du film (un téléfilm intitulé au départ "Tableaux vivants"), suivi, le numéro d'après, d'un entretien avec Ruiz, avant que Lardeau y revienne au moment de la sortie (limitée) du film, précédant de quelques mois son passage à la télé. Eh oui, c'était le temps béni (car ça par contre c'est fini, et depuis longtemps) où, comme le rêvait Daney, on prenait le temps d'accompagner (avant, pendant voire après leur sortie) certains "petits" films qu'on aimait et qu'il fallait défendre, constituant ce qu'on appelle le cinéma "minoritaire", qui lui existe toujours mais dont les médias ne parlent plus. Car il y a ça aussi: l'actualité du cinéma, toujours plus proliférante, soumise au rythme infernal des "sorties" en tout genre (salles, plateformes, DVD et autres ressorties), sans compter les rétrospectives, est devenue aujourd'hui une sorte de "petit Cannes" permanent, qui voit chaque semaine, de manière aussi effrénée qu'aberrante, les films "fulgurer et s'entraver mutuellement", comme dit Fargier, avant de s'effacer inexorablement, "un clou chassant l'autre"...