Locust (Gangs of Taïwan) de KEFF (2024).
Notes du mois d'août.
4 août
Vu Locust (Gangs of Taïwan) de KEFF. La critique déplore la confusion du film, sa lenteur, son formalisme pas suffisamment ancré... or c'est exactement ce qui m'a plu dans Locust, pur film de genre(s) qui (em)brasse satire socio-politique (de la corruption rongeant la société taïwanaise à l'indifférence de l'île au sort de Hong Kong), film de gangs et romance, dans un drôle de tempo (KEFF est un ancien DJ) qui vous maintient en alerte, les séquences, tantôt fulgurantes tantôt languissantes, ne s'épuisant jamais dans le trop-plein de l'hyperviolence (la bande de voyous à laquelle appartient le héros, vague écho avec ses masques et ses battes de baseball à Orange mécanique) ou au contraire l'excès contemplatif (le mutisme du héros, démarcation lointaine du hitman delonien)... ainsi captif de ce que s'y passe, même (et surtout dirais-je) quand il ne se passe pas grand-chose, attentif qu'on se trouve alors aux petits détails du film, comme à ses symboles, nullement écrasants (la locuste, criquet inoffensif tant qu'il est solitaire; "l'éclair de Taïwan", la nouvelle pâtisserie qui attire les Taïwanais). Bref, un mixte postmoderne, peut-être trop ambitieux dans son propos, mais infiniment plus convaincant que toutes ces productions au formalisme outré qui aujourd'hui nous viennent de là-bas.
8 août
Le trait et l'Un. Revoir Yi Yi d'Edward Yang.
9 août
L'enfant et les sortilèges — Vu Weapons de Zach Cregger. Bon évidemment, à côté du dernier Dracula, la croûte de Besson, le film a tout du chef-d'œuvre... ce qu'il n'est pas bien sûr, même dans son "genre", celui qu'on appelle l'horreur. Vaguement shyamalanien, vaguement cravenien, très vaguement lynchien, surtout kingien avec son finale à la Shining... Weapons vaut moins par son côté purement horrifique, Cregger s'appliquant à bien réciter sa leçon, notamment dans la dernière partie (pour récompenser les geeks qui auront su patienter jusque-là), que dans ce qui se situe en amont, pas tant le début: le chapitre Justine (l'instit des enfants disparus) qui sert d'exposition et traîne en longueur (comme chez Peele), que ce qui suit et plus précisément les chapitres Paul (le flic violent, ancien alcoolique), James (le junkie chapardeur), pour moi le meilleur du film, pile-poil au milieu, et Marcus (le directeur d'école en couple avec son petit ami). Des chapitres qui ancrent le récit dans la banalité d'une petite ville américaine (zones pavillonnaires et middle class), agrémenté de l'habituel jumpscare.
Reste le mystère proprement dit, qui mêle à la parabole (la société étasunienne, trumpiste mais pas que, et sa paranoïa) le conte pour enfants (du Joueur de flûte de Hamelin à Hansel et Gretel en passant par Harry Potter), dont l'intérêt, on le sait, est moins dans son dévoilement que dans le cheminement enchevêtré et tortueux — à l'image de la branche de sorcier — suivi par le film (à reculons par moments) pour y arriver. Soit le ludus, le jeu à l'intérieur même du récit, avec ses fausses pistes et ses criss cross, à la Rashōmon (ou Incident at a Corner d'Hitchcock), ici multiples (les différents points de vue des personnages concernant quelques scènes-clés), délivrant au compte-gouttes les éléments de l'intrigue... Où l'on apprend progressivement, à moins d'avoir la comprenette difficile, qu'il sera question de sorcière, d'une maison au secret bien gardé, d'envoûtement et autres trucs vampiriques (ah la "consomption" et la soupe de nouilles au poulet Campbell!) sinon faustiens (le mythe de l'éternelle jeunesse)... Mais le vrai mystère est celui du titre original Weapons = armes, dont on ne saura jamais avec certitude à quoi il renvoie: des enfants s'enfuyant de leur maison comme des missiles à tête chercheuse au fusil-mitrailleur que voit lors d'un cauchemar Archer (le bien-nommé) au dessus de la maison cible... métaphore possible d'une Amérique malade de son 2e amendement.
10 août
Eva Victor, nouvelle Greta Gerwig? La Greta époque Sundance, le cinéma indé, Lady Bird... après le mumblecore, comme il y aura eu pour Eva (avant Comedy Central) l'expérience Twitter avec ses vidéos humoristiques. De cette période, il ne reste plus grand-chose dans Sorry, Baby (hormis quelques traits, ici et là, et le personnage très caricatural de Natasha, l'enseignante rivale). Eva Victor a écrit son premier long en référence à Virginia Woolf (To the Lighthouse) à laquelle elle ressemble d'ailleurs, physiquement. Woolf, la mélancolie, le deuil impossible, sous la forme ici d'un viol, non dramatisé, plutôt "éternisé" dans l'après-coup, la culpabilité, l'angoisse et les questions qui s'ensuivent. Sorry, Baby serait ainsi largement autobiographique (comme l'était aussi en partie Lady Bird). Cela dit Eva Victor se définissant comme non binaire, à l'instar de l'Orlando de Woolf? — cf. le sigle F⟷M qu'elle griffonne sur la fiche de renseignements qu'elle doit remplir pour être retenue en tant que jurée dans un procès —, son film l'est-il? Au sens où s'y trouvent adoucies (l'éloge du neutre cher à Barthes) les oppositions trop marquées entre non seulement les identités sexuelles (jolies scènes, tendres et délicates, entre elle, straight, et son amie gay, porteuse d'un bébé, de même qu'avec Gavin le voisin timide), mais aussi un trauma (a bad thing) et cette espèce d'entropie négative (a good sandwich) qui parcourt le film. Entre la vie et l'art (l'écriture). Eva Victor, assurément une auteur.e à suivre...
17 août
Vous l'aviez sûrement remarqué, parce que vous avez l'œil (avec l'e-dans-l'o), mais sur l'affiche de Together où l'on voit deux z'œils se faire face, les lettres du titre sont accolées, notamment le G avec le O, le G symbole de l'accord (la clé de sol) et le O symbole de l'unité (l'œuf, encore l'e-dans-l'o). Together raconte une histoire de fusion en branle, entre l'o et l'e, le point O (zéro) de l'homme (ici immature, autocentré sur sa musique) et le point G de la femme (du coup méconnu, l'homme et la femme davantage partners que faisant couple, ce que forment à la ville les deux comédiens du film)... Je laisse de côté la question de la co-dépendance, concept psycho-sociologique (bon pour les behavioristes) qui n'a pas grand intérêt, pour m'attacher, non pas au mécanisme même de la fusion, réduite ici à des considérations mystico-religieuses, en réponse au mythe platonicien de l'androgyne (sur la question de la fusion, Guiraudie a fait le tour avec son roman Pour les siècles des siècles, suite du génial Rabalaïre)... mais à son approche purement cinématographique, dans le cadre du film d'horreur. Et de ce point de vue, Together sans être déshonorant n'est pas totalement convaincant. La faute à l'incapacité du réalisateur (Michael Shanks) à s'écarter suffisamment de la ligne, étroite, sur laquelle il s'est engagé, se limitant à suivre la progression (inexorable) du maléfice, cette "attraction" de plus en plus forte entre l'homme et la femme, trop longtemps traitée comme un phénomène essentiellement physique, plus "électro-magnétique" que (al)chimique, qui irait ainsi en s'intensifiant... de sorte que le meilleur des "scènes de fusion" réside surtout dans leur dimension comique (cf. celle où pour résister les personnages se mettent à sniffer le diazépam, prescrit pour ses propriétés myorelaxantes!), davantage en tout cas que dans les trucages numériques, plutôt bébêtes, les comédiens ayant l'air de s'immiscer dans des gaines en latex, ou de faire de la pub pour la colle la plus puissante du monde (justifiant du coup le recours à la tronçonneuse, autre scène comique). C'est dans le court moment où chacun comprend qu'il n'y a pas d'issue possible s'il ne se sacrifie pas pour l'autre, ce qui passe par un lâcher-prise, celui de l'amour véritable capable de surpasser l'effet d'aimantation (sans bloquer le processus au stade de l'hybridation, tels les chiens du début), que le film sort enfin de ses rails. L'émotion est là, dans la réciprocité du sacrifice. La fin proprement dite, elle, reprend le fil du film, entérinant la victoire du Un (comme totalité) sur l'illusion de faire Un (dans le rapport amoureux). Seule voie permettant à l'être "manquant" de (re)trouver sa "moitié"? Le dernier plan (post-humain) est plus terrifiant encore que celui, pourtant monstrueux (cronenbergien), de l'autre couple égaré dans la grotte.
20 août
L'Alpha et le méga — Inutile de tourner autour du pot, c'est un fait, Alpha est très mauvais. De par son scénario, très "bêta", de par son style surtout, bout-à-bout de scènes boursouflées (ce que la musique et son lyrisme bidon n'arrangent pas), ce côté "méga" du film auquel n'échappe que la séquence de l'Aïd, parce qu'imprégnée des souvenirs de l'autrice qui, à l'instar de la famille dont rêve Golshifteh Farahani, ramènent le film à plus de simplicité, d'authenticité, un aspect bizarrement "lambda" qui tranche avec le reste. L'autre bonne nouvelle (oui quand même), c'est le body horror, certes lorgnant toujours du côté de Cronenberg (l'immeuble rappelle celui de Frissons) mais de façon ici plus personnelle par le caractère "marmoréen" que Julia Ducournau confère aux malades du film dans leur phase terminale (les rendant même beaux, comme le dit Alpha). A part ça Alpha est un film dont on aurait aimé qu'il soit un vrai nanar... hélas non, l'esprit de sérieux y règne trop. Dans Titane, Vincent Lindon apprenait à Agathe Rousselle comment réanimer un patient au rythme de "Macarena". Dans Alpha, Golshifteh s'exerce au moins trois fois au massage cardiaque sur le corps "tout en côtes" de Tahar Rahim (contrepoint à celui "tout en muscles" qu'arborait Lindon en pompier bodybuildé), sans la moindre trace d'humour (sinon les traces de piquouse). Le film est ainsi bardé de sous-textes et autres symboles poussifs, de la réalité d'une épidémie (le sida), et l'ostracisme dont ont souffert les victimes, à la légende berbère du "vent rouge" dans lequel on finit par disparaître. C'est censé se passer dans les années 80 et c'est bien ce qu'on ressent tout au long du film: l'esthétique des eighties, ce côté clip et clinquant des images, les couleurs trafiquées, le mauvais goût, esthétique qui fait de Ducournau l'héritière (datée pour le coup) de Beineix et de Besson voire de Carax. Décidément pas ma came.
22 août
Valeur sentimentale, "Ooh La La", comme le chante Ronnie Wood (période Faces), la chanson-phare du nouveau Trier, avec Renate Reinsve pour qui le réalisateur avait écrit le rôle de Julie (12 chapitres), alors qu'ici on monte d'un cran, c'est un cinéaste (Stellan Skarsgård) qui, décidé à faire un film sur sa mère (et son destin tragique), a écrit le rôle en pensant à sa propre fille, actrice de théâtre (re-Renate Reinsve), pour le jouer. On devine d'emblée les bons gros thèmes du cinéma auteuriste: l'art vs la vie, l'artiste vs la famille (les deux sœurs unies que le père n'a pas vues depuis des lustres et qu'il retrouve suite au décès de son ex-épouse), la maison familiale, sa "valeur sentimentale", les souvenirs, les traumas... et puis Tchekhov, Shakespeare, Bergman, surtout Bergman dont l'ombre plane sur le film (on pense à Sonate d'automne bien sûr, le cinéaste se nomme Borg comme le vieux professeur des Fraises sauvages et l'affiche avec les deux actrices norvégiennes n'est pas sans rappeler Persona — il y a d'ailleurs dans le film ce plan très laid qui mêle les visages du père et des deux sœurs, en écho au célèbre plan où Bergman accole les deux moitiés des visages de Liv et Bibi)... Bref un film d'Auteur, avec un grand A, paré pour les honneurs (ceux qu'on récolte dans les festivals), appréciable, le temps de sa vision, par la qualité (indéniable) de ses interprètes mais dont on doute, après coup, qu'il s'agisse d'une œuvre si forte que ça, justifiant un tel enthousiasme...
Pour le dire autrement: puisqu'il est question de "valeur", le film de Trier est-il supérieur à celui de son personnage-cinéaste dont on voit un extrait (et sur lequel pleure Elle Fanning lors de la rétro du cinéaste au festival de... Deauville!)? Sachant que l'extrait en question (un plan-séquence techniquement chiadé) rappelle ce que Biette appelait jadis, à propos de Wenders, le "cinéma filmé", cinéma volontiers "international" avec ses grelots culturels, sa tambouille scénaristique, ses plans tirés au cordeau et servis sur un plateau... Valeur sentimentale vaut probablement mieux, via quelques bonnes idées, hélas mal exploitées ou trop tardives (l'idée que l'artiste comprend des choses même s'il n'est pas là), quelques bonnes blagues (le tabouret IKEA, les DVD inappropriés qu'offre le cinéaste à son petit-fils), mais pas beaucoup mieux... De sorte que l'apport "affectif" du film vient davantage des morceaux de musique (folk, jazz, blues) que Trier, en bon DJ, parsème tout du long, de Dancing Girl de Terry Callier (qui ouvre le film) à Love Theme from Spartacus (la version de Yusef Lateef) en passant par Cannock Chase de Labi Siffre.
28 août
Quelque chose est passé... Sur Miroirs n°3 de Christian Petzold.
31 août
René Allio sur le Rayon vert. Impression que jamais Rohmer n’a été aussi classique. Maîtrise absolue de son écriture. Et liberté. Aisance totale. Tout ce que je dis sur l’exécution, c’est là. Le personnage est observé avec une cruauté bouleversante parce que c’est la comprendre encore mieux, avec une empathie totale, que de l’observer ainsi, sans la moindre complaisance, avec un détachement et une objectivité si apparents, et si vrais, que c’est être au plus près d’elle. Et quand elle parle, vers la fin, de ce qu’elle se sent capable de donner, mais qu’elle préfère garder en elle que de le jeter à tous vents, qu’elle sait que c’est une "éthique" (même si c’est un mot un peu fort pour ce qu'on nous a montré qu'elle est, même si l'on sait que c'est Rohmer qui parle par sa bouche à ce moment-là, avec ses mots à lui), c'est pourtant toute la part secrète de ses comportements si agaçants, de ses fuites, qui ne sont après tout que ses exigences. Toutes les scènes sont belles, fortes, admirablement conduites, filmées et jouées, et, en particulier, ce sublime morceau où l'on reste sur la Suédoise qui parle et où, à chaque instant, c'est à l'autre qui écoute et qu'on ne voit pas (ou presque pas) qu'on pense, parce qu'on sait comment elle l'entend. Un chef-d'œuvre vraiment. Un film qui donne envie à un autre cinéaste de faire un autre film, d'essayer de faire aussi bien. Même Bresson ne me fait pas cet effet-là.