janvier 30, 2024

Vortex


Under the Skin de Jonathan Glazer (2013).

L'étrange créature du lac noir.

La force du film tient à deux choses: sa dimension "expérientielle" (et non expérimentale) et Scarlett Johansson. Expérience, celle du sensible, qui touche à la sensation, donc à l'esthétique. C'est le côté empiriste du film, sa part typiquement anglaise (la philosophie anglaise est traditionnellement empiriste, s'opposant au rationalisme français et à l'idéalisme allemand). Expérience par la sensation qui est surgissement, pénétrant l'esprit via le regard, ou l'ouïe, l'ouvrant à la conscience. Scarlett Johansson, dans le film, c'est d'abord cela: un être d'organes, sans passé, ni affect, une belle enveloppe à la présence magnétique, attirant irrésistiblement des hommes-mouches qu'elle emprisonne, telle une veuve noire, dans sa toile, liquide et opaque (le "continent noir", oui bien sûr... la fameuse question "que veut une femme?", ou plutôt ce que nous voulons d'elle, cet aspect psychanalytique du film auquel on serait tenté de s'accrocher, et d'autant plus fortement qu'on se trouve génialement perdu). A ce stade, le film fonctionne à merveille. Scarlett Johansson, créature naissante et déjà prédatrice, y est toute de sensualité, la sensualité avec ce que cela suppose de sexualité et de sensorialité. A bord de son van, elle erre dans la nuit glasgowienne, abordant machinalement le premier quidam qui traîne (dès lors qu'il est seul), sans qu'on sache exactement de quoi il retourne. Les sens sont comme exacerbés, en accord avec le réalisme brut, pseudo-documentaire, des rencontres et le travail sur la bande son. Que tout ça fasse arty, qu'on y perçoit le côté artificiel, que ça ne fictionne pas vraiment, les scènes restant à l'état de simples potentiels narratifs, n'importe guère puisque c'est le propos même du film: une coquille vide qui se nourrit de sensations. L'Autre n'existe pas (ce qui est vrai d'ailleurs), les ellipses sont comme des éclipses... pour le spectateur il y a un réel plaisir à se laisser ainsi égarer, pour mieux céder au pouvoir vampirique, empiriste — vampiriste? — qu'exerce le film dans sa première partie.

Hélas, la suite n'est pas du même tonneau. En découvrant l'altérité — un jeune homme au visage difforme — la créature, dotée d'un ersatz de conscience, tend à s'humaniser. Evolution nécessaire mais ici insuffisante. Glazer reste prisonnier de son dispositif. Le jeune homme en question — c'est le vrai visage de l'acteur qui souffre d'une neurofibromatose (la maladie de Recklinghausen) — évoque moins l'humanité, cachée derrière l'horreur d'une défiguration, qu'un tableau de Bacon: l'horreur dans la beauté. Sauf qu'un film n'est pas un tableau, ni même un clip. Quand la sensation disparaît, rien dans Under the Skin ne vient la remplacer. Parce que l'histoire manque. Chez Bacon, la figure c'est l'être humain hors de l'espèce humaine. Ici ce n'est plus qu'un pauvre hère dont on affiche la douleur. Si la créature est dès lors censée éprouver des émotions, ressentir compassion et angoisse (signe qu'elle s'humanise), elle ne se transforme pas véritablement. Là où on espérait un vrai personnage de fiction (au contact de l'Autre), on a droit qu'à une créature soudainement apeurée. Pour le coup, tout ce qui lui arrive devient lourdement signifiant. Rencontre ratée avec le sexuel, fuite dans la forêt (symbole de passage), rencontre avec l'Autre méchant... La monstration devient démonstration. Le récit promis dans la première partie ne s'enclenche pas. Du film-matière, qui se suffit à lui-même et dont on accède directement, on bascule dans une sorte de matière fictionnelle assez grossière, réduite à quelques symboles et autres signifiants, ainsi de la peau-barrière et de ses effets de surface, du rapport dehors/dedans, entre le monde et soi, l'étranger et le familier... des motifs que le film étire, plus qu'il ne les développe, jusqu'à ce que ça craque, que tout se déchire et qu'on découvre, sous la peau du film, cette masse noire qui est celle des récits empêchés. Dommage. Reste quand même la fascination (ambiguë) du début et la musique envoûtante (quoiqu'un peu envahissante) de Mica Levi — aux accents par instants bartokiens, surtout ligétiens (on pense évidemment à Shining)... Scarlett, une moitié de film et la musique, c'est déjà ça.
11 juillet 2014

Francis Bacon, "Self-Portrait", 1969.