janvier 14, 2024

L'ultime

7 Women (Frontière chinoise) de John Ford (1965).

Le dernier plan du dernier film de Ford.
 
Le titre original est un peu trompeur vu qu'il y a en réalité huit femmes dans le film si l’on compte Miss Ling, la femme chinoise qui est aussi une victime de Tunga Khan, le chef mongol. Les Cahiers, à l’époque, avaient pointé l’ambiguïté du "chiffre", sous la plume de Narboni ("La preuve par huit"), démontrant que si les femmes sont bien huit, elles ne le sont jamais ensemble, qu’il y a en fait six missionnaires + deux "étrangères" (le Dr Cartwright et Miss Ling), deux exclues qui sont interchangeables — c’est net quand Tunga Khan prend la femme chinoise comme esclave, la retirant du groupe, puis l'échange avec la femme médecin qui devient alors sa favorite —, de sorte que le chiffre sept est toujours respecté. Derrière cette acrobatie arithmétique, qui privilégie le déséquilibre et l’imprévisibilité des situations, il y avait la volonté d’inscrire Ford dans la modernité, en dépit de l’anachronisme évident de son film, et de faire du schématisme des oppositions (civilisation/barbarie, religion/athéisme, loi/désir...) un modèle de radicalité. Peut-être. Le plus important n'est pas là. Ce qui compte dans le cas de 7 Women, c'est la place du film par rapport à l’ensemble d’une œuvre, et non par rapport à l'époque. Ce que je vois dans le dernier film de Ford, c’est d’abord le portrait, magnifique, d’un personnage féminin, passant du statut de "héros fordien", avec ce que cela suppose de dureté et de tendresse (à la Duke, on dira), à celui de "femme", avec ce que cela suppose d’énigmatique, surtout pour un homme de 72 ans qui n’avait rien d’un progressiste — ses croyances le situaient plutôt du côté des missionnaires — mais qui toute sa vie soutint ceux qui se montraient, à l’instar du personnage d’Anne Bancroft, à la hauteur, c’est-à-dire, comme il est souligné à la fin du film, d’un courage et d’une générosité exemplaires, et ce quels que soient leurs idées politiques, leurs convictions religieuses et même leur sexe. Donc le portrait d’une femme et au bout du compte la question de la femme. Ce n’est pas qu’il n’y ait jamais eu de portrait de femme chez Ford — pensons simplement à Maureen O’Hara dans The Quiet Man, à Ava Gardner (et Grace Kelly) dans Mogambo, ou encore à Elizabeth Allen dans Donovan's Reef (j'oublie à dessein Katharine Hepburn dans Mary of Scotland qui n'est pas franchement fordien), on remarquera sinon que tous ces films se déroulent hors des Etats-Unis, de l’Irlande à la Polynésie, en passant par l’Afrique, comme s'il fallait quitter l’Amérique pour que la femme, et son insularité, puissent se manifester — mais c’était toujours dans un rapport disons conflictuel avec l’homme et sous un angle foncièrement machiste (ah, les fessées chez Ford!). Ici pas d’homme à proprement parler: le pseudo-pasteur, "seul coq dans le poulailler" est humilié par la directrice de la mission, laquelle affiche ouvertement sa répulsion de tout ce qui touche au sexe (elle refoule par ailleurs des penchants lesbiens); quant aux guerriers mongols, ils relèvent davantage du fantasme. Pendant les deux premiers tiers du film on en parle plus qu’on ne les voit, et lorsqu’ils se "matérialisent", de façon caricaturale (comme tout bon fantasme), c’est sous une double forme: celle de la bestialité (Tunga Khan) qui répugne en même temps qu’elle fascine, et celle de la beauté virile (le rival incarné par Woody Strode, le "beau corps sexué" des derniers Ford, qu’il s’agisse d’un sergent noir, d’un chef indien ou comme ici d’un bandit mongol) qui effraie en même temps qu’elle attire. C’est pourquoi la force du film réside moins dans l’opposition marquée, et somme toute assez convenue, entre Margaret Leighton et Anne Bancroft que dans le rapport trouble que chacune entretient avec sa féminité, surtout la seconde, rivalisant avec le sexe fort là où la première ne fait que le rejeter de manière théâtrale. Si Anne Bancroft s’habille, fume et boit comme un homme, ou au contraire s’apprête comme une courtisane, il ne s’agit à chaque fois que d’une "mascarade" qui fait d’elle une figure inversée de ce que reproduit de son côté Margaret Leighton. Dans les deux cas, on a affaire à des femmes au désir insatisfait, autrefois on les aurait qualifiées de "belles hystériques", dont le comportement ne peut être qu'excessif, l’un positif puisque empreint d’humour et d’empathie, jusqu’au tragique, l’autre négatif puisque... c'est l'inverse. Le plus incroyable dans tout ça est que ce soit signé John Ford, et que ce soit là son dernier film. On me dira que le sujet n’est pas de lui, que c’est tiré d’une nouvelle écrite justement par une femme. Il n’empêche, ce qu’il y a de bouleversant est que le cinéaste, loin de nous livrer un énième western, ce que pouvait laisser croire le générique avec sa horde de cavaliers mongols semblable à une troupe d’Indiens, nous parle au contraire des femmes et que des femmes. Laissant à d’autres le soin d’enterrer le western, il revient sur ce qu’il n’avait jamais vraiment traité dans ses films, la Femme en tant que telle, et c’est d’autant plus beau qu’il y pose le même regard que sur ses personnages masculins (soit "la femme la plus Ford du monde", pour reprendre l'expression de Mahaut Thébault dans l'édito du dernier numéro de la revue... Apaches). Le dernier plan, célèbre, qui voit Bancroft remettre au chef mongol la tasse empoisonnée puis, une fois le monstre terrassé, boire à son tour le poison et attendre la mort que Ford accompagne d’un travelling arrière et d’un fondu au noir, est absolument sublime. Juste deux remarques: la première concerne la réplique, tout aussi célèbre (puisque c’est la dernière de toute l’œuvre fordienne), de Bancroft au barbare — "so long, you bastard!" —, au moment où elle lui tend la coupelle. Cette réplique fait écho à celle prononcée juste avant par Leighton, lorsque celle-ci qualifie la doctoresse de "putain de Babylone", et peut donc être comprise comme une réponse à distance de Bancroft à Leighton, via le personnage de Tunga Khan qui dans la séquence occupe d'ailleurs le fauteuil de la directrice. Et y voir alors l’adieu d’une femme à la cruauté d'un monde, du monde en général, peu importe qu'il soit barbare ou civilisé puisque de toute façon elle n’y avait pas sa place. La seconde remarque rejoint la première et concerne le plan proprement dit. La caméra s’éloigne de Bancroft qui reste assise sur le bureau, après avoir jeté de rage sa tasse, en même temps que s’éteint progressivement la lumière. Pour autant le fondu au noir n’est pas total puisque dans le coin on découvre à la fin du travelling le corps de Tunga Khan, jusque-là resté hors-champ. Cette réapparition du corps de l’homme (il est même éclairé pour qu’on le voit bien), au moment où s’efface celui de la femme, confère au plan un sens assez différent de celui qu’on lui prête habituellement. Comme si Ford, dans un dernier réflexe, nous ramenait à la (dure) réalité des choses, qu’il nous rappelait que la vérité du film ne résidait pas dans un mouvement d’appareil, si bouleversant soit-il, mais dans la force d’une image, déposée au pied du film; que cette vérité n’était pas dans l’opacité d’un fondu au noir, ouvrant à toutes les interprétations possibles, mais dans la blancheur éclatante d’une dépouille, vrai "point final" (en bas à droite, telle une signature) de son œuvre.