octobre 02, 2025

Douce France

  La France de Serge Bozon (2007).

"Est-ce qu'il viendrait vers moi?"

Ah la France... le film ne se réduit pas à tous ces croisements dont a usé la critique pour tenter de le définir (la palme à Chronic’art qui parlait non sans humour — ça m'avait bien fait rire, je le reconnais — de 7e compagnie filmée par Walsh!) sous prétexte que Bozon aime mélanger les genres. Au contraire, ce qu’il y a de beau ici c’est tout ce qui échappe aux références (Walsh donc, mais aussi Fuller ou encore Barnet, selon Bozon lui-même), ce qui émerge progressivement du film, s’extirpant de la trame de départ (le film de guerre loin des champs de bataille, une petite troupe d’hommes se déplaçant à l’arrière du front...), pour créer son propre genre, cette façon si particulière de donner corps à un groupe, de le faire vivre de l’intérieur (à travers le regard d’un personnage central), construction idéale pour faire dialoguer, jusqu’à inverser les points de vue, l'individu et le groupe, le féminin et le masculin, le pays et les étoiles... Dans la France il y a bien quelques travellings ici et là, mais rapides, qui ne font que déchirer l’espace, tels des coups de feu provenant d’un ennemi invisible, et n’ont pas la force des plans fixes qui eux traquent l’émotion vraie, celle qui ne relève d’aucun artifice, s’offrant nue au regard du spectateur, au risque du ridicule (un peu comme chez Rohmer), et dont on craint à chaque instant qu’elle s’évanouisse tant l’équilibre est fragile. Dans Mods, cela passait par la pose; ici, il s’agit surtout de faire des pauses, telles de petites armistices à l’intérieur du film: établir un campement, évoquer des souvenirs, pousser la chansonnette pour mieux supporter l’épreuve du réel, un réel qui surgira ailleurs, sur la paille et non dans la poussière, lors d’une scène (celle de la grange) assez hallucinante, moment à la fois crucial, sans quoi le film ne tiendrait pas au niveau du récit, et dérangeant tant la scène, théâtrale, volontairement grotesque, détonne par rapport au reste. Quant aux chansons, équivalentes aux chorégraphies dans Mods, elles sont d’une autre portée que les interludes gentillets d’un Honoré (je pense à ses Chansons d'amour, sorties à la même époque). D’une rare intensité, elles sont comme des temps d’innocence retrouvée, mieux, des "arbres de vie" aux branches desquelles les personnages semblent s’accrocher pour ne pas tomber.

"Est-ce qu’il viendrait vers moi?", chantent les poilus en référence au personnage de Guillaume Depardieu, l’époux disparu que l’héroïne (Sylvie Testud) cherche à rejoindre tout au long du film. Mais pour Bozon, "il" c’est aussi le public, un public qui lui, malheureusement, n’est pas venu. Est-ce vraiment surprenant? Depuis quand ce genre de film, qui refuse obstinément les effets de mode, s’avançant crânement hors des sentiers battus, est-il appelé à rencontrer le succès? Si Bozon rêve de faire des séries B pour un large public, cela relève quand même du fantasme. La série B, qui n’a rien à voir avec le cinéma populaire, œuvre dans un domaine relativement étroit et, à ce titre, ne peut intéresser qu’un petit nombre. Pour autant, cela suffit-il à expliquer l’échec du film? Même s’il est admis que la critique ne pèse plus beaucoup dans le succès commercial d’un film (c’est un leurre que de croire qu’un bon papier dans les Cahiers, Libé ou Les Inrocks, va faire augmenter les entrées), on peut se demander si Bozon n’a pas été victime de sa propre image, si sa personnalité, forte au demeurant, n’a pas été mise trop en avant par la critique, parlant davantage de lui et de ses goûts cinéphiles très "tranchés" (si je puis dire), totalement à rebours du courant dominant, que de son film proprement dit, ce qui, par effet d’identification, a perverti l’approche que l’on pouvait avoir du film. Car finalement sur quoi s’est basé le spectateur pour se décider ou non à aller voir le film (je laisse de côté les aficionados, convaincus par avance d’aller voir un chef-d’œuvre)? En fait pas grand-chose, juste l’image que les médias ont complaisamment renvoyée de son auteur, celle du dandy, de l'intellectuel aussi — on ne s’est pas privé de rappeler que Bozon avait fait des études de philo et qu'il était également logicien — ce qui ne pouvait que susciter, soit le rejet, réaction la plus fréquente, en écho à un certain accueil critique (cf. Positif où le film est identifié à de l’esbroufe, sans la moindre analyse), soit la curiosité, réaction plus minoritaire mais surtout sans lendemain (une curiosité, c’est fait pour être satisfaite, sans plus), et donc insuffisante pour favoriser une éventuelle réaction en chaîne, celle que produit parfois un film lorsque, dès les premiers jours, il provoque de façon aussi inattendue qu’irrationnelle l’engouement du public. Tout ça pour dire qu’une fois de plus, la critique n’avait pas fait son travail, qu’elle s’était limitée à donner un coup de projecteur là où on espérait qu’elle joue les éclaireurs, et ce d’autant plus qu’il s’agissait d’un film audacieux, donc fragile commercialement, et qu’on sait l’espèce de jungle dans laquelle se battent aujourd’hui les films à petit budget dès leur sortie.

C’est désolant car il y en avait des choses à dire sur la France, qui ne se limitent pas au repli cinéphile, le monde en vase clos, le cinéma de poche, etc., mais s’attardent au contraire sur ce qui, positivement, fait la richesse du film, cette beauté insolite (insolente?) qui ne relève d’aucun formalisme, naissant plutôt de la manière dont Bozon fait communiquer entre eux les différents niveaux de son film, lui permettant de rompre avec grâce la linéarité de son récit, de bousculer tout en douceur, et avec un certain lyrisme par moments, la simplicité de sa mise en scène, et d’éprouver ainsi avec pudeur la "lâcheté" apparente (en tant que déserteurs) de ses personnages... Quant au reproche fait au cinéaste de n'avoir pas davantage exploité les possibilités narratives que lui offrait au départ l’idée d’une femme travestie en homme et vivant à l’intérieur d’un bataillon (du moins ce qu'il en reste), comme d'affirmer que, trop soucieux de ne pas verser dans le naturalisme, il avait fini par réduire ses personnages à de simples figures... eh bien, ça témoigne surtout de cette propension chez nombre de critiques à décréter le ratage d’un film au seul motif qu'il ne dit pas ce qu’ils auraient aimé entendre ou ne montre pas ce qu’ils auraient aimé voir (alors que le plus souvent le film en dit et montre beaucoup plus que ce qu’ils prétendent). Il est évident que si la question du travestissement n’est pas plus développé dans le film — on pense aux inévitables quiproquos que ce genre de situation engendre habituellement, mais aussi à des problèmes plus basiques, de vraisemblance, touchant, disons, au "quotidien" d’une femme — c’est tout simplement parce qu’elle ne se pose pas aux personnages. Cf. le travelling qui raccorde le plan où l’on voit l’héroïne retirer la bande qui lui permet de dissimuler sa poitrine, dévoilant ainsi sa féminité, avec ce que l’on s’attend être le plan d’un personnage en train de l’épier mais qui en fait est juste là à dépiauter un lapin. Ce "désintérêt" pour le corps de la femme confère au film un côté asexué que vient renforcer la scène de la grange où les personnages (sauf leur chef) apparaissent dépourvus de toute virilité (ça crie et ça pleure — dans Mods on parlait de "chochottes"), semblables à des enfants, espiègles ou rêveurs, visiblement perdus dans ce monde d’adultes (le pire qui soit, celui de la guerre) où tout semble les effrayer, le sexe autant que la mort. C’est pourquoi reprocher à Bozon de ne pas ouvrir davantage son cinéma au monde, comme je l’ai lu également, est un non-sens puisque ce qu’il montre c’est justement la difficulté à être au monde, une inadaptation qui ferait que le burlesque est peut-être le genre auquel se rapprocherait (secrètement) le plus le film. C’est pourquoi aussi la dernière scène qui voit Guillaume Depardieu faire — maladroitement — l’amour à Sylvie Testud est placée en épilogue, comme un post-scriptum. Elle intervient après que Pascal Greggory a dit à l’héroïne que rejoindre son mari, c’est pareil que vouloir mourir, une phrase ambiguë que certains ont interprétée comme une condamnation du mariage alors que Greggory ne fait que rebondir sur ce qu’il venait de dire précédemment (quitter la troupe c’est désirer mourir), et que dès lors peu importe qu’on parte seule ou avec son mari puisque, et c’était là la philosophie du film (c'était déjà celle de Mods), la vie en groupe, en petit groupe s’entend (rien à voir avec le lien social), est encore la meilleure façon de rompre sa solitude sans perdre de son identité. Ce qui évidemment dépasse largement la question de la cinéphilie.

Bonus: les chansons du film (dont L'Allemagne) signées Benjamin Esdraffo et Mehdi Zannad (1), entrecoupées de popsike anglaise des années soixante, celle de John Pantry principalement (ainsi le magnifique Smokey Wood), mais aussi le Gospel Lane de Robbi Curtice et Tom Payne qui sert de générique de fin et se révèle être la matrice de La Pologne, dernière chanson du film. L'album: .

Sinon, sur Mods: cf. Vivre (ensemble) le cinéma.

(1) Mehdi Zannad (aka Fugu) on le retrouvera dans l'Architecte de Saint-Gaudens (2015), le documentaire de Julie Desprairies et Serge Bozon, dont il a composé la BO, sachant que Zannad est lui-même architecte (il a par ailleurs un sacré coup de crayon!) et qu'il joue ici le rôle de Le Corbusier, lequel avait imaginé en 1945 un projet pour le développement urbanistique de Saint-Gaudens, projet "de cité joyeuse, mêlant bâtiments, fonctionnalité et bonheur de vivre et de travailler ensemble", ce qui ne pouvait qu'inspirer Bozon et Desprairies, autrice déjà des chorégraphies de Mods.