mai 30, 2024

Furieusement vôtre


Furiosa: A Mad Max Saga de George Miller (2024).

La prisonnière du désert.

Furiosa est un prequel à partir du spin-off qu'était déjà (à moitié) Fury Road où le personnage de Furiosa (Charlize Theron), partageant au départ la vedette avec Mad Max, finissait par la lui voler... Là c'est plié, Mad Max est réduit à une apparition (la rencontre avec Furiosa c'est pour plus tard), la vedette c'est bien elle, Furiosa, depuis son kidnapping quand elle était enfant — dans l'oasis perdu de la Terre Verte où elle vivait — par les bikers de Dementus (nouveau venu dans la série, le chef barbare et bouffonesque d'un gang de pillards, lui, au faux air, pas tant d'un "Hells Angel" que de Charlton Heston dans les Dix Commandements, évoquant aussi Ben-Hur lorsqu'il conduit son char, tracté par trois grosses motos cruisers). Puis le meurtre atroce de la mère que Furiosa a été forcée par Dementus de regarder (référence à Leone — il était une fois dans le... Wasteland), sa captivité, Dementus la considérant comme sa "fille" (filiation bidon symbolisée par l'ours en peluche qu'il lui remet), avant d'être échangée contre de l'essence à Immortan Joe, l'autre seigneur de guerre (lui, on le connaissait déjà, une sorte de baron Harkkonen sous oxygène, avec son masque de chien enragé) dans cet univers de désolation qu'est le Wasteland, où l'eau se fait de plus en plus rare et d'où émerge la Citadelle, dans laquelle va grandir Furiosa, en clandestine — quant à son identité sexuelle —, au départ comme mécano, puis de gravir les échelons (sous les traits alors d'Anya Taylor-Joy). De sortir ainsi de la clandestinité, d'échapper au viol et de devenir prétorienne aux côtés du prétorien Jack, l'accompagnant dans son rôle de transporteur, d'essence et de nourriture (des tonnes de choux!), entre Gas Town et Bullet Farm que dirige le major Kalachnikov... Sauf que Dementus gère ça comme un manche et que la guerre éclate entre d'un côté Immortan Joe (allié à Kalachnikov) et ses "war boys" fanatiques, et de l'autre, Dementus et sa horde de motards dégénérés, guerre de 40 jours, au cours de laquelle on découvrira comment Furiosa a perdu sa main gauche (ce qui ne donnera pas lieu à un concerto, simplement la poursuite de cette symphonie baroque et pétaradante qu'est le film). Autant d'événements compliquant les desseins de Furiosa, c'est le moins qu'on puisse dire, quant à son désir de vengeance, celui qu'elle nourrit depuis toute petite contre Dementus et qu'elle finira par assouvir... comment? chuuut... il y a plusieurs versions, qui vont de la légende à ce que Furiosa aurait elle-même révélé à l'homme-histoire, en tout cas qui clôt le prequel, Furiosa, alors présentée comme le cinquième cavalier de l'Apocalypse, récupérant les épouses d'Immortan Joe et les emmenant avec elle, ainsi qu'on le verra/qu'on l'a vu dans Fury Road, cachées à l'intérieur du "War Rig", le fameux camion-citerne et sa plateforme de combat, personnage à lui tout seul, via la monumentale (et à ce titre un brin "too much") scène d'action qui, sous un déluge d'effets spéciaux, explose le film en son milieu... climax délirant — un climadmax? — au sein d'une œuvre elle-même déjà furieusement barrée, pleine de bruit et de fureur, de feu et de ferraille, de sang et de rouille...

Si Furiosa, ainsi lancé à plein régime, sinon en surrégime, deux heure trente durant, gonflé à la mégamasse et propulsé par un moteur d'avion, se révèle une pure machine à dynamiter les formes (ce qui caractérise la série et son esthétique très Métal hurlant), le film produit aussi de la fiction, où se mêlent donc le western, la SF, à la Dune, mais là, ancrée sur Terre, on peut même dire dans les profondeurs de la Terre (c'est l'aspect chtonien de la saga), le péplum, dans ce qu'il a de plus spectaculaire (les scènes que tournent habituellement les réalisateurs de seconde équipe, exemplairement Andrew Marton pour la course de chars dans Ben-Hur), et même le cartoon (de "Road Runner" à "Wacky Races" via toutes ces courses-poursuites dans le désert et dans tous les sens). De la fiction qui conduit à cette question (essentielle) que lance à la fin Dementus à la future Imperator Furiosa: "sauras-tu dépasser le stade de la vengeance pour atteindre au mythe?" (je cite de mémoire). La réponse sera/aura été donnée dans Fury Road, qui ferait de Furiosa un film de construction, le film où se construirait un mythe. Car c'est vrai qu'il y a de l'Homère dans Furiosa (parce qu'il y a de L'Odyssée, évidemment, à travers cette idée de retour qu'exprime tout du long Furiosa, donnant au film son mouvement à défaut d'en tracer la route — la position des étoiles que s'est tatouée Furiosa sur l'avant-bras ne joue finalement aucun rôle —, et de L'Iliade dans l'affrontement entre les deux chefs de guerre — cf. le "cheval de Troie" auquel recourt Dementus pour pénétrer dans la Citadelle); de même qu'il y a du Sophocle si on regarde Furiosa comme une version inversée d'Electre: se venger du "père" qui a assassiné la mère. Reste que le mythe dont parle Dementus avant de mourir n'est pas celui-là, mais le mythe engendré par la série, celui de son héros d'origine, Mad Max, que George Miller a ainsi façonné dans les années 80, mythe que les deux derniers épisodes (sans Mel Gibson) ont cherché non pas à remplacer mais à renouveler, à travers le personnage de Furiosa, dans l'esprit des récits actuels de superhéros: un nouveau héros, en l'occurrence féminin, porteur de nouvelles valeurs, en l'occurrence féministes (le combat des femmes), écologistes (le retour à la Terre Verte), progressistes, contre les deux antagonistes que sont Dementus et Immortan Joe, symbolisant, eux, les tares des sociétés patriarcales, machistes et guerrières, polluantes et destructrices (ce monde post-apocalyptique qui sert de décor à la série, ils en sont autant les victimes qu'ils sont l'incarnation même de ce qui l'a fait naître). Et c'est un fait que la "mutilation", principale figure esthétique de la série, c'est d'abord celle de la nature, de cette Terre que la société industrielle a ravagée, n'y laissant plus que déchets... Pour autant, il existe une différence de taille entre Immortan Joe à l'expression figée (via son rictus carnassier) et Dementus, mélange de cruauté et de décontraction, dont la démesure, toute shakespearienne, témoigne chez lui de ce qui lui reste d'humain, et même de plus humain que le regard "furieux" (noir) autant que panoptique (creusé de blanc) de Furiosa, ainsi que de son mutisme de poupée mécanique à la colère rentrée... au point qu'on se demande si le côté mythique qui se dégage du film, ce n'est pas lui, Dementus, qui l'incarne, de façon certes grotesque mais bien réelle, en tant que substitut madmaxien, le temps que Furiosa prenne le relais, elle, de Mad Max.

Reprenons. La question de Dementus (qui d'ailleurs est peut-être une affirmation, si on la situe hors diégèse) peut se poser autrement: une même série, comme celle de Mad Max, peut-elle accoucher de deux mythes, même s'ils ne sont pas exactement contemporains? Disons d'abord qu'un mythe, cela ne se décrète pas du jour au lendemain, il faut du temps pour qu'il se constitue. Et ce qui est sûr, à propos de Mad Max, c'est que c'est le cumul des épisodes, forts du succès rencontré avec chacun, centrés sur le même personnage, que le mythe a pu se forger. Et plus encore, parce que ce personnage central fut incarné au départ par le même acteur. Le mythe "Mad Max", c'est autant le personnage de Max Rockatansky que son incarnation par Mel Gibson. En changeant d'acteur, le mythe ne disparaît pas, mais il s'édulcore (cf. l'exemple des James Bond). Et en vient même à se déliter si on cherche à lui substituer une figure équivalente, comme c'est le cas avec Furiosa, figure qui se veut concurrentielle, mais en fait ne peut l'être, tant qu'elle s'inscrit dans le même cadre fictionnel que la série. Le mythe ici, il n'y en a qu'un, c'est Mad Max, voire "Mad Max incarné par Mel Gibson", au soir du troisième volet: Au-delà du dôme du tonnerre. Après le départ de Gibson, le mythe demeure, via un avatar (le rôle repris par Tom Hardy dans Fury Road) puis un simple caméo (la doublure cascade de Hardy aperçue subrepticement dans Furiosa), témoignant bizarrement, par cette seule présence, que le mythe non seulement est toujours là, mais qu'il est aussi puissant sinon plus sous la forme d'une ombre qu'à travers un succédané. La réussite de Furiosa vient justement du fait que le mythe de Mad Max finalement on n'y touche pas — en tant que mythe —, qu'il est là comme un totem (là-haut sur son promontoire) et que Furiosa, si elle vit la même histoire de vengeance que Max Rockatansky dans le premier opus, c'est une histoire qui ne faisait pas encore de Mad Max un mythe. En la revivant, différemment mais avec la même intensité (voire plus, à grands coups de CGI), Furiosa ne vise pas à devenir elle même un mythe, mais simplement à "réactualiser" le socle (fictionnel) sur lequel s'est construit le mythe Mad Max — et dont elle serait en quelque sorte l'héritière —, un mythe qui a nécessairement vieilli, si l'on considère ce qu'il "véhiculait" dans les années 80, mais un mythe qui, sur sa base même — l'infini chaos du monde —, est inépuisable. Ce qu'il y a de beau dans Furiosa, plus encore que dans Fury Road, c'est cette impression qu'un mythe est là, présent, qui nous accompagne, dont on a hérité mais dont il faut aussi (apprendre à) se détacher. Non pas en rentrant chez soi, le "retour" reste ici un horizon, ce vers quoi porte le regard de Furiosa (le pays des Vuvalini), bien que hors d'atteinte (justifiant pour le coup que le tracé des étoiles ne soit pas exploité), mais en se confrontant encore et toujours à cette réalité qu'est le désert du Wasteland et au loin, mais, elle, accessible, la Citadelle d'où Furiosa s'est échappée pour mieux y revenir et prendre la place d'Immortan Joe. Dans le regard "furieux" de Furiosa, où se reflète toute l'inhumanité du monde, c'est autant sa destinée qu'il faut voir, marquée au sceau de l'empowerment, que ce qui fonde l'être Furiosa, depuis la mort de sa mère jusqu'à celle de son bourreau. Et ce qui le fonde, c'est — à l'instar de Mad Max — la furiosité.

Si d'un point de vue étymologique, la furiosité traduit la rage, la démence, la violence, le délire, la passion, l'enfer, elle est aussi synonyme de réaction, de lutte, de désobéissance, d'impertinence, de transgression et de résilience. (présentation de l'exposition Furiosité/Damien Deroubaix à la Galerie In Situ-Fabienne Leclerc, 2015).

mai 22, 2024

Le livre ouvert


  Film de Samuel Beckett et Alan Schneider (1965).

  Esse est percipi.

De Beckett à Cronenberg en passant par Bacon (mais aussi Boehme et Berkeley). C'est la BBC.

Et pour commencer, le texte de Philippe Arnaud sur Film.

"Soit un film à deux "personnages": l’un est dans le champ (O), l’autre est un regard (OE), vision inconnue et longtemps sans visage. Ces deux perceptions se distinguent par leur place, mais aussi par le voile qui affecte le champ de la première, la taie de son regard. C’est Film, de Samuel Beckett et Alan Schneider (1965) commencé et terminé en gros plan sur la paupière plissée qui s’ouvre ou se ferme, éléphantisée par la proximité, gésine fatiguée de chair, sur un œil démesuré qui, trop proche, n’a presque plus de regard, est plutôt un astre. Le "esse est percipi" cité par Beckett, fonde Film. Tout fuit, d’abord suivant la pente du mur, où O de dos, en noir, une casquette sur la tête et un linge masquant son visage, bouscule un couple et court, dans une sorte de panique du percipi, puis dans l’escalier de son immeuble, où descend la voisine avec des fleurs, l’obligeant à se dissimuler de manière grotesque, avant qu’il puisse se réfugier dans sa chambre. Fausse quiétude pourtant, puisque poisson, chat, perroquet, miroir constituent une menace voyante, comme aussi les deux évidements du dossier de la chaise à bascule sont des yeux putatifs, ou le dessin qui, bien que déchiré, reste cet œil à terre; et même les surfaces inégales et creusées du mur sont dotées, de manière latente, d’une sorte d’intention, c’est-à-dire de perception possible. O s’épuise dans un monde sans repos, où tout est voyant. Le regard est ici tangible comme un embryon de rencontre, le premier acte qui, par métonymie, engage déjà O dans une spirale intersubjective. Si Film est extrême, c’est par cette radicalisation d’une impasse, l’impossibilité de créer un pur solipsisme: quelque chose menace, à travers une réciprocité même furtive, même d’objet, d’un dehors perçu comme annulatoire du sujet percevant. O est maintenant dans la chaise, après que la caméra a fait le tour de la pièce, c’est lui qu’elle regarde. Puis le contrechamp découvre son propre double, un bandeau noir à l’œil gauche, qui le contemple. Ce gris tantôt résillé de la vision floue, tantôt opalescent de la lumière filtrant comme un équivalent de regard, constitue la matière d’un monde impraticable et qui voudrait se dérober à toute extériorité, même celle de soi…" (Philippe Arnaud, sur "la Rencontre au cinéma", Dunkerque, 1996)

Continuons:

Film n’a rien de très moderne tant ce sont les formes du passé, celles du muet en l’occurrence (Eisenstein, le burlesque, etc.) qui s'y trouvent convoquées. Ce qu’il y a de beau dans le film est finalement moins le dispositif optique, imposé par Beckett (O fuyant l’œil-caméra que représente OE, et Keaton ainsi filmé de dos ou de trois-quart arrière — l’angle de vision ne devait pas dépasser 45° — jusqu’au "face à face" final), que cette envie chez lui, sans lendemain, d’expérimenter par le biais du cinéma le fameux précepte empiriste "Esse est percipi" (Etre c’est être perçu) autour duquel tourne toute son œuvre.

Pour se faire une idée de ce qu’est l’empirisme beckettien, voici un extrait du livre du psychanalyste Didier Anzieu — Anz’yeux forcément — consacré à Bacon, Irlandais comme Beckett et dont la peinture, en s’attaquant directement à la sensation, témoigne elle aussi d’un renouveau de la pensée empiriste (dans ses autoportraits "le peintre se voit sans yeux ou de dos", rappelle Anzieu):

"La sensation est la preuve immédiate de mon existence, inséparable de l’existence du monde. Elle est dans l’esprit la manifestation première de la vie. Je sens donc je suis. Je suis vivant tant que je sens. D’où le recours éventuel aux paradis artificiels pour que je me sente sentir. D’où la recherche éventuelle de la douleur pour me réveiller de l’état de non-être, de non-intégration à soi, pour rendre à mon esprit la conscience par l’expérience d’une sensation forte. Sensation est un mot insuffisant... S’il n’y a d’une part qu’un esprit, forme vide, pellicule sensible peu à peu impressionnée, interface, pour user d’un terme moderne, entre le monde et le conscient, et d’autre part des sensations qui s’inscrivent sur cette surface, deux questions se posent. Qu’est-ce qui permet à l’esprit, dépourvu de jugement au départ, de penser que ces sensations émanent d’objets extérieurs? Poser cette première question, c’est avoir mal compris la nature de la sensation. La sensation, c’est la présence de l’objet dans l’esprit, une présence forte, si forte qu’elle éveille, qu’elle suscite, qu’elle déclenche la conscience; la sensation n’est pas une idée abstraite (au sens français d’idée); elle est, au sens anglais, idea, envahissement du contenu de l’esprit jusque-là vierge. La statue vivante et intacte dont Condillac forge la fiction, quand on débouche sous son nez un flacon de parfum, devient tout entière odeur de rose. La sensation est croyance, également à double face, en l’existence du monde et en ma propre existence. Le monde existe en devenant un objet de conscience pour moi et j’existe en devenant un sujet conscient de l’existence du monde. Berkeley reprend une formule chère à la mystique rhénane illustrée par Jacob Boehme: Esse est percipi aut percipere (Etre c’est être perçu ou percevoir). La problématique de Beckett est liée à l’incertitude de cette perception. Comme il n’y a pas toujours une conscience humaine — limitée dans le temps et dans l’espace — pour maintenir l’objet dans l’être, Berkeley est amené à croire en l’existence d’un Esprit à la fois universel et personnel, conscient en permanence et qui entretiendrait ainsi toutes choses dans l’existence par création continuée à chaque instant. Dieu serait une immense conscience et les choses existantes existeraient en tant qu’idées (ideas) contemplées en permanence par Dieu. La seconde question est plus légitime. Toutes les sensations ne correspondent pas à la présence actuelle d’un objet. Comment l’esprit peut-il distinguer la présence d’un objet de la présence d’une image? La réponse de la philosophie empiriste est cohérente: la sensation comporte une qualité sensible intrinsèque qui assure de façon immédiate cette distinction. C’est la vividness. Encore un mot intraduisible en français. La sensation "vraie", c’est-à-dire émanant d’un objet présent et actuel, a plus de "vivacité" (on a proposé des néologismes: elle a plus de vividité, de vivance) que l’image qui subsiste dans l’esprit en l’absence de l’objet comme trace affaiblie de la sensation primitive. La sensation est vive, vivante, vivifiante, elle nous renseigne sur le monde vivant, elle rend l’esprit vif. Quand j’expérimente une sensation vivace, je me sens vivant: telle serait la formulation empiriste, la variante vive du trop rationnel cogito cartésien. En plus de ses qualités locales (visuelles, sonores, etc.) et de sa tonalité (agréable, douloureuse), la sensation a une qualité forte ou faible, une qualité quantitative en quelque sorte. Sa vivacité n’est pas signe de la présence de l’objet, elle est cette présence même. Dans le souvenir qui est pure image mentale sans réalité extérieure, la vivacité de la sensation rémanente s’estompe, s’affadit. Se remémorer, c’est raviver l’image, la recharger en pulsion de vie, retrouver la sensation qu’elle fut à l’origine, la saveur de la madeleine de Proust, la douleur des crucifixions de Bacon. La mémoire est la trace de la sensation qui subsiste sur la surface enregistreuse. La douleur de Beckett est la perte de cette trace…" (Didier Anzieu, Francis Bacon, 1993) .

On pense inévitablement à la séquence où O, assis dans sa berceuse, regarde des photos de famille avant de les déchirer selon un ordre précis qui a tout d’un retour aux origines, à l’état zéro — l'état 0.

Ce qui nous amène à Spider de Cronenberg:

Qui est Spider? Un nommé Dennis, un déni d’homme né. A renaître une seconde fois. Coupable d’être né, il lui faut naître à nouveau, renaître en mots, dans sa tête. Si Spider, avec ses allures de clochard hirsute, n’est pas sans évoquer un personnage de Beckett, voire Beckett lui-même, le film, avec ses allures d’autoanalyse, est peut-être l’œuvre la plus intime de Cronenberg. Un grand livre ouvert. Dans Spider le rapport au réel ne tient qu’à un fil, à un bout de ficelle, comme ceux que le personnage amoncelle dans ses poches; des objets qu’il accumule dans son "bas de laine", morceau de son être, vestige de l’histoire que lui racontait sa mère, le soir en tricotant, quand il était enfant: l’araignée qui tissait pendant la nuit son petit sac d’œufs; l’araignée qui se vidait de ses entrailles pour accomplir son œuvre. Mourir et renaître, c’est de cela qu’il s’agit dans Spider. Non plus la toile d’araignée mais le petit cocon de soie blanc suspendu à côté. A la fois l’achèvement de la toile et les prémisses de la suivante: la future araignée. Voir ainsi Spider comme un film charnière (avant le grand tournant néoclassique), à l’instar de M Butterfly, un film de ressourcement entre deux cycles. Un film qui, en prenant une certaine distance par rapport à l’ensemble de l’œuvre, viendrait l’éclairer d’un nouveau regard. L’œuvre dévoilée.

Chez Cronenberg le corps est toujours menacé de "défiguration". Perte de la figure humaine au profit d’une autre — la figure cronenbergienne — où l’humain se fond dans l’inhumain. Mais dans Spider la figure cronenbergienne a elle-même disparu, il ne reste qu’un être en mal d’espèce, d’espèce humaine s’entend. Vie psychique désagrégée, Spider cherche à reconstruire son histoire, à remonter la filière, à rembobiner le fil(m). Suivant le procédé — beckettien — du monologue intérieur, il écrit son journal, y consignant les "souvenirs" que le retour sur les lieux de son enfance fait surgir en lui. Cronenberg ne montre du journal que des pages remplies de gribouillis indéchiffrables. De même il remplace les paroles de Spider par une sorte de marmonnement incompréhensible. Seule la voix intérieure — voix in?, voix off? — reste "intelligible", comme les scènes de visions que Cronenberg nous livre à l’état brut, sans aucun artifice. Image des plus classique, pour ne pas dire archaïque, anticronenbergienne au possible, qui incorpore le personnage à l’intérieur de la scène qu’il est censé voir; image non pas du dédoublement mais du sujet dépossédé de son être; image du processus analytique qui, loin de n’être qu’une simple reconstitution du passé, est un lieu de rencontre entre le sujet et son histoire; image du procès créateur qui lui aussi est rencontre, au sens de la tuchè, entre l’artiste et son œuvre. Ainsi Cronenberg représente-t-il le lieu de la rencontre là où on s’attendait à ce qu’il signifie simplement la rencontre. Il prend ses distances au moment même où il touche au noyau psychotique de son personnage, quand le mécanisme de dissociation joue à plein. Dans ses films visuellement les plus forts (Videodrome, Naked Lunch, eXistenZ...), rien ne distinguait la folie destructrice des personnages de l’univers esthétique dans lequel ils évoluaient. Pas de dispositif, pas de représentation au sens théâtral du terme, tout se mélangeait dans une sorte de maelström de surface (la toile d’araignée). Une énergie puissante s’y dégageait. D’où vient alors ce sentiment d’impuissance qui par instants semble gagner Spider? La douleur terriblement humaine du personnage est-elle si forte que l’artiste ne peut s’en approcher? Plus exactement, l’artiste est-il si proche de son personnage qu’il ne peut ici que ressentir la douleur, sans pouvoir l’effacer?

L’ombre de Beckett plane évidemment sur Spider. Violence de la perception. Logique de la sensation. Quand la sensation permet à l’esprit de faire l’expérience du corps: je ressens donc je suis. Spider dévoile en Cronenberg son côté empiriste, ce mode de pensée au demeurant très anglais que les précédents films suggéraient déjà mais jamais de manière si frontale. Cronenberg: un artiste revendiquant farouchement son "extériorité" par rapport au système hollywoodien, et trouvant dans cette représentation du Londres des années cinquante, dans l’atmosphère morne (grisâtre) de l’Est londonien, l’éclairage blafard (jaunâtre) de ses pubs et le papier peint moisi (verdâtre) de ses petites maisons d’ouvriers, le terreau esthétique de toute son œuvre. Y retrouvant par la même occasion son berceau culturel, à mi-chemin entre la civilisation américaine à laquelle il appartient malgré lui, et ses origines européennes lointaines, quelque part en Europe centrale. C’est au-delà du roman œdipien que nous raconte inévitablement le film, au-delà de la métaphore arachnéenne qu’il file tout aussi manifestement — bref, au-delà de la référence attendue à Freud et à Kafka —, qu’il faut chercher le sens de l’œuvre. Au niveau, on l’a vu, de ce petit bulbe accroché près de la toile, prêt à se rompre. Interaction entre contenant et contenu. Expérience de la douleur primitive, cette violence du réel quand la membrane se déchire. Horreur des premières sensations à la découverte du monde. Expérience inscrite en chacun de nous et capable de se réactiver à tout moment. Ainsi à la rencontre de la sexualité ou de la mort, comme chez Spider. La mort de la maman-araignée. Sauf qu’ici le deuil n’a pas fait son travail. Le temps n’a rien effacé: la mort de la mère (vraisemblablement un suicide par le gaz) se conjugue toujours au présent. Pire, la scène est devenue "mise en scène": une scène extérieure au sujet, non symbolisée, pure construction sur le mode de l’hallucination (le meurtre de la mère par le père).

"Spider, c’est moi" a toujours répété Cronenberg. A entendre moins comme une nouvelle version de l’identification de l’auteur à son héros que comme la reconnaissance par l’auteur de cette interface fragile qui existe entre l’art et la folie. Entre le moi de l’artiste, beaucoup moins fort que ne l’affirme toute une psychologie de l’art, et le moi du psychotique, un moi altéré, fragmenté, disloqué. Ce qui chez Cronenberg était jusqu’à présent resté enfoui, dans le réseau inextricable de la toile, se trouve ici révélé au grand jour. La toile est déchirée, juste au centre. Au point où justement art et folie communiquent. Un point d’origine. Spider c’est l’histoire d’un pauvre hère, submergé par un trop-plein de douleur, assailli par l’image omniprésente de la mère — trois femmes en une: la maman, la putain, la matrone — qu’il cherche à conjurer, en "rejouant" indéfiniment le meurtre de la mère, ou en "s’asphyxiant" de la vision des gazomètres dans une extraordinaire confusion des sens. Autant de scènes qui visent à anesthésier la douleur. Détruire la douleur: telle est la peinture de Bacon, qui efface les organes de la sensation; telle est l’écriture de Beckett, qui supprime la souffrance de ne pas être perçu comme être. Spider entre Bacon et Beckett? De Bacon il ne reste que la structure du tableau: un cadre épuré, des plans rigoureusement construits à l’intérieur desquels le corps, habituellement torturé, a disparu. Disparu ne veut pas dire absent. Le corps est là mais trop fragile pour être exposé. Un corps sans enveloppe, transpercé par un déluge d’excitations. Cinq épaisseurs de chemises ne sauraient le protéger. De Beckett il ne reste que la voix intérieure: une voix d’"outre-monde", surgie de la nuit des temps. Une voix qui parle sans relâche, prisonnière de son propre écho. Des pages noircies par centaines ne sauraient l’étouffer.

Spider c’est aussi la douleur d’un artiste criant son impuissance à représenter, comme à nommer, la douleur de son personnage.

mai 21, 2024

Hello Dolly


  Le Deuxième Acte de Quentin Dupieux (2024).

  Le dernier travelling.

C'est quoi ce plan qui, une fois les lumières éteintes, prolonge le Deuxième Acte de Dupieux? outre le fait qu'il s'agit des rails qui ont servi au film:

□ un hommage aux machinistes
□ le travelling le plus long de l'histoire du cinéma
□ "ceci n'est pas un travelling"
□ autre

Le dernier Dupieux n'est pas le meilleur film de tous les temps (c'est sûr), n'est pas le meilleur film du Festival (j'imagine), n'est même pas le meilleur film de Dupieux, il n'empêche que c'est un Dupieux, et un Dupieux, même en demi-teinte, c'est toujours mieux que tous ces films made in France, ultra-formatés, qui polluent nos écrans, attachés qu'ils sont à bien cocher les cases, celles qui touchent aux "grands sujets" de l'époque, des discriminations sexuelles et du mouvement #MeToo (dont Dupieux moque les dérives, sans grande finesse, il est vrai, ce qui fait que si on rit, et on rit beaucoup, c'est d'un rire plutôt gras) au rôle grandissant de l'IA dans la production des films (dont il pointe le grotesque lorsqu'elle régira tout, l'acteur restant, mais pour combien de temps?, le seul "composant" d'origine). On peut ainsi trouver moins stimulante la pente que suit l'auteur de Yannick depuis, disons, Incroyable mais vrai (qui mettait déjà en scène un quatuor) — pente que d'aucuns qualifieront de savonneuse, ceux pour qui l'humour irrévérencieux, à la Mocky, n'a plus droit de cité — peut-être parce qu'en se "familiarisant" au style Dupieux, ce fameux "système D" qui rend ses films si à part dans le milieu — bien que de moins en moins avec le succès —, ne serait-ce que par leur budget, leur mode de tournage et le "savoir-mal-faire" de l'auteur (qui n'est pas donné à tout le monde), on finit par y être moins sensible, ou bien, à l'inverse, par se montrer plus exigeant... mais bon, ça reste stimulant, au sens où, quelle que soit la gêne occasionnée, ici à travers un humour potache qui par moments fait tache, des répliques cinglantes parfois un peu trop calculées (la bonne grosse punchline), le côté "Schnock" (la revue) qu'affiche depuis toujours Dupieux via son goût prononcé, "rétromaniaque", pour les années 80 et ce type de cinéma à la fois d'auteur et populaire qui, dans ce dernier film, évoquerait finalement moins Blier (ou alors le Blier de la Femme de mon pote) que Leconte (le couple Lindon-Quenard dans la seconde partie, on pense à Tandem)... oui, eh bien, en dépit de tout ça, un cinéma qui reste encore stimulant, si on arrive à se détacher de ce que le film offre de trop "frontal", de trop facilement évident (la satire du star-system et d'un certain cinéma, moralement au carré), pour s'aventurer à l'arrière-plan, occupé par le cinquième personnage (l'acteur dans le rôle du figurant, lui-même dans le rôle du serveur), le "vrai héros du film" comme l'annonçait la bande-annonce (petit bijou de drôlerie condensé en une minute quinze, assez génial en tant qu'accroche, trop peut-être car suscitant pour le coup une attente trop forte par rapport au film), en tout cas un cinquième personnage qui... non, je ne vais pas vous ressortir mon couplet sur l'angoisse (l'angoisse du figurant au moment de jouer "sa" scène, clou du film), mais bon... qui creuse le film, insuffisamment à mon sens, parce que survenant un peu tard, mais le creuse quand même, lui conférant un supplément d'âme que la joute entre les quatre acteurs principaux, si brillants soient-ils dans le registre qui leur est imposé, ne peuvent apporter.

C'était le premier point. Il en est un second, qui concerne le dispositif du film, du moins d'une bonne partie, à savoir le travelling, ce travelling qui constitue l'ossature autour de laquelle est construit le film, avec cette particularité, typique du cinéma de Dupieux, qu'autour, bah il n'y a pas grand-chose, une sorte de "rien" revendiqué, qui donne au film cet aspect non pas désossé, mais bien squelettique. Si le titre peut s'entendre comme ce qui vient après, après donc un premier acte (le tournage proprement dit du film, voire Yannick dont le Deuxième Acte serait possiblement la suite, mais aussi l'acte même de jouer pour le figurant, premier acte, douloureux, avant le second que représentera son "passage à l'acte"), on peut également l'entendre comme l'acte du renouveau chez Dupieux, ce qui dans un premier temps passerait par une synthèse de ce qu'est l'art dupieussien, dont je rappelle qu'il ne vise pas à l'abstraction (au sens d'épure) mais l'inverse, dans la mesure où la mise en scène dans ses films ne procède pas par élimination, à partir d'un matériau au départ bien fourni, mais vise à maintenir un état d'origine, un état brut que l'auteur ne cherche pas à affiner, pas plus qu'à embellir, mais à conserver tel quel, moyennant l'entretien nécessaire à toute conservation. De l'art brut (cf. mes précédents textes sur Dupieux), sans la part d'idiotie qui d'ordinaire accompagne ses films, même si elle est toujours là, mais plus à l'affût, prompte à surgir au détour d'une réplique, que s'étalant avec gourmandise comme dans les plus idiots des Dupieux (que j'adore d'ailleurs pour cela), parce que recouverte d'une bonne couche, bien épaisse, de mise en abyme, qui voit le "quatrième mur" non pas brisé, via quelques subtils regards-caméra, mais carrément fracassé, à coups de masse, ces drôles de fric-frac dans le cours du film que constituent les adresses au spectateur, plus intempestives les unes que les autres. Sauf que, si le méta vient donc recouvrir le bêta, c'est encore au-delà — "par-delà le bêta et le méta" — que le travelling dans le Deuxième Acte nous emmène. Où? Déjà aux origines, le travelling au cinéma étant aussi vieux que le cinéma lui-même, et à ce qu'il renvoie, si l'on s'en tient au matériel minimum, suffisant pour un Dupieux (et indépendamment de la technique employée pour que ça fonctionne, infiniment plus complexe aujourd'hui): des rails, un chariot et de quoi enregistrer (une machine qui s'appellerait Dolly — succédant à la machine Dalí —, une autre... "Claude", le preneur de son dont il n'est pas dit qu'il soit un humain, c'est pour ça que Garrel s'indigne à l'idée que Seydoux pourrait coucher avec). Après, qui dit travelling dit évidemment Godard, question de morale, ou plutôt "goguenard", c'est-à-dire Moullet, car Dupieux est quand même plus proche de Moullet que de Godard; soit donc "la morale est affaire de travelling" (et non son contraire), ce qui chez Dupieux devient: "la morale est à faire en travelling", car c'est bien ce que n'arrêtent pas de faire les personnages dans le film quand ils marchent: la morale. Sur ce qu'il faut dire et ne pas dire, faire et ne pas faire, bref ce qui est autorisé et ne l'est pas (même en rêve?)... sur l'état du monde (qui va à sa perte, comme disait... Duras) et le fait, au bout du compte, au bout de ce "très très long travelling sur les rails d'un travelling", que le cinéma, eh bien (ne) "sert à rien"... non pas qu'il est inutile, mais qu'il est au service du "rien" (ce pourquoi il est cool), ce rien qui n'est pas rien (il n'est pas vide), Beckett l'a dit, Lacan aussi, et Devos, encore mieux, pour qui le rien est forcément un "plus", par rapport au "moins que rien", et que si "deux fois rien", ce n'est pas beaucoup, avec "trois fois rien" on peut avoir quelque chose, qui ne coûte pas (trop) cher, en l'occurrence un film de Dupieux. Et ça quand même, ça compte.

PS. Je reviendrai prochainement sur Daaaaaalí! et tous ses petits "a".

mai 15, 2024

Scénario(s)


  Film annonce du film qui n'existera jamais: "Drôles de guerres"
de Jean-Luc Godard (2023).

De la façon de faire des films.

"Pourquoi suis-je venu, ce soir, penser devant ces feuilles blanches?" Cette phrase sert d'incipit au roman de Charles Plisnier, Faux passeports, Prix Goncourt en 1937 et qui, lui, sert de base "romanesque" à Film annonce du film qui n'existera jamais: "Drôles de guerres", écho à un autre film de Godard qui en quelque sorte le préfigurait: Vrai faux passeport, sous-titré Fiction documentaire sur des occasions de porter un jugement à propos de la façon de faire des films, film présenté en 2006 lors de l'exposition "Voyage(s) en utopie"... Plisnier donc, auteur oublié et même, pour beaucoup, totalement inconnu, dont Godard nous précise, au milieu du film, qu'il "fut exclu du parti communiste pour déviance trotzkiste" (sic, mais on sait que dans la bouche de Godard le mot "trotskyste" n'est pas facile à prononcer), un roman sous-titré "Souvenirs d'un agitateur", agitateur au sens révolutionnaire du mot (agit-prop), mais aussi au sens premier, anglais, d'agitator: "agent, celui qui agit pour d'autres", Plisnier plaçant en exergue de son roman cette citation de William Gehrardi(e), extraite de Futilité: "Le je de ce livre n'est pas moi". (Sur Gerhardie, que je ne connaissais pas plus que Plisnier, voir sa fiche Wikipedia, en anglais bien sûr.) Et puisqu'on évoque l'anglais, qu'en est-il du titre anglais de "Drôles de guerres": Funny Wars, Phony Wars ou Phoney Wars? Des guerres "pas sérieuses" (ce qui n'existe pas, sauf au cinéma), "bidons" (parce qu'on n'y croit pas) ou plutôt "étranges" (par la façon dont elles se déroulent)? Car oui, "étrange", donc phoney, c'est ainsi que je définirais ce bout de film dont la fin tombe comme un couperet, à raccorder, à la manière d'un accordéon, Godard le suggère lui-même en plaisantant (cf. , la fin du trailer tralalalalère de Film annonce)... à raccorder, disais-je, avec l'autre "scénario" que sera Scénario (au singulier ou au pluriel?), auquel il faut ajouter Exposé du film annonce du film "Scénario"... ce qui, mis bout à bout, tel un parchemin, déplié (mais aussi gratté, corrigé — tippexé — pour réécrire par dessus, à la façon d'un palimpseste), donnerait: "Film annonce du film qui n'existera jamais: Drôles de guerres, suivi de Scénario et d'Exposé du film annonce du film Scénario", un vrai "marabout-de-ficelle", ce qui n'a rien d'étonnant, Godard étant spécialiste du genre, on l'a vu, les fameuses "bribes godardiennes" qui composent ses films fonctionnant par associations d'idées et métaphores, parfois fumeuses, souvent géniales. 

Les "feuilles blanches" de Plisnier, elles sont là chez Godard, sous forme de papier d'impression... Canon (la métaphore, je disais), sur lequel l'artiste, non plus au soir de sa vie mais bien à la veille de sa mort: programmée (pour ce qui est du dernier scénario, "rédigé" juste après Scénario et donc fidèle à l'esprit de Godard qui, certes, se disait "contre le scénario", mais le scénario en tant que pré-figuration d'un film)... bref, cette feuille blanche sur laquelle l'artiste écrit et récrit, souligne et surligne, découpe et recoupe, colle et recolle (comme il l'a toujours fait mais, sur la fin, par le biais du seul papier qu'il tripatouille avec une ardeur qu'on imagine fiévreuse, retrouvant le plaisir de ce que pouvaient produire jadis la moviola et le montage aux ciseaux), tout cet aspect artisanal, bricolé, amateur et ici un peu maladroit, qui rend ces petites œuvres si émouvantes, par leur côté "primitif" (on pense aux premiers trucages au cinéma), où se confondent l'art enfantin et "l'enfance de l'art", de cette enfance qui définit si bien le cinéma de Godard, des "Pieds nickelés" de Pierrot le Fou aux "enfants de la guerre" de l'Enfance de l'art, justement.

Un film finalement moins mélancolique qu'il y paraît, comme empreint d'une sérénité tranquille, pour retrouver ces fantômes "perdus et très aimés" dont parle Plisnier dans son prologue, pour "faire lever ces ombres, vives ou mortes et (...) retrouver leur compagnie", des fantômes qui chez Plisnier ont pour noms, Maurer, Ditka, Iégor, Carlotta, et pour visage (dans le film de Godard), en ce qui concerne ladite Carlotta, celui de Nade Adieu, l'Olga de Notre musique, l'actrice ayant peut-être été choisie à l'époque pour sa ressemblance avec Hanna Arendt jeune, cet autre visage qui dans le film s'affichait aux côtés de celui de Kafka. Notre musique se révèle ainsi "le second texte" de Film annonce..., film condensé et réécrit par-dessus celui de Plisnier... obscurcissant pour le coup celui-ci. Et ce d'autant plus que "Drôles de guerres", confinement et autres choses oblige, ne verra jamais le jour, se réduisant donc au Film annonce. De sorte que de tous les prénoms du roman initialement prévus comme titres de chapitres il ne reste à la fin que celui de Carlotta, le seul prénom faisant alors écho aussi bien à Faux passeports qu'à Vertigo (et indirectement à la Jetée de Marker), sachant que Godard avait peut-être en tête de figurer Carlotta par l'image non seulement de Nade Adieu mais aussi de Sarah Adler, l'autre actrice de Notre musique... autant d'éléments conférant à Film annonce sa troublante opacité. Pensons à ce carton placé à l'entrée du film: "il est difficile de trouver un chat noir dans une chambre obscure, surtout s'il n'est pas là" — vieux proverbe chinois appliqué au cinéma (la camera obscura), Godard nous rappelant non pas qu'il n'est plus là (comment l'oublier), mais que ce que nous regardons en ce moment est une œuvre où l'auteur, dorénavant absent, annonçait sa disparition prochaine (ce qu'annonce le "film annonce" c'est cela en définitive).  L'émotion naît dès lors de ces aphorismes que le film énonce par ailleurs, via l'écriture appliquée de Godard, ronde et scolaire, tranchant avec l'élégance des calligraphies — chinoises elles aussi? —, et tout particulièrement de ces phrases raturées où le temps du verbe, initialement au présent, a été re-conjugué au passé, exemple: "Le bonheur est était une idée neuve en Europe"... ou encore celle, bouleversante, qui voit l'un des plus célèbres aphorismes du cinéaste: "(pas une image juste), juste une image", venu de Vent d'Est et aussi, je crois, Ici et ailleurs, se transformer en un terrifiant "juste une image, un faire part". On n'oubliera pas non plus la plus énigmatique, qui est aussi la plus poétique, celle où il est question, à propos de la caméra, d'"épidiascope quantique". Quant au spectre de Mai 68, détonateur de la période militante de Godard, qui est celle des années 70, des années vidéo, et continuera par la suite de hanter son œuvre, il est ici d'autant plus présent que c'est à travers cette période que Godard se rapproche le plus de Plisnier. La preuve? Le carton, ironiquement légendé "(mais 68)" qu'a choisi le cinéaste pour la couverture de son script de "Drôles de guerres" (vu sur le trailer de Film annonce, cité plus haut).

Et puis il y a ce qui constitue l'affiche (vu deux fois, au début et à la fin du film), cet horrible gribouillis rouge et noir, rouge sur noir, qu'on interprète trop vite comme le rouge de la révolution recouvrant le noir du totalitarisme, mais qui, à bien regarder, se révèle un mélange de rouge et de noir, créant une mixture du coup plus difficile à déchiffrer. Dans un premier temps, on pourrait y voir la disparition, sous forme d'un effacement grossier, des deux logos qu'étaient JLG (le grand artiste-couturier) et YSL (le grand couturier-producteur, aujourd'hui simplement Saint Laurent), trois lettres autrefois intriquées, comme dans un nœud borroméen, pour signifier la "marque" (Jean-Luc Godard aussi bien qu'Yves Saint Laurent), mais la rage qui se devine derrière le geste rend l'explication peu plausible (d'autant que la signature "jlg" demeure dans le film: cf. les initiales qui ornent, tel un tag, la photo-pochoir de Mai 68). Y voir plutôt un monstre émergeant des ténèbres, avide de sang (on retrouvera, plus loin dans le film, Nosferatu penché au-dessus d'Ellen endormie), image possible de la "peste brune", mais plus généralement de la guerre (d'où Notre musique, un carton viendra, indiquant Notre Guerre, le livre anticolonialiste de Francis Jeanson — contre la guerre d'Algérie, cette guerre qui ne disait pas son nom, une "drôle" de guerre là aussi —, Jeanson que Godard filmera peu après sa libération de prison, conversant avec Anne Wiazemsky dans la Chinoise). Ce que représenterait l'affiche, c'est ça: le Réel, en l'occurrence celui de la guerre, ce qui ne peut se dire, "ne cesse pas de ne pas s'écrire" disait Lacan, d'où le barbouillage, pour signifier ce qui s'extrait, en termes d'horreur, d'une réalité comme la guerre, qu'elle soit funny, phony, phoney, de conquête (idéologique, nationaliste, ethnique, impérialiste) ou autre...

Mais encore: cette idée de "re-tourner", dont parle Godard à propos de son film (qui donc nous fait penser à Vertigo et à la Jetée): retrouver, à la manière de Plisnier, décrit par Godard comme un "peintre en littérature", un "vrai langage en re-tournant sur les lieux de tournages passés, tout en tenant compte des temps actuels". En se retournant, alors, sur certains de ses films. Se retourner, comme Orphée l'a fait, provoquant la mort d'Eurydice. Et de voir Godard en Eurydice (soit le cinéma — se rappeler Grandeur et décadence d'un petit commerce de cinéma), mais qui là demanderait à Orphée de se retourner. Cela dit, pas tant dans Film annonce... que dans l'annonce suivante, Scénario, moins imprégnée de réel, parce que plus proche du "terme", si j'en crois la bande-annonce (et son "dernier avertissement"), dans laquelle Godard cite cette fois Bande à part via la mort d'Arthur, "sa dernière pensée avant de mourir, consacrée au visage d'Odile", où il est question d'un oiseau fabuleux condamné à voler sans cesse car privé de pattes (c'est ). C'est bien la mort qui est au bout de ces deux scénarios (le dernier et l'ultime), mais une mort qu'on pourrait dire apaisée, de sorte que l'oiseau fabuleux de Bande à part, "revisité" soixante ans après, renverrait (pure hypothèse, n'ayant pas encore vu le film) au calme alcyonien dont parlait Barthes dans son cours sur le Neutre, lorsqu'il évoque le panorama, cette façon à la fois circulaire et rasante d'observer les choses, quand le regard semble se perdre à l'infini et en même temps tout embrasser d'un seul coup d'œil, rappelant le vol de l'alcyon au-dessus de l'eau... rappelant aussi celui de l'oiseau sans pattes, puisque, dixit Godard, "dormant dans les grands vents, plus haut que l'œil peut voir, ce qui fait qu'on ne le voit jamais sauf quand il meurt".

Il s'agissait donc pour Godard de retrouver — via des films qu'il voulait "re-tourner", à la manière, la sienne, d'aujourd'hui, je veux dire, de la même manière qu'il faisait ses films à la fin — toutes ces "drôles de guerres" qu'évoquait déjà Notre musique, ce film qui, après une suite de "tableaux" sans parole ni musique (écho au "silence de mort" que produisent les guerres les plus terribles), ouvre Film annonce, par la grâce de ce moment sublime où apparaît le personnage d'Olga, sur la musique d'Alexander Knaifel, sortant du flou comme on sort d'un brouillard (dissociant le son et l'image, Godard fait précéder l'image, qu'on ne découvrira qu'à la fin ou presque, par la voix: "C'est comme une image, mais qui viendrait de loin...") avant d'y retourner (dans le flou), alors qu'on entend les extraits d'un texte d'Antonia Birnbaum sur Walter Benjamin: "Faire avec peu (les moyens pauvres de la technique)", soit le crédo esthético-politique de Godard à la fin de sa vie: "L'état de notre pauvreté se précise... Le paysage est jonché de fils de fer, le ciel rougi d'explosions... Puisque cette ruine n'a pas épargné la notion même de culture, il faut avoir le courage de la congédier... Il faut "se débrouiller avec peu"... Quand la maison brûle déjà, il est absurde de vouloir sauver les meubles. S'il reste une chance à saisir, c'est celle des vaincus." Qui nous ferait passer ainsi, via Sarajevo, de la guerre en Bosnie à la Première Guerre mondiale (et son champ de ruines sur lequel se désole Benjamin), que réactiverait aujourd'hui la guerre en Ukraine ("Je n'ai pas envie de parler le russe en ce moment, je me méfie de la langue russe", dit un personnage au cours du film), et de revenir à la Seconde Guerre mondiale, à la Résistance, "Lyon, 1943, la Gestapo" (Godard dit de son film qu'il aurait voulu le faire comme Melville avec le Silence de la mer — traduction, car l'entretien est coupé net: quasiment sans moyens, rejoignant ce que dit Birnbaum à propos de Benjamin: "faire avec le peu")... et de là, retour à Sarajevo et toujours Notre musique, parce que dans ce qui aurait été "Drôles de guerres" tout mène et ramène à Sarajevo: "Pourquoi Sarajevo? Parce que la Palestine et parce que j'habite Tel Aviv", dit (redit) Sarah Adler, "je souhaite voir un endroit où une réconciliation semble possible." Et de conclure sur Hannah Arendt, la figure "cachée" du film (avec, plus secrètement encore, Simone Weil, évoquée à travers Le Bleu du ciel de Bataille): "Son ami Sholem disait qu'elle ressemblait à douze synagogues... Du temps de l'Empire ottoman, le petit salon était loué à ce qui ne s'appelait pas encore l'Agence Juive." Fin.

Oui fin, et des plus sèche. Mais on ne saurait, nous, conclure sans parler de ce qui structure Film annonce..., avec ces longues plages de "blancs" (sonores et visuels: la page Canon), encadrant les deux temps "forts", en termes d'intensité, du film: l'entretien avec Godard, expliquant, de sa voix plus tremblotante que jamais, son projet... et ce qui donne au film son incroyable énergie, à savoir Le Quatuor à cordes n°8 de Chostakovitch, plus particulièrement le 2e et le 4e mouvement, interprété par le Borodin Quartet, et interrompu les deux fois brutalement, la première fois d'ailleurs sur "Montage interdit", image tirée des Histoire(s) du cinéma... il y en a d'autres bien sûr, ainsi celle sur la "Trahison" que Godard met en concurrence avec le "Châtiment". Le choix du quatuor, œuvre exceptionnelle s'il en est, n'est évidemment pas fortuit. Parce que, composé après un séjour de Chostakovitch à Dresde, ville que le compositeur découvre encore dévastée quinze ans après le bombardement de 1945, il est dédié "aux victimes de la guerre et du fascisme". Mais plus encore, pour son caractère très personnel, quand on sait que Chostakovitch, qui fut accusé de "trahir" par son formalisme la cause du peuple et que s'il adhéra, très tardivement et sous la pression, au Parti communiste, il vécut ce ralliement forcé comme un "châtiment" (le quatuor a été écrit juste après)... eh bien non seulement il utilise ici, pour ce qui est du motif, ses propres initiales (comme Godard donc, sous forme de blason, dans sa dernière période, à la manière aussi de Bach pour la dernière de ses fugues), mais surtout y cite ses propres œuvres, reprenant certains thèmes, comme s'il s'agissait de son œuvre ultime. Godard ne pouvait qu'y être sensible. De là à dire qu'il a minuté son film pour qu'il dure exactement le même temps que le quatuor, il n'y a pas loin.

à suivre

mai 10, 2024

Le mi-dire

  Le Tableau volé de Pascal Bonitzer (2024).

  L'Hypothèse de l'hypothèse du "Tableau volé".

Du bon Bonitzer. Avec son quintette à cordes (la musique d'Alexeï Aïgui): deux violons (Alex Lutz et Léa Drucker), un alto (Louise Chevillotte), un violoncelle (Nora Hamzawi) et pour le cinquième, qui serait l'instrument mal assorti de l'ensemble, non pas une contrebasse mais, disons... une guitare (Arcadi Radeff). Je ne vous rappelle pas l'histoire des "Tournesols", le tableau disparu d'Egon Schiele, spolié par les nazis et réapparu miraculeusement soixante ans plus tard, tout le monde dorénavant (grâce au film) la connaît. C'est juste la base à partir de laquelle Bonitzer nous brode son histoire à lui, sur le monde de l'art et des ventes aux enchères, par de véritables requins n'hésitant pas (car y trouvant leur plaisir) à se bouffer entre eux.
Après, c'est monté à la hussarde, des bouts entiers semblent avoir disparu, peut-être pour faire série B, donnant en tout cas l'impression d'avoir été volés eux aussi, comme la lettre d'Edgar Poe: le scénario plié en quatre dont on ne percevrait que la partie visible qui sert d'enveloppe: la surface, les apparences, les semblants (l'art et son commerce, la vie sociale des personnages...); ou bien comme l'autre tableau, celui de Raúl Ruiz, la pièce manquante car inscrite dans une "série" qu'il nous appartiendrait alors de rétablir (c'est l'hypothèse), qui expliquerait pourquoi tel personnage, typique du héros "peine-à-jouir" de Bonitzer, a besoin d'être détesté, un autre de prendre des bains pour se sentir bien, un troisième de mentir à tout bout de champ, le quatrième d'aller en Autriche pour faire du ski (alors que la Suisse est tout prêt), et le dernier, pourtant devenu riche, de continuer à travailler la nuit à l'usine...
La réponse, on l'imagine cachée, parmi un trousseau de fausses clés comme disait Truffaut à propos d'Hitchcock, parce qu'il y a aussi du Hitchcock (plus que du Rivette) dans cette histoire de tableau — moins volé d'ailleurs que "dérobé au regard", quand bien même il a réapparu —, de chausses-trappes, de maison Scottie's et de salles des ventes... en fait parfaitement accessible, à l'image de ladite "lettre", une histoire qui ici fait écho à la tradition juive et au mois d'Adar, le mois du "don", sachant que la nouvelle de Poe a été publiée initialement dans une anthologie d'histoires intitulée The Gift (un livre-cadeau pour Noël) et que le don — de l'héritage aux cadeaux d'anniversaire, en passant par le renouveau amoureux ou le partage de carnets d'adresses — c'est ce que le tableau de Schiele finira par favoriser, "reliant" ainsi les personnages entre eux, en accord avec la série ruizienne. Et au-delà, rattachant le film au "conte de Noël", un conte à la Dickens (dixit Bonitzer), qui ferait du commissaire-priseur une sorte de Scrooge, de son associée une Jacob Marley au féminin, et de l'ouvrier chimiste et son avocate, l'équivalent, pourquoi pas, des Cratchit.
Qu'en est-il alors du tableau? L'œuvre n'intéresse pas spécialement Bonitzer dont l'esthétique est à l'opposé de celle de Schiele, marquée, elle, par ses fameuses lignes — les lignes de Schiele — qu'on décrit comme successivement ornementale, expressive, combinée, fragmentée et même amputée (cf. le catalogue de la récente exposition), là où chez Bonitzer, la ligne, certes expressive, se rapproche plus de la "ligne claire", à l'image des affiches que Floc'h a réalisées pour nombre de ses films, ce qui n'est pas un hasard (on rappellera la devise du dessinateur comme quoi "la forme c'est le fond ramené à la surface"). Ce qui importe pour Bonitzer c'est moins le tableau en lui-même que ce à quoi il renvoie en termes de fiction, d'abord par ce qu'il représente, sur le plan historique (la Shoah, bien sûr) et financier (sa valeur marchande, inestimable), mais aussi par son étonnant pouvoir d'évocation (les tournesols comme un "champ" de possibles en matière de fiction), de sorte qu'il se révèle autant l'objet cause du désir pour André, le commissaire-priseur, que l'objet du scandale pour Martin, l'ouvrier chimiste, les deux pôles du film, eux-mêmes redoublés par les deux femmes (Bertina, l'associée et ex-épouse du premier, Maître Egermann, l'avocate du second), jouant pour chacun le rôle de l'ange gardien (comme chez Capra); de sorte encore que du quintette évoqué au début, l'élément le plus mystérieux, le plus troublant, c'est finalement le personnage d'Aurore, la stagiaire mythomane. C'est elle en effet le cœur du quintette, le centre fuyant, comme creusé de l'intérieur, à l'image du tableau, tout le temps où il avait disparu, et qui, maintenant qu'il a refait surface, garderait quand même son secret, du moins ne dirait pas tout de son histoire, tout en en disant suffisamment... et dans le cas d'Aurore, sous forme de mensonges, soit (pour rester dans l'esprit de Poe) le "cœur révélateur" du film.
Le Tableau volé, c'est ça, un tableau voilé, parce qu'œuvrant dans le "mi-dire". Non pas le mi-dire en tant que "dire à moitié", mais parce qu'on ne peut tout dire, et que dès lors on "ment", par omission (même Martin à la fin, à ses deux amis) ou en racontant des salades. Aurore pas plus que les autres, mais simplement sans retenue. Ce "sans retenue", qui s'affiche de manière impudente, comme une réponse au cynisme d'André, est la belle idée du film, et celle qui l'incarne, Louise Chevillotte, dont les joues semblent rosir à volonté, y est incroyable de justesse, toujours au diapason. Ses mensonges touchent à la fonction paternelle, sachant que le "mi-dire" est justement ce par quoi on peut accrocher quelque chose à ce niveau, bon d'accord, chez Lacan seulement (les lacaniens auront reconnu le "Nom-du-père"), ce qui n'est pas un problème, Bonitzer étant lacanien. Tout le film est sur ce registre, qu'il s'agisse du "nom propre" du commissaire-priseur (le fait de se nommer, mieux: d'être nommé, André Masson, "comme le peintre"), du père mort de Martin (qu'il remplace), ou encore de ce que symbolise la figure paternelle pour Bertina et Maître Egermann, personnages probablement d'origine allemande (elles comprennent la langue) peut-être même d'origine juive, "expliquant" (sans l'expliquer) le trouble de la première lorsqu'elle évoque le destin de la famille Wahlberg (celle du collectionneur que les nazis ont spolié et dont l'épouse et une des filles sont mortes gazées à Auschwitz) et le besoin chez la seconde, qui souffre d'un covid long, d'aller se ressourcer en Autriche. Quant à Aurore, c'est dans son rapport compliqué au père (Alain Chamfort, excellent) que la fonction paternelle se trouve interrogée, via la question de la paternité, question pour le moins conflictuelle (cf. la scène du test ADN). La paternité, soit le sujet faussement caché du film, renvoyant évidemment à la paternité d'une œuvre (l'authenticité du tableau d'Egon Schiele) mais, plus encore, à ceux qui en héritent, quelle que soit la manière... Ce qu'il en est aussi du goût de la comédie — de celle qu'on dit classique: fluide et enjouée, bref efficace — que Bonitzer, inspiré, arrive à nous transmettre.

  Egon Schiele, "Soleil d'automne (Tournesols)", 1914.

mai 05, 2024

In water


  In Water de Hong Sang-soo (2023).

Les larmes de Hong Sang-soo.

28 Walk Up, 29 In Water, 30 In Our Day... le compte est bon. In Water, après Walk Up, vient combler le manque que ces deux films représentaient dans la série. Et d'éprouver un soulagement de savoir que ce n°29 n'était pas le dernier (le n°30 était sorti avant, avant même le n°28), permettant du coup d'appréhender In Water non plus (maintenant qu'on l'a vu) comme ce qui ouvrirait un dernier cycle dans l'œuvre hongienne, plus minimaliste que jamais, jusqu'au "rien" que serait le film ultime, s'effaçant progressivement, tel un dessin sur le sable, à mesure que la mer en montant viendrait le recouvrir... mais plutôt comme un film tourné à l'encre sympathique, rendu (quasi) invisible le temps de sa vision, avant qu'un procédé chimique ne le rende, rétrospectivement, de nouveau visible. Un moment parmi d'autres dans l'œuvre. De sorte que le flou d'In Water, loin d'enfoncer le cinéma de Hong dans l'indistinct, témoin d'une vision devenue amétropique (on pense aux peintures de Philip Barlow) et/ou trop moderniste (un film réduit au seul désir de tourner: une île, une figure blanche dans les rochers, l'attrait qu'elle exerce, tache éblouissante comme cette lumière phosphorescente vue "in water" au milieu des poissons, une chanson pour l'accompagner — et que chantera l'être aimé, écho au bouquet en couleurs que porte Kim Min-hee à la fin de The Novelist's Film), ne serait dès lors que la manifestation d'une crise (avec ce que cela suppose de passager), qu'il ne nous appartient pas de vouloir élucider, mais simplement de goûter, jusqu'à son terme, fort de sa dimension mélancolique, mieux: épiphanique, nous révélant, à la toute fin, que si le film vu à travers le regard d'Hong Sang-soo était flou, c'est que ce regard était embué de larmes.

mai 04, 2024

C'est quoi Cannes ?

  L'Hypothèse du tableau volé de Raúl Ruiz (1979).

  Cannes par Fargier.

Cannes c'était, c'est et ce sera toujours ça. Extrait — le préambule — d'un texte de Jean-Paul Fargier paru dans les Cahiers du cinéma: son compte-rendu, via une quinzaine de films, du Festival de Cannes 1978.

"Aurais-je autant aimé la Femme gauchère de Peter Handke si je ne l'avais vu le jour où je suis arrivé à Cannes, donc au maxi de ma disponibilité? J'ai peur que non — même s'il me paraît impossible de passer totalement à côté d'un tel film. Car ce Festival est une effroyable machine qui effrite l'attention, défraîchit le regard, frelate l'attention, avarie le plaisir et détraque le jugement (qui, en tout état de cause, chez celui qui en fait profession, est déjà et ne peut être qu'une forme de délire). Jamais en si peu de temps, dans un espace aussi réduit, je n'ai entendu, et moi-même tenu, autant de jugements catégoriques. Avant toute considération sur des films vus là-bas, c'est cela qu'il faut dire: Cannes est un lieu monstrueux et fascinant, fascinant parce que monstrueux, où se concentrent, s'accélèrent et s'amplifient toutes les avanies qui font et défont la vie des films.
Accumulation insensée des œuvres, succession sans trêve: comme un clou chasse l'autre, les films s'effacent, s'annulent, s'entravent mutuellement, ils fulgurent un instant et s'évanouissent, à moins qu'ils ne peinent à briller par manque de tapage. D'où cette inflation de l'enthousiasme ou du mépris, c'est selon les tempéraments. D'où cette consommation, véritablement étourdie, de maîtrise en dépit de tout (bon ou mauvais) sens, hors de toute prise en compte du sujet. Réaction d'auto-défense? Peut-être, car comment compatir à tant de bonnes causes, souscrire à tant de visions du monde, s'investir dans tant de problématiques, sympathiser avec tant de bonheurs ou de malheurs sans avoir une girouette à la place du cœur? Mais quand même... Et puis encore: modes, cabales, copinages, emballements, intox, bévues systématiques, bonnes consciences et mauvaises querelles, rivalités mesquines et flatteuses réputations, préjugés tenaces et perfides sous-entendus, surenchère des arguments d'autorité, escalades des postures pionnesques, chacun se fantasmant en juré, impôts plus ou moins directs sur vos impressions premières prélevés diligemment par les attaché(e)s de presse qui s'en vont aussitôt les monnayer ailleurs. Tout cela n'est pas nouveau, c'est même constitutif de l'existence du cinéma, c'est sa vérité (qu'il est inutile de chercher ailleurs, dans une quelconque et illusoire pureté séparée), tout cela n'est pas nouveau mais cela se trouve multiplié par cent. Effet de loupe: Si Cannes est le pire des endroits pour voir les films (sans différence de nature toutefois avec les conditions de travail du critique ailleurs), c'est par contre la meilleure loge sur le cinéma. Sur la mixture cinématographique. Effet de centrifugeuse: toute distance s'abolit entre sens des affaires et affaires du sens. La moindre parole, qu'elle le veuille ou non, participe de la pub. La critique moins que jamais est un métalangage. Elle produit, à vue, de la plus ou de la moins-value. Effet de mappemonde: Cannes n'est ni le boulevard des films, ni l'avenue royale du cinéma, c'est un monde de ruelles où l'on change de fuseaux horaires en traversant une chaussée. On peut s'y perdre — si l'on cherche à s'y (re)trouver. Comment s'en sortir? Avec quel fil d'Ariane? Surtout ne pas vouloir s'en sortir. Simplement, au milieu de toutes ces circonstances sans conditions, jouer le jeu — quitte et dupe..." (Jean-Paul Fargier, "Cannes 78: I. Les ruelles du conditionnel", Cahiers du cinéma n°290-291, juillet-août 1978)

A noter que dans le même numéro, on parle deux fois du film de Ruiz, l'Hypothèse du tableau volé, par l'entremise de Fargier donc, puis de Bonitzer qui avait déjà parlé du film (un téléfilm intitulé au départ "Tableaux vivants"), suivi, le numéro d'après, d'un entretien avec Ruiz, avant que Lardeau y revienne au moment de la sortie (limitée) du film, précédant de quelques mois son passage à la télé. Eh oui, c'était le temps béni (car ça par contre c'est fini, et depuis longtemps) où, comme le rêvait Daney, on prenait le temps d'accompagner (avant, pendant voire après leur sortie) certains "petits" films qu'on aimait et qu'il fallait défendre, constituant ce qu'on appelle le cinéma "minoritaire", qui lui existe toujours mais dont les médias ne parlent plus. Car il y a ça aussi: l'actualité du cinéma, toujours plus proliférante, soumise au rythme infernal des "sorties" en tout genre (salles, plateformes, DVD et autres ressorties), sans compter les rétrospectives, est devenue aujourd'hui une sorte de "petit Cannes" permanent, qui voit chaque semaine, de manière aussi effrénée qu'aberrante, les films "fulgurer et s'entraver mutuellement", comme dit Fargier, avant de s'effacer inexorablement, "un clou chassant l'autre"...

mai 01, 2024

Trop fort Chabrol


  Les Bonnes Femmes de Claude Chabrol (1960).

Le fétiche de Madame Louise.

Dans les Bonnes Femmes, il y a Madame Louise, personnage central — la vraie bonne femme du film —, la caissière du magasin d'appareils ménagers où travaillent comme vendeuses les autres "bonnes femmes" (toujours au pluriel et sur le mode exclamatif, comme on dit "ah, les bonnes femmes!", "on" correspondant aux bonshommes)... les quatre jeunes femmes que sont Jane (Bernadette Lafont), Jacqueline (Clotilde Joano), Ginette (Stéphane Audran) et Rita (Lucile Saint-Simon). Le magasin a réellement existé, c'était la "maison Belin anciennement Vainqueur", situé à Paris dans le 11e, et qui là fait office de "province" pour les jeunes femmes, petites Bovary attendant (avec toute la lassitude qu'il convient) la fin de la journée, avant de retrouver la "vraie ville" (la vraie vie?) où elles peuvent enfin se distraire: dans un cabaret, au zoo ou à la piscine, oubliant pour un temps le vide de leur existence. A première vue, le rôle de Madame Louise se limite au pittoresque du personnage (joué par Ave Ninchi, actrice italienne à la filmographie abondante), à l'image de Monsieur Belin, le patron du magasin (Pierre Bertin qui, en bon théâtreux, en fait des tonnes), sauf que le personnage de la caissière est plus sobre, qu'il occupe le "centre" du magasin (au contraire du patron, confiné dans son bureau), entouré des quatre vendeuses, et qu'il possède une carte maîtresse en matière de récit: un objet mystérieux, ce fameux "fétiche", gardé jalousement, source de moquerie autant que de curiosité de la part des jeunes femmes. Je n'en dirai pas plus sinon qu'il joue le rôle du MacGuffin, ce qu'il n'y a pas lieu non plus d'expliquer puisque c'est un MacGuffin. On se contentera de rappeler qu'en 1960 le MacGuffin n'avait pas la réputation qu'il a acquis par la suite. D'ailleurs Chabrol et Rohmer n'en parlent pas dans leur livre consacré au maître (1957). C'est que le fétiche de Madame Louise n'est pas qu'un MacGuffin. S'il est "dévoilé" aux deux tiers du film, comme s'y employait parfois Hitchcock, c'est qu'il a aussi une autre fonction qui le démarque du simple gadget, lequel n'a jamais suffi à garantir la réussite d'un film (manipuler le spectateur est un moyen pas une fin en soi). Il n'a rien non plus du "hareng rouge", intrigue secondaire, développée dans le seul but de détourner l'attention du spectateur (et ainsi le surprendre quand arrivera la fin).
Le fétiche ici est un motif. Pas un leitmotiv, qui, ressassé, conduirait le récit jusqu'à son terme, ni le "motif dans le tapis", dont la recherche serait l'enjeu même du film plus que sa découverte... non, juste un fétiche, mais au double sens du mot, à la fois freudien et magique. Qui allie, à travers le personnage énigmatique du motard (Mario David), à la masculinité trouble et grotesque (cf. la scène du restaurant où il fait le pitre), personnage en cela typiquement gégauvien, comme le ton général, très sarcastique, du film... qui allie donc la dimension sexuelle du fétiche (ici l'attirance pour les "longs cous") et son caractère surnaturel (l'ubiquité du personnage, surgissant à tout moment, comme par enchantement). Le fétiche, sous la forme d'un morceau de tissu, aux couleurs de sang séché, sur lequel se trouverait "inscrite", tel un signe prémonitoire, la dernière partie du film. Le fétiche de Madame Louise ne serait rien d'autre que cela: un code secret — peu importe la formule — qui, imperturbablement (c'est tout l'art de Chabrol), ferait passer le film de la chronique faussement naturaliste à du pur Fritz Lang, via la question du mal, à laquelle bien sûr Chabrol ne répond pas, préférant témoigner, en bon moraliste (langien) qu'il est, de l'incompréhensibilité du mal. Et ce, par le regard qu'il y pose, la figure du mal chez lui n'apparaissant jamais nettement, comme si Chabrol, dès que le mal commençait à prendre forme, retirait ses grosses binocles, nous le rendant ainsi indiscernable. D'où le trouble, d'où l'inquiétude — et non la peur — allant grandissant à mesure que le film avance, jusqu'à son finale à l'étrange mystique. Là-bas, sous les grands arbres.