mai 01, 2025

Mon journal 4

  Aimer perdre de Harpo et Lenny Guit (2025).

  Notes d'avril.

2 avril
Pigeon vole — Même si le film faiblit un peu sur la fin (le passage au casino et ce qui suit), Aimer perdre des frères Guit, Lenny (comme Lenny Bruce?) et Harpo (bah, comme Harpo Marx) est vraiment une belle réussite, dans la lignée (outre, j'imagine, Fils de plouc, leur premier film que je ne connais pas), du Fotogenico de Marcia Romano et Benoît Sabatier vu l'an dernier, pour le côté libertaire mais ici nettement moins stylisé... dans la lignée aussi, peut-être, des premiers films (que je ne connais pas non plus) de leur papa Graham, déjà avec Melvil Poupaud. En tout cas, un film de squat, en territoire brusselois, sur la précarité, une ode à la débrouille, je dirais même à la démerde (si on considère que par endroits, dans un petit coin, ça flirte avec le cracra)... qui voit Armande Pigeon l'héroïne (étonnante María Cavalier-Bazan, une actrice de théâtre) parier sur tout et rien (d'une épreuve d'aéromodélisme — le vol circulaire — au simple pile ou face en passant par le blackjack) pour finalement tout gagner et, bien sûr, tout perdre. Vu que l'essentiel dans le jeu, surtout si on y est accro, est moins le gain ou la perte que le temps de la "mise", un moment de pure liberté, ouvert à tous les possibles, toutes les inspirations, que traduit dans le film l'image de l"envolée", qu'il s'agisse d'aéromodèles, de billets de banque ou d'un pigeon. L'envolée comme échappée... Loin de tous ces films ultra-formatés qui polluent nos écrans.

5 avril
Post covid. Sur Hard Truths de Mike Leigh.

9 avril
Le temps s'est arrêté — Vermiglio, du nom du village où se déroule le film (à la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans la région du Trentin), a la beauté majestueuse de certains films d'Olmi comme de certains tableaux du XIXe (on évoque Segantini, le grand peintre des montagnes, mort empoisonné, dit-on, par le céruse qu'il utilisait en abondance pour ses toiles). Vermiglio — "vermillon" en italien — comme antonyme, vu que c'est le bleu et le blanc qui y dominent. Cet aspect antonymique est d'ailleurs ce qui fait la force du film de Maura Delpero. Déjà dans ce qui est l'essence même du cinéma: le présent pour raconter le passé (on y parle un dialecte propre au village). Mais aussi: le quotidien paisible et monotone, bien que rude, qu'est la vie en montagne, par rapport à la guerre, maintenue, elle, hors champ; ou encore, le silence qui dans la famille est celui des non-dits (et autres dénis), par rapport à la voix patriarcale, sévère et injuste, d'un père-instituteur, mélomane à ses heures, qui enseigne à ses élèves Les Quatre saisons de Vivaldi et le sens du mot "épistolaire"... De sorte que le "vermillon" du film, qui est celui des enfants de Cesare et Adele, aux destins si différents, n'apparaîtra que comme éclaboussure dans le bleuté du film, sous la forme d'un vêtement, d'une tache de sang, d'un bouquet de fleurs ou d'un coucher de soleil. 

10 avril
Le maître enchanteur. Sur Blackmail d'Alfred Hitchcock.

17 avril
Ce qui manque le plus aujourd'hui à la critique, c’est le sens de l’humour (celui dont faisaient preuve par exemple Moullet et Fargier dans leurs textes). Cronenberg s’en est plaint, indirectement, à propos de son dernier film, The Shrouds, dont le sujet particulièrement morbide suppose, pour qu’on y adhère, d’être à la fois attentif et sensible à l’humour que le film recèle par ailleurs. A ce titre, il me plaît d'imaginer les raisons qui, dans le scénario original (le projet Netflix), avaient présidé au choix de Reykjavik et Budapest pour former avec Toronto, là où habite Cronenberg alias Karsh (Vincent Cassel), le triangle géographique de la série. Ces raisons ont trait à la mélancolie, présente depuis le début dans l’œuvre du cinéaste mais de façon plus massive dans ses deux derniers films (on sait pourquoi), justifiant encore plus le recours à l’humour (comme contrepoint). Or la mélancolie c’est quoi sinon l’image conjointe, chez le sujet qui en souffre, de la beauté et de la putrescence, quand se mêle à la vue resplendissante d’une fleur le sentiment tragique de sa décomposition... Ce que représente d’une certaine manière (et toujours pour rire, hein) la chaîne de fast-food McDonald’s, symbole américain par excellence (et dorénavant trumpiste), si on considère le McDo de la gare de Budapest, réputé pour être "le plus beau McDonald's du monde", et les McDo islandais qui, eux, ont tous disparu et dont il n’est longtemps resté (plus de dix ans) qu’un burger frites sous cloche, exposé dans un musée de Reykjavik (du moins au début) et ainsi appelé à se décomposer, expérience qu'on pouvait suivre live, en se connectant à Internet. Haha.

24 avril
Mizogénie — Revu la Cigogne en papier [Orizuru Osen, litt. "pli-grue Osen" = "La grue en papier (origami) d'Osen"], le dernier film muet de Mizoguchi, sorti début 1935. Une merveille. Le film est connu pour sa structure gigogne (et non cigogne), faite de flashbacks plus ou moins imbriqués, concernant les deux personnages principaux: Sokichi (un médecin qui, pendant qu'il attend son train, se rappelle sa jeunesse) et Osen (une ancienne geisha qui jadis l'avait sauvé du suicide puis aidé à poursuivre ses études), avec même un vrai flashback dans le flashback, conférant au film un aspect plutôt moderniste qui tranche avec l'usage des surimpressions, elles, typiques du muet... et, plus déroutant encore, la voix du bonimenteur (le fameux benshi) qui, dans la version que j'ai vue, se contente de "lire" l'histoire plus qu'il ne la commente... Mais peu importe, le génie de Mizoguchi est ailleurs:
1) d'abord dans l'extraordinaire lumière du film, même si une part de l'éblouissement produit vient peut-être des imperfections de la copie, lumière qui en tout cas témoigne ici d'un formalisme mesuré, à la fois scintillante (le reflet de la lune sur la lame d'un couteau, des rails miroitant sous l'effet du soleil, etc.) et vacillante, centrée sur le beau visage d'Osen, irradiant chaque plan de sa présence malgré les tourments endurés (magnifique Isuzu Yamada, la première des muses mizoguchiennes);
2) ensuite et surtout dans ces incroyables renversements d'axe, la marque pas encore totalement affirmée mais déjà bien là du cinéma de Mizoguchi, épousant non pas un point de vue mais la dimension émotionnelle, donc mouvante, qui existe derrière tout regard. A ce titre, le plan où Osen dépose sa "cigogne" en papier — en fait, une grue, figure emblématique au Japon (comme la cocotte chez nous), mais dont le terme, qui en français qualifie également une prostituée, a peut-être poussé les traducteurs à le remplacer par "cigogne" —, la fait voltiger en soufflant dessus, puis la suit des yeux, émerveillée, comme le serait une enfant, est tout simplement sublime.
  Vermiglio de Maura Delpero (2024).