août 31, 2025

Mon journal 8

  Locust (Gangs of Taïwan) de KEFF (2024).

  Notes du mois d'août.

4 août
Vu Locust (Gangs of Taïwan) de KEFF. La critique déplore la confusion du film, sa lenteur, son formalisme pas suffisamment ancré... or c'est exactement ce qui m'a plu dans Locust, pur film de genre(s) qui (em)brasse satire socio-politique (de la corruption rongeant la société taïwanaise à l'indifférence de l'île au sort de Hong Kong), film de gangs et romance, dans un drôle de tempo (KEFF est un ancien DJ) qui vous maintient en alerte, les séquences, tantôt fulgurantes tantôt languissantes, ne s'épuisant jamais dans le trop-plein de l'hyperviolence (la bande de voyous à laquelle appartient le héros, vague écho avec ses masques et ses battes de baseball à Orange mécanique) ou au contraire l'excès contemplatif (le mutisme du héros, démarcation lointaine du hitman delonien)... ainsi captif de ce que s'y passe, même (et surtout dirais-je) quand il ne se passe pas grand-chose, attentif qu'on se trouve alors aux petits détails du film, comme à ses symboles, nullement écrasants (la locuste, criquet inoffensif tant qu'il est solitaire; "l'éclair de Taïwan", la nouvelle pâtisserie qui attire les Taïwanais). Bref, un mixte postmoderne, peut-être trop ambitieux dans son propos, mais infiniment plus convaincant que toutes ces productions au formalisme outré qui aujourd'hui nous viennent de là-bas.

8 août
Le trait et l'Un. Revoir Yi Yi d'Edward Yang.

9 août
L'enfant et les sortilèges — Vu Weapons de Zach Cregger. Bon évidemment, à côté du dernier Dracula, la croûte de Besson, le film a tout du chef-d'œuvre... ce qu'il n'est pas bien sûr, même dans son "genre", celui qu'on appelle l'horreur. Vaguement shyamalanien, vaguement cravenien, très vaguement lynchien, surtout kingien avec son finale à la Shining... Weapons vaut moins par son côté purement horrifique, Cregger s'appliquant à bien réciter sa leçon, notamment dans la dernière partie (pour récompenser les geeks qui auront su patienter jusque-là), que dans ce qui se situe en amont, pas tant le début: le chapitre Justine (l'instit des enfants disparus) qui sert d'exposition et traîne en longueur (comme chez Peele), que ce qui suit et plus précisément les chapitres Paul (le flic violent, ancien alcoolique), James (le junkie chapardeur), pour moi le meilleur du film, pile-poil au milieu, et Marcus (le directeur d'école en couple avec son petit ami). Des chapitres qui ancrent le récit dans la banalité d'une petite ville américaine (zones pavillonnaires et middle class), agrémenté de l'habituel jumpscare.
Reste le mystère proprement dit, qui mêle à la parabole (la société étasunienne, trumpiste mais pas que, et sa paranoïa) le conte pour enfants (du Joueur de flûte de Hamelin à Hansel et Gretel en passant par Harry Potter), dont l'intérêt, on le sait, est moins dans son dévoilement que dans le cheminement enchevêtré et tortueux — à l'image de la branche de sorcier — suivi par le film (à reculons par moments) pour y arriver. Soit le ludus, le jeu à l'intérieur même du récit, avec ses fausses pistes et ses criss cross, à la Rashōmon (ou Incident at a Corner d'Hitchcock), ici multiples (les différents points de vue des personnages concernant quelques scènes-clés), délivrant au compte-gouttes les éléments de l'intrigue... Où l'on apprend progressivement, à moins d'avoir la comprenette difficile, qu'il sera question de sorcière, d'une maison au secret bien gardé, d'envoûtement et autres trucs vampiriques (ah la "consomption" et la soupe de nouilles au poulet Campbell!) sinon faustiens (le mythe de l'éternelle jeunesse)... Mais le vrai mystère est celui du titre original Weapons = armes, dont on ne saura jamais avec certitude à quoi il renvoie: des enfants s'enfuyant de leur maison comme des missiles à tête chercheuse au fusil-mitrailleur que voit lors d'un cauchemar Archer (le bien-nommé) au dessus de la maison cible... métaphore possible d'une Amérique malade de son 2e amendement.

10 août
Eva Victor, nouvelle Greta Gerwig? La Greta époque Sundance, le cinéma indé, Lady Bird... après le mumblecore, comme il y aura eu pour Eva (avant Comedy Central) l'expérience Twitter avec ses vidéos humoristiques. De cette période, il ne reste plus grand-chose dans Sorry, Baby (hormis quelques traits, ici et là, et le personnage très caricatural de Natasha, l'enseignante rivale). Eva Victor a écrit son premier long en référence à Virginia Woolf (To the Lighthouse) à laquelle elle ressemble d'ailleurs, physiquement. Woolf, la mélancolie, le deuil impossible, sous la forme ici d'un viol, non dramatisé, plutôt "éternisé" dans l'après-coup, la culpabilité, l'angoisse et les questions qui s'ensuivent. Sorry, Baby serait ainsi largement autobiographique (comme l'était aussi en partie Lady Bird). Cela dit Eva Victor se définissant comme non binaire, à l'instar de l'Orlando de Woolf? — cf. le sigle F⟷M qu'elle griffonne sur la fiche de renseignements qu'elle doit remplir pour être retenue en tant que jurée dans un procès —, son film l'est-il? Au sens où s'y trouvent adoucies (l'éloge du neutre cher à Barthes) les oppositions trop marquées entre non seulement les identités sexuelles (jolies scènes, tendres et délicates, entre elle, straight, et son amie gay, porteuse d'un bébé, de même qu'avec Gavin le voisin timide), mais aussi un trauma (a bad thing) et cette espèce d'entropie négative (a good sandwich) qui parcourt le film. Entre la vie et l'art (l'écriture). Eva Victor, assurément une auteur.e à suivre...

17 août
Vous l'aviez sûrement remarqué, parce que vous avez l'œil (avec l'e-dans-l'o), mais sur l'affiche de Together où l'on voit deux z'œils se faire face, les lettres du titre sont accolées, notamment le G avec le O, le G symbole de l'accord (la clé de sol) et le O symbole de l'unité (l'œuf, encore l'e-dans-l'o). Together raconte une histoire de fusion en branle, entre l'o et l'e, le point O (zéro) de l'homme (ici immature, autocentré sur sa musique) et le point G de la femme (du coup méconnu, l'homme et la femme davantage partners que faisant couple, ce que forment à la ville les deux comédiens du film)... Je laisse de côté la question de la co-dépendance, concept psycho-sociologique (bon pour les behavioristes) qui n'a pas grand intérêt, pour m'attacher, non pas au mécanisme même de la fusion, réduite ici à des considérations mystico-religieuses, en réponse au mythe platonicien de l'androgyne (sur la question de la fusion, Guiraudie a fait le tour avec son roman Pour les siècles des siècles, suite du génial Rabalaïre)... mais à son approche purement cinématographique, dans le cadre du film d'horreur. Et de ce point de vue, Together sans être déshonorant n'est pas totalement convaincant. La faute à l'incapacité du réalisateur (Michael Shanks) à s'écarter suffisamment de la ligne, étroite, sur laquelle il s'est engagé, se limitant à suivre la progression (inexorable) du maléfice, cette "attraction" de plus en plus forte entre l'homme et la femme, trop longtemps traitée comme un phénomène essentiellement physique, plus "électro-magnétique" que (al)chimique, qui irait ainsi en s'intensifiant... de sorte que le meilleur des "scènes de fusion" réside surtout dans leur dimension comique (cf. celle où pour résister les personnages se mettent à sniffer le diazépam, prescrit pour ses propriétés myorelaxantes!), davantage en tout cas que dans les trucages numériques, plutôt bébêtes, les comédiens ayant l'air de s'immiscer dans des gaines en latex, ou de faire de la pub pour la colle la plus puissante du monde (justifiant du coup le recours à la tronçonneuse, autre scène comique). C'est dans le court moment où chacun comprend qu'il n'y a pas d'issue possible s'il ne se sacrifie pas pour l'autre, ce qui passe par un lâcher-prise, celui de l'amour véritable capable de surpasser l'effet d'aimantation (sans bloquer le processus au stade de l'hybridation, tels les chiens du début), que le film sort enfin de ses rails. L'émotion est là, dans la réciprocité du sacrifice. La fin proprement dite, elle, reprend le fil du film, entérinant la victoire du Un (comme totalité) sur l'illusion de faire Un (dans le rapport amoureux). Seule voie permettant à l'être "manquant" de (re)trouver sa "moitié"? Le dernier plan (post-humain) est plus terrifiant encore que celui, pourtant monstrueux (cronenbergien), de l'autre couple égaré dans la grotte.

20 août
L'Alpha et le méga — Inutile de tourner autour du pot, c'est un fait, Alpha est très mauvais. De par son scénario, très "bêta", de par son style surtout, bout-à-bout de scènes boursouflées (ce que la musique et son lyrisme bidon n'arrangent pas), ce côté "méga" du film auquel n'échappe que la séquence de l'Aïd, parce qu'imprégnée des souvenirs de l'autrice qui, à l'instar de la famille dont rêve Golshifteh Farahani, ramènent le film à plus de simplicité, d'authenticité, un aspect bizarrement "lambda" qui tranche avec le reste. L'autre bonne nouvelle (oui quand même), c'est le body horror, certes lorgnant toujours du côté de Cronenberg (l'immeuble rappelle celui de Frissons) mais de façon ici plus personnelle par le caractère "marmoréen" que Julia Ducournau confère aux malades du film dans leur phase terminale (les rendant même beaux, comme le dit Alpha). A part ça Alpha est un film dont on aurait aimé qu'il soit un vrai nanar... hélas non, l'esprit de sérieux y règne trop. Dans Titane, Vincent Lindon apprenait à Agathe Rousselle comment réanimer un patient au rythme de "Macarena". Dans Alpha, Golshifteh s'exerce au moins trois fois au massage cardiaque sur le corps "tout en côtes" de Tahar Rahim (contrepoint à celui "tout en muscles" qu'arborait Lindon en pompier bodybuildé), sans la moindre trace d'humour (sinon les traces de piquouse). Le film est ainsi bardé de sous-textes et autres symboles poussifs, de la réalité d'une épidémie (le sida), et l'ostracisme dont ont souffert les victimes, à la légende berbère du "vent rouge" dans lequel on finit par disparaître. C'est censé se passer dans les années 80 et c'est bien ce qu'on ressent tout au long du film: l'esthétique des eighties, ce côté clip et clinquant des images, les couleurs trafiquées, le mauvais goût, esthétique qui fait de Ducournau l'héritière (datée pour le coup) de Beineix et de Besson voire de Carax. Décidément pas ma came.

22 août
Valeur sentimentale, "Ooh La La", comme le chante Ronnie Wood (période Faces), la chanson-phare du nouveau Trier, avec Renate Reinsve pour qui le réalisateur avait écrit le rôle de Julie (12 chapitres), alors qu'ici on monte d'un cran, c'est un cinéaste (Stellan Skarsgård) qui, décidé à faire un film sur sa mère (et son destin tragique), a écrit le rôle en pensant à sa propre fille, actrice de théâtre (re-Renate Reinsve), pour le jouer. On devine d'emblée les bons gros thèmes du cinéma auteuriste: l'art vs la vie, l'artiste vs la famille (les deux sœurs unies que le père n'a pas vues depuis des lustres et qu'il retrouve suite au décès de son ex-épouse), la maison familiale, sa "valeur sentimentale", les souvenirs, les traumas... et puis Tchekhov, Shakespeare, Bergman, surtout Bergman dont l'ombre plane sur le film (on pense à Sonate d'automne bien sûr, le cinéaste se nomme Borg comme le vieux professeur des Fraises sauvages et l'affiche avec les deux actrices norvégiennes n'est pas sans rappeler Persona — il y a d'ailleurs dans le film ce plan très laid qui mêle les visages du père et des deux sœurs, en écho au célèbre plan où Bergman accole les deux moitiés des visages de Liv et Bibi)... Bref un film d'Auteur, avec un grand A, paré pour les honneurs (ceux qu'on récolte dans les festivals), appréciable, le temps de sa vision, par la qualité (indéniable) de ses interprètes mais dont on doute, après coup, qu'il s'agisse d'une œuvre si forte que ça, justifiant un tel enthousiasme...
Pour le dire autrement: puisqu'il est question de "valeur", le film de Trier est-il supérieur à celui de son personnage-cinéaste dont on voit un extrait (et sur lequel pleure Elle Fanning lors de la rétro du cinéaste au festival de... Deauville!)? Sachant que l'extrait en question (un plan-séquence techniquement chiadé) rappelle ce que Biette appelait jadis, à propos de Wenders, le "cinéma filmé", cinéma volontiers "international" avec ses grelots culturels, sa tambouille scénaristique, ses plans tirés au cordeau et servis sur un plateau... Valeur sentimentale vaut probablement mieux, via quelques bonnes idées, hélas mal exploitées ou trop tardives (l'idée que l'artiste comprend des choses même s'il n'est pas là), quelques bonnes blagues (le tabouret IKEA, les DVD inappropriés qu'offre le cinéaste à son petit-fils), mais pas beaucoup mieux... De sorte que l'apport "affectif" du film vient davantage des morceaux de musique (folk, jazz, blues) que Trier, en bon DJ, parsème tout du long, de Dancing Girl de Terry Callier (qui ouvre le film) à Love Theme from Spartacus (la version de Yusef Lateef) en passant par Cannock Chase de Labi Siffre.

28 août
Quelque chose est passé... Sur Miroirs n°3 de Christian Petzold.

31 août
René Allio sur le Rayon vert. Impression que jamais Rohmer n’a été aussi classique. Maîtrise absolue de son écriture. Et liberté. Aisance totale. Tout ce que je dis sur l’exécution, c’est là. Le personnage est observé avec une cruauté bouleversante parce que c’est la comprendre encore mieux, avec une empathie totale, que de l’observer ainsi, sans la moindre complaisance, avec un détachement et une objectivité si apparents, et si vrais, que c’est être au plus près d’elle. Et quand elle parle, vers la fin, de ce qu’elle se sent capable de donner, mais qu’elle préfère garder en elle que de le jeter à tous vents, qu’elle sait que c’est une "éthique" (même si c’est un mot un peu fort pour ce qu'on nous a montré qu'elle est, même si l'on sait que c'est Rohmer qui parle par sa bouche à ce moment-là, avec ses mots à lui), c'est pourtant toute la part secrète de ses comportements si agaçants, de ses fuites, qui ne sont après tout que ses exigences. Toutes les scènes sont belles, fortes, admirablement conduites, filmées et jouées, et, en particulier, ce sublime morceau où l'on reste sur la Suédoise qui parle et où, à chaque instant, c'est à l'autre qui écoute et qu'on ne voit pas (ou presque pas) qu'on pense, parce qu'on sait comment elle l'entend. Un chef-d'œuvre vraiment. Un film qui donne envie à un autre cinéaste de faire un autre film, d'essayer de faire aussi bien. Même Bresson ne me fait pas cet effet-là.

août 28, 2025

Quelque chose est passé...

  Miroirs n°3 de Christian Petzold (2025).

La place du mort.

Miroirs n°3, c'est vraiment l'antidote du précédent Petzold, ce Ciel rouge que j'avais cordialement détesté (cf. infra). Et pourtant ce n'était pas gagné d'avance. Un titre tout ce qu'il y a de plus pédant, emprunté à Ravel. Ladite "barque sur l'océan" convoquée dès le premier plan, écho à celui de Vertigo où Kim Novak est prête à se jeter dans la baie de San Francisco... La symbolique du deuil avec ses "fantômes", le thème de la "réparation" via un père et son fils, tous deux garagistes (des "grosses allemandes" dont ils trafiquent le GPS au lave-vaisselle en panne de Betty, la mère — Barbara Auer —, quand ce n'est pas le clapet d'un robinet ou la selle d'un vélo... ceci dit, ils n'iront pas jusqu'à réaccorder le piano), l'héroïne (Laura/Paula Beer), bah pianiste, elle aussi marquée par la mort, nous jouant (forcément) le Prélude n°4 de Chopin, mais aussi spécialiste des boulettes de Königsberg (tout compte fait, ma scène préférée du film) comme elle l'était du goulasch dans le Ciel rouge...
Oui mais non, Petzold ne descend pas dans les graves et ne tombe pas dans le piège de la "marche funèbre"... son film reste en surface, miroitant dans les eaux mouvantes d'un été allemand — ça se passe dans l'Uckermark, la campagne brandebourgeoise — et surtout multiplie les ellipses comme autant de "silences" (qu'il s'agisse des non-dits du récit ou des "soupirs" de la partition), répartis de manière fluide, avec ses reflets mélancoliques, ce qui le rend "admirable" au sens ancien, saint-thomassien, du terme: ad-miratio, ce plaisir causé non par ce qui nous est progressivement révélé mais au contraire ce qui nous est maintenu voilé, du moins partiellement (à l'image des rideaux s'agitant sous l'effet du vent), et à ce titre suscite l'étonnement — ce à quoi correspond l'étymologie même du mot admiration; admiration que d'aucuns trouveront peut-être un peu trop recherchée, ainsi du surgissement de The Night, le morceau de Northern soul de Frankie Valli (and the Four Seasons), véritable cluster dans la structure du film, qui certes détonne par son gros son de basse, son côté puissant (incarné ici par celui qui joue le fils, sorte de Depardieu teuton en bleu de chauffe), mais dont on peut dire qu'il remplace avantageusement — sans justifier pour autant qu'on nous le fasse entendre deux fois — les lourdeurs (signifiantes) qui d'ordinaire siéent au cinéma de Petzold.
Si Paula Beer a l'oreille absolue (qui lui fait reconnaître au début du film la tonalité — en si bémol majeur — d'une chanson entendue sur l'autoradio d'une décapotable roulant à vive allure!), il n'en est pas tout à fait de même du réalisateur... L'antidote n'est pas parfaite. C'est que la force du film réside moins dans sa forme que dans ce qu'on imagine avoir été le travail de coupes au niveau du montage. C'est néanmoins là, via cet aspect elliptique qui confère au film sa dimension sensualiste, que Petzold réussit son pari; au sens où il rend finalement inassignable la place du personnage de Paula Beer, qui dans la décapotable occupait (avant l'accident) la "place du mort", mais dont elle réchappe pour l'occuper ailleurs, cette place (la chambre de Yelena, la fille suicidée), le temps d'une parenthèse elle-même hors du temps... Dit comme ça, on pourrait croire que Miroirs n°3, le quatrième des Beer-films de Petzold (à l'instar d'un Rossellini, d'un Godard ou d'un Chabrol), ne fait que confirmer le côté schwere de son cinéma, mais, par le simple jeu des "intervalles" auquel il recourt, le film acquiert non seulement cette touche d'harmonie qui jusque-là faisait défaut, mais plus encore crée une forme de fantastique (quant au lien unissant Laura et Betty, sans qu'on éprouve le besoin d'en savoir plus) qui affranchit le récit de l'écueil romantique (c'est le romanesque, et plus encore la simplicité d'une nouvelle, qui prime ici)... ni sturm ni drang, pas de ciel rouge et noir, pas d'envolées passionnelles, juste le sentiment troublant que durant ces neuf jours il s'est passé quelque chose... mieux: que quelque chose est passé.
Rappel:

Club sandwich — Le Ciel rouge... grrr... plutôt séduisant au début quand le ciel est encore bleu et le film nonchalant (et vaguement rohmérien), déjà plus pataud quand le ciel passe au gris rose (Felix l'ami qui se révèle homo... Nadja la vendeuse de glace et reine du goulasch qui se révèle, elle, fine connaisseuse de Heine)... mais alors, quand le ciel vire au rouge, c'est "die Katastrophe", là Petzold enfile les gros sabots. Je passe sur le héros écrivain et son égo tout pourri (qui l'empêche de voir autour de lui), condamné à faire le larbin pendant que son éditeur s'intéresse au "travail" des autres: les photos de Felix, la thèse de Nadja... je passe sur l'épisode qui nous révèle aussi (que de révélations dans ce film!) que l'éditeur est atteint d'une sale maladie... car le pompon c'est quand même la fin, quand le feu arrive, gagnant la forêt, les sangliers en fuite et en feu (snif le marcassin) et, last but not least, le drame des deux amants (Felix et le maître-nageur, pardon le sauveteur) dont Petzold se croit obligé de nous montrer les corps calcinés, avec Pompéi en référence (je dirais plutôt comme prétexte), et de préciser qu'ils ne sont pas morts asphyxiés mais brûlés vifs (Rossellini, au secours!). Quant à l'épilogue, l'écrivain rabat-joie qui se révèle un véritable écrivain (et hop, une révélation de plus), via le livre qu'il aura tiré de cette terrible histoire, loin de son Club Sandwich, ce roman de merde (bullshit, c'est dit dans le film) qu'il écrivait à l'époque avant de l'abandonner... on nage en plein poncif. Quel gâchis!

août 20, 2025

Triple agent

  Triple Agent d'Eric Rohmer (2004).

  La troisième surprise de l'amour.

"Jeunesse de Jean Renoir", écrivait Rohmer en 1959 à propos du Déjeuner sur l'herbe. "Jeunesse d'Eric Rohmer", serait-on tenté d'écrire en 2004, après avoir vu son dernier film, Triple Agent, parfait prolongement, en termes de nouveauté et de fraîcheur, de l'admirable l'Anglaise et le Duc. Ce que disait Rohmer de Renoir, l'année même où surgissait la Nouvelle Vague, pourrait lui être facilement retourné tant l'approche artistique des deux cinéastes est comparable. (...) Qu'est-ce qui fait, pour des artistes ayant depuis longtemps atteint leur maturité, que leurs films soient novateurs? Réponse de Rohmer lui-même: "ce sont les prolongements qu'ils ajoutent à certains pouvoirs du cinématographe, c'est la façon dont ils nous forcent à reconsidérer cet art lui-même, à enrichir la connaissance que nous avions de lui." De tels films "ne proposent à vrai dire rien d'absolument neuf quant au fond ou quant au style. Ils font mieux, en nous suggérant une idée jusque-là inconcevable des rapports du fond et du style." (1) Dans l'Anglaise et le Duc, la nouveauté était manifeste et d'ordre technique (comme dans le Déjeuner sur l'herbe où Renoir, en tournant à plusieurs caméras, substituait la notion de scène à celle de plan): l'incrustation numérique des personnages dans des tableaux peints pour l'occasion. Encore que la nouveauté ne fût pas tant le procédé, avatar moderne des "transparences" chères au cinéma classique, que son application à ce principe (rohmérien) qui veut que la première qualité d'un film est de ne pas "faire cinéma".
Pour Rohmer, le cinéma a plus à craindre de lui-même que, disons, de la peinture, du théâtre ou encore de la télévision; ce qui le menace n'est pas d'emprunter aux autres systèmes de représentation avec lesquels d'ailleurs il est irrémédiablement lié, mais de vouloir s'en détacher, sous prétexte d'une prétendue spécificité, en s'enfermant dans un avant-gardisme de surface — l'image pour l'image —, rompant toute amarre avec ce qui traditionnellement le définit comme "art de la réalité". De sorte que le numérique dans l'Anglaise et le Duc, loin de révolutionner le cinéma, se contentait simplement de confronter la réalité — la période de la Terreur durant la Révolution française — à ce qui semble à la fois le plus cinématographique (car historiquement dépendant) et le plus anti-cinématographique (car idéologiquement opposé) des effets au cinéma: l'effet-tableau.

Et dans Triple Agent, où est la nouveauté? La réponse est moins évidente et c'est peut-être là l'enjeu du film: découvrir, à travers la prolixité (mensongère?) d'un personnage, les silences inquiets d'un autre et l'incroyable travail de ressemblance historique que l'artiste tisse en arrière-plan, ce quelque chose d'"inconcevable" que jusqu'à présent nous ne soupçonnions pas dans le cinéma et que viendrait ici nous révéler Rohmer. Car évidemment ce n'est pas l'histoire d'espionnage qui nous intéresse dans Triple Agent mais les rapports que le film instaure entre les différents types de discours. L'agent véritable n'est pas Fiodor, ce général de l'armée russe reconverti en espion, mais celui de la fiction. Et s'il est triple, c'est que la fiction joue sur trois niveaux: l'imbroglio concernant les activités de Fiodor, les quiproquos habituels du discours amoureux, ici entre Fiodor et son épouse Arsinoé, et le fait divers proprement dit, l'inscription du récit dans l'Histoire (la période trouble des années trente) qui lui sert de cadre. A première vue, rien de nouveau si ce n'est le recours aux documents d'archives. Mais ne nous y trompons pas: la parole, support de tout récit chez Rohmer, n'est pas celle qu'on entend ordinairement dans ses films. On ne retrouve pas les fameuses ratiocinations du personnage rohmérien: quand la parole vient souligner l'engagement d'un pari, forcément pascalien, où l'enjeu (ce qu'on accepte de perdre) est toujours dérisoire par rapport à la promesse (ce qu'on espère gagner); quand elle épouse le cheminement d'une dialectique, explorant toute les voies de l'argumentation pour atteindre une vérité qui, souvent, était connue dès le départ. Ici il y a un pari, mais c'est la promesse (le prix payé à Fiodor pour sa trahison) qui est dérisoire par rapport à l'enjeu (le sacrifice de sa vie conjugale). Quant à la dialectique, elle n'existe pour ainsi dire pas: le discours du film ne conduit à aucune vérité. C'est même l'inverse, il n'est là que pour brouiller les pistes. Au point que la parole, au lieu de se déployer selon les règles du dialogue rohmérien, semble au contraire tourner en rond, précipitant le film dans un abîme de circonlocutions. Ce que dit le personnage masculin relève de la pure rhétorique. Fiodor est un beau parleur. Or, de quoi parle-t-on chez Rohmer sinon de l'amour. Interroger l'amour, les personnages rohmériens ne font que ça. Mais pour cela, il faut "bien parler". C'est ce que dit Socrate dans le Phèdre de Platon. C'est ce que nous démontre Rohmer dans tous ses films. Il n'y a pas de vérité accessible sur l'amour sans bien-dire. C'est par cette morale que l'amour du discours et le discours sur l'amour se rejoignent. Sauf que dans Triple Agent, le blabla mystificateur de Fiodor n'a rien à voir avec le Bien-dire socratique. La rhétorique de Fiodor n'est pas dialectique mais sophistique. Elle fait l'éloge de la controverse et, par là-même, entretien le trouble du discours. Cela veut-il dire que le "beau discours" sur l'amour, celui qui vise à la vraie nature de l'amour, est du côté d'Arsinoé?

La femme est depuis longtemps le personnage central des films de Rohmer. Il y a bien des exceptions mais, à la limite, elles ne font que confirmer cette prééminence du féminin dans son œuvre. Ainsi Gaspard, le personnage indécis de Conte d'été, dernier en date des grands héros rohmériens, dont on peut se demander si par son comportement, faisant sienne la devise napoléonienne: "en amour, le courage c'est la fuite" (devise qui, soit dit en passant, pourrait tout aussi bien s'appliquer à Triple Agent), il n'aurait pas définitivement scellé la faillite du sexe masculin. Comme si l'homme chez Rohmer avait fini par rendre les armes, convaincu que, sur la question de l'amour, il n'aura jamais le dernier mot. Or justement, le fin mot de l'amour, c'est qu'on ne sait pas. Plus précisément, la seule chose que l'on sache, quand on est amoureux, c'est qu'on aime. Le reste, à savoir pourquoi on aime, c'est une autre histoire. "L'amour c'est de la poésie", ironisait Lacan. Ce qui veut dire que si la femme a pris le pouvoir dans le cinéma de Rohmer, ce n'est pas parce qu'elle détient la réponse mais parce qu'elle incarne idéalement la question. Pour le dire autrement: si la femme est devenue le centre du système rohmérien, c'est qu'elle demeure pour l'auteur du Rayon vert le "sujet" par excellence, inaccessible, et pour lequel, cent fois sur le métier il remettra l'ouvrage; elle est cet être dont il ne saurait dire, en tant qu'homme, ce qu'elle désire exactement, mais dont il arrive à saisir, en tant qu'artiste, l'éternelle question quant à son désir. Triple Agent ne remet pas en cause cette position dominante de la femme chez Rohmer. Le film reproduit, dans un effort de synthèse, l'évolution du personnage principal, glissant progressivement du masculin au féminin. Le début place Fiodor en position centrale. Il est à l'image du narrateur des Contes moraux: sûr de lui et de l'histoire sur laquelle il pense pouvoir influer. Arsinoé, elle, est en marge de l'histoire: elle ne connaît de celle-ci que ce que son mari veut bien lui en dire: pour elle, la réalité se limite à ses peintures. Or, à mesure que le film avance, le centre se déplace. Fiodor perd peu à peu de sa superbe, ses explications sont de moins en moins convaincantes, et son rôle qui semblait majeur au départ apparaît, à l'arrivée, des plus accessoires: le personnage finit par disparaître littéralement. A l'inverse, Arsinoé va en s'affirmant. Dans la première moitié du film, elle se plaint des "réticences" de son mari, reprochant à ce dernier de lui en dire moins qu'aux autres, mais par la suite, c'est tout le contraire, elle serait même prête à le freiner dans ses révélations. Non pas qu'elle craigne d'apprendre la vérité (Rohmer "innocente" totalement le personnage, au mépris semble-t-il de la réalité, soulignant ainsi son statut particulier dans le film) mais parce que c'est elle maintenant qui est au cœur du récit (et que, dès lors, savoir pour qui travaille Fiodor — les Russes blancs, les Soviétiques ou les Nazis — n'a plus grand intérêt). Ce passage de témoin, au niveau de la fiction, entre l'homme et la femme, se situe à un moment bien précis: quand Arsinoé commence à souffrir physiquement, quand les mots (des non-dits aux ouï-dire) font place aux maux (la douleur au pied), le verbe s'effaçant en quelque sorte derrière la chair, et qu'apparaît toute la solitude du personnage.


Arsinoé est une femme en exil, à l'instar de Grace dans l'Anglais et le Duc et, plus loin encore, de Juliette dans la Marquise d'O... Comme si l'Histoire n'avait pour Rohmer d'autre but — hormis celui de s'adonner au film de genre: le mélo (la Marquise d'O...), l'aventure (Perceval le Gallois), la terreur (l'Anglaise et le Duc), l'espionnage (Triple Agent) — que de nous révéler un peu plus l'irréductible distance qui sépare l'homme de la femme. Comme si l'homme, trop occupé à "écrire l'Histoire", sur les champs de bataille ou dans les coulisses du pouvoir, ne pouvait se consacrer véritablement à l'amour. Dans les films "historiques" de Rohmer, l'amour est soit platonique, soit courtois, soit compassé. Dans Triple Agent, il est carrément trahi. Le tragique du film provient certes du destin funeste des personnages (Arsinoé finit elle aussi par disparaître) mais plus encore de leur déphasage (le fameux non-rapport sexuel). L'homme et la femme ne sont jamais en accord. Le discours du premier ne peut satisfaire les attentes de la seconde. Et c'est là que Rohmer innove. Son ardeur à reconstituer avec précision l'Histoire ne s'inscrit pas dans une quelconque démarche "historicienne" ("l'exactitude, c'est bon pour les mauvais films", disait Renoir) mais dans la volonté de faire ressortir, par contraste, la duplicité du discours. Jamais autant que dans ce film, la discordance entre la netteté du style et le flou du discours n'avait été aussi marquée. Si dans les autres films historiques cela n'apparaissait pas, c'est en partie à cause du texte que Rohmer respectait fidèlement: la nouvelle de Kleist, le roman de Chrétien de Troyes, les mémoires de Grace Elliott, encore que dans l'Anglais et le Duc la part d'invention était déjà grande. Mais dans Triple Agent la rupture est consommée. Pour la première fois, coexistent dans un même film, fidélité à l'Histoire et liberté narrative. Nul mieux que Rohmer n'était à même de représenter, avec autant de cohérence, cette disjonction entre le fond et la forme, l'homme et la femme, la parole et le corps.


Résumons: d'un côté, la perfection d'un style, son classicisme, ce qu'on pourrait appeler l'"orthodoxie" de Rohmer; de l'autre, la modernité d'une pensée, la part "hérétique" du cinéaste: Fiodor et son amour du discours, mêlant le vrai et le faux pour mieux tromper son monde (c'est l'aspect langien du film); Arsinoé et son discours sur l'amour, doutant de la réalité pour mieux accéder à la vérité (c'est l'aspect hitchcockien du film). Mais chez Fiodor la parole n'est que jouissance, une jouissance qui ne se préoccupe pas vraiment de l'autre. D'où la souffrance d'Arsinoé, quand le doute, au lieu de libérer l'esprit, vient emprisonner le corps en réactivant la douleur. C'est l'amour dans sa version moderne, celle du lien (conjugal) défait, que nous dévoile Triple Agent. Aussi peut-on voir finalement ce triple agent comme celui de l'amour lui-même. Un triple Eros en somme, qui décomposerait (au lieu de les nouer comme dans les "marivaudages" des Contes et des Comédies) les trois versants de l'amour selon Socrate: le versant narcissique, où l'amant (en général) ne fait qu'aimer, à travers l'autre, sa propre image; le versant sophistique, quand l'amant (Fiodor) use d'un beau discours, aux apparences de vérité, pour séduire l'autre; le versant dialectique, le seul vrai, quand celle qui aime (Arsinoé) vise, par son discours, à reconnaître en l'autre ce qui lui permet de s'élever. Dans Triple Agent, ce dernier versant est réduit à sa plus simple expression. Le discours de Fiodor, monstrueux, empiète si largement sur celui d'Arsinoé qu'il condamne celle-ci à un douloureux silence, la laissant seule avec un secret qu'elle ne connaît même pas. Cette monstruosité fait toute la modernité du film. Car chez Rohmer les films historiques, loin d'être des films de transition, constituent au contraire de véritables jalons, permettant d'apprécier, plus facilement que dans ses films contemporains (distance oblige), le regard qu'il porte sur son époque et, par comparaison, son évolution. Quelle différence entre l'idéalisme des années soixante-dix (évoqué à travers le romantisme d'une marquise allemande au XVIIIe siècle et l'initiation mystique d'un chevalier du Moyen Age) et le pragmatisme d'aujourd'hui (suggéré à travers l'"entêtement" d'une royaliste anglaise pendant la Révolution et les agissements d'un espion russe sous le Front populaire)! Les films de Rohmer sont toujours de leur temps, même les films historiques. C'est aussi cela la jeunesse d'Eric Rohmer. (La lettre du cinéma n°27, été 2004)


(1) Eric Rohmer, "Jeunesse de Jean Renoir", in Le goût de la beauté, Cahiers du cinéma, 1984.

août 18, 2025

Marlowe/Marlaud

  La Femme de l'aviateur d'Eric Rohmer (1981).

Parler de la Femme de l'aviateur comme du "polar d'Eric Rohmer" peut paraître exagéré. Non pas que le film n'ait rien de policier mais, au contraire, que ce sont tous les films de Rohmer qui, à travers la forme de leur récit, ont à voir avec le genre policier, la Femme de l'aviateur se révélant simplement comme celui qui l'exprime le mieux, en tout cas de façon la plus savoureuse. Cela tient d'abord à sa genèse, au fait que l'histoire du film, si moderne soit-elle aux yeux de la critique, quand le film est sorti en 1981, a été écrite 35 ans plus tôt, à la fin de la guerre, à une époque où Rohmer, qui ne s'appelait pas encore Rohmer, ambitionnait d'écrire des romans, et qu'il s'apprêtait aussi, comme nombre de cinéphiles, à découvrir les "films noirs" américains. En 1945, Rohmer ne sait rien de ces films (aucun n'est encore sorti en France), mais les romans dont s'inspirent certains existent déjà et, même si Rohmer ne les connaît pas davantage, ils participent d'un nouveau style d'écriture auquel, à l'époque, le futur critique et cinéaste ne peut être insensible. Si Rohmer, pendant la guerre, lisait plutôt Faulkner et Dos Passos, on peut penser que, après la guerre, son désir a été de s'en libérer, pour s'attacher à des récits moins tragiques que ceux de Faulkner, moins combattants que ceux de Dos Passos, relevant non plus de la "grande forme" moderniste et de ses techniques d'écriture (telle le flux de conscience), mais de formes plus mineures, bien qu'essentielles, celles qui garantissent au récit toute son efficacité, via le rôle accordé au lecteur... ainsi des nouvelles de Stevenson ou de Henry James, romans d'aventure ou fantastiques, et, pour ce qui concerne les années 40, des romans policiers, surtout ceux de Chandler dont la figure du privé, à travers le personnage de Philip Marlowe, a ouvert la voie à un nouveau type de héros, apparemment bien réel, sauf que, comme le disait Chandler lui-même, un tel personnage dans la vie "réelle" ne serait pas détective privé.

C'est pourquoi François, le héros sans qualités de la Femme de l'aviateur, n'est pas détective privé, mais qu'il pourrait l'être (une sorte de Philip Marlowe), au demeurant mauvais détective avec sa mauvaise orthographe (Philippe Marlaud), et pourtant authentique si l'on s'en tient à l'image du privé chandlérien, évoluant dans un monde d'apparences, avec ce qu'elles ont de trompeuses, de sorte que, lorsque la vérité se présente à lui, il ne la voit pas nécessairement. Il mène son enquête, sous la forme d'une filature, sur ce que lui et Lucie (une lycéenne rencontrée par hasard, amusée par le manège du jeune homme et qui, s'étant piquée au jeu, l'accompagne désormais dans sa filature) pensent être un couple en instance de divorce, l'homme (l'aviateur du titre) ayant été vu le matin même par François, quittant l'appartement d'une autre femme, dont il était l'amant, et qui se trouve être la petite amie du héros. Les raisons de cette visite, le spectateur les connaît, au contraire du personnage principal qui n'aura de cesse, dès lors, de vouloir résoudre l'énigme, mû par la jalousie (comme souvent dans les films de Rohmer, mais ici une jalousie sans éclats, plutôt terne dans son expression), là où pour Lucie il ne s'agit que d'un jeu, animé par la curiosité. Reste que la véritable énigme à laquelle sont confrontés non seulement les deux personnages mais aussi le spectateur, renvoie au titre complet du film: la Femme de l'aviateur ou "On ne saurait penser à rien", le film inaugurant chez Rohmer un nouveau cycle, celui des Comédies et Proverbes. Soit donc, première partie de l'énigme: "la femme de l'aviateur", dont on apprend, à la fin seulement, qu'il s'agissait probablement de sa sœur. Seconde partie: "On ne saurait penser à rien", un faux proverbe qui est l'antithèse de la pièce de Musset — On ne saurait penser à tout —, dont la signification reste incertaine mais qu'on peut voir, le film se prêtant facilement au jeu des déductions, comme la vérité ultime du film, à savoir que si, en effet, on ne saurait penser à tout — ainsi que la femme blonde était la sœur de l'aviateur —, eh bien, on ne saurait non plus penser à rien, c'est-à-dire s'empêcher d'échafauder toutes les hypothèses possibles, dont les plus anecdotiques (penser à quelque chose qui justement n'est "rien", par exemple que Lucie avait elle aussi un petit ami qui n'était autre que le garçon avec lequel François travaillait la nuit, comme postier au centre de tri de la gare de l'Est) pour trouver une explication à ce qui demeure obscur, éternelle source d'angoisse. Et à l'arrivée, cette vérité que parfois le hasard n'est pas que pure coïncidence, qu'il recèle plus de choses que ce qu'il nous est donné de voir.

Philippe Marlaud (acteur météore, découvert dans Passe ton bac d'abord de Pialat et qui connut un destin tragique — cf. ) apparaît ainsi comme un drôle de détective, "privé, tout ce qu'il y a de plus privé", un portrait possible de ce qu'était Rohmer en 1945, ce qui explique que, transposée en 1980, la psychologie du personnage a quelque chose d'un peu démodé, notamment dans son rapport à la gente féminine. De Marlowe, il est une version sans caractère, plutôt mièvre, on peut même dire "minable", c'est d'ailleurs dit dans le film. C'est qu'il est aussi dépourvu de toute irrévérence, ce côté hard-boiled qui sied au privé. C'est un personnage gris. Du polar, le film a en revanche conservé le rôle prédominant de la ville, ici Paris — rien à voir avec le magazine créé justement en 1945! — à travers les déplacements du héros, arpentant la capitale de long en large, d'est en ouest (et retour) — on repère les lieux grâce aux bouches de métro — avec le point d'orgue que représente la longue séquence dans le parc des Buttes-Chaumont (j'y reviendrai), et la chanson finale du film, "Paris m'a séduit", hélas épouvantablement chantée. Il y a surtout, en accord avec tous ces mouvements, l'aspect tortueux du récit, les fausses pistes... autant d'éléments typiques du polar chandlérien, comme du "roman rohmérien" (le romanesque qui voit le sujet passer par un tiers et emprunter moult détours pour atteindre une vérité qui, dialectique oblige, était là depuis le début). La particularité dans la Femme de l'aviateur, ce sont ces instants où le personnage (qui a donc travaillé toute la nuit) est gagné par le sommeil et s'endort quelques minutes à la table d'un café. Cela survient trois fois, comme trois ponctuations, trois soupirs sur la partition que représente le ruban du film (du rêve?), ce rythme parfaitement ajusté dans le découpage qui rapproche Rohmer d'Howard Hawks. Et qui dit Hawks, Chandler (avec un zeste de Faulkner), Marlowe et l'idée de "sommeil", dit évidemment The Big Sleep, le plus fameux des films noirs, tourné à l'automne 44, célèbre, entre autres, pour la complexité de son intrigue (à relativiser toutefois, l'opacité de l'histoire résulte en partie du fait que des éléments explicatifs, présents dans la version d'origine, ont été coupés et remplacés par des scènes visant à mettre en valeur le couple Bogart-Bacall). Le "grand sommeil" c'est la mort qui plane au-dessus de Los Angeles, ville de tous les vices, conférant au roman/film ce climat délétère où il n'y a qu'à la fin, une fois qu'on est mort, que tout s'annule, le bien comme le mal. Rien de tel, bien sûr, chez Rohmer. C'est même tout le contraire. Des "petits sommeils" qui sont comme des mini-siestes dans l'économie du film, pour ne pas épuiser le récit, mais aussi, peut-être, parce que notre héros s'approchant d'un peu trop près de ce qu'il recherche (ou feint de ne pas chercher, simplement pour occuper sa journée, prétend-il), il lui faut laisser la "vérité" reprendre ses distances, bel acte manqué, comme on dit, et en même temps bien venu, étant entendu que dans ce type de récit, c'est moins la vérité qui importe que sa quête.

Si dans le polar de Chandler et le film de Rohmer, cadre et tonalité diffèrent, jusqu'à s'opposer, il n'en demeure pas moins une impression commune de solitude et de mélancolie, attributs par excellence du personnage de privé. Philip Marlowe et Philippe Marlaud portent, chacun à leur manière, un regard faussement distancié, sur ce qu'ils ont vu mais dont la signification leur échappe. C'est dans la séquence centrale des Buttes-Chaumont que se manifeste idéalement ce rapport particulier du privé au réel. Le passage évoque — beaucoup l'ont souligné — la scène du parc dans Blow Up d'Antonioni. Même décor et, là aussi, un secret autour d'un couple, comme un "motif dans le tapis", j'allais dire "dans le gazon". C'est que le personnage du photographe y incarne ce même type de héros à la recherche d'une vérité cachée, toujours "l'œil du privé" mais dans une version plus technique, qui passe par un médium, l'appareil photo, censé enregistrer le réel et, ainsi, permettre au sujet de découvrir le secret, du moins le croit-il. Dans la Femme de l'aviateur, notre détective amateur, d'un amateurisme confondant, recourt également à la photographie, par l'intermédiaire de Lucie (c'est elle qui finit par prendre les choses en main) et d'un Polaroid — quoi de mieux dans un polar qu'un Polaroid pour photographier un couple qui polarise l'attention —, dans l'espoir au moins de fixer ce qui ne cesse de fuir. En vain. La photo est ratée. Du couple, à proximité duquel s'était volontairement placée Lucie, espérant qu'il figurerait ainsi sur la photo prise par la touriste, on ne voit rien, il n'est pas dans le cadre, juste au bord, de sorte qu'on le devine plus qu'on ne le voit. A la fois "rien" et "hors-cadre", voilà bien, en résumé, la trajectoire du film: on ne saurait penser à rien, encore moins à ce qui est hors-cadre... on ne saurait penser à rien, d'autant moins que c'est hors-cadre. Il fallait toute la gaucherie d'un faux Marlowe, et le génie de Rohmer, pour nous en convaincre.

août 13, 2025

Point ligne plan

  The Brown Bunny de Vincent Gallo (2003).

La première fois que j'ai vu The Brown Bunny, c’était lors de sa sortie il y a plus de vingt ans. Puis j’y ai repensé à chaque fois que j'écoutais la BO composée en partie par John Frusciante, l'ancien guitariste des Red Hot Chili Peppers, mais dont les cinq titres (sublimes) ne sont présents que sur l'album, Gallo ne conservant dans son film que la musique additionnelle (elle aussi sublime), de "Tears of Dolphy" de Ted Curson à "Smooth" de Francesco Accardo, en passant par "Come Wander with Me" de Jeff Alexander et interprété par Bonnie Beecher, "Beautiful" de Gordon Lightfoot et "Milk and Honey" de Jackson C. Frank. Pourquoi ont-ils disparu ces morceaux? Frusciante dit lui-même que sa musique et le film étaient pareils à des jumeaux. Et c'est vrai que la ligne mélodique des chansons épouse exactement celle, douloureuse et fragile, du film. Reste que les cinq titres manquants, qui feraient de la Fender de Frusciante le pendant de la Honda 250 de Gallo, elle-même cachée une bonne partie du film à l'intérieur du van, participent de cette impression d'étrangeté véhiculée par The Brown Bunny, une étrangeté qui tient d'abord au mouvement du film, avançant tout droit vers sa résolution finale, son "pipe-show" turgescent et son flash-back explicatif, mais aussi de tout ce qu'a retiré Gallo du film après sa présentation cannoise. Je ne connais pas la version qui avait été montrée à Cannes en 2003, mais la nouvelle, amputée de presque une demi-heure, soit un quart du film, serait celle voulue par Gallo — et pas, bien sûr, pour faire plaisir au public cannois qui l'avait copieusement sifflée, ni au critique Roger Ebert qui, lui, l'avait qualifiée de pire film jamais vu à Cannes, ce qui par la suite avait valu une belle bordée d'injures entre les deux hommes.

De tout ce qui a été coupé, le plus important est certainement la fin de la séquence dans le salar de Bonneville, où l'on voit Gallo, sur sa moto, flottant entre le bleu du ciel et le blanc des salt flats, et disparaître à l'horizon. Dans la première version, on le voyait ensuite revenir à son point de départ... Là non, ce qui crée une trouée dans le tissu du film, d'autant que la séquence se situe exactement au milieu et qu'un tel "point de non-retour" ne peut qu'éclairer différemment la seconde partie. Jusque-là, on avait affaire à un road-movie somme toute classique dans son déroulement minimaliste, ponctué de rencontres éphémères avec des inconnues aux noms de fleurs, comme celui de l'être aimé et à jamais perdu (Daisy). Et la sortie à moto sur le speedway s'inscrivait dans cette succession de petits faits insignifiants, soit une simple parenthèse dans l'itinéraire du film (la traversée Est-Ouest des Etats-Unis), le temps de se faire plaisir. Sauf qu'en supprimant le plan du retour, Gallo modifie la donne. D'abord au niveau de la forme. Par cette coupe, le cinéaste renforce encore plus la sensation d'aplat que dégage la séquence. La profondeur de champ est comme définitivement abolie. Le personnage s'efface progressivement, jusqu'à devenir un point minuscule où s'annule, via le flou de l'image, toute perspective. On nage en pleine abstraction, et pas n'importe laquelle: la colorfield painting de Rothko et B. Newman, avec ses bandes d'aplats monochromes (ici bleus et blancs). Plus encore: Gallo élimine le changement d'axe qu'aurait impliqué le retour du personnage et prolonge ainsi tous ces plans où il apparaît de dos, silhouette hirsute envahissant une partie de l'écran, qu'il soit au volant de sa camionnette ou en train d'embrasser une femme, ce qui accrédite l'idée d'un road-movie filmé comme une fuite en avant, jusqu'aux retrouvailles avec Chloë Sevigny où cette fois Gallo est vu de face, et pour cause (la modernité de Gallo passe par une utilisation assez désinvolte du champ-contrechamp).

Mais là n'est pas l'essentiel. Ce qui fait la grandeur du film, c'est sa temporalité. The Brown Bunny est un film de l'inconsolation et comme tout grand film de ce type, trouve sa force dans des questions moins de surface que temporelles (pensons à Vertigo, film matriciel s'il en est, et à la sublime séquence du séquoia, l'une des plus belles du film). Je m'explique. En ne nous montrant pas le personnage revenir de sa virée dans le désert, Gallo crée une fausse fin, en plein milieu du film, qui rend la seconde partie plus indécise, quant à l'enchaînement des faits, et à leur durée, d'autant que la séquence se trouve raccordée brutalement avec le plan du van avançant vers nous, en lieu et place de la moto. Et si c'était vraiment la fin? Je parlais plus haut des femmes rencontrées qui portent toutes des noms de fleurs: Violet, Lilly puis Rose, en attendant Daisy. Mais qui évoquent aussi des couleurs (Daisy se nomme Lemon, à la fois marguerite et citron) — ce qui renvoie peut-être aux pull-overs de couleurs différentes qu'arborait Warren Oates dans Two-Lane Blacktop de Monte Hellman, un film auquel celui de Gallo fait davantage penser qu'au Gerry de Gus Van Sant (sorti l'année d'avant), mais surtout identifie le personnage de Daisy à la Honda jaune de Gallo, et pour le coup le van noir à un fourgon mortuaire. Dès lors, comment ne pas voir la séquence du désert comme une sorte de cérémonie funèbre, à la fois moderne et romantique, autant dire ultra mélancolique, donc sans retour possible. The Brown Bunny ne serait rien d'autre qu'une version moderne du mythe d'Ophélie. Toute la seconde partie, au statut temporel incertain (puisque arrivant après la fin), témoigne de cette ophélisation, ce que confirmerait la sulfureuse scène finale puisque le personnage de Daisy y apparaît tel un fantôme (elle est bien morte) qui pourtant "existe" (c'est une hallucination, donc bien réelle pour celui qui en est la proie). Un peu vampire aussi, dans la mesure où, on le sait, les vampires la nuit...

Bonus: la bande originale du film.

août 08, 2025

Yi Yi


  Yi Yi ( ) d'Edward Yang (2000).

  Le trait et l'Un.

Et un chef-d'œuvre, un! A la fois dernier chef-d'œuvre du XXe siècle (le film a été tourné en 1999) et premier du XXIe (le film est sorti en 2000), Yi Yi, — —, "Un un", l'opus ultime d'Edward Yang est le film du redoublement. D'abord entre deux époques, deux générations, celle du personnage principal NJ, de son épouse, de son beau-frère, de son amour de jeunesse retrouvé par hasard trente ans après... et celle de ses deux enfants, sa fille adolescente et son fils de 8 ans; deux générations attachées plus ou moins fortement à une troisième, celle de l'ancêtre, la grand-mère tombée dans le coma le soir du mariage du beau-frère et à qui chacun se doit de parler (non sans difficulté) pour la maintenir en vie. Redoublement aussi par rapport aux précédents films de Yang, dont il reprend en les condensant les principaux thèmes; par rapport également à la Cité des douleurs (1989) de Hou Hsiao-hsien, l'autre grande figure du nouveau cinéma taïwanais, fresque familiale au temps de la "terreur blanche", celle qu'exerça le Kuomintang après la guerre et la fin de l'occupation japonaise, et dont Yi Yi apparaît comme le pendant contemporain (Wu Nien-jen scénariste bien connu, qui joue ici NJ — mêmes initiales —, a co-écrit le film de Hou et à ce titre on peut voir l'ouverture de Yi Yi comme un clin d'œil — cf. la photo de famille lors du mariage — sinon un hommage à la Cité des douleurs). Redoublement encore des prénoms qui composent la famille de NJ, de Min-Min (l'épouse) à Ting-Ting et Yang-Yang (les enfants). Mais surtout redoublement du monde qui voit la réalité extérieure (Taipei, son cadre urbain, ici souvent nocturne) se réfléchir à travers toutes ces vitres qui démultiplient les interfaces, sur les vies de chacun, vues, elles, dans leur sphère intime. Par ce jeu entre l'intérieur et l'extérieur, le film crée une spatialité trouble, autant que troublante du fait que ces vies y apparaissent à la fois transparentes, puisqu'en reflet les unes dans les autres, et opaques, car singulières, propres à chacun, "enfermant" du coup les personnages: NJ dans le regret d'être passé à côté de sa vie; Min-min dans la dépression, confrontée au vide de son existence (jusqu'à aller s'enfermer dans un monastère); Ting-Ting dans l'imaginaire, confrontée, elle, aux tourments bien réels du sentiment amoureux; Yang-Yang dans l'éveil aux choses, merveilleux petit personnage découvrant la vie — Ozu + Saint Thomas —, s'en amusant (les ballons) comme s'en inquiétant car ne croyant qu'à ce qu'il voit (les photos qu'il prend pour visualiser les moustiques ou révéler aux autres cette partie du monde qu'ils ne voient pas puisque située dans leur dos). Soit un mixte d'ouverture et de repli dont témoignent toutes ces portes qu'on passe son temps à ouvrir et refermer, et que, de façon plus large, via justement ces plans larges auxquels recourt Yang, le film intègre dans une sorte d'espace bigger than life (cosmogonique?) où les personnages, filmés de loin, semblent perdus dans l'immensité du monde. 

Mais encore. C'est quoi au fond ce "double un" qui donne au film son titre en même temps que sa structure (au mariage du début répondent à la fin les funérailles de la grand-mère)? Et plus précisément ce "trait horizontal", signe du 1 en tant que "premier" mais aussi caractère le plus "simple" de l'écriture chinoise. Un simple trait qui associé au 1 aurait à voir avec l'origine, et qui redoublé telle une "seconde chance", ainsi qu'il est dit dans le film, permettrait de repartir de zéro. Sauf que ça n'y changerait rien. C'est que le redoublement ici ne renvoie pas à une nouvelle vie, mais simplement à la compréhension que cette seconde vie ne serait que la poursuite de la première, que celle-ci soit riche d'enseignements (Yang-Yang, mais aussi Ting-Ting même si dans son cas l'expérience est cruelle) ou se révèle rétrospectivement décevante (NJ et Min-Min). Décevante mais finalement acceptée, par le biais du second "trait" qui, à défaut de rendre la vie meilleure, nous apprend que la vie, il n'y en a qu'une et que croire, à l'instar du beau-frère, qu'une seconde chance serait l'occasion de recommencer sa vie n'est qu'illusion... dans la mesure où — je "redouble" moi aussi mon propos — si un tel événement survenait, fruit du hasard et non effet des astres, la vie d'avant s'en trouverait certes modifiée mais sans signifier pour autant qu'un retour au point de départ, prélude à une nouvelle vie, est possible (faux espoir dont fait l'expérience NJ). De sorte que le deuxième "—" apparaît comme indispensable, lié qu'il est au premier (tels deux signifiants), ce que matérialise dans le film le jeu avec les reflets et qui, à bien regarder, concerne plus les grands que Yang-Yang, l'enfant saisi, lui, directement sur des écrans de vidéosurveillance, parce qu'encore très dépendant de l'Autre (le premier "—"), soit "un trait et demi", cet Autre qui lui permet de trouver du sens aux nombreuses questions qu'il se pose mais qui ne recouvre qu'à "moitié" son être (cette vérité encore inaccessible puisque relevant du non visible). Chez Ting-Ting et les adultes, au contraire, le "— —" est complet. Et la vie infiniment plus complexe, via les crises existentielles que chacun est amené à traverser.

Si intriquée soit donc sa narration, Yi Yi n'en est pas moins d'une incroyable fluidité, les trois heures du film filant à une vitesse folle (ils sont rares les films d'une telle longueur dont on voudrait qu'ils ne s'arrêtent pas). C'est sa musicalité (Edward Yang y apparaît d'ailleurs subrepticement en tant que pianiste). C'est aussi sa magie. Il y a dans le film cette scène où NJ rencontre à Tokyo un industriel japonais susceptible de racheter l'entreprise de logiciels qu'il dirige avec des amis et qui est menacée de faillite. L'industriel lui fait comprendre qu'il n'a pas de recette magique pour sauver l'entreprise et, pour illustrer son propos, fait un tour de cartes qui ne repose sur aucun "truc", simplement le fait qu'il connaît parfaitement la place des cartes dans le jeu (de celles en tout cas qu'il présente retournées à NJ). Yi Yi, c'est un peu ça. L'art de Yang est tel, dans la construction de son récit, la manière de mettre en scène ce qui le compose, de raccorder les plans, sans recourir au moindre "effet", se contentant de plans larges et fixes, les rares mouvements de caméra relevant de la plus stricte nécessité, qu'il confère au film un côté magique. Magique mais sans effet de magie. Parlons alors de génie pour atteindre ainsi, à partir d'un matériau somme toute hétérogène, une unité aussi puissante, qui ne soit pas seulement stylistique mais également narrative. Dans Yi Yi, ça confine au vertige. Qui fait du film la réponse, meurtre compris, de ce que l'amoureux pour le moins perturbé de Ting-Ting et de sa voisine, définissait comme le plus du cinéma par rapport à la vie, cette idée qu'on "vivrait trois fois plus depuis l'invention du cinéma". Autrement dit que les films nous offrent d'emblée deux fois ("un, un", yi yi) — il est là le redoublement — ce que la vie, sur le moment, nous donne qu'une seule fois. Edward Yang s'y attèle avec une telle confiance en ses moyens, une telle croyance en ses personnages, qu'il peut même céder à quelques facilités (Beethoven ou Bach pour accompagner certaines scènes, un jeu vidéo pour figurer la violence du meurtre...) sans que son film en pâtisse. Revu vingt cinq ans plus tard, Yi Yi est toujours aussi bouleversant.

août 05, 2025

Mon journal 7

  Roland-Garros 2025: Finale Alcaraz — Sinner,
minisérie en 5 épisodes: 4-6, 6-7, 6-4, 7-6, 7-6.

  Notes de juillet.

1er juillet

Top 10 de la première moitié de 2025: (par ordre alphabétique)
Bernie, Richard Linklater (2011)
Black Bag (The Insider), Steven Soderbergh
5 septembre, Tim Fehlbaum
Cloud, Kiyoshi Kurosawa
Eephus, Carson Lund
— El llanto (les Maudites), Pedro Martín-Calero
Jardin d'été, Shinji Sōmai (1994)
Life of Chuck, Mike Flanagan
The Phoenician Scheme, Wes Anderson
Tardes de soledad, Albert Serra

+ Finale Roland-Garros: Alcaraz - Sinner

+ 4 ressorties: Blackmail (Hitchcock) — les Chevaux de feu (Paradjanov) — Porcherie (Pasolini) — Quatre Nuits d'un rêveur (Bresson).

3 juillet
Reflet dans un diamant mort de Cattet et Forzani... c'est Mort à Venise (sur la Côte d'Azur) mêlé de giallo (à la sauce pop), d'Eurospy (James Tont) et de fumetto nero (Satanik)... tout ça passé dans la centrifugeuse. D'accord, le graphisme est magnifique, c'est visuellement très fort, mais la débauche formelle ici XXL rend la chose quand même vite indigeste. Ça file et rien n'accroche, en dehors de la BO (Morricone, Nicolai, Umiliani...), ce que le film a de mieux finalement. Je réécoute La lucertola.
4 juillet
Aaaah l'Aventura! Après Voyages en Italie, et en attendant Divorce à l'italienne, Sophie Letourneur poursuit son trivial pursuit, en Sardaigne et en famille cette fois, rythmé par le caca de Raoul et le Prélude en do majeur de Bach. Génial.

5 juillet
Le si bémol. Sur l'Accident de piano de Quentin Dupieux.

8 juillet
Le tout et le rien. Sur l'Aventura de Sophie Letourneur.

9 juillet
En attendant de voir le Rire et le Couteau, j'ai revu l'Usine de rien de Pedro Pinho. Le film est vraiment fabuleux en dépit de quelques passages un peu trop didactiques, comme la longue scène du dîner mais contrebalancée par le concert punk qui suit, donc ça va quand même... Et puis c'est d'une inventivité constante, qui touche à la comédie sociale, intimiste et pour finir musicale, ce qui m'a fait penser respectivement à Fassbinder (le feuilleton Huit heures ne font pas un jour et le format 16mm), Cassavetes (les gros plans sur les visages, notamment celui très suggestif de la femme lors des deux scènes érotiques) et Moretti (les chorégraphies à l'intérieur de l'usine).
Si le sujet est dur (dans le contexte de la crise économique, celle de la dette, qu'a traversé le Portugal, une fabrique d'ascenseurs que les dirigeants ont abandonnée, des ouvriers qui l'occupent, rêvant d'autogestion, mais qui n'ont "rien" à produire), le ton est léger (cf. plus haut) sans jamais entamer l'incroyable force politique du film (d'autant que l'usine en question a elle-même fonctionné sur le mode de l'autogestion au moment de la révolution des Œillets, et pendant une vingtaine d'années, après le départ d'OTIS le constructeur d'ascenseurs, certains des ouvriers qui jouent dans le film ayant d'ailleurs connu l'usine de cette époque). Le propos qu'on y tient est plutôt altermondialiste, sauf qu'on n'est pas sûrs, à l'image de Zé le personnage principal, de vouloir changer le monde. Ajoutons que les échappées hors de l'usine sont absolument magnifiques (avec quelques plans à la Ozu), notamment celles au bord du Tage (le film a été tourné à Póvoa de Santa Iria, au-dessus de Lisbonne). On y croise même des autruches.

12 juillet
Le double regard. Sur le Rire et le Couteau de Pedro Pinho.

15 juillet
"I fly away". Sur F1® de Joseph Kosinski.

19 juillet
On ne s'attardera pas sur le grand n'importe quoi qui a présidé à la distribution de la Trilogie d'Oslo de Dag Johan Haugerud, les trois films sortant chez nous à une semaine d'intervalle dans un ordre inverse à celui d'origine (même si cet ordre importe peu), le dernier, Sex (qui est donc le premier) sous le titre Désir (sic)... Disons surtout que cette trilogie, un peu trop littéraire dans sa facture (Haugerud est aussi romancier), n'évite pas l'écueil psycho-sociologisant (sur les différents types de rapports amoureux — entre deux hommes, entre une femme et un homme, entre une adulte et une mineure — que chaque film expose de manière plutôt verbeuse voire poussive par instants, n'est pas Bergman qui veut), le didactisme pesant par son coté démonstratif (cf. l'ouverture de Love avec la visite de l'Hôtel de ville d'Oslo et les explications de la guide quant à la dimension sexuelle des sculptures qui ornent la façade) ou le recours à des scènes au symbolisme pataud (cf. l'interminable escalier — un ancien tremplin de saut à ski! — qu'essaie désespérément de gravir la grand-mère dans Dreams), etc., autant d'éléments qui gâchent l'ensemble et tous ces autres moments, eux, plus légers, plus délicats (la première partie de Dreams: le journal intime de l'adolescente raconté en voix off), plus émouvants aussi... qu'il s'agisse du sentiment de perdition de la femme quand son mari ramoneur (!) lui révèle qu'il a eu un rapport sexuel (anal) avec un client, mais aussi des confidences non dénuées d'humour entre l'homme et son collègue également ramoneur qui, lui, se voit en rêve, déguisé en femme devant David Bowie (Sex); des rencontres (possiblement sexuelles) sur le ferry qui assure la liaison entre Oslo et les îles du fjord (Love); ou encore du temps partagé (à faire du tricot dans une ambiance très "hygge"!) entre l'adolescente et la prof de français, objet de son premier amour (Dreams). Ce qui fait qu'on hésite en permanence entre séduction et agacement, adhésion et résistance... et qu'à la fin, eh bien, on reste dubitatif.

24 juillet
Ah Merlusse de Pagnol! (avec Toni de Renoir, Remous de Gréville et Bonne Chance! de Guitry, mon carré d'as des films français sortis en 1935). C'est l'histoire d'un pion (Poupon), surnommé Merlusse parce qu'il sent la morue, personnage redouté des élèves alors que s'ils le connaissaient "ils lui pisseraient dans les poches". Ce film (de Noël) est une pure merveille. A comparer au besogneux Winter Break d'Alexander Payne.

25 juillet
The Things You Kill. Complètement bidon la seconde partie avec l'échange d'identités (+ l'un des deux personnages à la place du chien!)... Lynch et Buñuel, mon œil, le scénar relève ici du truc de petit malin (Ali et Reza, soit le prénom du réalisateur, haha) et en y cédant — je passe sur la métaphore "Tue (éteins la lumière) le père" elle aussi bien lourdingue qui ouvre et clôt le film — Khatami se rétame dans les grandes largeurs.

28 juillet
Les 4 Fantastiques de Shakman avec Pedro Pascal dans le rôle de Mr Fantastic, acteur qu'on voit beaucoup en ce moment (Materialists de Celine Song, film sympa mais sans plus... Eddington d'Ari Aster, satire — dans tous les coins — trop bordélique et roublard pour convaincre) et ici peut-être à cause de ses initiales doubles (PP à l'instar des super-héros Marvel)... oui eh bien, c'est pas super génial, pas aussi inventif évidemment que les Indestructibles de Pixar, pas aussi poilant évidemment que le Fumer fait tousser de Dupieux... mais bon, quand même super moins con, en dépit de sa veine lourdement familialiste (qui est propre à la série), que le Superman de Gunn.

  L'Usine de rien de Pedro Pinho (2017).