De nos jours... de Hong Sang-soo (2023).
Des ramyuns au piment rouge.
Et vint De nos jours... le n°30 dans la longue liste des longs métrages de Hong Sang-soo, sachant qu'il nous en manque deux, les n°28 et 29, Walk Up et In Water, les steps du premier, le flou du second (le minimalisme poussé à son maximum?), les hasards pas toujours heureux de la distribution faisant qu'on en était resté à la photo cramée de la Romancière, le Film et le Heureux Hasard (The Novelist's Film), sorti début 2023. Un manque forcément dommageable — même si le cinéma de Hong, qu'on peut attraper par n'importe quel bout, s'accommode de ce genre d'aléas — dans la mesure où repérer les rimes entre un film et ceux qui l'ont précédé est toujours un plus. D'un autre côté, comme ces films manquants devaient, eux aussi, se faire l'écho de ceux qui les avaient précédés, on peut aisément raccorder De nos jours à des films plus anciens, bien que récents, contemporains de la pandémie (qui, rappelons-le, a perturbé Hong Sang-soo dans son rythme de production: un seul film tourné en 2020!) — je pense au côté "esquisse" d'Introduction et à la dimension "épiphanique" des deux suivants: Juste sous vos yeux et la Romancière — mieux: à un film antérieur, lui, à la pandémie, un des plus beaux de Hong Sang-soo: la Femme qui s'est enfuie, raccord d'autant plus judicieux que De nos jours semble en être à la fois le prolongement et l'égal en beauté. Etant entendu (encore) que la Femme qui s'est enfuie, en plus de faire écho aux films précédents de Hong Sang-soo (le jeu est sans fin), avait la particularité de renouer avec la part la plus lumineuse de son œuvre, prenant ses distances (tout est relatif) avec ses films plus sombres, dont ceux mélancolissimes ("les voyages d'hiver de Hong Sang-soo", comme je les avais appelés) auxquels il faisait suite... Avec cette autre particularité que le film était pour la première fois chez Hong, non pas un film sans hommes mais un film où les hommes faisaient figure de figurants... De sorte que De nos jours renvoie, via la Femme qui s'est enfuie, à la période que je préfère le plus chez Hong Sang-soo, celle des années 2010, qui va, disons, de Ha Ha Ha à Yourself and Yours, et dans laquelle on voyait s'installer, comme chez Rohmer, cette prééminence de la figure féminine... On ajoutera que "femme" et "jour(s)" sont probablement les deux mots les plus utilisés dans les titres de films de Hong Sang-soo, au point qu'on pourrait intituler l'ensemble de l'œuvre "La femme et les jours". Une femme qui avec le temps serait passée, dans De nos jours, de l'objet de désir à celui de transmission, transmettant — à l'image, bien que différemment, du vieux sage (le poète) qui, lui, est dans la transmission d'un non-savoir — un peu de l'expérience que la vie lui a permis d'acquérir. Point de départ et non conclusion d'un film qui, évidemment, ne recourt à aucun discours, se contentant de décliner ses motifs. Et sans préjuger non plus de la suite, tant chaque nouveau film de Hong Sang-soo semble en même temps s'ingénier à contredire ce qu'on avait pu écrire sur les films précédents.
Fort de ce (trop long) préambule, venons-en (enfin) à ce qui nous occupe aujourd'hui: De nos jours...
Nous.
Ce qui court dans De nos jours repose sur une idée toute simple, nous rappelant le principe esthétique sur lequel s'appuie tout le cinéma de Hong Sang-soo: on remplit un film comme on remplit sa vie. Et chez Hong, on les remplit de ces "petits riens" qui font qu'un film, une vie, sont considérés comme réussis, pas nécessairement aux yeux des autres, mais vis-à-vis de soi, dès l'instant qu'on y a fait preuve de vérité. Ce qui est à la fois peu et beaucoup et rend les films de Hong Sang-soo uniques, bien qu'ils se ressemblent, instaurant un rapport très particulier avec le spectateur. En ce qui me concerne, je peux dire que Hong Sang-soo fait partie de ces très rares cinéastes dont j'ai l'impression que chacun des films m'est adressé personnellement (à l'instar d'un Ozu ou d'un Rohmer), expliquant d'ailleurs que je suis presque déçu, voire jaloux, quand je découvre chez les autres, à la réception d'un des films, les mêmes réactions, la même émotion, que celles que j'ai ressenties, comme si le lien privilégié que je pensais entretenir avec l'auteur était remis en question... Bref, j'aime Hong Sang-soo. Tous ses films me touchent à des degrés divers. Et De nos jours compte parmi ceux qui me touchent le plus... sans qu'il me soit possible pour autant d'expliquer avec précision pourquoi. Disons d'abord que ça tient au "nous/nôtre" du film, qui est loin de se limiter au gros matou — il s'appelle "Nous" — qui occupe le centre de la scène A, assimilable à un chien, une peluche, un bébé, un compagnon (c'est dire sa position centrale, il fait d'ailleurs l'objet du seul mouvement de caméra, disons intempestif, du film: un zoom avant rapide, tel un focus sur ce que ce chat représente: la première personne du pluriel, une sorte de "Je à plusieurs", l'intimité en petit comité, soit donc, pour faire suite à ce qui est dit plus haut: l'auteur, son film et moi. Il est là le motif principal du film, que Hong Sang-soo déclinera dans la scène B sous la forme d'un "jeu à plusieurs", en l'occurrence le Chifoumi (pierre-papier-ciseaux) sur lequel je reviendrai.
De nos jours met en scène des scènes de conversations se déroulant le même jour dans deux appartements, où se retrouvent: dans le premier, Sang-won (Kim Min-hee), actrice reconvertie dans le design d'intérieur, Jung-soo, l'amie qui l'héberge (Song Seon-mi, qui tient à peu près le même rôle que dans Hotel by the River et la Femme qui s'est enfuie), et Ji-soo (Park Mi-so) qui, voulant devenir actrice, est venue rencontrer Sang-won pour que celle-ci la conseille (1); dans le second, Ui-ju (Gi Ju-bong), le vieux poète (comme dans Hotel by the River), résolu à ne plus boire, et deux jeunes admirateurs, Jae-won, un apprenti poète (il y en avait un dans la Femme qui s'est enfuie), espérant que le maître lui transmette quelques secrets sur son art (donc sur l'existence), et Ki-joo, une étudiante en cinéma qui filme les scènes pour son film de fin d'études. Rien a priori ne relie les deux scènes sinon, outre le dispositif scénique et les rimes qui en découleront (plus une guitare), le repas, réduit ici à des ramyuns agrémentés de gochugaru (le piment rouge), ce dont raffolent Sang-won et Ui-ju, la première étant peut-être la fille du second. Sachant que ce qui les relie, ce sont moins ces nouilles qu'on dit "instantanées" (chez nous, les plus vieux se rappelleront les pâtes Bolino — on pourrait qualifier le cinéma de Hong Sang-soo de "cinéma-Bolino"), écho aux scènes elles-mêmes qui chez Hong sont exécutées en un tour de main... moins les ramyuns, donc, que le piment qu'on y ajoute, la petite touche qui va singulariser lesdites scènes, les faire ressortir de l'extrême banalité dont elles témoignent à la base. Tout un art...
Chifoumi.
La réalité est là aussi. Ce qui importe chez Hong Sang-soo n'est pas dans ce qui est dit (Il n'y a pas plus de message à délivrer que de savoir à transmettre, comme le rappelle le vieux poète, même si Kim, elle, s'y soumet, parce que son "détachement" n'est pas du même ordre, qu'il est davantage marqué par la désillusion — celle qui lui a fait quitter le métier — que par une quelconque sagesse, acquise avec l'âge.)... ce qui importe c'est, comme toujours chez les "vrais" cinéastes, les seuls qui nous occupe, la façon dont c'est dit et, chez Hong, dont c'est répété, avec les variations que cela entraîne... Le jeu de Chifoumi (le vrai, celui dans lequel celui qui perd doit boire un coup), initié par Ui-ju, dans le but à peine voilé de regoûter à l'alcool (le vrai goût de l'alcool, le goût du soju, pas celui de la "bière sans alcool" qui n'est qu'un pis-aller — le cinéma de Hong Sang-soo, tout Bolino qu'il serait, répugne aux faux-semblants, ce n'est pas de la Buckler et encore moins du Canada Dry)... oui eh bien, ce jeu qui, par le biais de l'alcool, sert à resserrer momentanément les liens (c'est le rôle de l'alcool chez Hong, ce pourquoi on ne peut pas s'en débarrasser), vient ainsi condenser le propos du film (qui n'est pas message), à savoir: trois "Je" qui, le temps du "jeu", ne font plus qu'un seul: le "Je" pluriel que représente le "Nous", qui ne cherche pas à transmettre quoi que ce soit, mais, dans le meilleur des cas, à ce que l'un des trois favorise, consciemment ou non, le rapprochement entre les deux autres (principe même du jeu à trois et plus généralement des relations triangulaires).
De la même manière qu'on ne sait pas si, dans la scène A, Ji-soo à la fin, suite à sa rencontre avec Sang-won, embrassera une carrière d'actrice (sauf que si sa motivation demeure, il lui faudra suivre son propre chemin, ne pas chercher à imiter: cf. l'épreuve du piment)... on ne sait pas non plus si, dans la scène B, les deux admirateurs de Ui-ju noueront une "relation", comme le suggère lors du dernier plan la guitare passant des mains de la jeune fille à celles du jeune homme... Il n'empêche, et c'est bien là l'essentiel, il y a eu passage, par l'intermédiaire donc de cette guitare qui, dans les derniers Hong, sera passée successivement, avant que le vieux poète ne l'offre à la jeune fille, dans les mains d'autres acteurs et actrices (Lee Hye-young dans Juste sous vos yeux, Kwon Hae-hyo dans Walk Up, si j'en crois la bande-annonce, et même Kim Min-hee qui, dans la scène A, nous gratifie d'un accord mais pas un de plus). La guitare comme touche d'appoint, assurant en l'agrémentant le jeu des transitions chez Hong, aussi bien à l'intérieur de ses films que d'un film à l'autre, ce qui fait le charme infini de ces petites pièces, chaque morceau dans De nos jours étant par ailleurs précédé d'une note d'introduction, qu'on assimile un peu vite à un haïku alors que pour ma part j'y verrais plutôt un écho à tous ces bouts de papier que Hong Sang-soo, à l'instar de Godard autrefois, écrit pour ses acteurs lorsqu'il prépare une scène, sauf que c'est écrit la veille et que le matin du tournage, en fonction des éléments du jour (l'inspiration, la météo, l'ambiance générale...), les choses vont être modifiées, expliquant que les scènes du film ne soient pas exactement telles qu'elles sont annoncées. Car ce qui compte, c'est ça finalement: l'adéquation entre la scène à venir et le ressenti du moment. C'est ainsi qu'on "remplit" un film.
(1) On notera que les trois actrices de la scène A sont, comme souvent chez Hong Sang-soo, des anciens modèles devenus actrices (pensons également à Jeong Eun-chae, l'héroïne de Haewon et les hommes), non pas comme un hommage détourné aux "modèles" de Bresson (quoique) mais, plus probablement, pour ce que ces actrices-modèles apportent dans la composition d'un plan, en termes de grâce et d'harmonie.