
Miroirs n°3 de Christian Petzold (2025).
La place du mort.
Miroirs n°3, c'est vraiment l'antidote du précédent Petzold, ce Ciel rouge que j'avais cordialement détesté (cf. infra). Et pourtant ce n'était pas gagné d'avance. Un titre tout ce qu'il y a de plus pédant, emprunté à Ravel. Ladite "barque sur l'océan" convoquée dès le premier plan, écho à celui de Vertigo où Kim Novak est prête à se jeter dans la baie de San Francisco... La symbolique du deuil avec ses "fantômes", le thème de la "réparation" via un père et son fils, tous deux garagistes (des "grosses allemandes" dont ils trafiquent le GPS au lave-vaisselle en panne de Betty, la mère — Barbara Auer —, quand ce n'est pas le clapet d'un robinet ou la selle d'un vélo... ceci dit, ils n'iront pas jusqu'à réaccorder le piano), l'héroïne (Laura/Paula Beer), bah pianiste, elle aussi marquée par la mort, nous jouant (forcément) le Prélude n°4 de Chopin, mais aussi spécialiste des boulettes de Königsberg (tout compte fait, ma scène préférée du film) comme elle l'était du goulasch dans le Ciel rouge...
Oui mais non, Petzold ne descend pas dans les graves et ne tombe pas dans le piège de la "marche funèbre"... son film reste en surface, miroitant dans les eaux mouvantes d'un été allemand — ça se passe dans l'Uckermark, la campagne brandebourgeoise — et surtout multiplie les ellipses comme autant de "silences" (qu'il s'agisse des non-dits du récit ou des "soupirs" de la partition), répartis de manière fluide, avec ses reflets mélancoliques, ce qui le rend "admirable" au sens ancien, saint-thomassien, du terme: ad-miratio, ce plaisir causé non par ce qui nous est progressivement révélé mais au contraire ce qui nous est maintenu voilé, du moins partiellement (à l'image des rideaux s'agitant sous l'effet du vent), et à ce titre suscite l'étonnement — ce à quoi correspond l'étymologie même du mot admiration; admiration que d'aucuns trouveront peut-être un peu trop recherchée, ainsi du surgissement de The Night, le morceau de Northern soul de Frankie Valli (and the Four Seasons), véritable cluster dans la structure du film, qui certes détonne par son gros son de basse, son côté puissant (incarné ici par celui qui joue le fils, sorte de Depardieu teuton en bleu de chauffe), mais dont on peut dire qu'il remplace avantageusement — sans justifier pour autant qu'on nous le fasse entendre deux fois — les lourdeurs (signifiantes) qui d'ordinaire siéent au cinéma de Petzold.
Si Paula Beer a l'oreille absolue (qui lui fait reconnaître au début du film la tonalité — en si bémol majeur — d'une chanson entendue sur l'autoradio d'une décapotable roulant à vive allure!), il n'en est pas tout à fait de même du réalisateur... L'antidote n'est pas parfaite. C'est que la force du film réside moins dans sa forme que dans ce qu'on imagine avoir été le travail de coupes au niveau du montage. C'est néanmoins là, via cet aspect elliptique qui confère au film sa dimension sensualiste, que Petzold réussit son pari; au sens où il rend finalement inassignable la place du personnage de Paula Beer, qui dans la décapotable occupait (avant l'accident) la "place du mort", mais dont elle réchappe pour l'occuper ailleurs, cette place (la chambre de Yelena, la fille suicidée), le temps d'une parenthèse elle-même hors du temps... Dit comme ça, on pourrait croire que Miroirs n°3, le quatrième des Beer-films de Petzold (à l'instar d'un Rossellini, d'un Godard ou d'un Chabrol), ne fait que confirmer le côté schwere de son cinéma, mais, par le simple jeu des "intervalles" auquel il recourt, le film acquiert non seulement cette touche d'harmonie qui jusque-là faisait défaut, mais plus encore crée une forme de fantastique (quant au lien unissant Laura et Betty, sans qu'on éprouve le besoin d'en savoir plus) qui affranchit le récit de l'écueil romantique (c'est le romanesque, et plus encore la simplicité d'une nouvelle, qui prime ici)... ni sturm ni drang, pas de ciel rouge et noir, pas d'envolées passionnelles, juste le sentiment troublant que durant ces neuf jours il s'est passé quelque chose... mieux: que quelque chose est passé.

Rappel:
Club sandwich — Le Ciel rouge... grrr... plutôt séduisant au début quand le ciel est encore bleu et le film nonchalant (et vaguement rohmérien), déjà plus pataud quand le ciel passe au gris rose (Felix l'ami qui se révèle homo... Nadja la vendeuse de glace et reine du goulasch qui se révèle, elle, fine connaisseuse de Heine)... mais alors, quand le ciel vire au rouge, c'est "die Katastrophe", là Petzold enfile les gros sabots. Je passe sur le héros écrivain et son égo tout pourri (qui l'empêche de voir autour de lui), condamné à faire le larbin pendant que son éditeur s'intéresse au "travail" des autres: les photos de Felix, la thèse de Nadja... je passe sur l'épisode qui nous révèle aussi (que de révélations dans ce film!) que l'éditeur est atteint d'une sale maladie... car le pompon c'est quand même la fin, quand le feu arrive, gagnant la forêt, les sangliers en fuite et en feu (snif le marcassin) et, last but not least, le drame des deux amants (Felix et le maître-nageur, pardon le sauveteur) dont Petzold se croit obligé de nous montrer les corps calcinés, avec Pompéi en référence (je dirais plutôt comme prétexte), et de préciser qu'ils ne sont pas morts asphyxiés mais brûlés vifs (Rossellini, au secours!). Quant à l'épilogue, l'écrivain rabat-joie qui se révèle un véritable écrivain (et hop, une révélation de plus), via le livre qu'il aura tiré de cette terrible histoire, loin de son Club Sandwich, ce roman de merde (bullshit, c'est dit dans le film) qu'il écrivait à l'époque avant de l'abandonner... on nage en plein poncif. Quel gâchis!