janvier 08, 2024

Fictions

  Trenque Lauquen de Laura Citarella (2022).

Les dames du lac.
 
Le Jardin botanique est loin,
mais profonde la proximité de ce lieu
qui dans sa vie va être important
tout comme l'amour,
les visages et les livres.

(Silvina Ocampo, Inventions du souvenir)

Trenque Lauquen fait partie de ces films qui fictionnent, pourrait-on dire, à tour de bras, qui racontent plein d'histoires, les enchevêtrent, formant une sorte de pelote fictionnelle (la première partie du film) pour mieux ensuite la dérouler (la seconde partie, plus linéaire), privilégiant à la question faussement essentielle du vraisemblable (au cinéma), celle infiniment plus riche de la cohérence, mieux: de la "co-errance", où se trouvent entraînés aussi bien les personnages que le film lui-même, de sorte que de cette errance, on ne sait rien, ou si peu, ne la comprenant (ou croyant la comprendre) qu'à la fin. Et ils ne sont pas nombreux les films dans lesquels le récit, dans un devenir que je qualifierais volontiers de blanchotien, en vient à dépasser, surpasser, le cadre très limité du "bon petit scénario", de celui bien carré qui plaît tant aux amateurs de films solidement bâtis (la pelote trop bien ficelée), si solidement qu'ils ne font finalement que répondre à leur attente. Trenque Lauquen n'est pas de cet ordre, il n'est pas carré, puisqu'il est rond (si c'est rond, etc.), comme son titre l'indique, qui est le nom d'une ville d'Argentine (Trenque Lauquen = "Le lac rond" dans la langue des Mapuches, ces Indiens autochtones du sud de l'Amérique du Sud), située au centre (au cœur?) du pays, en tout cas à proximité de la pampa, étant entendu que si le film est rond, il ne tourne pas en rond pour autant (au contraire de l'enquête que mènent les deux barbus du début); il s'étale de façon elliptique, des ellipses imparfaites, à la manière des "cercles concentriques" de Kandinsky, amplifiant le récit, via ce double agencement à la fois central (les lettres cachées dans les livres, l'étrange créature du lac...) et périphérique (ce que de telles lettres, ce qu'une telle créature, produisent en termes de fiction), en rapport avec les foyers d'une ellipse, se répandant sans direction précise, dans une sorte d'espace infini que représenterait ici la grande plaine argentine, espace idéal pour se perdre.

Car l'Argentine c'est ça aussi, un des grands foyers latino-américains du "réalisme magique", incarné entre autres par Borges, Bioy Casares, Cortázar... et tous ces récits qui mêlent, souvent à un mystère sur lequel on enquête, réalité et fantastique, érudition et plaisir du jeu (le fameux "ludus" cher à Roger Caillois), la structure en forme de labyrinthe... Le film de Citarella, du moins dans sa première partie, n'est d'ailleurs pas sans évoquer La Trame céleste de Bioy Casares, mais éclairé du regard de son épouse, Silvina Ocampo, la petite sœur de Victoria qui, elle, serait comme la figure tutélaire du film, via notamment ses nombreuses correspondances (amoureuses). Voilà pour le littéraire. Quant aux références cinéphiles, impossible de ne pas penser à Ruiz dont l'œuvre doit aussi beaucoup à Borges, les rhizomes ruiziens, ces "ruizomes" qui irriguent le récit, en suivant de multiples directions, une œuvre qui procède également du trompe-l'œil, rendant certains films difficiles, sinon impossibles, à raconter alors qu'on en a suivi le déroulement sans difficulté (une définition du baroque selon Daney). Comme chez Oliveira, comme chez Lynch ("Twin Peaks"), et non Antonioni dont L'avventura ne sert ici qu'à lancer le récit, sur le thème, à fort potentiel narratif, de la femme qui disparaît et/ou s'enfuit. Côté références, la première partie avance ainsi selon un axe ruizo-lynchien, et c'est fabuleux. A partir de l'enquête menée par les deux hommes pour retrouver celle qu'ils aiment et qui a disparu sans laisser de traces, sinon un petit mot glissé sous l'essuie-glace de la voiture ("Adieu, adieu, je m'en vais, je m'en vais", un message dédoublé comme s'il était adressé à chacun des deux hommes, car tout marche par deux dans ce film), le récit se plaît à ouvrir (sans les refermer) une suite de tiroirs, qui convoquent à la fois des figures historiques, emblématiques du féminisme (Lady Godiva, Alexandra Kollontaï) et une certaine Carmen Zuna, personnage fictif, celui qui, via sa correspondance torride avec l'être aimé, se dissimulait dans les livres de la bibliothèque, et qu'incarne, à un moment du film, la réalisatrice, personnage auquel va s'identifier l'héroïne après avoir percé son mystère (je n'en dis pas plus).

Pour cela, il faut passer par la seconde partie, plus fluide, voire amniotique, où l'héroïne (Laura Paredes, vue dans La flor de Mariano Llinás) dévoile par le biais d'un enregistrement radiophonique (qu'écoute l'un des deux barbus, joué par le compagnon de la réalisatrice) ce qui s'est réellement passé: sa rencontre mystérieuse avec deux femmes elles-mêmes mystérieuses, un couple lesbien, dont l'une, la scientifique, est enceinte, et à qui l'héroïne, qui est botaniste, doit rapporter des fleurs jaunes pour nourrir la créature que les deux femmes élèvent en secret (métaphore, méta-flore, du récit qu'il faut alimenter): un être humain ou animal, en train de devenir femelle, ce qui n'est pas sûr, d'autant qu'on ne le verra jamais. Tout ça est assez délirant, c'est de la SF à la sauce Fregonese (pour rester argentin), selon un dispositif cette fois plus depalmien que lynchien... C'est moins stimulant que dans la première partie, mais c'est poétiquement plus fort, jusqu'à "ouvrir" complètement le film, quand tout le monde disparaît: le couple lesbien et la créature... des extra-terrestres? (il y avait un bâtiment en forme de soucoupe volante à Trenque Lauquen), laissant l'héroïne seule, celle-ci s'engageant alors dans la pampa, "clocharde céleste" au milieu de la nature avec laquelle elle semble faire corps. Les "ronds" du film (le lac, le ventre des femmes, les boucles du récit...), c'était donc ça: la vie sous forme de cycles, le mythe de l'éternel retour, la cosmogonie... fort de quoi, le récit ne pouvait que rester ouvert. Mais le film, lui, est fini... Et c'était magique.

Trinquons à Trenque! On tient là un des plus beaux films vus ces dernières années, et pas seulement sud-américains (à l'instar de la Vie invisible d'Eurídice Gusmão, le sublime mélo, brésilien lui, de Karim Aïnouz). Parce que la fiction qui y est produit est d'une fertilité fabuleuse. Loin des artifices intello-culturels, poético-pouet-pouet, et à ce titre parfaitement stériles, du cinéma d'Alice Rohrwacher. Parce qu'il y a un monde entre justement le monde "métaflorisant" de Citarella et celui lourdement métaphorique de Rohrwacher, qui, malgré quelques belles envolées, se résume le plus souvent à n'être qu'une simple "boîte à idées" qu'il s'agira de traduire en images; avec ce côté programmatique: "penser" à le questionner ce monde (du moins donner l'impression qu'on le questionne); en fait, nous rappeler, de manière quand même très scolaire, ce que l'on sait déjà, et depuis longtemps, à savoir que derrière tout ça il y a de l'altérité, qu'il y a un "envers" — comment le montrer?, bah, en retournant la caméra —, bref, nous révéler le vrai visage du monde, que dissimulerait sa folle beauté, ainsi que le suggèrent, arrivent parfois à le saisir dans leur première demi-heure les trois films que je connais d'elle: l'émerveillement (les Merveilles), la félicité béate (Heureux comme Lazzaro), les utopies (la Chimère). A coup donc de métaphores (en veux-tu, en voilà) et des grands mythes auxquelles elles renvoient, qu'on n'oubliera pas d'ancrer dans la dure réalité des choses. Un programme qui évidemment a tout pour plaire, expliquant sans le justifier, l'engouement quasi général que provoque auprès de la critique ce genre de films, tant s'y trouve parfaitement masqué — le talent de Rohrwacher est à ce niveau: habiller, c'est-à-dire recouvrir au mieux, par la surcharge narrative et un abus d'effets — l'absence d'une vraie profondeur, de ce qui fait la force (émotionnelle) d'une fiction. Ecrivant cela, je pense à la formule de Michel Delahaye, définissant génialement la mise en scène au cinéma: "le fond crée la forme qui, à son tour, l'informe", formule au demeurant très poétique (entendez-vous l'allitération?) et qui, pour moi, pointe idéalement ce qui sépare Trenque Lauquen et la Chimère: ce double mouvement qui va du fond (la base narrative du film) à la forme (la manière de raconter l'histoire) et, à partir de là, donne en retour sa structure de fiction au film. C'est dans ce deuxième temps, quand la fiction prend forme, différente de ce qui est écrit dans le scénario, que pêche le film de Rohrwacher. Au sens où les scènes ne font que s'agréger (sans même s'emboîter), conférant à l'ensemble un côté "accumulation", qui voit la fiction constamment embrayée mais jamais déployée. De sorte que le "fil rouge", censé conduire souterrainement le film, se retrouve enterré, et ce de plus en plus profondément (rien à voir avec la profondeur citée plus haut), jusqu'à disparaître et se faire oublier — obligeant le spectateur, s'il veut (r)établir les connexions (en tout cas essayer), à un pénible travail d'intellection — pour que sa réapparition finale, bien que lourdement signifiante, ne relève pas trop du prévisible et agisse comme révélateur (pour le héros-sourcier davantage que pour le spectateur). Sous ses allures de fiction faussement débridée, la Chimère est un film terriblement clos, qui n'ouvre sur aucun horizon. L'envers absolu de Trenque Lauquen.